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Full text of "La tragédie d'un peuple, histoire du peuple acadien de ses origines à nos jours"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.archive.org/details/latragdiedunpe01lauv 


LAUVRIERE   T. 


LA  TRAGEDIE  D'UN  PEUPLE 


DU    MÊME  AUTEUR 


Edgar  Poe,  sa  vie  et  son  œuvre,  in-S».  —  (Bibliothèque  de  Phi- 
losophie contemporaine).  Paris,  Librairie  Alcan,  1904, 
Ouvrage  couronné  par  l'Académie  Française  et  par  l'Académie 
de  Médecine. 

Edgar  Poe,  in-16.  —  (Collection  des  Grands  Ecrivains).  Paris, 
Bloud  et  Cie,  1910. 

Œuvres  choisies  d'Edgar  Poe  :  Contes  et  Poésies.  —  (Collection 
des  Chefs-d'œuvres  Étrangers).  Paris.  Eenaissance  du  Livre 
1914. 

Alfred  de  Vigny,  sa  vie  et  son  oeuvre.  —  Paris,  Librairie  Armand 
Colin,    1909.    Ouvrage    couronné    par    V Académie    française 

Qiatterton.  avec  étude  sur  Alfred  de  Vigny.  Oxford,  Clarendon 
Press,  1907. 

Salammbô,  avec  étude  sur  Gustave  Flaubert.  Oxford,  Clarendon 
Press,  1906. 

Répétition  and  Parallelism  in  Tennyson.  —  Oxford,  Clarendon 
Press.  1910. 

La  morbidité  dans  Hawthorne.  —  (Eevue  Germanique;  janv.- 
fév.  1906). 

La  morbidité  dans  Tennyson.  —  (Revue  Germanique,  nov.-déc. 
1913). 

Evangeline  et  autres  œuvre  choisies  de  Longfellow.  —  (Collection 
des  Chefs-d'œuvres  Étrangers).  Paris, Renaissance  du  Livre; 
en  préparation. 


Copyright  hy  "  Édi lions  Bossard,  "  Paris  1922. 


EMILE     LAUVRIÈRE 

DOCTEUR   ES    LETTRES 

PROFESSEUR  AGRÉGÉ  AU   LYCÉE  LOUIS-LE-GRAND 


LA  TRAGÉDIE 

D'UIS   PEUPLE 


HISTOIRE  DU  PEUPLE  ACADIEN 

DE    SES   ORIGINES    A    NOS    JOURS 

AVEC  88    ILLUSTRATIONS.    DONT   22   CARTES 

TOME  PEEMIEE 


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PARIS 
ÉDITIONS   BOSSARD 

43,    RUE    MADAME,  43 

1922 


SEEN  BY 

PRESERVATION 
SERVICES 


AUX  DESCENDANTS  DBS  PREMIERS  COLONS 
DE  LA  NOUVELLE  FRANCE 

AU     PEUPLE    ACADIEN 

EN  TÉMOIGNAGE 
DE   l'affection  ET  DE   LA  RECONNAISSANCE 

DU  VIEUX  PAYS  DE  FRAiNGE 


COMITÉ   FRANCE-ACADIE 


S  ection    Française 

Comité   d'Honneur 

M  le  Maréchal  Fwolie.  M?r  Baudrillart.  MM.  René  Bazin.  Hené- 
DouMic,  Gabriel  Hanotaux.  de  1" Académie  Française:  Arthur 
Bonnet,  inspecteur  général  honoraire  de?  Ponts  et  Chaussées; 
Rondet-Saint.  directeur  de  la  Ligue  Maritime  et  Coloniale. 

Bureau 

Présidenl.  —  M.  Emile  Lauvrière,  docteur  ès-lettres,  agrégé  de 
l'Université; 

Secrétaire.  —  M.  Th.  Beauchèsne,.  chef  du  service  des  Archives  du  Ca- 
nada à  Paris. 

Membres  —  Mgr.  L.  C.ry.  recteur  de  l'Université  catholique  d'Angers; 
M  Charles  Turgeon.  doven  de  la  Faculté  de  droit  de 
l'Université  de  Rennes:  M.  Eugène  Duthoit,  professeur 
de  droit  à  l'Univer-ité  catholique  de  Lille. 

Section  Acadienne 

Comité   d'Honneur 

M'^r    Edouard  Leblanc,  évèque  de  Saint- Jean.  N.  Br.,  et  Mgr  Patrice 
'  ^  '  Chi.\sson.  évêque  de  Chatham.  N.  Br.,  MM.  les  professeurs  Emile 
LXuvrière  et  René  Gautheron,  de  France. 

Comité  d'Action 
Présidenl.  —  L'honorable   Thomas  Bourque,  Sénateur    au    Parlement 

fédéral. 
Vicr-Présidenls  —  L'honorable  Aubin  Arsenault.  juge  de  la  Cour  Su- 
prême en  rile  du  Prince  Edouard,  et  M.  Ferd.  Robi- 
Doux,  ancien  député  fédéral  du  Comté  de  Kent. 
Secrétaire.  —  M.  l'abbé  D.  F.  Léger,  curé  de  St-Louis  de  France.  X.  B. 

Membres    MM.  les    Supérieurs    L.    Guertin,  du  collège  Saint- Jo- 

sepli  P.  SÉBiLLÈ.  du  collège  Sainte-Anne,  et  C.  Veillard. 
du  Collège  du  Sacré-Cœur:  MM.  les  abbés  A.  D.  Cor- 
mier. J"  H.  Blaquif.ré.  \  icaire  général  des  Iles  de  la 
Madeleine  et  A.  E.  Monbourouètte,  du  Cap  Breton; 
ilion.  P.  J  \'ÈNiOT.  ministre  des  Travaux  publics,  Frédé- 
ricton:  l'hon.  D.  \".  Landry,  ancien  secrétaire  d'Etat, 
Frédéricton:  M.  Arthur  Beauchèsne.  secrétaire  de  la 
Chambre  des  Communes.  Ottawa  :  MM.  les  Inspecteurs 
<cnlaires  F.  Doucet  et  Cliarles  Hébert,  du  Nouveau 
Brunswick,  et  F.  Gaulant,  de  l'Ile  du  Prince  Edouard. 
Membres  bienfaiteurs  1.000  f r.  ;  membres  donateurs,  100  f r.  ;  membres 
sociétaires.  20  fr.  ;  membres  adhérents,  5  francs. 

Le  Comité  France- Acadie  a  pour  but  d'établir  entre  la  France  et  l'Aca- 
die  des  relations  de  plus  en  plus  étroites  tant  au  point  de  vue  intellectuel 
qu'aux  autres  Dans  ce  but,  il  est  prêt  à  écouter  tous  les  conseils,  a  en- 
coura"-er  toutes  les  initiatives  à  accepter  tous  les  don.s.  Aux  deux  bour- 
ses d'étude*  dont  il  dispose  il  serait  heureux  d'ajouter  d'autres  bourses 
d'autre-fondations.d'autres  créations  ou  organisations  utilesàsonœuvre. 


MONUMENT  DL   SIEUR  DE  MO.NTS 
Sur  l'emplacement  du  vieux  fort  de  Port-Royal. 


AVANT- PROPOS 


Une  édition  des  œuvres  choisies  de  Longfellow,  dont 
Evangeline,  a  été  le  point  de  départ  de  ce  travail.  Ce  qui  ne 
devait  être  qu'une  note  est  devenu  un  petit  livre,  puis  un 
gros  livre,  puis  deux;  tant  est  grand  l'intérêt  qui  s'attache 
au  sort  dramatique  de  ce  petit  peuple  français  qui  passait 
pour  disparu.  Vraie  tragédie  en  cinq  actes  :  débuts  pré- 
caires, crise  angoissante,  catastrophe  poignante,  tribula- 
tions pathétiques,  renaissance  merveilleuse.  Aussi  bien  est- 
ce  l'histoire  entière  du  peuple  acadien,  en  dehors  même  de 
l'Acadie,  que  nous  avons  eu  à  cœur  de  reconstituer  ici,  et 
non  pas  seulement  celle  du  pays  de  l'Acadie  et  des  événe- 
ments politiques  et  militaires  qui  s'y  sont  accomplis.  Long 
récit,  à  coup  sûr  :  car,  s'il  est  vrai  que  les  peuples  heu- 
reux n'ont  pas  d'histoire,  l'histoire  d'un  peuple  aussi  mal 
heureux  est  forcément  aussi  longue  que  douloureuse;  elle 
est  parfois  même,  en  ses  périodes  d'anarchie,  d'une  com- 
plexité déconcertante.  Toute  histoire  complète  n'a-t-elle 
pas,  du  reste,  comme  toute  vie  humaine,  ses  mornes  pé- 
riodes confuses  qu'il  faut  subir  ? 

Ainsi  remanié  à  trois  reprises,  cet  ouvrage  nous  a  coûté 
beaucoup  plus  de  peine  que  si,  de  prime  abord,  nous  l'avions 
conçu  sous  sa  forme  actuelle.  De  ce  développement  anormal 
résulte  même  un  certain  défaut  technicjue:  au  lieu  de  mettre 
au  bas  de  chaque  page  nos  notes  et  rélérences,  connue  nous 
l'avons  toujours  fait  en  nos  travaux  d'érudition,  nous  nous 
sommes  contenté,  comme  dans  l'ouvrage  de  vulgarisation 
que  nous  avions  en  vue,  de  reporter  à  la  fin  de  chaque 
chapitre  l'indication  de  nos  sources  principales.  Faute 
d'avoir  ainsi  en  chaque   cas  rendu  justice  à  nos  prédéces- 


X  *  A  V    A  N    T  -  I'   R   O  P    O  s 

seurs  et  à  nos  guides,  nous  n'en  sommes  que  plus  tenu  de 
leur  exprimer  ici  notre  reconnaissance. 

Notre  plus  riche  source  d'information  a  été,  assurément, 
l'immense  trésor  des  Archives  de  France,  dont  les  documents 
acadiens  constituent  une  part  bien  plus  grande  qu'on  ne 
saurait  le  croire.  En  ces  arcanes  parfois  obscurs,  nous 
avons  été  guidé  aux  Archives  Nationales  par  M.  Gautier. et 
par  M.  Jassemin,  (ce  dernier  nous  a  signalé  des  liasses  en- 
tières de  documents  financiers  qui,  sortant  pour  la  pre- 
mière fois  de  leur  poussière  originelle,  nous  ont  révélé 
sous  un  aspect  nouveau  la  situation  des  Acadiens  en  France), 
au  Ministère  des  Affaires  Etrangères  par  M.  Eigaut, 
au  jVIinistère  des  Colonies  par  M.  Eoussier,  à  la  Biblio- 
thèque Nationale  par  M.  Charles  de  la  Roncière  et  par 
M.  Auvray.  —  Après  nos  Archives  de  France,  rien  ne  nous 
a  été  plus  précieux  que  la  grande  collection  des  Archives 
du  Canada,  dont  les  attachés  à  Paris,  M.  Théodore  Beau- 
chesne  et  M.  Edmond  Buron,  nous  ont  si  obligeamment 
communiqué  les  rapports  et  signalé  les  ressources;  de  tous 
ces  rapports  le  plus  utile  nous  a  été  le  volume  II  de  l'an- 
née 1905,  presque  entièrement  consacré  aux  affaires  aca- 
diennes  par  le  savant  généalogiste,  M.  Placide  Gaudet, 
d  "Ottawa.  M.  Buron  a  bien  voulu,  en  outre,  revoir  de 
très  près  nos  épreuves  et  nos  références  et  ainsi  nous  donner 
un  grand  nombre  de  conseils  dont  nous  avons  fait  ample 
profit;  nous  lui  en  sommes  infiniment  reconnaissant. 
Pas  plus  que  son  collègue,  toutefois,  il  ne  doit 
être  tenu  pour  responsable  de  la  hardiesse  de  nos  idées  n 
delà  rigueur  de  nos  critiques.  Sans  ces  archives  du  Canada, 
sans  leurs  compétents  et  complaisants  dépositaires,  notre 
travail  en  France  eût  été  à  -peu  près  impossible,  d 'autant! 
que  les  rapports  de  ces  arcliives  fournissent  le  résumé  et, 
souvent  pour  les  documents  essentiels,  le  texte  même  des 
Archives  Britanniques.  Combien  notre  tâche  nous  eût 
encore  été  facilitée  si  à  ce  bureau  des  Archives  du  Canada 
se  trouvait  une  collection  de  livres  canadiens  plus  com- 
plète que  celle  du  Commissariat  du  Canada,  dont  M.  Phi- 
lippe Roy  nous  a,  du  reste,  aimablement  permis  l'accès  ! 
Une  bibliothèque  canadienne  à  Paris  est  une  nécessité  tant 


A    V  A   N    T    -   I>  R  O  P  O    s  XI 

au  point  de  vue  historique  qu'au  point  de  vue  littéraire. 
Aussi  n'est-ce  qu'à  grand  peine  et  grâce  à  des  complai- 
sances personnelles  que  nous  avons  pu  consulter  cer- 
tains livres  introuvables  en  Europe.  A  cet  égard  et  à  bien 
d'autres  encore,  notre  reconnaissance  est  également  acquise 
à  M.  Lanctot,  des  Archives  d'Ottawa. 

Longue  serait  la  liste  des  correspondants  qui  ont  bien 
voulu  nous  donner,  surtout  au  sujet  de  la  période  actuelle, 
des  renseignements  qu'on  ne  saurait  trouver  dans  des  livres. 
Nous  ne  pouvons,  à  notre  grand  regret,  que  mentionner  les 
principaux  d'entre  eux:  Mgr.  Chiasson,  évêque  de  Chatham, 
à  propos  des  Acadiens  du  Nouveau  Brunswick  et  du  Labra- 
dor Laurentien;  le  Eévérend  Père  Lucas,  provincial  des 
Eudistes,  à  propos  de  ces  derniers;  M.  le  Sénateur  Pascal 
Poirier,  au  sujet  de  la  situation  générale  des  Acadiens; 
Mlles  Elise  et  Corinne  Eocheleau,  M.  le  Consul  Belisle  et 
M.  Alexandre  Belisle,  M.  l'abbé  Omer  Chevrette,  à  propos 
des  Franco- Américains  ;  le  Père  J.M.  Thomas, de  Van  Buren, 
à  propos  des  Acadiens  du  Madawaska;  M.  le  professeur 
Eené  Gautheron,  à  propos  des  Acadiens  de  la  Nouvelle 
Ecosse;  M.  John  F.  Herbin  au  sujet  de  la  région  de  Grand 
Pré.  En  outre,  Henri  d'Arles,  le  savant  «  éditeur  »  de  VAcadie 
d'Edouard  Richard,  a  bien  voulu  lire  notre  manuscrit  en 
entier;  M.  le  Chanoine  Emile  Chartier,  vive-recteur  de  l'IJni- 
versitéde  Montréal,  et  M.  l'abbé  J.  A.  Damoursl'ont  bien  voulu 
lire  en  partie;  tous  les  trois  nous  ont  donné  de  précieux 
conseils.  M.  le  Chanoine  Chartier  et  M.  l'abbé  Lionel 
Groulx  ont  fait  preuve  à  notre  égard  d'un  empressement 
dont  nous  leur  sommes  reconnaissant.  Nous  ne  devons 
pas  oublier  non  plus  la  complaisance  de  M.  Charles  Flory, 
qui  nous  a  confié,  en  même  temps  que  ses  livres,  ses 
impressions  de  voyage  au  cours  de  la  récente  mission 
Duthoit  en  Acadie.  Trois  autres  correspondants  nous  ont 
donné  de  précieux  renseignements  sur  la  Louisiane,  la 
Nouvelle  Ecosse  et  le  Cap  Breton;  mais  la  discrétion  nous 
oblige  à  taire  leurs  noms.  Bref,  malgré  l'absence  de  tout 
étalage  de  notes,  il  n'est  pas  en  nos  pages  d'affirmation,  si 
osée  qu'elle  semble,  qui  ne  repose  sur  le  texte  de  docu- 
ments ou  sur  la  parole  d'autorités  également  incontestables. 


XII  A  V    A   N    T   -    P    H   O    P    O    S 

Pour  mener  à  bien  ce  laborieux  travail  en  une  longue 
période  d'angoisses  nationales  et  de  soucis  personnels,  nous 
n'avons  épargné  ni  notre  temps,  ni  nos  peines,  ni  même 
notre  santé;  nous  avons  sacrifié  nos  rares  loisirs,  des  satis- 
factions et  des  ambitions  légitimes,  bien  des  joies  familiales. 
En  notre  lassitude,  en  nos  découragements,  en  nos  décep- 
tions, duns  l'accomplissement  d'une  tâche  parfois  ingrate 
dont  nous  ne  pouvions  espérer  ni  gloire  ni  profit,  seule 
nous  soutenait  l'idée  d"un  devoir  à  remplir,  d'une  dette  de 
reconnaissance  patriotique  qu'il  faut  payer.  La  France  a 
trop  longtemps  méconnu  un  peuple  qui  a  tant  souffert 
pour  elle.  Si  nous  pouvons  par  ces  pages  attirer  sur  lui  1  "at- 
tention qu'il  mérit?,  obtenir  une  aide  morale  et  matérielle 
dont  il  a  besoin  et  à  laquelle  il  a  droit,  nous  ne  regrette- 
rons rien  de  tout  ce  que  nous  lui  avons  donné  de  nous-même. 
A  cet  égard  nos  efforts  ont  déjà  été  en  partie  récompensés. 
Sur  notre  initiative  s'est  créé  un  double  Comité  France- 
Acadie,  destiné  à  établir  entre  les  deux  pays  des  relations 
intellectuelles  et  autres  de  plus  en  plus  fréquentes,  de 
plus  en  plus  étroites.  Dans  ce  but,  le  Ministère  des  Affaires 
Etrangères  a  généreusement  mis  à  notre  disposition  une  bourse 
d'études,  dont  le  premier  titulaire,  en  France  depuis  un  an, 
va  se  trouver  remplacé  par  deux  autres;  pris  d'émulation, 
le  comité  acadien  leur  associe  deux  étudiantes,  dont  une  est 
elle-même  dotée  d'une  bourse  due  à  l'initiative  privée. 
Il  ne  tient  qu'à  la  générosité  des  Amis  du  Peuple  Acadien  en 
Europe  comme  en  Amérique  de  donner  un  plus  grand  déve- 
loppement encore  à  cette  œuvre  de  solidarité  nationale, 
dont  se  trouvent  quelques  pages  plus  haut  le  programme 
et  le  Comité  de  patronage. 

Conformément  à  ce  programme.,  ce  livre  veut  dès  main- 
tenant tout  à  la  fois  rappeler  exactement  à  trop  d'Acadiens 
qui  les  oublient  les  phases  les  plus  émouvantes  de  leur  dou- 
loureuse histoire  et  à  trop  de  Français  qui  les  ignorent 
l'existence  et  les  luttes  de  leurs  frères  d'Acadie,  aussi 
dignes  d'affection  que  d'intérêt.  Connaître  les  Acadiens, 
c'est,  pour  toute  âme  bien  ée,  les  plaindre,  les  admirer,  les 
aimer.  L'Acadie  n'est-elle  pas  une  primitive  Alsace-Lor- 
raine, depuis  bien  plus  longtemps    arrachée,  et   combien 


A    V   A  N   T  -   P    H    ()    I'  O   s  XIII 

plus  cruellement,  à  la  mère-patrie!  L'Acadien  n'est-il  pas 
pour  nous,  Français  d'Europe,  comme  un  frère  retrouvé, 
alors  que  nous  le  supposions  à  jamais  perdu?  Parti  très 
jeune  du  commun  foyer  au  «  vieux  pays  »,  disparu  en  une 
lointaine  tourmente  desplus  tragiques,  nous  le  croyions  mort, 
pour  toujours  évanoui  en  nos  deuils  du  passé,  et  voilà  qu'il 
reparaît  soudain  à  nos  yeux,  fort  et  confiant  malgré  tant 
d'années  d'épreuves  et  de  souffrances.  Profondément  émus 
de  retrouver  sur  son  visage,  encore  attristé  par  le  malheur, 
des  traits  de  famille,  de  percevoir  en  sa  voix  qui  hésite 
l'accent  de  nos  ancêtres  des  vieilles  provinces,  nous  nous 
reprenons  à  l'aimer  d'un  amour  attendri,  inquiet,  qui  veut 
vivre  et  le  faire  revivre  à  jamais. 

Et  puis,  1  "histoire  n"est-elle  pas  de  nécessité  primordiale 
pour  un  peuple  qui  se  retrouve"?  Si  l'étude  de  l'histoire  est 
utUe,  en  effet,  à  toute  nation  organisée  qui  veut  se  bien 
connaître,  solidement  établir  ses  raisons  d'être  et  de  grandir, 
tirer  de  son  passé  des  leçons  pour  le  présent  et  des  règles 
pour  l'avenir,  combien  ce  savoir  historique  n'est-il  pas  plus 
essentiel  pour  un  peuple  encore  inorganisé,  mal  affranchi, 
épars  en  groupes  diffus,  aussi  inconscient  de  ses  destinées 
futures  qu'ignorant  de  ses  mille  épreuves  passées  ?  Deux 
siècles  d'oppression  et  de  persécution  n'ont  pas  assurément 
détruit  rindividualité  ethnique  du  peuple  acadien;  mais 
ils  en  ont  incontestablement  compromis  le  développement 
normal,  obnubilé  la  conscience  collective,  atrophié  la  per- 
sonnalité nationale.  Bien  n'est  perdu,  puisqu'une  vitalité 
intense  fait  toujours  pulluler  la  race,  puisqu'une  fidélité 
instinctive  l'attache  au  ferme  appui  de  la  foi,  de  la  langue 
et  des  mœurs.  Mais,  seuls,  les  enseignements  de  l'histoire 
peuvent  illuminer  l'âme  populaire,  éclairer  les  voies  qu'elle 
doit  suivre,  fonder  sur  hi  raison  le  stable  édifice  des  destins 
futurs;  pour  un  peuple  qui,  même  assujetti,  ne  veut  pas 
périr,  il  n'est  pas  de  science  plus  précieuse,  plus  vitale  et, 
partant,  plus  sacrée. 

X  C'est  II'  culte  (le  iiiilr-'  liisloire,  a  dit  l'iiisloricn  d'un  des 
plu-s  frêles  groupes  acadieas.  l'abbé  Thomas  Albert  eu  son 
Hisloire  du  Maclawaska.  qui  nous  assurera  la  force  morale 
dont  nous  avons  besoin   \>iiuv  traverser  les  âges  comme  peu]i!e, 


XIV  A  \    A   N  T  -    1"  |!  O  r  O  S 

pour  frarder  noire  entité  et  notre  caractère  distinctif-s,  pour 
conserver  l'influence  sociale  dont  dépend  notre  avenir  ».  — 
«  Tous  les  peuples  conscients  d'eux-mêmes  ont  recherché 
l'appui  de  cette  force,  déclare  .Mgr.  L.-A.  Paquet  en  ses  Mé- 
langes Canadiens.  Ils  y  ont  reconnu  le  principe  des  plus  pures  et 
des  plus  réconfortantes  énergies.  Le  rêve  du  présent  s'élabore 
dans  les  racines  profondes  du  passé.  Du  passé  fécondé  par  la 
sueur  et  le  sang  montent  les  végétations  vigoureuses.  Du  passé 
surgissent  des  leçons  et  des  exemples,  des  expériences  et  des 
lumières?  Le  passé  est  une  école  de  respect,  de  fierté,  de  cons- 
tance, de  magnanimité,  de  courage.  Au  souvenir  de  ceux  qui 
nous  ont  faits  ce  que  nous  sommes,  au  spectacle  des  travaux 
qui  ont  marqué  leur  vie,  à  la  pensée  des  vertus  qu'ils  ont  portées 
jusqu'à  l'héroïsme  et  surlesquelles  a  été  édifiée  la  patrie,  nous 
aimons  davantage  le  sol  que  nous  foulons  et  qui  fût  le  théâtre 
à  la  foisobscur  etglorieuxde  tant  de  luttes,  de  tantde  labeurs, 
de  tant  de  souffrances.  \'oilà  pourquoi  dans  tous  les  pays 
l'Histoire,  où  le  passé  se  reflète,  tient  une  si  large  place  ». 

Puisse  tout  Acadien  qui  lit  ces  lignes  se  laisser  convaincre! 
Puisse-t-il,  au  récit  des  énergiques  efforts,  de  l'invincible 
endurance,  de  la  prodigieuse  sur\àvance  de  ses  ancêtres 
pacifiquement  vainqueurs  de  la  nature  la  plus  rebelle  et 
des  hommes  plus  hostiles  encore,  puisse-t-il  se. sentir  fier 
de  sa  race  si  prolifique,  si  merveilleusement  forte  et  fidèle 
à  elle-même  !  Oui,  puisse  le  plus  humble  das  pêcheurs  du 
Cap  Breton  ou  du  Labrador,  puisse  le  plus  obscur  bûcheron 
du  Nouveau  Brunswick,  le  plus  pauvre  tâcheron  de  la  Nou- 
velle Angleterre  s'arrêter  un  instant  en  son  dur  labeur  et, 
au  souvenir  de  tant  dhéro'ïsme  méconnu,  relever  noble- 
ment sa  tête  obstinée  pour  se  dire  avec  un  légitime  orgueil  : 
«  Et  moi  aussi,  je  suis  Acadien  !  ». 

Aux  «  peuples  victimes  d"une  jeunesse  ou  d'une  fai- 
blesse trop  prolongées  »  labbé  Lionel  Groulx  dit  avec 
justesse  en  ses  Consignes  de  demain  :  «  L'effort  que 
leur  destinée  leur  commande,  c'est  de  se  dégager  de  la 
sujétion  étrangère  et  de  linconsistance  de  leurs  propres 
pensées;  c'est  de  s'élever  jusqu'à  la  personnalité  natio- 
nale, jusqu'à  l'état  supérieur  où  ils  prendront  en  eux- 
mêmes,  dans  la  synthèse  de  leurs  vertus  natives,  dans  le  com- 
mandement de  leur  histoire  et  de  leur  vocation,  le  gouver- 


A  \    A  N    T  -   P  R   O  P  O  S  X\' 

nement  immédiat  de  leur  pensée,  l'essor  souverain  de  leur 
vie  ». 

Or,  il  n'existe  pas  d'histoire  complète  du  peuple  acadien. 
«  Les  nations  qui  n'ont  pas  d'histoire  ou  qui  ont  un  passé 
coupable,  dit  Mgr  Langevin,  ne  veulent  pas  se  souvenir  ou 
voudraient  même  oublier.  »  Ce  n'est  pas  le  cas  de  l'Acadie 
dont  l'histoire  est  riche  en  actes  et  en  événements  parfois 
si  nobles,  si  merveilleux,  si  émouvants.  Et  pourtant,^ 
sur  l'Acadie  et  sur  les  Acadiens,  il  n'y  a  encore  que  des 
monographies  spéciales,  tant  anglaises  que  françaises;  si 
intéressantes,  si  doctes,  si  volumineuses  même  qu'elles  soient, 
ce  ne  sont  là  qu'œuvres incomplètes,  parce  que  fragmentaires. 
Restant  à  leur  point  de  vue  national,  les  histoires  anglaises 
de  la  Nouvelle  Ecosse  et  même  de  l'Acadie  sont  aussi  partiel- 
les que  partiales.  A  part  Moreau  qui  en  son  Histoire  de 
VAcadiè  française  ne  s'occupe  que  des  origines  et  surtout 
d'Aulnay,  la  plupart  des  historiens  français  ont  été  à  ce 
point  médusés  par  l'horreur  du  «  grand  dérangement  » 
qu'ils  ont  négligé  ou  ce  qui  précède  ou  ce  qui  suit,  c'est- 
à-dire  les  causes  ou  les  effets.  Aucun  historien,  pas 
plus  français  qu'anglais,  n'a  donc  encore  entrepris  de 
de  rattacher  ce  grand  fait  capital  aux  origines  qui  l'expli- 
quent et  aux  ultimes  conséquences  qui  en  dérivent,  pour 
présenter  en  son  ensemble  l'évolution  historique  de  cette 
nationalité  méconnue.  Nous  avons  voulu  combler  cette 
'lacune.  Nous  ne  nous  faisons  pas  d'illusion,  toutefois,  sur 
ce  que  pareille  entreprise  peut  avoir  de  téméraire  en  sa  nou- 
veauté, étant  donnés  les  moyens  précaires  dont  nous  dispo- 
sions et  les  conditions  plus  précaires  encore  de  la  librairie 
à  l'heure  actuelle.  Mais  le  devoir  est  là  qui  nous 
presse,  impérieux.  A  d'autres  qui  viendront  en  nos  voies, 
profitant  de  nos  efforts  de  pionniers,  de  faire  mieux  en  des 
circonstances  plus  favorables.  Nous  nous  réjouirons  de  leur 
succès,  pour  peu  qu'ils  servent  davantage  la  cause  acadienne. 

«  L'iiistoire,  a  dit  le  premier  de'  leurs  historiens  français, 
n'a  pas  loué  ces  hommes  comme  ils  le  méritent  :  elle  n'a  pas 
assez  mis  en  lumière  la  grandeur  de  leurs  travaux,  la  persé- 
vérance de  leurs  efforts,  le  fermeté  de  leur  foi,  l'énergie  de 
leur  patriotisme  ».  Or,  négligeant  l'émouvante  tragédie  de 


XVI  A   V    A   N   T   -   !•    H   O   I'   O    S 

la  déportation  et  de  Texil,  insoucieux  de  la  surprenante 
beauté  d'une  Eenaissance  que  comme  tant  d'autres  peut-être 
il  ignorait,  Moreau  a  omis,  en  même  temps  que  tout  le  pa- 
thétique d'une  histoire  presque  unique  dans  les  annales  de 
l'humanité,  la  grande  leçon  morale  qui  l'accompagne,  leçon 
tout  à  l'honneur  des  Acadiens,  leçon  toute  d'actualité.  Le 
«  peuple-martyr  »  a  été  victime  d'un  impérialisme  aussi  âpre, 
aussi  atroce,  aussi  cynique  que  celui-là  même  qui  vient  de 
dévaster  l'Europe .  Méfions-nous  :  car,  cet  impérialisme 
n'est  pas  mort:  il  n'a  fait  que  changer  de  forme.  Pourquoi  la 
victime,  si  naïve  et  si  chétîve,  a-t-elle  survécu  à  l'acharne- 
ment, comme  à  l'astuce,  du  bouiTcau  tout  puissant?  parce 
qu'elle  a  trouvé  en  elle-même  trois  forces  qui  ne  trahissent 
pas  les  peuples  résolus  à  vivre  :  la  natalité  qui  prodigue  les 
corps  ;  la  religion  qui  lie  les  âmes  ;  le  patriotisme  qui  fortifie 
la  race.  Puissent  ces  trois  forces  ^'itales  durer  et  croitre  là-bas 
comme  ici  !  Puisse  le  peuple  acadien  vi^Te  étroitement  uni 
à  son  frère  canadien  pour  leur  salut  commun  î  Et  la  vieille 
mère  d'Europe,  que  menacent  également  ennemis  et  faux 
amis,  se  réjouira  du  bonheui'  et  du  succès  de  ses  enfants, 
d'autant  plus  ehers,  à  coup  sûr.  que  plus  éprouvés  et  plus 
lointains. 


p.  s.  —  A  la  longue  liste  de  nos  complaisants  collaborateurs,  nous  de- 
vons ajouter  le  nom  du  Commandant  \'i\  ielle,  qui  nous  a  guidé  aux  Ar- 
chives et  à  la  Bibliothèque  du  Service  liydrographique  de  la  Marine. 

Si.  de  tous  les  renseignements,  documents  et  illustrations  qui  nous  ont 
été  envoyés,  nous  navons  toujours  pu  tirer  tout  le  parti  possible,  qu'on 
veuille  bien  nous  excuser  :  ils  nous  sont  parfois  arrivés  ou  trop  nombreux 
ou  trop  tard.  Nous  n'en  serons  pas  moins  reconnaissant  à  tous  ceux  de 
nos  correspondants  qui  voudront  bien,  en  vue  d'une  nouvelle  édition  ou 
d'un  nouveau  livre,  compléter  ou  corriger  les  informations  du  présent 
ouvrage.  Travaillons  tous  ensemble  o  la  grande  œuvre  acadienne  ! 


TOME  PREMIER 


t  AUVRli  RE    T.    I 


I 


PREMIÈRE    PARTIE 


LES    ORIGINES 


Chapitre      I.  —  Poutrincolrt    (1603-1618) 
Chapitre    II.  —  Latour  et  Alexander  (1618-1632) 
Chapitre  III. —  Razilly  et  Aulnay  (1632-1650) 
Chapitre   IV.  —  Les  Le  Borgne,  Latour  et  consorts 

•  (1650-1670) 
Cliapitre    V.   — Les  gouverneurs  français   (1670-1713) 
Chapitre  VI.  —  Le  peuple  acadîen  : 

I.  —   Prospérité  lente,  mais  continue  ; 
II.  —  Développement  colonial  ; 
III.  —    MfBurs    acadiennes. 


Jcnidatcur  cU  Qtuèu  Cafiibuc  Jt(/  ///vs/lc  Ccuu:ia<L 


teos 


UN  DES  FONDATEURS    DU   PORT-ROYAL, 
CAPITALE   DE   L'ACADIE 

(Bibl.  Nat.  ;  Cabinet    des    Estampes.) 


i 


CHAPITRE    PREMIER 


POUTRINCOURT 

(1603-1618) 


D'où  vient  ce  nom  d'Acadie?.  En  1524,  l'un  des  pre- 
miers explorateurs  des  côtes  septentrionales  de  l'Am  é- 
rique,  Verrazano,  parle  d'une  terre  «  qu'il  dénomme 
Arcadie  à  cause  de  la  beauté  de  ses  arbres  ».  Il  est  vrai  que  cette 
terre  semble  avoir  été  bien  au  sud  de  l'Acadie  ultérieure;  mais 
Gastaldi,  en  sa  très  sommaire  carte  de  1548,  inscrit  le  nom  de 
Larcadia  dans  une  région  qui  correspond  à  peu  près  à  la  Nou- 
velle Ecosse  actuelle;  il  en  est  de  même  en  une  carte  de  Zal- 
tieri  de  1566.  Enfin,  Champlain,  en  son  Traité  des  '<  Sauvages  » 
(1603),  applique  le  mot  Arcadie  à  cette  même  région  qu'il 
explora.  Mais  pourquoi  la  très  ancienne  déformation  en  Acadie 
et  même  en  Cadie  ?  car  la  première  concession  de  ce  territoire 
en  1603  porte  le  nom  de  Cadie.  C'est  ici  qu'interviennent  les 
américanistes.  Selon  le  Père  Pacifique,  si  compétent  pour  les 
dialectes  indigènes,  le  nom  d'Acadiè  viendrait  du  mot  micmac 
Algaiig  qui  veut  dire  campement;  d'autres  voient  en  Cadie  une 
déformation  d'un  autre  mot  micmac  cadie  ou  plutôt  du  mot 
malécite  quoddy  qui  désigne  des  lieux  fertiles  en...,  tels  que 
Shubenacadie  (lieu  fertile  en  patates),  Tracadie,  Sunacadie, 
Passamaquoddy...  Quelle  qu'en  soit  l'obscure  étymologie.  il 
faut  avouer  que  les  deux  sens  :  terre  féconde  et  terre  bucolique, 
se  trouvent  également  justifiés  par  la  nature  et  par  l'histoire 
de  l'Acadie. 

Les   Français   appliquèrent  vaguement   ce   nom   d'Acadie 


b  LES  ORIGINES 

tantôt  à  la  presqu'île  d'environ  55.000  kilomètres  carrés  qui 
s'étend  entre  le  Golfe  du  Saint-Laurent,  l'Océan  Atlantique 
et  la  Baie  Française  (par  exemple,  sur  les  cartes  de  Champlain 
en  1613  et  de  Charlevoix  en  1744),  tantôt  à  la  seule  côte  atlan- 
tique de  cette  péninsule,  tantôt  aux  terres  du  continent  voisin. 
L'imprécision  de  ce  terme  géographique  fut,  du  reste,  une 
riche  matière  à  controverses  savantes,  à  négociations  diploma- 
tiques, à  hostilités  militaires.  Trois  tribus  algonquines  habi- 
taient ces  régions  :  les  Micmacs  (Miggaamàck)  ou  Souriquois 
qui,  au  nombre  d'environ  3.000,  erraient  dans  la  péninsule  et 
tout  le  long  du  Golfe  du  Saint-Laurent;  les  Etchemins  ou  Malé- 
cites,  environ  5.000,  qui,  remontant  et  descendant  la  rivière 
Saint-Jean,  poussaient  jusqu'au  fleuve  Saint-Laurent;  et, 
enfin,  les  Abénaquis  qui,  beaucoup  plus  nombreux,  déplaçaient 
leurs  campements  entre  le  Pentagouet  ou  Penobscot  et  le 
Kenebec  ou  Quinibiqui,  (dans  le  Maine  actuel.)  Portion  du 
Nouveau  Continent  la  plus  proche  de  l'Ancien,  jouissant  d'un 
climat  tempéré  par  les  courants  marins,  de  côtes  libres  de 
glace,  de  nombreuses  rades  profondes,  d'eaux  infiniment  pois- 
sonneuses, de  rivières  grossies  par  les  plus  hautes  marées  du 
monde,  l'Acadie  s'offrit  de  bonne  heure  à  la  navigation  et  à  la 
colonisation  des  peuples  européens.  Aussi,  de  toute  l'Amérique 
du  Nord,  fut-elle  la  première  région,  sinon  explorée,  du  moins 
exploitée  et  colonisée. 

Si  l'on  s'en  rapporte  aux  légendes  des  Sagas,  peut-être  les 
Islandais  vinrent-ils  dès  le  douzième  et  même  le  onzième  siècle 
chercher  dans  la  région  du  Cap  Breton  et  de  la  Nouvelle-Ecosse 
le  bois  dont  manquait  leur  île;  or,  ces  Islandais,  Christophe 
Colomb  les  connut  en  1477,  quinze  ans  avant  sa  prétendue  dé- 
couverte de  l'Amérique.  De  temps  presque  immémorial  aussi, 
«  plus  de  cent  ans  »  avant  l'exploration  de  Colomb,  disent  Niflet 
et  Magin,«  plus  de  cent  ans  »  avant  1567, répète  notre  ambassa- 
deur Fourquevaux  à  Catherine  de  Médicis,  nos  pêcheurs  fran- 
çais tant  basques  que  bretons  et  normands  fréquentaient  les 
parages  si  poissonneux  du  «  Grand  Banc  «  et  des  autres  bancs 
de  cette  région.  «  De  toute  mémoire  et  dès  plusieurs  siècles,  dit 


'  POUTRINCOURT  7 

Lescarbot  en  1608  (p.  236),  noz  Diepois,  Maloins,  Rochelois  et 
autres  mariniers  du  Havre  de  Grâce,  de  Honfleur  et  autres 
lieux  ont  les  voyages  ordinaires  en  ces  pais  là  pour  la  pescherie 
des  morues  dont  ils  nourrissent  préque  toute  l'Europe  et  pour- 
voyent  tous  les  vaisseaux  de  mer...  De  manière  que,  notre 
Terre-Neuve  estant  du  continent  de  l'Amérique,  c'est  aux 
François  qu'appartient  l'honneur  de  la  première  découverte 
des  Indes  Occidentales,  et  non  aux  Hespagnols.  »  —  Sans  doute, 
le  Vénitien  Jean  Cabot,  qui  en  1497  avait  signalé  «  une  île 
à  700  lieues  de  l'Irlande  »,  était  bien  muni  de  lettres  patentes 
d'Henri  VII  qui  s'attribuait  un  cinquième  des  profits  de  l'expé- 
dition; mais  ses  cinq  bateaux,  quoique  anglais,  étaient  équipés 
à  ses  seuls  frais.  Cabot  prétendit  avoir  en  1498  sur  deux  navi- 
res longé  «  300  lieues  d'une  côte  continentale  »;  mais,  comme  il 
ne  cherchait  qu'un  passage  vers  les  Indes,  il  ne  songea  nulle- 
ment à  s'établir  en  ces  lieux  :  il  se  contenta  de  planter  une 
croix  sur  un  point  du  littoral  que  nul  ne  peut  préciser,  Cap 
Breton,  Terre-Neuve  ou  Labrador;  et,  ce  littoral,  il  l'appela 
terre  des  baccalaos,  du  nom  que  précisément  nos  pêcheurs  bas- 
ques donnaient  dès  lors  aux  morues;  donc  ceux-ci  Pavaient 
précédé.  En  tout  cas,  «  l'île  d'en  face  »,  qu'il  aperçut  le  même 
jour  (24  juin),  n'était  sûrement  pas  l'île  Saint-Jean  des  temps 
postérieurs,  puisqu'il  la  décrit  «  stérile  »  et  «  pleine  d'ours 
blancs  ».  Rien  de  plus  sujet  à  caution,  du  reste, que  les  quelques 
renseignements,  surtout  posthumes,  qu  'on  a  sur  les  croisières  de 
ce  Génois  naturalisé  Vénitien.  La  vague  exploration  de  Cabot, 
faute  de  rapporter  or  ou  argent,intéressa  si  peu  les  Anglais  eux- 
mêmes  que  pendant  plus  de  trente  ans  ils  ne  la  complétèrent 
ni  ne  l'exploitèrent  et  laissèrent  passer  au  service  de  l'Espagne 
les  fils  dudit  Cabot.  En  1500,  le  Portugais  GasparCorte  Reale 
n'atteignit  que  le  Groenland  et  le  Labrador;  à  vrai  dire,  ses 
compatriotes  explorèrent  plus  tard  et  dénommèrent  les  prin- 
cipaux lieux  de  Terre-Neuve.  —  Mais,  dès  1506,  Jean  Denys,  de 
Honfleur,  donna  une  carte  de  cette  île,  ainsi  que  du  Grand  Banc 
et  de  ses  environs; en  1508,  le  Dieppois  Thomas  Aubert  atterrit 
sur  un  autre  point,  d'où  il  ramena  en  France  deux  sauvages; 


»  LESORIGINES 

en  1518,  le  baron  de  Léry  débarqua  à  C4anseau  et  à  l'Ile  du 
Sable  du  bétail  qui  fut,  paraît-il,  récupéré  plus  tard  par  les 
Acadiens;  enfin,  en  1523,  le  Florentin  Jean  de  Verrazano,  sur 
ordre  et  pour  le  compte  de  François  l^^,  avec  des  équipages 
normands,  repéra  toute  la  côte  américaine  du  32''  au  50°  de 
latitude  nord  ;  et,  de  1534  à  1536,  Jacques  Cartier  sur  ses  petits 
bateaux  malouins  explora  la  «  Grande  Baie  ».  En  sa  première 
expédition,  pénétrant  par  le  détroit  de  Belle-Isle,  il  longe 
la  côte  nord-ouest  de  Terre-Neuve,  contourne  les  îles  de  la 
Madeleine,  dont  il  appelle  l'une  Brion  en  l'honneur  de  son 
protecteur  (Philippe  de  Chabot,sieur  de  Brion,  grand  amiral  de 
France),  repère  la  côte  sud  dont  il  prend  l'Ile  Saint-Jean  pour 
le  continent,  signale  la  baie  en  triangle  (Miramichi),  la  Baie  des 
Chaleurs,  la  presqu'île  de  Gaspé,  l'île  de  l'Assomption  et  re- 
vient par  Belle-Isle;  en  sa  deuxième  expédition,  côtoyant  le 
Labrador  laurentien,  il  découvre  le  Saint-Laurent  qu'il 
remonte  jusqu'au-delà  de  Montréal  et  revient  par  les  îles 
Brion  et  Allezay  et  par  la  côte  sud  de  Terre-Neuve. 

N'oublions  pas  non  plus  l'activité  de  nos  pêcheurs  en  ces 
mers  acadiennes.  Dès  le  quinzième  siècle  les  moines  de  l'Ile 
Bréhat  percevaient  des  contributions  sur  la  pêche  de  la  morue. 
«  Ce  furent  les  Bretons  et  les  Normands,  dit  Ghamplain  {Voya- 
ges de  la  Nouvelle  France,  p.  9)  qui,  les  premiers  des  Chrétiens, 
découvrirent,  en  l'an  1504  (bien  avant,avons-nous  vu)  le  grand 
banc  des  Moluques  et  les  Tles  de  Terre-Neuve,  ainsi  qu'il  se 
remarque  es  histoires  de  Niflet  et  d'Antoine  Maginus.  »  C'est 
aux  gens  de  Saint-Malo  que  sont  dus,  en  effet,  les  noms  de 
Cap  Breton,  d'Ile  Ramée  (l'une  des  Iles  de  la  Madeleine),  de 
Sambro  (Gézembre),  de  détroit  de  Saint-Lunaire  (Northum- 
berland  Straits)  et  plusieurs  anciens  noms  du  Labrador.  C'est 
aux  Basques  que,  de  même,  sont  dus  maints  noms  de  Terre- 
Neuve,  dont  ils  possédaient  dès  1579  un  excellent  routier- 
pilote.  Marc  Lescarbot  s'émerveilla  en  1607  de  trouver  près  de 
Canseau  un  «  bon  vieillard  de  Saint-Jean  de  Luz,  nommé  le 
capitaine  Savalct,  qui  nous  dit  que  ce  voyage  était  le  42^  qu'il 
faisoit  par  delà  »  (p.  605).  Au  cours  d'une  expédition,  l'Anglais 


X  ES    V.O  Y  AGES 


Y 


A  Lo;^!!  tl;!  fleur  de  iJoiis. 
h  Mailbn  [  iJoliijuc  ou  l'on 

pitlToIclc  temps   d'irini  la 

pluir. 
C  Lemi;:-!in. 
D  I-oi^riiuii'. ùisfuinTes. 
F.  Latorj^e 

F  Lof^cmcHt  Jeich.irrcnticrs 
G  Le  puis. 
II  Le  /our  ou  l'on  f;4iroi:  le 

p.i:ii. 


I  I.a  euiiiDc 

L  Iji.liiiagcs. 

M  Aiities  latdtns. 

K  Lai''.iccoù  iii  milieu  y  a 

vu  3rl>re. 
O  Pj  liiljilc. 
P  Lojisdis  (îcur";  ù'Oruille,  .    .    .._^ 

Cliaiuplain*  (luiiJoie.       i  \  Auties  laidinjges 
Q_  Logis  du  ficut  lioi;Uy,.^  !  Y     La   iiuicrc   tjui 

aucicsaciiUos-i  l'ulc 


I  R  Lo;:iî  ou  logeoicclrs  fienr» 

I       de  <jtncflou,iouiiij  S;  au- 
tres atrifans. 
T  Logis  des  Ceurs  Je  Beau- 
I       monija  McitteBouiioli  A: 
I        Fcugeruy. 
V  LoiiemcDi  denoftrecutc. 


enioutc 


y^ba 


HABITATION    DE    SAINTE-CROIX 

extrait  des    Voyages  de  la  Nouvelle  France,  par  le  Sieur  de  Ciiamplain 

(1G13). 


POUTRINCOURT  9 

Hore  ne  fut  pas  moins  heureux  de  rencontrer  en  1536  des  ba- 
teaux de  pêche  français  dans  les  parages  de  Terre-Neuve  :  car, 
ses  équipages  mourant  de  faim,  il  s'empara  de  l'un  d'eux  par 
ruse  et  par  force  et  ainsi,  à  peu  de  frais,  rassasia  ses  hommes. 
Les  indigènes  appelaient  N ormandia  ceux  des  Français  qui  ne 
parlaient  pas  le  basque,  et  ce  basque  fut  la  seule  langue  d'Eu- 
rope qu'ils  comprirent  à  peu  près  :  car  elle  était  de  la  même 
famille  (agglutinante)  que  la  leur.  En  1578,  des  350  navires  de 
pêche  qui  fréquentaientces  régions,  150  étaient  français  (nor- 
mands et  bretons),  50  basques  (donc  français  aussi),  100  espa- 
gnols (dont  la  plupart  basques,  sans  doute)  et  seulement 
50  anglais. 

Or,  que  firent  les  navigateurs  anglais  en  ces  régions  septen- 
trionales? Frobisher  (1576-8),  Davis  (1585-7)  et  Hudson 
(1607-10)  n'accomplirent  guère  que  des  voyages  d'exploration. 
En  1583,  Sir  Humphrey  Gilbert,  estimant  vains  les  droits  de 
son  pays,  crut  bon,  malgré  la  présence  de  nombreux  pêcheurs 
français,  de  prendre  officiellement  possession  de  Terre-Neuve, 
de  même  qu'en  1607  son  frère  Sir  John  prit  possession  de 
l'embouchure  du  Kennebec.  Ce  n'est  guère  qu'à  partir  de  cette 
époque  et  plus  tard  que  les  Anglais  s'avisèrent  de  se  réclamer 
des  prétendus  droits  de  priorité  de  Cabot,  si  périmés  qu'ils 
fussent  après  tant  d'années  de  négligence  et  si  contestables 
même,  puisque  voir  une  terre  n'est  ni  l'occuper  ni  s'en  emparer. 
Mais  dès  lors,  avec  leur  sans-gêne  habituel,  les  Anglais  émirent 
contre  les  Français, au  nom  de  ce  Cabot  méconnu,  d'outrecui- 
dantes prétentions  sur  toute  l'Amérique  du  Nord,  à  l'heure 
même  où  dans  l'Amérique  centrale  ils  contestaient  aux  Espa- 
gnols les  droits  de  priorité  de  Christophe  Colomb  autrement 
précis  et  plausibles.  Après  toute  l'activité  antérieure  et  supé- 
rieure de  ses  rivaux,  se  réclamer  inopinément  de  la  vague 
exploration  d'un  navigateur  oublié  et  dédaigné,  prétendre 
détenir  pour  toujours  sur  les  immenses  territoires  de  tout  un 
continent  inexploré  des  droits  imprescriptibles  qu'on  n'a 
jamais  fait  légitimement  valoir,  ce  fut  vraiment  de  la  part  de 
l'Angleterre  des  dix-septième  et  dix-huitième  siècles  pratiquer 


10  LES  ORIGINES 

sans  vergogne  cette  politique  qui  lui  fut  toujours  chère  :  the 
dog  in  ihe  manger  :  «  à  ce  que  je  ne  prends  pas,  je  défends  qu'on 
touche  ».  Un  historien  du  Nouveau-Brunswick,  d'ordinaire 
peu  favorable  à  la  France,  le  Docteur  Ganong  le  reconnaît  en 
partie,  du  reste  :  «  Ce  furent  les  Français  qui  les  premiers  dé- 
couvrirent et  explorèrent  les  côtes  Sud  et  Nord  du  Nouveau 
Brunswick  et  qui,,  selon  les  droits  de  priorité,  devraient  le 
posséder  aujourd'hui.  »  Pareille  affirmation  s'applique  mieux 
encore  au  Cap  Breton,  à  l'Ile  Saint-Jean  et  à  la  Nouvelle 
Ecosse. 

Très  tôt,  en  effet,  les  Français  firent  acte  de  possession  en 
toutes  ces  régions.  En  1541,  Jacques  Cartier  se  fortifia  au  Cap 
Breton.  En  1542,  Jean-François  de  la  Roque,  sieur  de  Rober- 
val,  (que  chanta  Marot),  ce  favori  de  François  I^r  qui  l'appe- 
lait plaisamment  le  «  petit  roi  de  Vimeu  »  et  qu'il  nomma  sé- 
rieusement «vice-roi  et  lieutenant-général  de  toutes  possessions 
françaises  »  en  Amérique,  s'établit  au  Cap  Rouge  avec  200  per- 
sonnes, tant  hommes  que  femmes.  En  juin  1597,  200  Basques 
et  Bretons  délogèrent  de  l'île  Ramée,  où  ils  péchaient  baleines 
et  vaches  marines,  le  commodore  Charles  Leigh,  qui  voulait  y 
établir  des  dissidents  anglais;  et,  en  1600,  le  capitaine  Chauvin 
de  Tonnetuit,  lieutenant  général  au  Canada  et  en  Acadie,  ins- 
tallait seize  Honfleurais  à  Tadoussac,  premier  poste  français 
en  ces  régions,  où  Champlain  vint  en  1603.  Sans  doute,  le  pre- 
mier «  vice-roi  es  Terres-Neuves  »  (1578),Troïlus  de  Mesgouëz, 
marquis  de  la  Roche  (en  Bretagne), en  dépit  de  l'ample  commis- 
sion d'Henri  III  (1588),  ne  réussit  guère  en  sa  grande  expédi- 
tion de  1597  qu'à  débarquer  à  l'Ile  de  Sable  50  de  ses  250  for- 
çats, desquels  50  onze  seulement  furent  rapatriés  cinq  ans  plus 
tard;  aucun  ne  survécut  en  Acadie.  Mais  avec  son  successeur 
nous  arrivons  à  une  véritable  entreprise  de  colonisation  qui  eût 
réussi  sans  l'intervention  des  Anglais. 

Un  gentilhomme  calviniste  de  Saintonge,  Pierre  du  Gast 
(  ou  du  Gua),  sieur  de  Monts,  gentilhomme  ordinaire  de  la  Cour 
et  ami  d'Henri  IV,  qui  le  nomma  gouverneur  de  Ronfleur, 


POUTRINCOURT  11 

puis  de  Ponts,  avait  dès  1600  accompagné  Chauvin  de  Tonne- 
tuit  àTadoussac,  dans  la  «  Grande  Rivière  du  Canada  ».  «  Ayant 
le  cœur  porté  à  des  choses  hautes,  dit  Lescarbot,  et  meu  d'un 
beau  désir  et  d'un  grand  courage,  »  «  porté  d'un  zèle  et  affection 
d'aller  peupler  et  habiter  le  pays  de  la  Nouvelle  France  et  y 
exposer  sa  vie  et  son  bien,  confirme  Champlain,  il  desirait 
aller  plus  au  midy  pour  jouir  d'un  air  plus  doux  et  agréable.  » 
Le  8  janvier,  le  6  octobre,  le  8  novembre  et  le  18  décem- 
bre 1603,  le  Sieur  de  Monts  obtint  de  son  royal  ami,  l'octroi, 
ratification  et  confirmation  du  titre  de  «  vice-roi  et  capitaine 
général  tant  en  la  mer  qu'en  la  terre  au  pays  de  la  Cadie,  du 
Canada  et  autres  terres  de  la  Nouvelle-France  du  40°  au  46° 
(Acadie,  Cap  Breton,  Baies  dç  Sainte-Claire  et  des  Chaleurs, 
Gachepé,  Mesamichi,  Tadoussac,  Rivière  du  Canada,  tant 
d'un  côté  que  de  l'autre)  avec  mission  de  peupler,  cultiver  et 
fortifier  lesdites  terres  et  en  convertir  les  indigènes,  »  et,  pour 
subvenir  aux  dépenses.  «  sans  rien  tirer  des  coffres  de  Sa  Ma- 
jesté »,  avec  droit  exclusif  pendant  dix  ans  de  «  trafiquer  avec 
les  sauvages  desdites  terres.  »  Il  est  dit  dans  les  actes  :  Acadie 
et  «  pays  confins  »  ou  «  territoires  circonvoisins  ». 

Ce  privilège  aux  prérogatives  vraiment  royales  souleva  la 
double  opposition  de  Sully,  qui  craignait  que  les  colonies 
n'appauvrissent  et  ne  dépeuplassent  la  France,  («  la  naviga 
tion  du  Sieur  de  Monts  pour  aller  faire  des  peuplades  en 
Canada,  dit-il  en  seç  (Economies  Royales  II,  ch.  I,  est  du  tout 
contraire  à  nostre  advis,  »)  et  du  Parlement  de  Rouen  qui 
défendait  les  intérêts  lésés  de  ceux  de  ses  ressortissants  qui 
trafiquaient  en  ces  lieux.  (En  1599  avait,  en  effet,  été  créée 
et  en  1600  remaniée  par  des  marchands  de  Dieppe,  de  Rouen 
et  de  la  Rochelle  la  première  Compagnie  du  Canada  et  de 
l'Acadie  ou  de  Nouvelle  France).  Mais  Henri  IV,  très  favo- 
rable à  «  l'avancement  et  l'exécution  de  cette  entreprise  », 
passa  outre  et  même  autorisa  son  protégé  à  obtenir  toute  aide 
et  secours  de  l'amiral  de  France  et  de  Bretagne,  tout  eu  ne 
transportant  et  établissant  que  soixante  hommes  en  trois 
ans  au  lieu    de   cent,  ainsi  qu'il  avait  été  convenu  d'abord. 


12  LES  ORIGINES 

Dans  tous  les  ports  de  France,  avis  fut  publiquement  donné 
aux  intéressés  des  droits  exclusifs  d'exploitation  et  de  coloni- 
sation ainsi  accordés  au  vice-roi  de  l'Acadie  :  libre  à  eux,  tou- 
tefois, de  s'associer  à  lui. 

En  tout  cas,  cette  concession  n'empiétait  en  rien  sur 
celles  que  la  Reine  Elisabeth  avait  accordée  en  Virginie 
à  son  favori  Sir  Walter  Raleigh  :  les  cartes  d'alors  don- 
naient précisément,  pour  limites  communes  des  deux  con- 
cessions, le  Cap  Arenas  (maintenant  '^ap  Cod)  qu'on  situait 
sous  le  40°  de  latitude.  Le  18  décembre  iC03,  le  monopole  du 
trafic  en  ces  vastes  régions  fut  donc  ratifié  pour  dix  ans  à 
la  Compagnie  de  la  Nouvelle-France  au  capital  de 
90.000  livres,  souscrit  pour  2/5  par  des  négociants  malouins, 
pour  1  /o  par  des  Rouennais,  et,  pour  le  reste,  par  des  Basques 
et  des  Rochelais,  dont  le  Sieur  de  Monts.  Ainsi,  «  continuant 
sa  société  avec  les  marchands  de  Rouen,  la  Rochelle  et  autres 
lieux,  dit  Champlain,  le  Sieur  de  Monts- assembla  nombre  de 
gentilshommes  et  toutes  sortes  d'artisans,  soldats  et  autres, 
tant  d'une  que  d'autre  religion,  prêtres  et  ministres.  » 

Le  7  avril  1604,  sur  deux  navires  et  deux  pataches,  s'embar- 
quent au  Hâvre-de-Grâce,  outre  Monts,  «  bon  nombre  de  gens 
de  qualité  »,  le  «  géographe  du  Roy  »  Champlain,  le  Sieur  de 
Poutrincourt,  l'armateur  malouin  Dupont-Gravé  et  120  enga- 
gés divers,  tant  catholiques  que  protestants,  «  tous  désireux... 
de  participer  à  la  gloire  d'une  si  belle  et  si  généreuse  entre- 
prise ».  Vers  la  même  date  partent  de  Saint-Malo  deux  autres 
navires  et  de  Saint-Jean-de-Luz  un  baleinier,  en  vue  du  trafic 
des  pelleteries  et  de  la  pêche  sur  les  bancs.  «  Un  vaisseau  va 
avec  le  Sieur  du  Pont  [-Gravé]  à  Campseau  et  le  long  de  la  côte 
vers  l'Ile  du  Cap  Breton,  dit  Champlain;  le  Sieur  de  Monts 
prend  la  route  plus  aval  vers  les  côtes  de  l'Acadie;  et  le  temps 
fut  si  favorable  que  nous  ne  fûmes  qu'un  mois  à  parvenir 
jusqu'au  Cap  de  la  Hève  »  (8  mai), auquel  ils  donnent  le  nom  de 
la  dernière  terre  de  France  qu'ils  avaient  vue,  (de  nos  jours, 
Lahave).  Dans  un  havre  voisin  ils  surprennent  et  confisq-jent 
un  bateau  français  qui  se  livrait    au    commerce    désormais 


POUTRINCOURT  13 

illicite  des  fourrures;  le  nom  du  capitaine  Rossignol  devint 
celui  du  havre  (de  nos  jours^  Liverpool).  Plus  loin,  un  mouton 
tombe  à  l'eau  :  Port  Mouton,(encore  ainsi  nommé  de  nos  jours). 
Les  deux  navires  s'étant  rejoints,  l'exploration  continue  :  on 
contourne  le  Cap  Fourchu,  on  débarque  à  la  baie  Sainte-Marie 
(ainsi  désignée  par  Ghamplain)  où  faillit  seperdrel'abbéAubry  ; 
et,  entrant  dans  la  Baie  Française  à  laquelle  le  sieur  de  Monts 
donnf  ce  nom,  on  pénètre  en  divers  beaux  «  bassins  »  (plus  , 
tard  Port-Royal,  les  Mines  et  Beaubassin).  Là  le  Malouin  Pré- 
vert, grand  hâbleur,  avait  déjà  cru  trouver  du  minerai  argen- 
tifère; cette  fois,  on  y  trouva  du  cuivre,  d'où  le  nom  des 
Mines  (-20  mai).  On  donne  à  la  rivière  du  Nord  le  nom  de 
Saint-Jean  (24  juin,  fête  de  Saint  Jean-Baptiste). 

Enfin,  pendant  que  Chaniplain  pousse  jusqu'à  la  rivière 
de  Pentagouet  qu'il  remonte,  le  Sieur  de  Monts  se  prépare 
à  hiverner  dans  la  baie  de  Passamaquoddy,  à  l'embouchure 
d'une  rivière,  sur  une  petite  île  de  «  800  à  900  pas  de  circuit,  » 
dit  Ghamplain,  (Voyages.  III)  «  qu'il  jugea  d'assiette  forte 
et  le  terrain  d'alentour  très  bon  ».  Ile  et  rivière  furent 
appelées  Sainte-Croix;  (de  nosjours,Dochet-Isledansle  Maine; 
peut-être  corruption  de  l'Ile  à  Doucet).  Mais,  dans  l'établisse- 
ment composé  d'un  corps  de  logis,  flanqué  de  deux  bastions  et 
de  dépendances  bâties  à  la  hâte,  four,  moulin  à  bras,  etc.,  ces 
premiers  colons  d'Amérique  furent  fort  éprouvés  par  un  hiver 
anormalement  rigoureux.  Après  avoir  souffert  une  «  grande 
incommodité  des  mousquittes,  »  (IV,  VI,)  «les  froidures  furent 
plus  aspres  et  excessives  qu'en  France  et  de  beaucoup  plus  de 
durée...  Les  neiges  commencèrent  le  6  du  mois  d'octobre.  Il  y 
a  six  mois  d'yver  en  ce  païs...Nos  boissons  gelèrent  toutes  :  on 
donnait  le  cidre  à  la  livre.  »  Contraints  d'user  de  très  mauvaises 
eaux  ou  de  boire  de  la  neige  fondue,nos  pauvres  gens  souffri- 
rent cruellement  d'une  maladie  encore  mal  connue,  qu'on 
nommait  «  le  mal  de  terre  »  :  le  «  scurbut  »  en  emporta  trente- 
six. 

Au   printemps   de    1605,    les   quarante-cinq   survivants   se 
mirent  en  quête  d'un  meilleur  site  plus  au  Sud,  d'abord  vaine- 


14  LES  ORIGINES 

ment  le  long  de  la  côte  continentale  qu'ils  explorèrent  jusqu'à 
jMalebarre  (au-delà  du  cap  Cod),  où  ils  plantèrent  une  croix  au 
nom  du  Roi  de  France,  puis  avec  plus  de  succès  sur  l'autre  rive 
de  la  Baie  Française  en  une  belle  rade  de«  huit  lieues  de  circuit  » 
qu'ils  appelèrent  «  pour  sa  beauté  le  Port  Royal  ».  Ce  lieu  est 
«  agréable  plus  que  nul  autre  au  monde;  vers  le  sud,  ce  sont 
coteaux,  lesquels  versent  mille  ruisseaux;  à  l'est  est  une  rivière 
où  ne  sont  que  prairies  d'une  part  et  d'autre.  »  «  Le  terrain  de 
cette  rivière  est  rempli  de  force  chênes,  fresnes  et  autres  bois, 
dit  Champlain.  Y  a  nombre  de  prairies,  mais  inondées  aux 
grandes  marées.  »  Là,  près  du  confluent  de  deux  cours  d'eau 
(à  Lower  Granville  près  d'Annapolis),  Monts, Champlain  et  ses 
compagnons  installèrent,  en  partie  avec  les  matériaux  de 
Sainte-Croix,  «  l'habitation  »  en  forme  de  rectangle  :  au  fond, 
la  maison  du  lieutenant,  à  droite  et  à  gauche  le  logement  des 
artisans,  le  four,  la  forge  et  les  magasins,  à  l'entrée  le  bastion 
muni  de  modestes  canons  ;«  habitation  plus  saine  etplus échauf- 
fée, dit  Champlain,  où  l'hiver  est  moins  aspre.  »  Tel  quel,  ce  Port 
Royal  de  la  Nouvelle  France,  fondé  en  août  1605,  se  trouve, 
après  les  vaines  tentatives  de  nos  protestants  Ribault  et  Lau- 
donnière  en  Caroline  française  (1562-4),  après  l'établissement 
espagnol  de  San  Agostino  en  Floride  (dûment  détruit  en  1568 
par  les  représailles  de  Gourgues),  le  second  établissement 
durable  des  Européens  dans  l'Amérique  du  Nord,  puisque 
celui  de  Jamestown  en  Virginie  ne  date  que  de  1607;  il  fut 
même  le  premier  de  tous  les  établissements  du  Nord  de  cette 
Amérique,  puisque  les  «  Pères  Pèlerins  »  ne  débarquèrent  dans 
la  baie  de  Plymouth  qu'en  1620.  qu'Endicott  ne  fonda  Salem 
qu'en  1628  et  que  Winthrop  ne  fonda  Boston  qu'en  1630. 

En  compagnie  de  Champlain.  de  Champdoré  et  de  Dupont- 
Grave  qui  en  été  avait  amené  une  relève  de  quarante  hommes 
et  ainsi  permis  en  automne  au  sieur  de  Monts  de  retourner  en 
France,  nos  colons  passèrent  encore  un  assez  mauvais  hiver  : 
six  nouvelles  victimes  du  «  mal  de  terre  »;  peu  de  blé,  plus  de 
vin,  rien  que  le  ravitaillement  des  sauvages  en  «  chaires  fre- 
ches  dont  ils  firent  maintes  tabagies  ».Pour  comble  de  malheur, 


POUTRINCOURT  15 

au  printemps  de  1606  l'unique  navire  échoua  au  sortirdu  port. 
Nos  gens, quoique  «de  bon  courage  «.désespéraient  et  s'étaient 
même  pour  le  retour  embarqués  dans  deux  méchantes  pata- 
ches,  lorsque  le  27  juillet  arrive  à  bord  du  Jonas,  par  lui  armé 
à  Honfleur,  le  véritable  organisateur  de  la  première  colonisa- 
tion acadienne.  «  Si  jamais  ce  païs-là  est  habité  de  Chrétiens 
et  de  gens  civilisés,  ditLescarbot  (p.  495),  c'est  aux  autheurs  de 
ce  voyage  que  sera  deue  la  première  louange.  » 

Descendant  d'une  vieille  famille  picarde,  Jean  de  Bien- 
court,  Sieur  de  Poutrincourt,  Seigneur  de  Marsilly  et  de  Gui- 
bermesnil.  Baron  de  Saint-Just  en  Champagne,  après  avoir 
servi  la  Ligue,  s'était  en  1595  déclaré  partisan  du  roi  qui,  l'esti- 
mant «  l'un  des  hommes  de  plus  de  bien  et  des  plus  valeureux 
de  son  royaume  »,  le  nomma  gentilhomme  de  sa  chambre. 
Mais,  mari  de  la  fille  d'un  bourgeois  de  Paris,  (14  août  1590), 
père  de  sept  enfants,  possédant  malgré  tous  ses  titres  «  plus 
d'honneur  que  de  fortune  »,  l'entreprenant  gentilhomme,  en- 
core dans  la  force  de  l'âge  (il  était  né  en  1557),  aimait  mieux,  au 
prix  des  plus  rudes  efforts  vaillamment  fonder  «outre-mer»  un 
grand  fief  pour  la  gloire  de  son  nom,  de  son  roi  et  de  sa  religion 
que  vivoter  péniblement  sur  ses  maigres  terres.  Quoique 
catholique,  il  se  laissa  donc  en  1604  entraîner  en  Nouvelle 
France  par  son  ami  protestant  le  Sieur  de  Monts;  il  voulait, 
dit  Champlain,  «  voir  le  pays  afin  de  l'habiter  »,  «y  établir  sa 
famille  et  sa  fortune  »,dit  Lescarbot.En  sa  qualité  de  gentil- 
homme rural,  Poutrincourt  avait  en  vue,  en  effet,  non  pas, 
comme  tant  d'aventuriers  et  de  marchands  de  son  temps,  une 
simple  exploitation  temporaire  de  pêcheries  et  de  pelleteries 
maisbien  la  stable  fondation  d'une  colonie  agricole  de  peuple- 
ment; «  la  troque»  n'était  pour  lui  qu'un  moyen  de  financer  sa 
coûteuse  entreprise.  11  appliqua  donc  à  sa  colonisation  les  prin- 
cipes mêmes  de  toute  prospérité  chers  à  cet  ennemi  de  toute 
colonisation  qu'était  Sully  :  «  labourage  et  pâturage  ».  «  Avant 
toutes  choses, il  faut  se  proposer  la  culture  d'icelle  terre»,  dit 
son  historien  et  collaborateur  (p.  461),  laquelle,  loin  de  faire 


16  LES  ORIGINES 

«déroger»,  «  est  à  peu  près  la  seule  vocation  où  réside  l'inno- 
cence ». 

Dès  septembre  1604,  «  ayant  trouvé  à  son  gré  le  lieu  [de 
Port  Royal],  il  le  demanda  avec  les  terres  y  continentes  au 
Sieur  de  Monts»: ce  qui  lui  fut  octroyé,  «  à  condition,  dit  Charn- 
plain,  qu'en  deux  ans  il  s'y  transportât  avec  plusieurs  autres  fa- 
milles. »  Poutrincourt  rentre  aussitôt  en  France;  et.  favorisé 
par  le  bon  accueil  que  reçoit  Monts  également  de  retour,  il 
obtient  de  Sa  Majesté  des  lettres  de  confirmation  pour  s'y 
retirer  avec  sa  famille  et  y  u  établir  le  nom  chrétien  et  francois, 
tant  que  son  pouvoir  s'étendra  ».  Il  rassemble,  sans  trop  de 
peine,  argent,  provisions,  semences,  bétail;  et.  finalement,  le 
13  mai  1606,  il  s'embarque  à  la  Rochelle  à  bord  du  susdit 
Jonas  avec  toute  une  équipe  de  «  menuisiers,  charpentiers, 
massons,  tailleurs  de  pierre,  serruriers,  taillandiers,  couturiers, 
scieurs  d'ais»et  surtout  laboureurs  engagés  à  raison  de  u  vingt 
sols  par  jour  »  «  Sous  le  nom  de  Poutrincourt,  il  se  trouvoit 
plus  de  gens  qu'on  ne  vouloit.  » 

Un  de  ses  compagnons,  et  non  le  moins  intéressant  ni  certes 
le  moins  utile,  fut,  chose  imprévue,  un  avocat  du  Parlement 
de  Paris,  Marc  Lescarbot,  savant  homme,  lisant  le  grec  et 
l'hébreu,  écrivant  aussi  bien  en  latin  qu'en  français,  taqui- 
nant volontiers  la  Muse,  au  demeurant  «  le  plus  honnête  hom- 
me »  du  monde  et  au  besoin  le  plus  joyeux  et  le  plus  ingénieux 
qui  fût.  Né  à  Vervins,  il  était  voisin  de  M.  de  Poutrincourt. 
Celui-ci  «  me  demanda  si  je  voulois  estre  de  la  partie,  nous  con- 
fie-t-il  ;  après  avoir  bien  consulté  en  moy-même.  désireux 
non  tant  de  voir  le  pais  que  de  connaître  la  terre  oculairement 
et  fuir  un  monde  corrompu,  (déjà  !)  je  lui  donnay  parole  ». 
Aussi  actif  que  lettré,  Maître  Lescarbot  ne  fut  pas  seulement  en 
sa  curieuse  Histoire  de  laXouvelle  France  (trois  fois  publiée 
en  France  et  bientôt  piratée  en  Angleterre)  le  plaisant  nar- 
rateur de  cette  première  tentative  de  colonisation  fran- 
çaise; «  pendant  deux  étés  et  un  hyver,  »  il  en  fut  l'âme  même, 
alerte  et  confiante,  «  toujours  gay  et  dispos,  toujours  le  goût 
généreux  »,  en  dépit  de  toutes  les  épreuves,  du  froid,  de  la 


)       rc'>3rrir,&  y  Jo;;ealc  {ifuf 
Houlay   i,uj«  i  le  Heur   du 


A  î-oa'.if.^n'.  <îr<.irtiCins.      I  F  PalifTiuc  Je  pieux. 

B    PImc  1„  ...       ,1    f(l„i(  îe  (;    £_(.  („„, 

„'','""'                                      !  H   Lacmfiiif.          .                  I       Pon:  5  en rciiiii:  en  rWiicc 

,;   |-"n\C-'l'<i                             j  O    Vctr.c     m-iroi.ncrtc    oui   P    Ls  noric  Je  I  ab.ution. 

IJ   Logenictduficurdcroiu-  ;  J'.>n  retiro;t  les  runfilcs  dr  I  Q_  I,ce<(iieMcrc. 

'i   lu  &Chaniplaiii.  nos  bjrqucs.-quc  de  puis  It      R    1,1  uuaic. 

'           '"^Z^'  ficur   de     Poiiiincoait  fit 


N  ij 


HABITATION    1)1      P()I{T-n(  )YAI, 

extrait  des  Voyages  de  la  .\(,iwellc  France,  par  lo  Sieur  .le  Ciiamplain 

(lt313). 


POLTRINCOURT  17 

faim,  et  surtout  de  l'ennui  si  terrible  en  ces  longues  nuits  de 
solitude;  il  en  fut  le  poète,  aussi,  non  moins  que  l'historien, 
en  ses  Muses  de  la  Xoiivelle  France,  premiers  poèmes  français 
écrits  en  Amérique,  lesquels  eurent  en  Europe  même  leur  heure 
de  succès. 

L'enthousiasme  de  notre  avocat  pour  la  marine  et  les 
colonies  devait  être  contagieux  :  car  jamais  il  ne  plaida 
mieux  meilleure  cause  : 

«  Je  rends  grâces  immortelles  à  Dieu,  écrit-il  à  propos  de  son 
livre  (p.  643),  si  mon  faible  effort  et  l'industrie  de  ma  plume 
peuvent  avoir  servi  de  quelque  chose  pour  induire  nos  Fran- 
çois à  reprendre  le  courage  de  leurs  pères  en  l'exercice  de  la 
marine...  Il  faut,  dit-il  à  sa  «  chère  Mère  »  la  France,  il  faut 
reprendre  l'ancien  exercice  de  la  marine,  et  faire  une  alliance 
du  Levant  et  du  Ponant,  de  la  France  Orientale  avec  l'Occi- 
dentale )).  «  Il  y  aura  assez  d'exercice  pour  la  Jeunesse  Françoise 
en  ces  quartiers-là,  et  par  adventure  les  hommes  de  moyens 
auront  ressentiment  et  honte  de  demeurer  accroupis  en  leurs 
maisons  là  où  tant  de  lauriers  et  de  biens  se  présentent  à  con- 
quérir (634)  ».  «  Telsfainèans,  mesurans  chacun  à  leur  aune,  ne 
scachans  faire  valoir  la  terre  et  n'ayans  aucun  zèle  de  Dieu, 
trouvent  toutes  choses  grandes  impossibles;  et  qui  les  vou- 
droit  croire  jamais  on  ne  feroit  rien  ...  »  (XV)  Mais  «  aujoiu- 
d'huy  plusieurs  de  vos  enfants  ont  cette  résolution  immuable 
de  l'habiter  et  y  conduire  leurs  propres  familles.  Les  sujets  y 
sont  assez  grans  pour  y  attraire  les  hommes  de  courage  et  de 
vertu  qui  sont  aiguillonnés  de  quelque  belle  et  honorable 
ambition  d'estre  des  premiers  courans  à  l'immortalité  par 
cette  action,  l'une  des  plus  grandes  que  les  hommes  se  puis- 
sent proposer  »  (XVII).  «  De  vérité,  pour  faire  telles  entreprises, 
il  faut  de  l'aide  et  du  support,  mais  aussi  faut-il  des  hommes 
de  résolution  qui  ne  reculent  point  en  arrière  et  qui  ayent 
ce  point  d'honneur  devant  les  ïeux  :  Veincre  ou  Mouhir.  estant 
une  belle  et  glorieuse  mort  celle  qui  arrive  en  exécutant  un 
beau  dessein,  comme  pour  jeter  les  fondements  d'un  Royaume 
nouveau  et  establir  la  Foy  Chrétienne  parmi  les  peuples 
entre  lesquels  Dieu  n'est  point  conneu  »  ('235).  Sans  doute. 
«  les  frais  de  la  marine  en  de  telles  entreprises  sont  si  grands 
que  qui  n'a  les  reins  forts  succombera  facilement  »  ;  sans  doute, 
«  il  se  faut  incommoder  beaucoup  et  se  mettre  au  péril... 
C'est  en  quoy  cette  action  est  d'autant  plus  généreuse  »  (444). 


18  LES  ORIGINES 

Quimporte  ?    «    En    la    Nouvelle    France    il    faut    ramener  le 
siècle  d'or  »  (814). 

L"n  autre  colon  de  la  première  heure  ne  doit  pas  être  oublié. 
L'apothicaire  Louis  Hébert,  Parisien  lui  aussi,  fils  de  l'apo- 
thicaire de  Catherine  de  Médicis.  vendit,  dés  1604,  ses  maisons 
de  la  capitale,  afin  d'être  de  la  première  expédition  :  «  Il  des- 
pendil  une  partie  de  son  bien  pour  tascher  à  faire  quelque 
chose  de  généreux  vers  Lacadie  ».  Encore  attaché  à  Poutrin- 
court,  il  devait  bientôt  devenir  au  Canada,  l'un  des  fidèles 
compagnons  de  Champlain  et  l'ancêtre  d'une  innombrable 
postérité  de  bons  Français  d'outre-mer  (dont  le  sculpteur 
Hébert  à  qui  l'on  doit  la  statue  d'Evangeline  érigée  à  Grand 
Préj.  En  attendant,  il  soignait  ses  compatriotes  qu'éprouvait 
souvent  le  scorbut  et  s'émerveillait  devant  la  flore  et  la  faune 
nouvelles  de  cette  région  inconnue.  Quant  à  la  prodigieuse 
abondance  du  poisson,  elle  donnait  à  tous  joie  et  confiance. 

Dès  le  lendemain  de  son  débarquement,  le  28  juillet  1606, 
«  le  Sieur  de  Poutrincourt,  nous  dit  Lescarbot,  mit  une  partie 
de  ses  gens  en  besongne  au  labourage  et  culture  de  la  terre;... 
et.  par  grand  désir  de  savoir  ce  qui  se  pourroit  espérer  de  cette 
terre,  je  fus  avide  au  dit  labourage  plus  que  les  autres...  Le 
Sieur  de  Poutrincourt  fit  faire  à  la  quinzaine  un  second  la- 
bourage, il  rensemença  de  notre  bled  françois,  tant  froment 
que  segle,  ...  et,  à  la  huitaine  suivante,  on  vit  son  travail 
n'avoir  été  vain  ».  Oui,  ce  blé  français,  le  premier  blé  qui  fut 
jamais  confié  à  la  terre  d'Amérique,  poussa;  et  «  ce  fut  un 
sujet  au  Sieur  du  Pont  de  faire  son  rapport  en  France  dechose 
toute  nouvelle  en  ce  lieu-là  ».  (p.  525).  A  la  vue  de  ce  beau  blé 
de  la  Nouvelle  France,  l'enthousiasme  de  nos  colons  fut  sans 
bornes  : 

«  Dieu  a  béni  notre  travail,  s'exclame  Maître  Lescarbot  (833)  : 
il  nous  a  baillé  de  beaux  froments,  segles,  orges-avoines,  pois, 
fèves,  chanve,  navettes  et  herbes  de  jardin;  et  ce  si  plantureu- 
sement  que  le  segle  estoit  aussi  grand  que  le  plus  grand 
homme  qui  se  puisse  voir,  et  craignions  que  cette  hauteur  ne 


P    O    U    T    R    I    N    C    O    U    R    T  19' 

l'empeschast  de  grener.  Mais  il  a  si  bien  proufité  qu'un  grain 
de  France  là  semé  a  rendu  cinquante  espics  tels  que  la  Sicile  et 
la  Beausse  n'en  produisent  point  de  plus  beau.  J'avoy  semé  du 
froment  sans  avoir  pris  le  loisir  de  laisser  reposer  ma  terre,  et 
sans  lui  avoir  donné  aucun  amendement;  et  toutefois  il  est  venu 
en  aussi  belle  perfection  que  le  plus  beau  de  France....  Mais 
quant  à  la  terre  améliorée...  je  ne  croiroy  point,  si  je  ne  l'avoy 
vu,  l'orgueil  excessif  des  plantes  qu'elle  a  produit,  chacun  en 
son  espèce».  Et  le  bétail  ne  réussissait  pas  moins  bien  en  ces 
climats  :  «  Nôtre  bestail  de  France  proufité  fort  bien  par  delà. 
Nous  y  avions  des  pourceaux  qui  y  ont  fort  multiplié;...  nous 
n'avions  qu'un  mouton  lequel  se  portoit  le  mieux  du  monde... 
Poules  et  pigeons  ne  manquoient  à  rendre  le  tribut  accou- 
tumé... Quand  le  païs  sera  une  fois  peuplé  de  ces  animaux  et 
autres,  il  y  en  aura  tant  qu'on  n'en  saura  que  faire  ». 

Intense  fut  donc  la  joie  de  notre  gentilhomme  qui  en  bon 
colonisateur  ne  venait  pas  là  comme  un  conquistador  espagnol 
s'enrichir  par  l'exploitation  hâtive  de  mines  d'or.  «  La  plus 
belle  mine  que  je  sache,  dit  son  historiographe  (p.  18),  para- 
phrasant l'illogique  ennemi  des  colonies  Sully,  c'est  du  bled  et 
du  vin  avec  la  nourriture  du  bestial;  qui  a  de  ceci,  il  a  de  l'ar- 
gent; et  de  mines,  nous  n'en  vivons  point  ».«  Notre  félicité 
ne  gît  point  es  mines,  lesquelles  ne  servent  point  au  labourage 
de  la  terre  ni  à  l'usage  des  métiers  »  (p.  456).  Or,  si  la  vigne  ne 
réussit  pas,  à  vrai  dire,  le  bétail,  le  premier  bétail  aussi  amené 
d'Europe  sur  la  terre  d'Amérique,  s'engraissa  bientôt  sur  les 
riches  pâturages  des  deux  rivières  de  Port-Royal.  Ayant  pain, 
lait  et  viande  assurés,  ce  premier  fondateur  des  colonies  fran- 
çaises pouvait  à  bon  droit  se  réjouir  et  espérer,  sur  son  fertile 
fief  de  la  Nouvelle  France,  faire  souche  d'une  longue  lignée 
de  bons  et  robustes  Français. 

•  Plein  de  confiance,  notre  seigneur  d'Amérique  voulut  con- 
naître les  alentours  de  son  domaine.  D'abord,  dans  «  le  païs 
à-mont  la  rivière,  nous  trouvâmes  des  prairies  prèque  conti- 
nuellement jusques  à  plus  de  douze  lieues,  parmi  lesquelles 
descoulent  des  ruisseaux  sans  nombre;...  les  bois  fort  épais 
sur  les  rives  des  eaux;...  et,  au-dessus  des  montagnes,  il  y  a  de 
belles  campagnes  où  j'ay  veu  des  lacs  et  des  ruisseaux  ne  plus 


20  LES  ORIGINES 

ne  moins  qu'aux  vallées  »  (538-9).  Ainsi  renseigné  sur  les  envi- 
rons immédiats  du  Port-Royal,  le  18  août,  Poutrincourt  part 
en  croisière  sur  une  «  patache  »,  explore  le  bassin  des  Mines 
où  il  s'émerveille  de  voir  une  vieille  croix  de  bois  moussu  qui 
témoignait  du  passage  en  ces  lieux  de  premiers  explorateurs 
ou  pêcheurs  chrétiens;  puis,  virant  au  Sud,  il  revoit  l'établis- 
sement délabré  de  Sainte-Croix,  longe  la  côte  jusqu'au  cap 
Malebarre  et,  là  encore,  plante  généreusement,  comme  le 
«  bon  père  Noé  »,  blé  et  vigne.  A  son  retour,  le  14  novembre,  il 
fut  triomphalement  accueilli  par  tout  son  petit  monde,  qui 
n'était  pas  moins  actif  que  content. 

<;  Je  puis  dire  sans  mentir,  déclare  Lescarbot  (p.  490),  que 
jamais  je  n'ay  tant  travaillé  du  corps,  pour  le  plaisir  que  je 
prenois  à  dresser  et  cultiver  mes  jardins,  les  fermer  contre  la 
gourmandise  des  pourceaux,  y  faire  des  parterres,  aligner  des 
allées,  bâtir  des  cabinets,  semer  froment,  segle,  orge,  avoine, 
fèves,  pois,  herbes  de  jardin,  et  les  arroser;  tant  j'avoy  désir 
de  reconnaître  la  terre  par  ma  propre  expérience;  si  bien  que 
les  jours  d'esté  m'étoient  trop  courts,  et,  bien  souvent,  au  prin- 
temps, j'y  estois  encore  à  la  lune.  Quant  est  du  travail  de 
l'esprit,  j'en  avois  honnestement;  car,  chacun  estant  retiré  au 
soir  parmi  les  caquets,  bruits  et  tintamares,  [qu'ils  étaient  bien 
français  !]  j  estois  enclos  en  mon  estude,  lisant  ou  escrivant 
quelque  chose.  Même  je  ne  seray  point  honteux  de  dire  qu'ayant 
esté  prié  par  le  Sieur  de  Poutrincourt,  nôtre  chef,  de  donner 
quelques  heures  de  mon  industrie  à  enseigner  chrestiennement 
nôtre  petit  peuple,  pour  ne  vivre  en  bestes  et  pour  donner 
exemple  de  nôtre  façon  de  vivre  aux  Sauvages,  je  l'ai  fait  par 
chacun  dimanche  et  quelquefois  extraordinairement  presque 
tout  le  temps  que  nous  y  avons  esté...  Aussi  prenois-je  plaisir  à 
ce  que  je  faisois,  désireux  de  confiner  là  ma  vie,  si  Dieu  bénis- 
soit  les  voyages  ». 

La  belle  fête  nautique  que  Maître  Lescarbot  avait  préparée 
pour  accueillir  le  retour  de  son  chef  ne  manquepasen  ces  lieux 
sauvages  d'originalité  imprévue.  Neptune, tout  de  bleu  vêtu, 
trident  en  main,  en  un  chariot  traîné  par  six  Tritons,  s'avan- 
ça au-devant  du  «  grand  Sagamos  de  la  Nouvelle  France  »  : 


POUTRINCOURT  21 

Va  donc  heureusement,  et  poursui  ton  chemin 
Ou  le 'sort  te  conduit  :  car  je  voy  le  destin 
Préparer  à  la  France  un  florissant  Empire 
En  ce  monde  nouveau,  qui  bien  loin  fera  bruire 
Le  renom  immortel  de  De  Monts  et  de  toy 
Sous  le  règne  puissant  de  Henry  vôtre  Roy. 

Chacun  des  Tritons  y  fut  de  son  petit  discours  en  vers; 
l'un  même,  pour  contenter  tout  le  monde,  crut  bon  de  parler 
en  «  gascon  ».  Quatre  sauvages  offrirent  leurs  présents  en  ac- 
cents dignes  d'un  émule  de  Malherbe.  Après  musique,  trom- 
pettes et  canons,  «  tonnerre  «  à  croire  que  «  Proserpine  se 
trouvait  en  travail  d'enfant  »,  la  joyeuse  fête  se  termine  par 
une  «  tabagie  »  : 

Sus  doncques  rôtisseurs,  dépensiers,  cuisiniers. 
Mettez  dessus  dessouz  pots  et  cuisines. 


Qu'avant  boire  chacun  hautement  éternuë, 
Afin  de  décharger  toutes  froides  humeurs... 

Et  qu'après  cela  l'on  ne  dise  pas  que  ces  bons  Français 
d'Henri  IV  manquaient  d'entrain  pour  le  dur  labeur  de  leur 
colonisation  ! 

Grâce  à  l'expérience  acquise,  aux  provisions,  aux  dis- 
tractions, le  troisième  hiver  se  passa  sans  trop  de  peine  : 
sept  victimes  du  scorbut.  Cette  rude  saison  fut  employée 
à  ouvrir  des  chemins  dans  les  bois,  à  faire  du  charbon,  et, 
«  pour  se  tenir  joyeusement  et  nettement  quant  aux  vivres, 
il  fut  establi  l'Ordre  du  Bon  Temps,  »  protocole  amusant 
inventé  par  Champlain  pour  maintenir  les  hommes  «  en  con- 
corde »  et  belle  humeur.  Et  puis,  il  y  avait  les  sauvages  qui 
apportaient  poisson,  viandes  et  peaux. 

«  Nous  en  avions  toujours  vingt  ou  trente,  hommes,  femmes, 
filles  et  enfants,  qui  nous  regardaient  officier.  On  leur  bailloit 
du  pain  gratuitement  comme  on  feroit  à  des  pauvres;  mai.s, 
quant  au  chef  Membertou  et  autres  sagamos,  ils  estoient  à  la 


22  LES  ORIGINES 

table  mangeant  et  buvant  comme  nous;  et  avions  plaisir  à  les 
voir,  comme  au  contraire  leur  absence  nous  estoit  triste...  Une 
fois,  ils  emmenèrent  en  leurs  chasses  un  des  nôtres,  lequel 
véquit  quelques  six  semaines  comme  eux,  sans  sel,  sans  pain 
et  sans  vin,  couchant  à  terre  sur  des  peaux,  et  ce  en  temps  de 
nèges.  Au  surplus,  ils  avoient  soin  de  lui,  plus  que  d'eux-mê- 
mes... :  car  ce  peuple  aime  les  François  et,  au  besoin,  s'ar- 
meront tous  pour  les  soutenir  ».  «  Lui  et  ses  lieutenants, 
dit-il  ailleurs  (XIII),  ont  humainemant  traité  les  peuples  de 
ladite  province.  Aussi  aiment-ils  universellement  les  François, 
et  ne  désirent  rien  plus  que  de  se  conformer  à  nous  en  civilité, 
bonnes  mœurs  et  religion.  Quoi  donc,  n'aurons  nous  point 
de  pitié  d'eux  qui  sont  nos  semblables?  Les  lairrons-nous  {sic) 
toujours  périr  à  nos  yeux,  c'est-à-dire,  le  sachans,  sans  y 
apporter  aucun  remède?  » 

Et  voilà  qui  caractérise  bien  encore  ces  «  fils  de  France  »  : 
de  prime  abord,  ils  s'entendirent  à  merveille  avec  les  Micmacs. 
«  Loin  de  s'opposer  à  leurs  établissements,  avoue  l'iiistorien 
Ganong,  les  Indiens  les  invitaient  volontiers  à  fixer  leurs  pos- 
tes, sinon  avec  eux,  du  moins  près  d'eux.  »  Alors  que  d'autres 
peuples,  qui  s'estiment  sans  conteste  supérieurs  à  toute  autre 
race,  méprisent  les  indigènes  avant  même  de  les  comprendre, 
et,  partant,  les  exploitent  sans  scrupule  et  les  maltraitent 
sans  remords,  nos  braves  colons,  approchant  ceux-ci  avec  une 
curiosité  sympathique,  leur  plurent  par  la  «  gentillesse  »  de 
leurs  manières,  les  conquirent  par  la  bonhomie  et  la  confiance, 
par  la  justice  et  la  religion,  bref  en  firent  pour  toujours  de 
loyaux  amis  et  de  bons  voisins,  Un  fait,  à  notre  avis,  haute- 
ment honorable  pour  la  France,  c'est  que,  au  cours  de  l'occu- 
pation française  de  l'Acadie,  il  n'y  eut  pas  contre  nous  une  seule 
guerre,  pas  un  seul  soulèvement  de  Peaux-Rouges,  mais  tou- 
jours entente  cordiale,  tacite  alliance  permanente.  «  Nous 
connaissons  mieux  l'art  de  gagner  les  hommes,  dit  un  rap- 
port de  septembre  1755  :  les  sauvages  qui  sont  nos  voisins 
deviennent  nos  amis.  Nous  les  polissons  plus  aisément.  Ils 
sont  en  peu  de  temps  aguerris  et  obéissants  ». 

D'où  vient  ce  mystère?  Ecoutez  Rabelais  :  «  Comme  enfants 


P    O    U    T    R    I    N    C    O    U    R    T  23 

nouveaux-nés,  les  faut  allaiter,  bercer,  esjouir».  Ecoutez  Mon- 
taigne, (III.  ch.  6)  condamnant  les  fiers  conquistadores  :  «  Ils 
n'avouent  pas  seulement,  maisprêchent  et  publient  leurscruau- 
tés  et  leurs  perfidies  ».  Ecoutez  Brantôme,  flétrissant  l'atroce 
coutume  de  dresser  des  chiens  à  la  chasse  des  Peaux-Rouges, 
comme  on  les  dressera  plus  tard  à  la  chasse  des  fugitifs  nègres  _ 
Ecoutez  enfin  notre  Lescarbot  en  sa  Dédicace  à  la  France  : 
«  Je  ne  voudroy  exterminer  ces  peuples  ici,  comme  a  fait  l'Hes- 
pagnol;  (qui,  dit-il  ailleurs,  p.  457,  a  tué  les  originaires  du 
pais  avec  les  supplices  les  plus  inhumains  que  le  diable  a 
peu  excogiter  et  par  ses  cruautés  a  rendu  le  nom  de  Dieu  un 
nom  de  scandale  à  ces  pauvres  peuples)  :  car  nous  sommes 
en  la  loi  de  grâce,  loi  de  douceur,  de  pitié  et  de  miséricorde, 
en  laquelle  Notre  Sauveur  a  dit  :  «  Apprenez  de  moi  que  je  suis 
doux  et  humble  de  cœur  ». Ainsi  éclairé  par  une  noble  charité, 
notre  homme  de  cœur  et  d'esprit  ne  trouva  pas  ces  prétendus 
sauvages  «  si  brutaux,  stupides  ou  lourdaux.  C'est  à  grand  tort 
qu'on  dit  d'eux  que  ce  sont  des  bestes,  gens  cruels  et  sans  rai- 
son :  ils  parlent  avec  beaucoup  de  jugement,  et  pour  la  cruauté, 
je  crois  que  ni  Hespagnols,  ni  Flamens,  ni  François  ne  leur 
devons  rien  en  ce  regard...  Je  puis  asseurer  qu'ils  ont  autant 
d'humilité  et  plus  d'hospitalité  que  nous  ».  (8.)  Lorsque  le 
25  janvier  1627  mourut  à  Québec  notre  premier  colon  de 
l'Acadie  et  du  Canada,  l'apothicaire  Louis  Hébert,  il  dit  à  ceux 
qui  l'entouraient  :  «  J'ai  passé  les  mers  pour  venir  secourir 
les  sauvages  plutôt  que  pour  aucun  autre  intérêt  particulier 
et  mourrois  volontiers  pour  leur  conversion.  Je  vous  supplie 
de  les  aimer  et  assister  selon  votre  pouvoir...  Ils  sont  créatu 
res  raisonnables  comme  nous  et  peuvent  aimer  un  même 
Dieu  que  nous  s'ils  en  ont  connaissance.  «  (P.  Sagard.  —  Hisl. 
du  Canada,  p.  ^90).  L'une  des  plus  nobles  erreurs  coloniales 
de  Louis  XIV  fut  peut-être  d'avoir  ouvert  à  Québec  un  cou- 
vent pour  l'éducation,  non  moins  que  pour  la  conversion  des 
jeunes  Indiennes  dont  il  espérait  faire  les  égales  des  femmes 
blanches. 

Que  l'on  compare  la  farouche  fierté  des  Espagnols  mas- 


24  LES  ORIGINES 

sacrant  en  masse  les  douces  populations  du  Mexique,  déclarées 
irrémédiablement  inférieures  !  Que  l'on  compare  les  Puritains 
de  la  Nouvelle  Angleterre  qui,  n'étaient  Eliot  et  Thomas  Tup- 
per,  de  l'aveu  même  de  Parkman,  «  considéraient  les  Indiens 
moins  comme  des  hommes  que  comme  des  bêtes  vicieuses  et 
dangereuses  »,'  «  comme  une  vermine  n'ayant  rien  d'humain  » 
oUj'pis  encore,comme  des  suppôts  de  Satan,  des  alliés  du  diable. 
Aussi  se  gênaient-ils  d'autant  moins  pour  les  tromper,  les 
torturer  et  les  anéantir  qu'ils  voulaient  les  exploiter  et  même 
les  exclure  de  leur  pays  natal.  Alors  que  les  Français  voyaient 
dans  les  Indiens  des  alliés  et  non  des  sujets,  auxquels  ils  recon- 
naissaient la  propriété  du  sol,  n'en]demandant  pour  eux-mêmes 
que  l'usufruit, 

«  Les  Anglais,  dit  un  gouverneur  du  MassacnusetLS,  Pownall, 
(G.0.5,  518)  en  leur  insatiable  voracité  de  possessions  terriennes, 
se  sont  procuré  des  contrats  et  autres  pièces  frauduleuses  fon- 
dées sur  labus  des  traités  et,  par  ces  moyens,  réclament,  même 
à  l'exclusion  des  Indiens,  la  propriété  non  seulement  de  leurs 
terrains  de  chasse,  mais  encore  leurs  camps  et  demeures.  C'est 
ainsi  qu'ils  ont  chassé  les  Indiens  de  leurs  territoires.  Incapables 
de  supporter  davantage  de  tels  procédés,  les  Indiens  ont  dit 
à  Sir  \\  illiam  Johnson  qu'ils  ne  pourront  bientôt  plus  cliasser 
un  ours  dans  un  trou  d'arbre  sans  quun  Anglais  le  réclame 
comme  possesseur  de  cet  arbre  ».  —  «  On  les  arrêtait,  on  les  en- 
chaînait deux  à  deux,  on  les  emprisonnait,  dit  non  sans  ironie 
macabre  un  historien  anglais.  Anawam,  qui  succéda  au  roi 
Philippe  massacré,  se  rendit  au  capitaine  Church  ;  le  gouver- 
neur de  Plymouth  le  fit  mettre  à  mort.  Samuel  n'avait-il  pas 
fait  mettre  en  pièces  Agag?  Le  capitaine  Mosely,  s'étant  emparé 
dune  Indienne,  en  tira  toutes  sortes  de  renseignements,  puis 
la  livra  aux  chiens  :  «  Voilà  comment  elle  fiit  traitée  »,  disait-il, 
Jésabel  n'avait-elle  pas  été  dévorée  par  les  chiens?  Les  discus- 
sions des  pasteurs  puritains  à  propos  de  la  condamnation  à  mort 
du  fils  de  Philippe  montrent  combien  peu  l'amour  chrétien  les 
animait,  combien  peu  propres  ils  étaient  à  la  conversion  des 
sauvages  ».  —  «  Aucun  pasteur  ne  voulait  aller  évangéliser  les 
sauvages,  lisons-nous  dans  la  Préface  (XXIX)  du  Calendar  of 
Siale  Papers  [Col.  Séries  1699).  même  au  salaire  annuel  de  100 
livres  st.,  sans  parler  des    récompenses    de    l'autre    monde.  » 


P    O    l"    T    R    I    N    C    O    U    R    T  25 

Nous  ne  rappelons  que  pour  mémoire  les  perfides  atrocités 
du  major  Waldron  en  1676,  du  colonel  Church  en  1692,  du 
capitaine  Chubb  en  1696  (Hannay's,  Hist.  nf  Acadia,  p.  227  et 
^50),  lesquelles  exaspérèrent  la  haine  desindienspourles  Anglais' 
du  Massachusetts  et  déterminèrent  de  terribles  représailles. 

Quoi  d'étonnant,  quand,  dédaigneux  de  la  morale  évangé- 
lique  du  Christ,  on  va  demander  à  l'histoire  primitive  d'un 
peuple  barbare  de  l'Orient  les  pires  leçons  de  morale  politique 
et  personnelle?  Faut-il  s'étonner  que,  sous  la  main  de  ces 
prétendus  vengeurs  de  Dieu,  les  Indiens  périrent  par  milliers 
et  auront  bientôt  totalement  disparu  de  leur  terre  natale? 
«  Il  en  mourut  86.000  en  cinquante  ans  »,  avoue  en  1781  le 
Révérend  Samuel  Peters.  «  Dans  l'effroyable  histoire  des  rap- 
ports de  l'homme  blanc  avec  les  races  sauvages,  dit  l'historien 
Cunningham,  il  n'est  guère  de  plus  triste  exemple  de  froide 
cruauté  que  la  destruction  totale  des  Péquods,  hommes, 
femmes  et  enfants,  par  les  colons  puritains  qui  se  prétendaient 
les  conquérants  désignés  par  Dieu  pour  ce  nouveau  pays  de 
Chanaan  «.  {Cf.  Philip  of  Pokanoket  par  Washington  Irving). 
Cette  politique  d'extermination  persista  jusqu'en  plein 
xviiie  siècle,  alors  même  que  le  fanatisme  religieux  avait 
fait  place  au  seul  zèle  impérialiste,  ainsi  qu'en  témoigne 
éloquemment  cet  édifiant  dialogue  emprunté  à  la  corres- 
pondance du  général  Amherst  et  de  son  subordonné  le  colo- 
nel anglais  Bouquet  lors  de  l'affaire  Pontiac  en  1763  : 

«  Ne  pourrions-nous  pas  tenter  de  répandre  la  petite  vérole 
parmi  les  tribus  indiennes  qui  sont  rebelles.  Il  faut  en  cette 
occasion  user  de  tous  les  moyens  pour  les  réduire.  —  Je  vais 
essayer,  répond  le  colonel,  de  répandre  la  petite  vérole,  grâce 
à  des  couvertures  que  nous  trouverons  le  moyen  de  leur  faire 
parvenir.  —  Vous  ferez  bien  de  répandre  ainsi  la  petite  vérole, 
approuve  le  général,  et  d'user  de  tous  autres  procédés  capables 
d'exterminer  cette  race  abominable.  » 

Quelques  mois  plus  tard,  confirme  l'abbé  Maillard,  mis- 
sionnaire des  sauvages,  la  petite  vérole  fit  un  terrible  carnage 


26  LES  ORIGINES 

parmi  cette  mallieureuse  race.  Odieux  procédé  qu'on  a  depuis 
reproché  à  un  autre  peuple  soi-disant  civilisé.  «  C'est  ainsi  qu'il 
en  fut,  continue  le  juge  anglais  Savary,  chaque  fois  que  les 
Anglais  entrèrent  en  contact  avec  les  sauvages  :  ils  font  le 
vide  devant  eux  ».  «  La  civilisation  espagnole  a  écrasé  les 
Indiens,  conclut  Parkman;  la  civilisation  anglaise  les  a  mé- 
prisés et  négligés  (ce  qui  est  bien  peu  dire)  ;  la  civilisation 
française  leur  a  ouvert  les  bras  pour  les  aimer.  » 

Au  retour  du  printemps,  «  les  froidures  étant  passées  », 
tout  allait  à  merveille  en  notre  Port-Royal  :  plantes  et  fleurs 
croissaient  et  s'épanouissaient  avec  cette  vigueur  hâtive  qui 
caractérise  le  renouveau  canadien, quand  une  inquiétude  enva- 
hit nos  gens.»  Le  Sieur  de  Poutrincourt  ne  laissoit  de  songer  au 
retour,  ce  qui  estoit  un  fait  d"homme  sage:  car  il  ne  se  faut 
jamais  tant  fier  aux  promesses  des  hommes,  sans  considérer 
quil  y  arrive  bien  souvent  beaucoup  de  désastre  en  peu  d'heu- 
res ».  Le  sagace  avocat  n'avait  que  trop  raison. 

«  Nos  vaisseaux,  étant  retournés  en  France,  dit  Cham- 
plain,  ouïrent  un  nombre  infini  de  plaintes,  tant  des  Bretons, 
Basques  qu'autres,  de  l'excès  et  mauvais  traitements  qu'ils 
recevoient  ès-costes  [de  l'Acadie...]  »  Le  22  janvier  1605,  le 
Sieur  de  Monts,  alors  présent  à  Paris,  dut  faire  renouveler  par 
le  roi  son  monopole  de  trafic  et  d'exploitation;  le  8  février 
suivant.  Henri  l\  dut  encore  intervenir  pour  faire  lever  à 
Condé-sur-Noireau  la  saisie  de  vingt-deux  balles  de  castor 
appartenant  à  son  protégé  et  exempter  ses  marchandises  de 
tous  autres  droits  que  ceux  incombant  à  des  marchandises  de 
France.  Les  gens  du  fisc  se  liguaient  donc  avec  les  marchands 
pour  entraver  l'essor  de  cette  Nouvelle-France.  Enfin,  nous  dit 
Champlain,  «  la  Commission  de  Sa  Majesté  fut  révoquée  ». 

Le  24  mai  1607,  en  effet,  arrive  le  Jouas  avec  un  exprès 
de  M .  de  ^lonts  qui  annonce  que  le  roi,  cédant  à  une  forte  cabale 
de  marchands  envieux  et  de  seigneurs  intrigants,  avait  retiré 
à  nos  associés  leur  privilège  de  négoce  en  Nouvelle-France,  pri- 
vilège de  dix  ans  pourtant  renouvelé  le  IG  mars  1605. 


P    O    U    T    R    I    N    C    O    U    R    T  27 

Pour  récompense  de  trois  ans  que  le  Sieur  de  Monts  avait 
consommées  avec  une  dépense  de  plus  de  100.000  livres,  con- 
tinue Champlain,  il  fut  ordonné  par  le  Conseil  de  Sa  Majesté 
6.000  livres  à  prendre  sur  les  vaisseaux  qui  iraient  trafiquer  des 
pelleteries...  C'était  lui  donner  la  mer  à  boire...  Voilà  tous  les 
desseins  du  Sieur  de  Monts  rompus...  Autrement  Ton  eût 
pas  laissé  dhabiter  le  pays  [du  Sud]  en  trois  ans  et  demi...  et 
les  Anglois  et  Flamands  n'auroient  pas  joui  des  lieux  qu'ils  ont 
surpris  sur  nous  ». 

C'était  la  ruine  de  Poutrincourt,  alors  que  tout  souriait 
en  sa  colonie,  que  les  moissons  jaunissaient,  que  les  habitants 
satisfaits  songeaient  à  se  fixer  à  demeure. 

'(  Passée  une  autre  année,  il  ne  fallait  plus  entretenir  Ihabi- 
tation;  la  terre  estoit  suffisante  de  rendre  les  nécessités  de 
la  vie  ».  Aussi,  «  ce  fut  grande  tristesse, de  voir  si  belle  et  si 
saincte  entreprise  rompue;  que  tant  de  travaux,  de  périls 
passez  ne  servissent  de  rien,  et  que  l'espérance  de  planter  là 
le  nom  de  Dieu  et  la  Foi  Catholique  s'en  allast  évanouie...  Ce 
nous  estoit  grand  dueil...;  cette  douleur  nous  poignoit... 
Néanmoins,  après  que  le  Sieur  de  Poutrincourt  eut  longtemps 
songé  sur  ceci,  il  dit  que,  quand  il  devroit  venir  tout  seul 
avec  sa  famille,  il  ne  quitteroit  point  la  partie  >.. 

Il  comptait,  hélas  !  sans  des  défections  et  des  marchanda.ges 
qu'on  croirait  de  notre  temps.  «  Le  Sieur  de  Poutrincourt  ayant 
fait  proposer  à  quelques-uns  de  notre  compagnie  s'ils  vouloient 
là  demeurer  pour  un  an,  il  s'enprésenta  huit,bons  compagnons  ; 
...  mais  ils  demandèrent  si  hauts  gages  qu'il  ne  put  s'accom- 
moder avec  eux  ».  Force  fut  donc  de  rentrer  au  pays,  la 
rage  au  cœur. 

Poutrincourt  ne  partit  pas.  du  moins,  sans  idée  de  retour. 
Il  confia  au  sagamo  Membertou  et  à  sa  tribu  la  garde  de  ses 
maisons,  de  ses  travaux,  de  son  moulin,  de  son  alambic  à 
goudron  qu'à  leur  grand  ébahissement  il  venait  de  construire 
(  «  Que  les  Normands  savent  de  choses  !  »  s'exclamaient-ils); 
puis,  «  sitôt  qu'il  vit  que  le  bled  se  pouvoit  cueillir,  il  arracha 
du  sègle  avec  la  racine  pour  en  montrer  par  deçà  la  beauté, 


28  LES  ORIGINES 

bonté  et  démesurée  hauteur.  Il  fit  aussi  des  glannes  des  autres 
sortes  de  semence,  froment,  orge,  avoine,  chanvre,  et  autres,  à 
même  fin  »  (p.  606),  qu'il  destinait  au  royal  moulinier  de  Bar- 
baste,  «  pour  ce  que  le  bled,  continue  notre  vrai  colon,  est  la 
chose  la  plus  précieuse  qu'on  puisse  rapporter  de  quelque  pais 
que  ce  soit  ».  Enfin,  le  16  août  1607,  s'embarquant  le  dernier  de 
tous,  Poutrincourt  prit  congé  des  sauvages  qui,  agitant  ar- 
mes et  bras,  se  tenaient  debout  sur  la  rive,  les  yeux  «  pleins 
de  larmes  ».  «  Ce  fut  pitié  au  partir  de  voir  pleurer  ces  pauvres 
gens  ».  (p.  607).  Triste  fut  le  retour  à  Honfleur  en  octobre  1607, 
égayé  seulement  par  une  relâche  9  Saint-Malo  qui  permit 
à  ces  pèlerins  du  Nouveau  Monde  d'admirer  «  la  huitième  mer- 
veille »  de  l'Ancien,  k  Mont  Saint-Michel,  (p.  610). 

Le  30  juillet  1607,  Maître  Lescarbot  qui  ne  devait  pas  re- 
venir en  ces  lieux  qu'il  avait  tant  aimés,  auxquels  il  avait  voué 
sa  vie,  prit  sa  plume  de  poète,  pour  adresser  non  sans  dépit 
son  Adieu  à  la  Xoavelle  France  : 

Faut-il  abandonner  les  beautés  de  ce  lieu 
Et  dire  au  Bort  Royal  un  éternel  Adieu  ? 
Serons-nous  donc  toujours  accusez  d'inconstance 
En  l'établissement  d'une  Nouvelle  France? 
Que  nous  sert-il  d'avoir  porté  tant  de  travaux. 
Et  des  flots  irritez  combattu  les  assaux, 
Si  nôtre  espoir  est  vain,  et  si  cette  province 
Ne  fléchit  souz  les  lois  de  Henry  nôtre  Prince? 
Que  vous  servira-t-il  d'avoir  jusques  icy 
Fait  des  frais  inutils,  si  vous  n'avez  soucy 
De  recueillir  le  fruit  d'une  longue  dépense, 
Et  l'honneur  immortel  de  vôtre  patience? 
Ha  !  que  j'ay  de  regrets  que  vous  ne  sçavez  pas 
De  cette  terre  icy  les  attrayans  appas  •! 

Comme,  sur  requête  des  marchands  de  Saint-Malo,  le  pri- 
vilège de  la  traite  des  castors  n'avait  été  renouvelé  que  pour 
un  an  au  Sieur  de  Monts,  celui-ci,  de  concert  avec  Champlain, 
tourna  désormais  toute  son  activité  vers  Québec  et  le  Canada. 
Ainsi  isolé,  Poutrincourt,  sans  grand  crédit  ni  fortune,  passa 
deux  ans  et  demi  à  trouver  des  associés,  des  bailleurs  de  fonds, 


POUTRI>'    COURT  29 

des  journaliers.  Henri  IV,  dont  le  confesseur  était  alors  le  très 
influent  père  Coton,  ne  lui  ratifia  le  don  de  Port-Royal  et  même 
ne  lui  promit  une  somme  annuelle  de  2.000  livres  qu'à  condi- 
tion qu'il  emmenât  avec  lui  deux  Jésuites.  Le  Général  de  la 
Société  désigne  aussitôt  le  savant  père  Pierre  Biard,  de  Tour- 
non  et  de  Lyon,  et  le  père  Ennemond  Massé,  de  Lyon.  Mais 
Poutrincourt  avait  lié  partie  avec  le  gouverneur  de  Dieppe, 
qui  lui  confiait  son  fils  Robin,  et  avec  des  marchands  hugue- 
nots, dont  le  père  du  futur  amiral  Duquesne.  Pour  ne  pas  se 
brouiller  avec  ses  bailleurs  de  fonds.  Poutrincourt  choisit  un 
prêtre  séculier  de  son  diocèse  de  Langres,  l'abbé  Josué  Fléché. 
Ces  difficultés  retardèrent  le  départ  :  ce  ne  fut  que  le  25  fé- 
vrier 1610  que  Poutrincourt  put  de  Dieppe  mettre  à  la  voile 
avec  ses  deux  fils  Charles-Jean  de  Biencourt  (né  vers  1593) 
et  Jacques  de  Salazar,  avec  Louis  Hébert  et  quelques  autres 
compagnons  intrépides. 

En  débarquant  au  Port-Royal  la  joie  de  Poutrincourt  fut 
grande;  tout  son  établissement  était  intact;  les  honnêtes  Mic- 
macs n'avaient  pas  même  touché  à  un  meuble, à  un  ustensile; 
et  grande  aussi  fut  la  joie  des  sauvages  à  la  vue  de  leurs  an- 
ciens amis  et  de  leurs  nouvelles  connaissances.  FVjur  leur  té- 
moigner sa  gratitude,  Poutrincourt  crut  ne  pouvoir  rien  faire 
de  mieux  en  ce  monde  que  de  les  préparer  à  l'autre  :  il  confia 
donc  leur  chef  et  ses  proches  au  missionnaire  Fléché;  celui-ci 
en  quelques  semaines  en  convertit  vingt  et  un.  dont  le  sagamo, 
auquel  il  donna  noblement  pour  parrains  et  marraines  le  roi, 
la  reine  et  les  grands  de  la  Cour  de  France  (24  juin  1610). 
Reconnaissants,  les  nouveaux  convertis  appelèrent  pieusement 
leur  apôtre  «  le  patriarche  ».  Une  centaine  d'autres  baptêmes 
suivirent  :  car  «  le  Sieur  de  Poutrincourt,  dit  Lescarbot.  brû- 
lait d'un  si  grand  désir  de  voir  la  terre  de  la  Nouvelle  France 
christianisée  que  tous  ses  discours  et  desseins  ne  butaient 
qu'à  cela  »;  lui-même  catéchisait  les  sauvages,  estimant  sans 
doute,  comme  son  ami  Champlain,  que  «  le  salut  d'une  àme 
vaut  mieux  que  la  conquête  d'un  t'uipire  r.  Il  n'en  nuhliail 
pas,  toutefois,  les  intérêts  matériels  de  son  entreprise  :  veil- 


3<)  L    E    s  O    R    I    G    I    N    E    s 

lant  aux  travaux  de  culture  et  d'aménagement,  il  eut  soin  de 
répartir  ses  terres  entre  ceux  de  ses  vingt-trois  compagnons 
([iii  Noulurent  bien  s'attacher  à  lui  comme  tenanciers  censi- 
taires. Les  premières  concessions  furent  accordées  en  1610. 
Dès  le  8  juillet,  Poutrincourt  renvoya  en  France  son  fils 
Charles  pour  achever  de  ravitailler  en  hommes  et  en  denrées 
la  colonie  ou,  comme  on  disait,  «  l'habitation  >>;  mais  ce  jeune 
homme  de  dix-huit  ans  se  heurta  à  des  difficultés  au-dessus 
de  son  âge. Henri  IV  étantmort, le  jeune  Roi  et  la  Reine  régente, 
par  lettres  personnelles  du  1^''  et  du  2  octobre  1610,  féli- 
citent et  encouragent  Poutrincourt  en  son  œuvre  décolonisation 
et  surtout  de  conversion  religieuse;  le  6  octobre,  le  père 
Coton  lui  promet  d'être  «  son  solliciteur  en  cette  cour  envers 
et  contre  tous  ceux  qui  pourront  le  servir  et  qui  désirent  lui 
nuire  ».  En  conséquence  de  quoi  le  roi  et  la  reine,  par  lettres 
du  7  octobre,  imposent  la  collaboration  des  pères  Biard  et 
Massé  dont  le  père  Coton  vient  de  dire  à  propos  du  premier, 
c[u'il  a  été  «  longtemps  son  compagnon  »  et  est  «  fortcogneu 
en  cette  cour  ».  Ce  fut  là  toute  une  affaire  d'Etat  dont,  le 
29  octobre,  le  nonce  se  réjouit  auprès  du  cardinal  Borghèse. 
«  Deux  pères  jésuites  se  rendent  au  Canada  à  la  grande  satis- 
faction de  la  Reine  qui,  me  dit-on,  leur  a  donné  pour  viatique 
une  aumône  de  500  écus».  Mais  les  marchands  huguenots  de 
Dieppe,  qui  financent  toujours  l'entreprise,  ne  veulent  pas 
entendre  parler  de  pareille  association  :  ils  exigent  le  rem- 
boursement de  leurs  avances,  4.000  livres.  Qu'à  cela  ne  tienne  ! 
La  belle  et  vertueuse  Antoinette  de  Pons,  marquise  de  Guer- 
cheville,  dont  le  directeur  spirituel  est  précisément  le  père 
Biard,  fait  à  la  Cour  une  collecte  qui  lui  rapporte  les  4.000 
livres  nécessaires  et,  le  20  janvier  1611,  par  contrat  passé 
devant  M^  Levasseur,  notaire  à  Dieppe,  elle  rachète  en  faveur 
des  deux  pères  jésuites  les  parts  de  nos  associés  dieppois.  Dès 
le  lendemain  le  père  Biard  et  le  père  Massé  s'embarquent,  avec 
le  jeune  Biencourt  ainsi  joué,  sur  la  Grâce-de-Dieii,  à  eux 
appartenant,  bien  que  presque  tout  l'équipage  et  personnel, 
comptant   trente   six  hommes,  soit    huguenot.  On  met   à  la 


P    O    U    T    R    I    N    C    O    U    R    T  31 

voile  le  26  janvier.  Le  père  Le  Tac,  récollet,  blâma  fort  a  ce 
contrat  qui  fit  tant  de  bruits,  de  plaintes  et  de  crieries  ». 
(pp.  80-2). 

Malheureusement,  en  ces  temps  de  marine  à  voile  et  sur- 
tout en  cette  mauvaise  saison,  la  traversée,  gênée  par  des 
banquises,  ralentie  par  les  accalmies,  dura  si  longtemps,  jus- 
qu'au 22  mai,  que  les  passagers  furent,  en  route,  obligés  de 
consommer  une  partie  des  provisions  destinées  à  la  colonie; 
il  en  résulta  que,  faute  de  semences  suffisantes,  la  maigre, 
récolte  qui  suivit  aurait  rendu  fatal  l'hiver  de  1612,  si  nos 
colons  ne  s'étaient  avisés  de  recourir  à  un  légume  indigène 
que  mangeaient  les  sauvages  :  le  topinambour  les  sauva. 
Au  printemps,  on  eut  beau  défricher  quelques  nouvelles  terres 
en  amont  de  la  rivière,  l'établissement  du  Port  Royal  péri- 
clita dès  lors  :  la  confiance,  l'entrain,  la  concorde  s'évanoui- 
rent. L'entente  avait,  pourtant,  été  parfaite  au  début  :  le 
Père  Biard  ne  tarissait  d'éloges  ni  sur  M.-  de  Poutrincourt. 
«  seigneur  doux  et  équitable,  vaillant,  aimé  et  expérimenté..., 
estimé  en  proportion  de  sa  piété  »  ni  sur  le  jeune  Biencourt 
qui  leur  traduisait  et  leur  enseignait  le  micmac,  «  imitateur 
des  vertus  et  belles  qualités  du  père  «;  mais  les  choses,  disons- 
nous,  se  gâtèrent.  De  fâcheux  conflits  d'autorité  et  d'intérêt 
éclatèrent  entre  les  Poutrincourt  père  et  fils  d'une  part,  et 
les  pères  jésuites  de  l'autre.  «  Mon  père,  disait  Poutrincourt 
à  l'un  d'eu.x,  je  vous  prie  de  me  laisser  faire  ma  charge.  Je  la 
sçay  bien,  et  espère  aller  aussi  bien  en  Paradis  avec  mon 
épée  que  vous  avec  votre  bréviaire.  Montrez-moi  le  chemin 
du  Ciel,  je  vous  conduyrai  bien  en  terre  ».  Rien  n'y  fit. 

Le  11  juillet,  Poutrincourt  ([uittc  Port-Royal,  oii  il  laisse 
vingt-deux  personnes,  y  compris  son  fils  et  les  deux  pères 
jésuites.  Mais,  en  France,  les  marcliands  dieppois  refusant 
toujours  leur  aide.  PoutrincourL  dnnt  on  a  saisi  le  navire  et 
qu'on  menace  de  prison,  écoute  les  propositions  de  la  marquise 
de  Guercheville  :  elle  lui  offre  1.000  écus,  à  condition  qu'elle 
participe  aux  piv-TIts  de  la  traite  et  de  la  pêche  et  qu'elle  entre 
en  possession   d'une  parlie  des  terres.  Poul  rincourt  consent 


32  LES  ORIGINES 

une  part  aux  profits,  mais  refuse  la  cession  de  ses  terres. 
Rupture.  Alors  la  marquise  se  tourne  vers  le  Sieur  de  Monts, 
ruiné  par  ses  entreprises  au  Canada,  et  lui  achète  tous  ses  titres 
de  possession  en  Acadie,  sauf  naturellement  la  seigneurie  de 
Port  Royal  que  possède  légalement  Poutricourt.  Le  malheu- 
reux colonisateur,  sans  ressources,  se  trouve  obligé  de  rester 
en  France,  loin  des  siens,  pendant  que  s'embarque  le  Frère  du 
Thet,  S.'J.,  muni  des  1.000  écus  de  la  marquise.  Deux  lettres 
de  son  fils,  dont  une  datée  du  13  mars  1612,  inquiètent  Pou- 
trincourt  sur  les  conflits  de  ce  fils  et  des  pères  jésuites;  mais 
une  du  pèreBiard  le  rassure  :  «  Votre  digne  fils  est  porté  d'un 
grand  zèle  à  vous  servir  ».  Enfin,  Poutrincourt  peut  partir; 
mais  il  n'arrive  que  le  23  janvier  à  Port-Royal  qu'il  trouve 
plus  que  jamais  en  proie  aux  dissenssions  et  à  la  famine. 

Rentré  en  France,  le  Frère  du  Thet  informe  sa  riche  pro- 
tectrice de  cette  triste  situation  :  elle  décide  la  création  d'un 
autre  établissement  et  en  confie  la  direction  au  Sieur  de  la 
Saussaye  (ou  plus  simplement  au  capitaine  marchand  Le 
Coq,  sieur  du  Saussay).  En  mars  1613  part  de  Honfleur  la 
Fleur  de  May,  de  100  tonneaux,  avec  trente  personnes  à  bord, 
dont  le  Frère  du  Thet  et  le  père  jésuite  Quentin.  Pour  favoriser 
l'entreprise,  le  roi  a  donné  quatre  tentes  ou  pavillons,  des  ar- 
mes et  des  munitions  de  guerre.  Au  passage  à  Port-Royal 
(12  mai  1613), on  s'empare  de  toutes  les  réserves  et  provisions, 
même  des  ornements  d'église  donnés  par  la  reine  ;  on  embarque 
les  pères  Biard  et  iNIassé  et  leurs  domestiques;  on  abandonne 
à  leur  malheureux  sort  en  leur  habitation  dépourvue  et  déla- 
brée les  premiers  colons,  et  l'on  s'en  va  fonder  aux  Monts 
Déserts  de  Pentagouet  (maintenant  Penobscot,  sur  la  côte 
du  Maine  actuel)  un  établissement  rival  qu'on  appelle  Saint- 
Sauveur.  En  ce  poste  important  qui  commande  l'entrée  de 
la  Baie  Française,  les  pères  jésuites  comptaient  créer  un 
autre  Paraguay.  Leur  espoir  fut  vite  déçu. 

L'ennemi  commun,  «  l'envieux  de  tout  bien  »,  dit  le  père 
Biard.se  chargea  de  mettre  d'accord  ces  malheureux  Fran- 


P    O    U    T    R    I    N    C    O    U    R    T  33 

«^ais  aux  prises.  La  \'irginie,  fondée  en  1607  par  «  des  gentilhom- 
mes  ruinés,  des  piliers  de  tavernes,  des  coureurs  de  mauvais 
lieux,  des  banqueroutiers  »,  dit  Parkman  [Pioneers  of  France, 
ch.  VII),  «  gens  plus  propres  à  corrompre  qu'à  fonder  une  ré- 
publique »,  ajoute  Bancroft  {Hisiory  of  the  United  States,  I, 
ch.  V),  n'en  comptait  pas  moins  déjà  près  de  3.000  émigrants, 
presque  tous  protestants  fanatiques.  Vers  le  15  juillet  1613, 
l'aventurier  gallois  Samuel  Argall,  «  jeune  homme  brutal  et 
emporté  »,  dit  Bancroft,  «  rusé  comme  un  renard,  »  dit  Fiske, 

.ayant  appris  des  Indiens  l'existence  de  ce  nouvel  établisse- 
ment français,  en  décida  aussitôt  la  destruction.  Avec  son 
navire  armé  de  quatorze  canons  et  sa  bande  de  60  marins  et 
soldats,  il  surprend  en  rade  l'inoffënsive  Fleur  de  May,  s'en 
empare,  vole  les  lettres  patentes  de  la  Saussaye,  pille  et  sac- 
cage «  rhal)itation  «naissante,  en  massacre  ou  en  déporte  les 
habitants,  y  compris  les  Pères  jésuites.  Le  Frère  du  Thet  fut 
tué  dans  la  bagarre.  Anticipant  les  odieux  exploits  des  sous- 
marins  allemands,  il  li\re  au  gré  des  flots  sur  une  barque  non 
pontée  le  Père  Massé  et  quinze  de  ses  compagnons  ;  ils  sont  mi- 
raculeusement sauvés  par  des  bateaux  malouins  qui  péchaient 
à  Port-Mouton.  A  Jamestown,  le  gouverneur  de  Virginie, 
Thomas  Dale,  bien  qu'ancien  pensionnaire  d'Henri  \\,  me- 
nace de  pendaison  tous  ces  prisonniers  français,  qu'il  feint  de 
prendre  pour  des  pirates  :  Argall  leur  avait  volé  leurs  chartes 
et  autres  papiers.  Il  assemble  le  Conseil  de  sa  colonie,   qui  dé- 

-cide  également  la  destruction  du  Port-Royal.  De  quel  droit? 

La  Virginie  ne  s'était  jamais  étendue  si  loin  :  c'était  par 

abus  de  pouvoir  qu'en  1606  Jacques  I^^  avait  porté  du  38^ 

au  450  la  concession  de  la  Compagnie  de  Plymouth,  puisqu'il 

•s'y  trouvait  «  des  pays  déjà  occupés  par  un  prince  chrétien  et 
habités  par  un  peuple  chrétien  ».  Le  l^r  avril  1606,  il  avait 
même  été  spécifié  que  cette  élaslique  Viriginie  ne  devait 
s'étendre  qu'à  30  milles  du  premier  établissement;  et  Pen- 
tagoët  en  était  à  plus  de  200  milles.  C'était  donc  là  un  empiéte- 
ment manifestement  illégal  sur  les  concessions  déjà  organisées, 

■£iiltoribiis  non  prias  racua,  des  sieurs  de  Monts  et  de  Poutrin- 

LAIVniMtK,  t  .    I.  2 


34  LES  ORIGINES 

court.  «  Les  droits  des  Français  sur  ces  régions,  reconnaît 
l'historien  anglais  Biggar,  étaient  supérieurs,  plus  ^  alides  ». 
Et  qu'importe  à  de  cupides  rivaux  la  mauvaise  foi?  La  Nou- 
velle-France d'Acadie  leur  portait  ombrage  :  elle  est  cyni- 
quement condamnée. 

En  octobre  1613,  Argall  repart  avec  trois  vaissc  fsux,  dont, 
la  Fleur  de  May,  portant  à  son  bord  le  Père  Biard  et  six 
Français.  L'établissement  de  Saint-Sauveur  est  détruit  de  fond 
en  comble;  les  ruines  mêmes  de  Sainte-Croix  sont  rasées. 
Port-Royal  est  surpris  en  une  heure  où  les  habitants  sont  aux 
champs  :  on  enlève  le  bétail,  on  dévalise  les  maisons  et  les 
dépôts,  on  arrache  «  jusqu'aux  serrures  et  aux  clous  »,  on 
brûle  tout  ce  qu'on  ne  peut  prendre,  on  supprime  les  fleurs  de 
lys.  Quand  surviennent  les  Français,  Argall  s'enfuit  lâche- 
ment, refusant  toute  rencontre  avec  le  jeune  Biencourt. 
Ce  forban,  «  ce  drôle  »,  comme  l'appelle  Parkman.  n'avait  pas 
plus  les  sentiments  de  l'honneur  que  celui  du  droit.  Cette 
barbare  destruction  de  deux  colonies  françaises  par  les  An- 
glais sans  déclaration  de  guerre  est  un  odieux  acte  de  flibus- 
terie  qu'aggrave  le  double  mobile  de  la  jalousie  et  du  pillage. 
11  fut  suivi  de  bien  d'autres  jusqu'au  plein  dix-huitième  siècle  : 
c'était  le  commencement  de  la  politique  anglaise  en  Amérique 
et  ailleurs.  «  La  malédiction  et  rage  de  beaucoup  de  Chrétiens 
est  telle,  avait  justement  dit  Lescarbot  (p.  478),  qu'il  se  faut 
plus  donner  garde  d'eux  que  des  peuples  infidèles;  »  car  c'est 
«  gent  maudite  et  abominable,  pire  que  des  loups,  ennemis 
de  Dieu  et  de  la  nature  humaine  »  (p.  509). 

Plus  tard,  pour  les  besoins  de  leur  politique,  diplomates  et 
historiens  anglais  prétendirent  que  la  France  se  sentait  si  bien 
dans  son  tort  qu'elle  ne  réclama  jamais  contre  une  agressiont 
si  brutale.  Or,  dès  le  18  octobre  1613  (n.  s.),  l'amiral  de  Mont- 
morency se  plaignit  au  roi  Jacques  des  déprédations  inexpli- 
cables du  capitaine  Samuel  Argall  en  une  habitation  française 
d'Amérique, où  des  hommes  furent  tués  et  des  prêtres  molestés, 
et  réclama,  outre  une  indembité  de  100.000  livres,  une  déli- 
mitation loyale  des  frontières  de  la  Virginie.  Cette  plainte 


POUTRINCOURT  35 

fut  transmise  au  Roi  pas  Sir  Thomas  Edmonds  le  11  octobre 
(v.  s.).  Le  21  octobre  (n.  s.),  la  marquise  de  Guercheville 
insiste  auprès  du  secrétaire  d'Etat  Sir  Ralph  Winwood  sur  le 
dommage  qui  lui  avait  été  causé  et  sur  le  prompt  rapatrie- 
ment des  prisonniers  français  indûment  retenus  en  Virginie. 
Le  12  décembre  (n.  s.)  Sir  Th.  Edmonds  informe  Sir  R.  Win- 
wood que  la  Reine  elle-même  a  insisté  d'une  manière  pressante 
sur  la  nécessité  d'une  prompte  réparation  pour  les  dommages 
causés.  Le  secrétaire  d'Etat  anglais  se  contenta  de  répondre 
à  notre  ambassadeur,  M.  des  Ruisseaux,  que,  le  vaisseau  de 
Madame  de  Guercheville  étant,  d'après  Argall,  dans  le  terri- 
toire concédé  à  la  Virginie,  il  n'y  avait  pas  lieu  d'accorder  de 
dédommagement.  Tout  ce  que  la  marquise  de  Guercheville 
put  obtenir  fut  le  renvoi  de  son  navire  et  des  derniers  prison- 
niers de  Virginie.  La  tempête  avait,  sur  l'un  des  trois  navires 
d'Argall,  poussé  le  père  Riard  aux  Açores  d'où  il  revint. 
(Calendar  of  Stale  Papers.  Colon.  Ser.  1574-1660,  p.  15;  Ibid., 
America  and  Wesl  Indies.  Add. 1574-1674,  no  81,  85,  86,  88). 
Dès  lors,  on  eût  dû  comprendre  en  France  combien  il  est  im- 
portant de  fixer  les  frontières  d'un  rival  qui  les  déplace 
au  gré  de  ses  intérêts  et  de  ses  désirs.  On  le  négligea. 

Que  l'on  juge  des  sentiments  de  Poutrincourt,  lorsqu'après 
deux  ans  de  difficultés  litigieuses  et  financières  en  France, 
jl  rentre  enfin  le  27  mai  en  son  cher  fief  du  Port-Royal  avec 
tout  un  ravitaillement  de  la  Rochelle,  acquis  à  grands  frais. 
Il  ne  trouve  que  ruine  et  misère.  Depuis  la  Toussaint  ses 
gens  n'avaient  vécu  que  de  chasse  ou  de  pêche,  de  racines, 
d'herbe  et  de  bourgeons;  mêlés  aux  sauvages,  les  uns  s'étaient 
enfuis  vers  le  Canada,  les  autres  erraient  dans  la  presqu'île. 
En  ce  désastre  immérité  sombraient  à  la  fois  sa  fortune,  ses 
plus  légitimes  espoirs,  les  résultats  si  péniblement  obtenus  de 
onze  années  d'efforts.  Accablé,  mais  non  désespéré,  préparant 
une  restauration  prochaine,  Poutrincourt  repart  pour  la 
France  avec  Louis  Hébert.  Son  zèle  colonial,  aux  prises  avec 
JeS  rivaux  de  France  et  les  ennemis  du   dehors,   l'a  ruiné. 


36  LES  ORIGINES 

Par  un  acte  conservatoire  en  date  du  9  mars  1613,  il  a  consenti 
à  une  séparation  de  biens  avec  sa  femme  Claude  Pajot.  Main- 
tenant, 3  mai  1614,  il  vend  sa  terre  et  seigneurie  de  Guiber- 
mesnil  et  se  retire  en  sa  baronnie  de  Saint-Just.  Mais  la  guerre 
civile  a  éclaté.  Profitant  de  l'absence  de  la  Cour,  le  prince  de 
Gondé,  alors  rebelle,  a  pris  Méry-sur-Seine  (à  cinq  lieues  de  la 
baronnie  de  Saint-Just).  Poutrincourt,  qui  a  été  jadis  le  gou- 
verneur dé  cette  place  et  veut  le  redevenir,  rassemble  hâti- 
vement 300  hommes,  tant  paysans  que  soldats,  et  bientôt  il 
occupe  la  basse  ville.  Mais  le  marquis  de  la  Vieuville,  lieutenant 
de  roi  en  Champagne,  à  la  tête  d'un  plus  fort  parti,  amène  à 
capituler  le  lieutenant  de  Condé,  Lameth.  Au  moment  de 
la  reddition,  Poutrincourt  attaque  quand  même  ;  et,  en  son 
excès  de  zèle  ou  en  un  accès  de  frénésie,  il  entre  en  conflit  avec 
les  gens  de  la  Vieuville.  En  cette  malheureuse  bagarre,  il 
meurt,  ainsi  que  son  fils  Jacques  (5  décembre  1615).  La  Croix 
de  Poutrincourt,  érigée  par  ses  soldats  «  qui  le  chérissaient  », 
rappelle,  en  cette  ville,  le  noble  souvenir  de  cet  ardent  preux 
de  la  Nouvelle  France.  Les  Français  ne  doivent  pas  oublier' 
le  nom  trop  méconnu  de  ce  premier  organisateur,  énergique- 
et  valeureux,  delà  première  colonie  française,  l'Acadie. 

Si  compromise  qu'elle  semblât,  l'œuvre  de  Poutrincourt 
lui  survécut  pourtant  :  car,  en  dépit  de  toutes  les  vicissitudes, 
depuis  son  temps  jusqu'à  nos  jours,  des  Français,  persécutés 
ou  non,  n'ont  jamais  cessé  de  vivre  sur  le  sol  acadien.  Le  se- 
cond fils  du  fondateur,  l'aîné  étant  mort  en  1611,  Charles  de 
Biencourt,  «  jeune  homme  de  grande  vertu  et  fort  recomman- 
dable  »,  avait  dit  le  P.  Biard,  faisant  lionneur  à  son  titre  ron- 
flant de  «  vice-amiral  es  mers  du  Ponant  es  côtes  de  delà  », 
entreprit  bravement,  avec  une  vingtaine  de  compagnons, 
d'entretenir  l'œuvre  de  son  père.  Il  en  releva  les  ruines  tant 
Lien  que  mal,  établit  çà  et  là  des  postes  de  traite.  On  vivait, 
à  vrai  dire,  de  pêche  et  de  chasse  bien  plus  que  de  culture; 
on  troquait  les  pelleteries  obtenues  des  sauvages  à  vil  prix 
contre  les  denrées,  munitions  et  autres  articles  qu'apportaient- 
de  la  Rochelle  et  de  Saint-Jean-de-Luz  les  bateaux  de  pêche- 


POUTRINCOURT  37 

et  de  commerce  de  plus  en  ])lus  nombreux  :  il  en  partait  de 
France  près  de  2.000  par  an.  Port  Royal  devint  ainsi  un  centre 
de  traite  où  se  rencontraient  sauvages,  marchands  et  pêcheurs. 
Mais,  à  la  rivière  Saint-Jean,  les  Malouiçs  de  Robert  Dupont- 
Grave  faisaient  une  concurrence  acharnée,  vendant  en  1616  et 
1617  jusqu'à  25.000  livres  de  fourrures.  Le  l^'  septembre  1618 
Biencourt  aux  abois  adressa  aux  échevins  de  la  Ville  de  Paris 
une  pressante  demande  de  secours  et  de  colons  : 

«  Mon  père  et  moi  avons  depuis  cjuatorze  ans  fait  effort  pour 
être  utiles  à  la  France  et  planter  ici  le  nom  françois...;  nous 
avons  découvert  toutes  les  côtes  au  péril  de  nos  vies...  Le  nom 
françois  s'évanouira,  si  l'on  n'y  donne  ordre  de  bonne  heure, 
et  vous  serez  tributaires  de  l'Anglois,  qui  nous  traite  ici  hostile- 
ment, cependant  qu'il  peuple  puissamment  la  Virginie.  Il  faut 
prévenir  le  dessein  de  l'Anglois,  puisque  nous  le  voyons  de 
loing,  et  pourvoir  à  ce  que  ce  pays  soit  plutost  habité  de  Fran- 
çois et  conserver  la  liberté  de  la  pescherie  qui  vaut  tous  les  ans 
un  million  d'or  à  la  France  («  la  morue  vaut  mieux  que  l'or  du 
Pérou  »,  avait  dit  Bacon).  Pour  établir  le  pays,  une  petite 
dépense  suffirait  :  un  ou  deux  navires  amenant  chaque  année 
en  ces  pays  les  plus  pauvres  gens  des  villes,  ce  qui  soulagerait 
beaucoup  de  familles  grevées  de  trop  d'enfants,...  quelques 
fonds  pour  les  nourir  pendant  quelques  temps.... La  terre  est 
ici  bonne  au  labourage,  la  chasse  abondante,  le  poisson  à 
foison.  Je  ne  voudrais  pas  faire  eschange  du  Pérou  à  cette 
terre,  si  une  fois  elle  était  sérieusement  habitée...  Pères  du 
peuple,  vous  (jui  avez  le  navire  pour  marque  de  trophées  de 
vos  ancêtres,  laisserez-vous  périr  cette  gloire  et  n'aiderez- 
vous  pas  aux  navigateurs  de  la  Nouvelle  France?  » 

Les  «  Pères  du  peuple  »,  justement  émus  par  ce  ])eau  lan- 
gage et  par  ces  bons  arguments,  envoyèrent,  au  lieu  d'agir 
eux-mêmes, une  lettre  circulaire  au.x  «  bonnes  villes  »  de  France 
en  vue  de  fonder  une  Compagnie  générale  de  colonisation. 
Mais  les  ports  de  commerce,  que  gênait  le  monopole  de  ces 
grandes  compagnies  coloniales,  firent  tenir  une  réponse  décou- 
rageante. La  Cour  de  France,  en  proie  aux  dissensions,  en 
lutte  contre  les  protestants,  abandonna  l'Acadie  à  son  malheu- 
reux sort.  Charles  de  Biencourt  n'eut  d'autres  recrues  qu'une 


38  LES  ORIGINES 

poignée  de  volontaires  débarqués  ou  échappés  de  barques  de 
pêche.  Jusqu'en  1624,  il  lutta,  quand  même,  énergiquement 
contre  la  ruineuse  concurrence  des  Rochelais  et  des  Malouins; 
mais  alors  il  mourut  à  la  peine  d'une  mort  prématurée. 

Telle  fut  la  misérable  fin  de  ces  Poutrincourt  qui,  si  les 
circonstances  les  avaient  mieux  servis,  si  leur  nation  les  avait 
mieux  compris,  étaient  hommes  à  faire  de  l'Acadie  une  forte  et 
riche  colonie,  digne  de  leur  premier  protecteur.  Henri  IV. 
Ce  n'en  fut  pas  moins  à  cette  date,  dit  justement  Lescarbot 
{IV,  i),  «  la  plus  courageuse  de  toutes  les  entreprises  que  nos 
François  ont  faites  pour  l'habitation  de  Terres  Neuves  d'outre 
l'Océan,  et  la  moins  aydée  et  secourue  ». 


Sources  et  autres  références.  —  Archivrs  Nationales.  Colonies.  — 
AcadieC"D. 

Vol.  I.  —  Descrii)t.  du  pays,  côtes  et  îles  \oisines,  f.  îy-lb. 
Nomination  du  S''  de  Monts  par  i^en^y  IV,  f.  17. 
Propositions  du  S''  de  Monts  au  Roi,  f.  22. 
Remontrances  du  Roi,  t.  25. 
Carton  X.  Pièces  concernant  le  S''  de  Monts  (non  paginées). 

—  Série  V.  Compacrnies  de  Commerce. 

—  Carton  K.  1232  (neuf  pièces  sur  M.  de  la  Roque,  S""  de  Roberval). 
Archi"ps  du  Ministère  des  Affaires  étranf/ères.  —  ^lémoires  et  Docum. 

Amer.  vol.  I\",  f",  25;  suppl.  vol.  XXIV  f°  10  et  passim. 

Bibliothèque  Nationale,  Manuscrits.  —  N.  A.  F.  9256;  9261-2:  9281-3  : 
et  Mss.  Fr.  6800,  ff.  187-9;  15987,  ff.  157-250,  263.  15.563  Coll,  Brisnne, 
319. 


Archives  du  Canada.  —  Rapport  1894  (Doc.  anglais  relat.  à  Nouv. 
le  )sse',  p.  1. 

Calendar  of  State  Papers,  Colonial  S'ries.  1574-1660  p.  4-15.  Add. 
15  74-1674,  no  81,  85,  86.88.    1699,  XXIX. 

Collection  de  documents  relatifs  à  i  Histuirr  de  la  Nouvelle  France,  Qué- 
bec, 1883,  4°.  Vol.  I.  41-51,  57-9. 

Mémoires  des  Commissaires  du  Roij  et  de  ceux  de  Sa  .Majesté  Britannique 
sur  les  droits  respectifs  des  deux  Couronnes  en  Amériijw.  Paris,  1755-7, in-4'> 
vol.  I,  1-181. 

.Iacoues  Cartier.  —  Bref  Bccii  et  succincte  Narration  de  la  Navigation 
fai'.e  en  1535  et  1536  par  le  capitaine  .Jacques  Cartier.  Paris,  1545,  in-16. 

Ch.\mplai.-v.  —  Voijaqes  (le  la  Nouvelle  France.  Paris,  1613,  et  Paris, 
1632,  in-4". 

Marc  Lfscarrot. —  Histoire  de  la  Nouvelle  France,  Paris,  1609;  l,  ch.  4  ; 
m,  ch.  1-6;  IV-\'. 

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Nova  Francia  or  the  L)(;scription  of  thaï  part  of  Nova  Francia  which  is 


POUTRINCOURT  39 

onc  conlinenl  wilh  Virginia  (translated  inlo  En^Iisli  by  P.  E.)  London, 
1609,  4".  •     '  ' 

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W.  F.  Ganong.  —  .4  Monoar.  of  the  Cartogr .  of  .Y.  Br .  (Ibid. 
1897). 

W.  F.  Ganong.  ~  Dochel  Island,  {Soc.  roy.  Can.  1902,  II,  127-231). 

Benj.  Sulte.  —  Poulrinriiurt  en  Aeadie.  {Soc.  roy.  Can.  1883,  II, 
p.  31-51. 

Anonyme. — Description  de  tcul  ce  qui  s'est  passé  en  Champagne 
depuis  le  Parlement  du  Roy  etc.,  Paris,  1615.  8". 

La  Thiérache.  Bull.  Soc.  archéol.  Vervins.  I,  1873,  p.  46;  IV,  1876. 
p.  25;  V,  1877,  p.  26. 


CHAPITRE  II 


LATOUR   ET   ALEXANDEK 

(1618-1632) 


UN  des  Franrais  survivants,  Charles  Latour,  prétendit 
continuer  l'œuvre  des  Poulrincourt.  Il  se  déclare 
leur  héritier.  «  Le  jeune  Biencourt,  afl'irme-t-il.  par 
son  testament  m'a  constitué  en  son  lieu,  place  et  esquipage 
pour  reconnaissance  de  mes  fidelles  services  «.  Comme  ce 
testament  ne  fut  jamais  produit,  Madame  de  Poutrincourt 
int(nita  devant  le  Parlement  de  Paris  un  procès  audit  Latour 
pour  «  restitution  de  70.000  livres  et  de  toutes  terres  et  bâti- 
ments ayant  appartenu  à  son  fils  »,  dont  mémoire  par  le  pro- 
cureur Picault  en  date  du  16  décembre  1633.  Mais  l'héritier 
ou  pseudo-héritier  était  loin  et  les  gages  difficiles  à  saisir. 
Latour  nargue  donc;  il  se  fait  accepter  pour  clief  par  les  der- 
niers aventuriers  français,  s'allie  avec  les  tribus  sauvages  parmi 
les(pielles  il  vit,  et  s'établit  près  du  Cap  de  Sable  dans  un  poste 
fortifié  (pi'il  appelle  :  Fort  Lomeron,  (du  nom,  dit  Nicolas 
Denys  (III,  61)  d'une  personne  qui  déjà  habitait  en  ce  lieu). 
Cette  succession,  si  tant  est  qu'elle  fut  légitime,  fut  encore 
plus  âprement  contestée  par  les  Anglais  que  par  les 
Français.  Profitant  de  nos  guerres  civiles,  Jacques  I^^  en  1620 
se  prévaut  des  vagues  explorations,  et  non  des  effectives 
prises  de  possession,  de  Jean  Cabot  en  1497  et  1498  :  sans  ver- 
gogne il  étend  (3  novembre  1620)  la  concession  de  la  Plymoulh 
Coinpniuj  du  40°  au  48°  à  travers  tout  le  continent  d'une  mer 


LA    TOUR  ET  ALEXANDER  41 

à  l'autre  :  ce  qui  englobait,  outre  le  Canada  et  l'Acadie,  d'im- 
menses pays  totalement  inexplorés.  Sur  ce  vaste  territoire, 
il  taille  l'année  suivante,  d'accord  avec  la  Nouvelle  Angleterre, 
une  Nouvelle  Ecosse  qui  s'étend  de  la  rivière  Sainte-Croix  au 
fleuve  et  au  golfe  du  Saint-Laurent,  y  compris  le  Cap  Breton 
et  l'île  Saint-Jean.  Ce  beau  domaine  de  54.000  milles  carrés 
compris  entre  Terre-Neuve  et  le  ^Massachusetts,  il  l'accorde  le 
10  septembre  1621  avec  privilèges  et  pouvoirs  illimités  (sous 
réserve  de  payer  au  besoin  un  penny  par  an)  à  son  favori 
le  poète-courtisan  Sir  William  Alexander  (1580-1640)  qu'il 
comble  de  faveurs  en  récompense  de  basses  servilités.  Chevalier 
en  1609,  secrétaire  d'Etat  en  1626,  vicomte  en  1630,  comte  de 
Stirling  en  1633,  ce  mauvais  poète,  «  enflammé  d'ardeur  pour 
la  colonisation  américaine  »,  allait  réaliser  son  rêve  d'être  roi, 
fût-ce  roi  d'un  royaume  volé  par  son  impudent  souverain. 

L'heure  semblait  propice  :  nombre  d'Ecossais  pauvres 
émigraient  alors  en  Suède,  en  Pologne,  en  Russie.  Pourquoi 
ne  pas  faire  d'eux  des  serfs  peinant  pour  leur  seigneur  et 
maître  en  cet  apanage  colonial?  En  mars  1622  est  expédiée 
une  première  fournée  de  malheureux  journaliers  agricoles  : 
ils  se  contentent  d'hiverner  à  Saint-Jean  de  Terre-Neuve; 
les  uns  meurent,  les  autres  désertent;  l'année  suivante,  une 
autre  batelée,  après  avoir  côtoyé  le  rivage  atlantique  de  l'Aca- 
die, rentre  en  Angleterre  sans  même  avoir  débarqué  :  coût 
6.000  livres  sterling.  Heureusement,  le  trésor  royal  est  là,  et 
aussi  la  plume  facile  du  poète  :  en  1624  il  lance  sous  le  titre 
général  d' Encouragement  aux  Colonies  une  ronflante  réclame 
dont  le  pédantisme  digne  de  Jacques  l^^  fait  remonter  toute 
colonisation  à  Sem,  Cham  et  Japhel.  De  colons  poinl,  ni  d'ar- 
gent non  plus. 

Alors  vient  à  notre  homme  d'imagination  une  i(K'c  gi-niaie, 
qui  le  montre  meilleur  psychologue  que  colonisateur.  Pour- 
quoi ne  pas  imiter  le  royal  protecteur  qui,  pour  coloniser  avec 
des  protestants  le  comte  d'Ulster  en  Irlande  (l'actuel  Orange), 
venait  depuis  1619  d'accorder  aux  propriétaires  terriens,  i\ 
raison  de  1.100  livres  par  tête,  le  titre  de  baronnet  d'Irlande? 


42  LES  ORIGINES 

Cette  spéculation  sur  la  vanité  humaine  avait,  en  dix  ans, 
réussi  à  implanter  en  pays  catholique  205  familles  presby- 
tériennes, d'où  le  beau  denier  de  225.500  livres  pour  le  trésor 
royal;  telle  fut  l'origine  du  beau  gâchis  actuel  en  Irlande. 
Donc,  le  30  novembre  1621,  proclamation  royale  en  vue  de 
la  création  de  100  baronnies  en  Nouvelle  Ecosse,  dont  les 
titulaires  recevront  un  domaine  de  trois  milles  de  front  sur 
dix  milles  de  profondeur,  à  la  seule  condition  d'envoyer  six 
colons  et  de  verser  1.000  marks  au  Lord  Lieutenant  de  Nova 
Scotia  ;  encore  est-il  cjue  les  candidats  pourront  négocier  avec 
Sir  William,  si  ces  modestes  charges  leur  semblent  trop  lourdes 
et  même,  s'ils  s'y  dérobent  plus  tard,  s'en  tirer  avec  de  légères 
amendes.  En  fait,  c'était  là  battre  monnaie  avec  de  vains  par- 
chemins nobiliaires.  Bien  que  tout  fût  fait  par  le  roi  pour  ren- 
dre ces  honneurs  plus  attrayants,  il  n'y  eut  en  1625  que  huit, 
puis  douze  postulants. 

En  don  de  joyeux  avènement,  le  12  juillet  1625,  Charles  I^r^ 
n'en  confirme  pas  moins  au  favori  besoigneux  de  son  père, 
outre  les  terres,  baronnie  et  domaine  de  Nouvelle  Ecosse, 
tout  le  vaste  pays  qui  s'étend  du  Saint-Laurent  au  Golfe  de 
Californie  :  autant  donner  la  lune  !  Pour  en  prendre  possession 
se  crée,  avec  les  frères  Kirke  et  quelques  autres  aventuriers, 
une  compagnie  qui  prend  à  juste  titre  le  nom  de  «  Marchands 
aventuriers  du  Canada  >>.  L'un  des  associés  Lochinvar  lance  un 
nouvel  «  Encouragement  à  ceux  qui  ont  l'intention  d,e  col- 
laborer au  nouvel  établissement  du  Cap  Breton  ou  New  Gal- 
loway  en  Amérique.  » 

Mais  deux  oppositions  surgissent  :  d'une  part,  les  Etats 
d'Ecosse  trouvent  pareils  procédés  suspects  et  scandaleux; 
d'autre  part,  Richelieu.  Le  Stuart  n'eut  pas  de  peine  à  vaincre 
la  première  par  l'un  de  ces  abus  de  pouvoir  dont  il  était  coutu- 
mier.  Contre  l'autre  adversaire  plus  redoutable,  Charles  1^^ 
rusa  avec  cette  duplicité  qui  caractérise  la  politique  anglaise 
de  son  temps.  Au  traître  David  Kirke  (ou  Kertk),  qui,  né  à 
Dieppe  d'une  mère  française,  passait  pour  Français,  il  donne 
secrètement  (1627),  en  même  temps  que  des  lettres  de  marque, 


L    A    T    O    U    R  ET  A    L    E    X    A    N    D    E    R  43 

le  titre  de  «  lieutenant  amiral  »  d'une  flotte  dont  l'amiral 
titulaire  est  Sir  William  Alexander.  Ce  Kirke  en  profite 
aussitôt  pour  anticiper  les  fameux  exploits  de  Boscawen 
au  siècle  suivant;  en  1628,  se  postant  à  l'entrée  du  Saint- 
Laurent  avec  six  vaisseaux  armés,  il  capture,  sans  décla- 
ration de  guerre,  dix-huit  navires  que  la  Compagnie  des 
Cent  Associés  envoyait  ravitailler  Québec  et  Port-Royal 
en  denrées  et  en  munitions.  Dès  lors,  dépourvues  de  tout, 
ces  deux  villes  naissantes  sont  à  la  merci  de  nos  «  marchands 
aventuriers  ». 

Le  2  février  1628,  Charles  I^^  octroie  au  favori  de  son  père 
devenu  le  sien  l'immense  concession  de  la  rivière  et  du  golfe 
du  Saint-Laurent  (50  lieues  de  chaque  côté  du  fleuve  et  des 
lacs)  jusqu'au  Pacifique,  soit  une  bande  de  300  milles  anglais. 
Voilà  les  nobles  baronnets  de  la  Nouvelle  Ecosse  rassurés  : 
57  nouveaux  titulaires  s'inscrivent  de  1626  à  1628  à  la  caisse  de 
Sir  William  sur  les  instances  du  roi;  et,  grâce  à  ces  subsides  de 
nature  à  calmer  l'opposition  fâcheuse  de  créanciers  récalci- 
trants (ils  saisirent  à  Douvres  son  navire  de  ravitaillement,  le 
Morning  Slar),  le  Lord  Lieutenant  en  mars  1628  expédie 
en  son  fief  de  Port-Royal  sous  le  commandement  de  son 
fils  deux  bateaux  (le  susdit  et  l'isa^//^)  ;  ils  portent,  outre  les 
provisions  d'une  année,  70  colons,  plus  ou  moins  contraints, 
qui  s'installent  sur  les  ruines  du  fort  français,  désormais 
dénommé  Charles'Fort.  Ce  furent  à  peu  près  les  seuls  colons 
écossais  qui  passèrent  en  Nouvelle  Ecosse  :  car,  en  bon  Anglais 
d'alors,  notre  poète  avait  en  vue  l'exploitation  commerciale 
du  pays  plutôt  que  son  peuplement  et  son  développement 
agricole.  Dans  ce  but,  pour  se  débarrasser  de  toute  concurren- 
ce et  compétition  françaises,  Sir  William  crée  la  Compagnie 
Anglo-Ecossaise  du  Sainl-LaurenI  qui  reçoit,  avec  le  mono- 
pole du  commerce,  le  mandat,  tovijours  secret,  de  saisir  tout 
bâtiment  français  et  de  ruiner  tout  poste  français  en  Nouvelle 
France.  En  même  temps  Sir  WilHam  est  autorisé  non  seule- 
ment à  saisir  lesdits  vaisseaux,  mais  encore  à  arracher  du 
pays   (/o  displanl)  les  Français  eux-mêmes.  Première  idée  de 


44  L    E    s  O    R    I    G    I    N    E    s 

déporlatio.i  française  qui  sera  suivie  d'  bien  d'autres.  Pendant 
qu"uneescadre  anglaiseinstalle  auCap  Breton,  dénommé  New 
Galloway,  une  cinquantaine  de  colons  qui  se  ravitaillent  aux 
dépens  des  terre-neuviens  français,  le  flibustier  David  Kirke 
et  ses  frères,  munis  d'une  autorisation  du  Roi,  s'emparent,  au 
prix  de  40.000  livres,  de  Québec  (20  juillet  1629)  que  Cham- 
plain  sans  ressources  ne  peut  défendre  et  s'attribuent  les  deux 
rives  du  Saint-Laiirent;  c'est  ce  qu'ils  appellent  :  «  rentrer  en 
possession  »  d'un  pays,  qui  en  fait  n'avait  jamais  apparte- 
nu à  l'Angleterre.  De  toute  la  Nouvelle.  France,  il  ne  restait 
plus  alors  que  le  Fort  Lomeron  avec  Charles  Latour  et  sa  poi- 
gnée de  Français. 

Le  caractère  et  l'identité  même  de  ce  Latour,  qui  joua 
dans  l'Acadie  primitive  un  grand  rôle  suspect,  sont  l'objet 
de  tant  de  controverses  qu'il  importe  de  rapprocher  les  ren- 
seignements contradictoires  qui  le  concernent,  afin  d'en  tirer 
un  peu  de  lumière.  Dans  un  Mémoire  inslruclif  des  choses 
que  le  sieur  de  la  Tour  a  faites  en  la  Nouvelle  France  (Bibl. 
-Xat.,  -Mss.  Ancien  Fonds  franc.,  18.593,  fol.  373),  nous  lisons  : 

«  Le  sieur  de  Poutrincourt  mena  avec  lui  le  sieur  Claude 
Turgis,  natif  du  faubourg  Saint-Germain,  maçon  de  son  mé- 
tier, qu'il  fit  soldat  de  sa  compagnie,  lequel  avait  un  fils  nom- 
mé Charles  Turgis  qu'il  donna  à  son  fils  le  sieur  de  Biencourt 
polir  lui  servir  de  valet  de  chambre,  lequel  Turgis  se  fit  nommer 
Saint-Etienne  et  à  présent  Latour.  Le  Sieur  de  Biencourt 
demeura  dans  la  Nouvelle  France  jusqu'en  16'24  qu'il  y  dé- 
céda. Après  la  mort  du  Sieur  de  Biencourt.  ledit  Latour,  son 
valet  de  chambre,  s'empara  des  habits,  meubles  et  de  tout 
ce  qui  était  à  lui,  dont  inventaire  fut  fait,  montant  à  70.000  écus, 
sans  y  comprendre  les  terres  et  bâtiments.  La  mère  de  Biencourt 
fait  demande  audit  La  Tour  des  susdites  choses  par  exploit  du 
16  décembre  1633.  Ledit  Latour  demeura  dans  le  pays  et  dans 
les  bois  avec  18  ou  -20  hommes,  se  mêlant  avec  les  sauvages  et 
vivant  d'une  vie  libertine  et  infâme  comme  bêtes  brutes,  n'ayant 
pas  même  le  soin  de  faire  baptiser  les  enfants  procréés  d'eux  et 
de  pauvres  misérables  femmes,  durant  lequel  temps  les  Anglais 
usurpèrent  toute  l'étendue  de  la  Nou\elle  France  ». 


LATOUR  ET  ALEXANDER  45 

A  supposer  qu'il  y  ait  quelque  exagération  dans  ce  réqui- 
sitoire dressé  par  un  ennemi  de  Latour,  il  n'en  reste  pas  moins 
vrai,  par  ailleurs,  qu'il  eut.  en  effet,  d'une  squaw,  une  fille 
plus  tard  baptisée  Jeanne.  D'autre  part,  un  futur  co-proprié- 
taire  de  la  Nouvelle  Ecosse,  William  Crowne,  déclare  en  un 
mémoire  de  1668  que  ce  serait  Latour  qui,  passé  en  Angle- 
terre, aurait  fait  comprendre  à  Sir  William  Alexandre  tout 
Je  bénéfice  qu'il  pouvait  retirer  de  l'exploitation  de  l'Acadie. 
(Cal.  St.  P.  Col.  S.  1661-8,  no  1.809).  Bien  pire  encore:  Sir 
Lewis  Kirke  et  Sir  John  Kirke  affirment  qu'(n  1627  c'étaient 
Latour  père  <  t  un  certain  M.  de  Rochmond  qui  conmian- 
daient  la  flotte  anglaise  dirigée  contre  Québec.  (Ibid.  1661-8, 
p.  66).  La  trahison  des  Latour  remonterait  donc  bien  loin. 
-Maintenant  autre  son  de  cloche  :  c'est  Charles  Latour  qui 
écrit  lui-même  au  roi  de  France  (Bibl.  Nat.  Mss.;  nouv.  acq, 
franc.  5.131,  fol.  102). 

«  Au  Fort  Lomeron  en  la  Nouvelle  France,  le  25  juillet  1627. 

Depuis  l'âge  de  14  ans  que  le  sieur  de  La  Tour  mon  père  me 
mena  en  ce  pays  de  \'ostre  Nouvelle  France  où  j'ai  séjourné 
jusqu'à  ce  présent,  que  j'ai  atteint  l'âge  de  34  ans  [il  serait  donc 
né  en  1593  et  arrivé  en  Acadie  en  1607;  cette  dernière  date  est 
impossible  puisqu'en  1607  Poutrincourt  ramena  tout  son  monde 
en  France]  et  que  j'ay  été  contraint  de  vivre  ainsi  que  les 
|)euples  du  pays  et  vestu  comme  eux,  chasser  à  force  les  bestes 
et  pescher  les  poissons  pour  vivre,  attendant  quelque  secours 
de  la  France  qui,  par  la  grâce  de  Dieu,  nous  est  arrivé,  et  reçu 
l'honneur  de  l'enseigne  et  la  lieutenance  de  feu  Sieur  de  Pou- 
trincourt jusqu'à  sa  mort.  Lequel  par  son  testament  m'a  fait  la 
faveur  de  me  constituer  en  son  lieu  et  place,  et  laissé  la  place 
et  l'esquipage  dont  je  me  suis  acquitté  pour  le  service  de  Votre 
Majesté  le  plus  dignement  qu'il  m'a  été  possible,  sans  que. 
depuis  quatre  ans  qu'il  est  mort,  j'aye  reçu  aucun  secours  ni 
soulagement  de  personne;  au  contraire,  j'ay  été  et  suis  pour- 
suivi jusqu'à  la  mort  par  ceux  de  la  Grande  Rivière  [du  Canada 
ou  Saint-Laurent]  qui  se  disent  Français.  Je  suis  en  butte  pour 
être  couru  des  Anglais  qui  ont  dessein  de  me  faire  quitter  le 
pays  à  cause  de  l'amitié  et  alliance  des  peuples  du  pays. 

Comme  ils  ont  dessein  de  se  saisir  de  la  NouNclle  France  et 
de  s'approprier  la  pesche  des  morues  et  la  traite  de  la  pelleterie 


46  LESORIGINES 

et  doivent  venir  faire  un  effort  contre  moi  et  ruiner  ma  pla- 
ce, à  quoy  je  me  suis  préparé  avec  cent  familles  de  mes  al- 
liés peuples  du  pays  et  ceux  que  j'ay  ordonné  avec  moy  et 
ma  petite  troupe  de  Français.  Je  me  suis  maintenu  et  espère 
me  maintenir  pour  le  service  de  Votre  Majesté  pour  la  conser- 
vation du  pays  ou  y  mourir  avec  gloire.  Si  j'avais  autant  de 
force  que  j'ay  de  courage  et  d'invention,  je  puis  dire  que  les 
Anglais  ont  été  à  la  Nouvelle  France.  Je  ne  puis  avoir  d'autre 
recours  que  supplier  Votre  Majesté  de  ne  pas  laisser  perdre  un 
si  beau  pays...  et  me  soit  donné  et  délivré  commission  pour  la 
conservation  de  la  Côte  de  l'Acadie  avec  défense  à  tout  autre 
de  me  troubler...  Le  Sieur  de  La  Tour  mon  père  en  forme  la 
poursuite  auprès  de  Votre  Majesté  '). 

En  1627,  Claude  de  La  Tour  vint  en  effet  en  France;  mais 
au  retour  en  1628  il  fut,  dit-il,  capturé  par  Kirke  et  emmené 
en  Angleterre  où  il  obtint  du  roi  Charles  des  patentes  et 
concessions,  entre  autres  à  la  rivière  Saint-Jean  ;  or,  les  Kirke 
disent  quii  passa  à  leur  service.  Vers  1697,  autre  version  : 

«  En  1609,  dit  un  Mémoire  rédigé  à  l'instigation  du  petit-fils, 
Claude  de  Saint-Etienne,  gentilhomme  de  famille  distinguée, 
renonça  aux  avantages  qu'il  avait  lieu  d'attendre  dans  le 
royaume  pour  les  services  importants  qu'il  avait  rendus  à 
l'Etat  [■??]  en  qualité  de  capitaine  de  vaisseau...  Le  hasard 
l'avait  jeté  sur  les  côtes  de  cette  province  ;  [non  pas  «  le  hasard  », 
dit  le  premier  mémoire  ci-dessus,  mais  le  choix  de  Poutrincourt] 
il  en  avait  examiné  la  situation;  il  crut  qu'il  serait  du  bien  de 
la  France  et  de  la  religion  d'y  fixer  des  habitations.  Aucun 
intérêt  n'entra  dans  ce  dessein;  la  seule  espérance  d'être  plus 
utile  à  sa  patrie  et  son  zèle  pour  la  conversion  des  sauvages 
l'y  engagèrent  ». 

Que  conclure  de  toutes  ces  affirmations  contradictoires? 
Evidemment,  l'homme  qui  écrivit  la  susdite  requête  de  1627, 
si  pénible  et  si  incorrect  même  qu'en  soit  le  style,  n'était 
dénué  ni  d'instruction  ni  d'intelligence  ni,  comme  les  événe- 
ments le  prouveront,  d'  «  invention  «  ni  de  «  courage  ».  Que  le 
père  fût  simple  «  maçon  »  et  le  fils  «  valet  de  chambre  »  ne  con- 
corde guère  avec  le  rôle  ultérieur  qu'ils  jouèrent.  Quant  au 
brevet  de  «  capitaine  de  vaisseau  »,   on  ne  l'a  jamais  vu; 


LA    TOUR  ET  ALEXANDER  47 

iidmettons  que  Claude  eut  quelque  emploi  et  quelque  expé- 
rience de  marin  ou  de  soldat;  les  faits  le  prouvent.  Pour  ce 
qui  est  du  désintéressement  des  Latour,  de  leur  amour  de 
la  patrie  et  de  la  religion,  rien  de  plus  faux  :  ils  furent  à  cet 
égard  totalement  dépourvus  de  zèle,  de  scrupule  et  mêm€  de 
sens  moral  :  par  intérêt  ils  trahirent  des  deux  côtés  à  qui  le 
mieux,  n'ayant  jamais  qu'un  mobile,  leur  seul  profit.  Ce  qui 
parait  le  plus  vraisemblable,  c'est  qu'ils  furent  l'un  et  l'autre 
dès  l'origine  deux  aventuriers  suspects,  très  désireux  de 
cacher  leur  véritable  identité  sous  des  noms  divers  pour 
des  raisons  moins  avouables  sans  doute  que  leurs  grandis- 
santes prétentions  nobiliaires. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Claude  Latour,  dépouillé  dès  1626  de 
son  poste  de  traite  à  la  rivière  Saint- Jean,  dut  en  1627  et 
1628  vainement  plaider  sa  cause  et  celle  de  son  fils  à  la  Cour 
de  France  ou,  s'il  la  gagna,  préférer  les  avantages  anglais  aux 
avantages  français  :  car  en  1629,  après  la  prise  de  Québec,  nous 
les  retrouvons  l'un  et  l'autre  en  Nouvelle  Ecosse  en  train  de 
traiter  avec  l'ennemi.  Le  6  octobre,  en  effet,  à  Charlesfort 
(Port-Royal)  «  le  chevalier  Claude  de  Saint-Etienne,  seigneur 
de  La  Tour,  et  Charles  de  Saint-Etienne  son  fils,  «  signent 
avec  «  le  chevalier  Guillaume  Alexandre,  seigneur  de 
Menstrie,  Lieutenant  de  la  Nouvelle  Ecosse  en  Amérique  » 
des  «  articles  d'accort  »,  d'après  lesquels  ; 

«  Le  dit  Seigneur  Alexandre,...  portant  grand  respect  au  dit 
•Chevalier  de  La  Tour  et  à  son  fils  tant  pour  le  mérite  de  leurs 
personnes  que  pour  leur  assistance  à  la  meilleure  reconnais- 
sance du  pays...  leur  octroie  perpétuellement...  le  pays  et  costes 
de  l'Acadie...  depuis  le  Gap  Fourchu...  jusqu'à  Mireliguesche 
proche  de  la  Hève...  Le  dit  Chevalier  de  La  Tour  et  son  fils  et 
leurs  successeurs  tiendront  et  relèveront  toul,  le  dit  pays...  du 
Roy  et  successeur  de  la  Couronne  d'Escosse...  avec  tous  les 
droicts  et  privilèges  qu'aucun  Comte  ou  baron  escossois  lient 
et  relève  du  Roy.  Le  dit  Seigneur  Alexandre  se  réservant  néant- 
moins  et  ses  successeurs  la  lieutenance  générale...  Le  dit  Cheva- 
lier de  La  Tour  et  son  fils  promettant  d'eslrc  bons  et  fidèles  sub- 
jects  et  vassaux  du  dit  Roy  et  lui  rendre  toule  obéissance  et  assis. 


48  LES  ORIGINES 

ter  tous  les  peuples  à  la  réduction  du  dit  pays  et  Costes  d'Acadie* 
et  entretenir  bonne  amitié  et  correspondance  avec  les  subjects- 
qui  seront  plantés  et  habitués.  Et  accorde  aussi  le  dit  Seigneur' 
Alexandre  au  dit  Ctievalier  de  La  Tour  et  son  fils  et...  leurs- 
successeurs  perpétuellement...,   la  Vice-Amirauté  générale  en 
toute  Testendue  de  la  dite  Nouvelle  Escosse...  Pour  le  trafic 
de  la  pelleterie,  le  dit  Seigneur  Alexandre  et  de  La  Tour  le 
feront  en  communs  frais  et  partiront  le  gain  et  profit   d'icelle... 
Et  quant  aux  frais  des  plantations  chacun  les  fera  en  son  par- 
ticulier... »  (Arch.  Aff.  étr.,  Corr.  angl.,  vol  43,  f.  195). 

Le  30  avril  1630,  dit  un  extrait  de  charte  communiqué 
en  1751  par  les  Commissaires  anglais  aux  Commissaires  fran- 
çais (Mém.  des  Commiss...  IL  ^SO)  «  en  considération  des  gran- 
des dépenses  que  Sir  Claude  Saint-Etienne  avait  faites  en 
bâtiments  et  améliorations  et  pour  la  grande  amitié  et  les  ser- 
vices qu'il  a  rendus  à  Sir  William  Alexander,  ledit  Sir  ^^"illiam 
fait  concession  de  tout  le  pays,  Port-Royal  excepté,  audit 
Sieur  Claude  Saint-Etienne  et  à  son  fils  aîné  Charles  et  à  leurs 
héritiers  pour  toujours,  à  condition  qu'ils  continuent  d'être 
bons  et  fidèles  sujets  du  P»oi  d'Ecosse  ». 

Le  24  janvier  1697-8,  continuent  les  commissaires  anglais 
(II,  282),  le  sieur  Growne  atteste  que  «  ledit  Sir  Claude  Saint- 
Etienne,  Lord  de  La  Tour  et  de  Warre  et  son  fils  Charles  de 
Saint-Etienne,  Lord  of  Saint-Denniscourt,  étaient  des  protes- 
tants français  qui,  pour  la  liberté  de  leur  religion,  avaient  aban- 
donné la  France  depuis  maintes  années  et,  pour  les  bons  ser- 
vices qu'ils  avaient  rendus  en  développant  ladite  colonie, 
ils  furent  tous  deux  créés  baronnets  de  la  Nouvelle  Ecosse  ». 

Le  30  novembre  1628  et  le  12  mai  1629.  on  lit,  en  effet,  sur' 
la  liste  des  nouveaux  baronnets  de  la  Nouvelle  Ecosse  les 
noms  fastueux  de  Sir  Claude  Saint-Etienne  de  la  Tour  et  de  Sir 
Charles  Saint-Etienne  et  Saint-Denniscourt. Un  autre  extrait 
des  susdits  Commissaires  anglais  (II,  279)  parle  même  du 
«  titre  de  marquis...  confirmé  sous  le  grand  sceau  de  la  Nou- 
velle Ecosse  ».  La  trahison  est  donc  flagrante  et  déjà  six  fois 
prouvées;  d'autres  preuves  surviendront  encore.  Ces  doubles 
traîtres,  traîtres  à  leur  Roi  et' traîtres  à  leur  religion,  per- 
daient donc  ainsi  l'honneur  en  se  couvrant  d'honneurs  et  en 
se  comblant  de  profits  :  car  ils  vendaient  bel  et  bien  à  l'en- 
nemi, en  même  temps  que  leurs  personnes,  les  derniers  resteS' 


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LA    TOUR  ET  ALEXANDER  49' 

de  l'influence  française  en  ce  coin  de  la  Nouvelle  France  qu'ils 
appelaient  «  pays  et  côtes  de  l'Acadie  ». 

Lorsque,  cinq  ans  plus  tard  (15  janvier  1635),  les  Latour 
trouvèrent  bon  de  pallier  leur  forfaiture,  en  gens  d'imagina- 
tion ils  inventèrent  tout  un  roman.  A  son  retour  de  France 
(1627),  alors  qu'il  rentrait  en  Acadie,  Claude  Latour  aurait  été, 
comme  nous  l'avons  dit,  capturé  en  mer  par  l'un  des  frères 
Kirke,  déloyaux  vainqueurs  de  Champlain  à  Québec,  et  rame- 
né en  Angleterre.  Là,  il  aurait  en  1628  épousé  «  une  dame  d'hon- 
neur de  la  reine  Henriette  »,  «  d'une  noblesse  distinguée  en 
Angleterre  »;  [cequi  est  bien  peu  vraisemblable,  étant  donnés 
son  âge,  sa  condition  et  les  dates  imiiliquées  par  ces  faits]. 

Alors,  le  roi  Charles,  dit  le  mémoire  des  Latour  pro  domo  sua, 
(1697),  le  fit  en  même  temps  Chevalier  de  la  Jarretière  et  l'obli- 
gea pour  le  prix  de  ses  grâces  de  s'embarquer  dans  deux  vais- 
seaux de  guerre,  afin  d'engager  le  sieur  de  La  Tour  son  fils  à 
mettre  sous  son  obéissance  un  fort  considérable  que  le  sieur  de 
La  Tour  avait  construit  dans  le  pays  du  Cap  de  Sable.  Quelque 
répugnance  qu'eût  le  sieur  de  Saint-Elienne  à  exécuter  ces 
ordres,  les  sollicitations  d'une  femme  et  des  motifs  de  recon- 
naissance le  forcèrent  à  manquer  à  son  devoir.  [La  trahison  du 
père  n'est  pas  niée,  on  le  voit,  mais  seulement  palliée].  11 
offrit  à  son  fils  de  la  part  de  ce  Prince,  ce  qui  pouvait  le  plus 
flatter,  l'ordre  de  la  Jarretière,  une  mission  pour  commander  et 
d'autres  grandes  récompenses;  mais  ces  avantages  ni  les  prières 
ni  l'autorité  d'un  père  ne  furent  pas  capables  de  tenter  un  ins- 
tant sa  fidélité.  Il  résista  à  ce  que  la  fortune  a  de  plus  brillant  et 
aux  sentiments  de  la  nature.  Ce  mauvais  succès  ne  i)ermettant 
pas  au  Sieur  de  Saint- Etienne  de  retourner  en  Angleterre,  son 
fils  ne  put  lui  refuser  l'asile  cju'il  demanda.  11  lui  fit  bâtir  un 
logement,  à  quelque  distance  du  fort,  où  il  répara  sa  faute. 
[Oui,  le  diable  vieux  se  fit  ermite]...  Pénétré  de  vive  douleur 
de  s'être  laissé  séduire,  le  Sieur  Claude  de  Saint-Etienne  donna 
des  marques  de  son  repentir  par  de  nouveaux  services  rendus 
au  Roy  et  par  son  ap{)lication  à  tout  ce  qui  pouvait  assurer 
toutes  les  habitations  coulre  les  euli('i)rises  des  Anglais.  ». 

Rien  qu'au  style  on  voit  que  Charles  Latour  eut  alors  un 
collaborateur  instruit,  à  tout  le  moins  pour  la  rédaction  de 


50  LES  ORIGINES 

cette  histoire  romanesque.  Inconsciemment,  le  bon  Denys 
et  l'honnête  Champlain  collaborèrent  aussi  à  ce  merveilleux 
récit.  «  Latour,  dit  ce  dernier,  ne  se  laissa  pas  emporter  aux  per- 
suasions de  son  père  qui  était  avec  les  Anglais,  souhaitant 
plutôt  la  mort  que  de  condescendre  à  une  telle  méchanceté  que 
de  trahir  son  Roy;  ce  qui  donna  du  mécontentement  aux 
jVnglais  contre  le  père  de  Latour.  «  Nul  fait  ne  le  prouve. 
L'imagination  des  Latour  corsa  ce  beau  conte  pathétique  de 
brillants  faits  d'armes  :  car  la  voix  tonnante  du  canon  anglais 
renforça  l'appel  persuasif  de  la  sirène  paternelle  :  «  Le  combat 
dura  tout  le  jour  et  toute  la  nuit,  raconte  innocemment  Denys. 
Il  y  eut  beaucoup  d'Anglais  tués  et  blessés...  Le  lendemain, 
ils  débarquèrent  tous,  matelots  et  soldats;...  mais  ceux  du 
dedans  qui  ne  tiraient  pas  à  faux  en  blessèrent  plusieurs  : 
ce  qui  fit  renoncer  les  Anglais  à  la  prise  du  fort...  «  Le  malheur 
de  toute  cette  belle  histoire,  débitée  par  les  Latour  à  qui  vou- 
lait entendre  et  transmise  de  père  en  fils  comme  un  noble 
legs  de  famille,  c'est  qu'elle  est  contredite  par  les  faits,  et  en 
particulier  par  les  documents  plus  haut  cités.  Puisque  dès 
1629  les  Latour  s'étaient  tous  deux  par  le  u  traité  d'accord  » 
bel  et  bien  vendus  à  l'ennemi  pour  des  profits  et  des  honneurs, 
puisqu'ils  étaient  également  complices  et  bénéficiaires  en  leur 
trahison,  ils  n'eurent  en  1630  nul  besoin  de  faire  assaut  d'élo- 
quence française  ni  échange  de  feux  d'artillerie  ou  de  mousque- 
terie  anglaises.  Aussi,  lorsqu'on  1635  le  naïf  Denis  vint  les 
trouver  au  Cap  de  Sable,  il  était  fort  naturel  qu'ils  vécussent 
côte  à  côte  en  bons  voisins  de  campagne,  cultivant 
en  cette  paix  britannique  «  pois  et  blé  ».  Les  deux  madrés 
compères  n'eurent  donc  pas  de  peine  à  berner  le  partial  mar- 
chand et,  par  son  intermédiaire,  Champlain  lui-même  et  bien 
d'autres  partisans  posthumes.  Le  succès  de  cette  mystifica- 
tion eut  malheureusement  en  sa  grave  duplicité  des  conséquen- 
ces plus  graves. 

Pour  le  moment  toute  la  Nouvelle  France  semblait  à  jamais 
perdue  pour  la  France  :  en  1630  aux  Kirke  était  attribué  tout 
le  pays  au  Nord  du  Saint-Laurent;  à  Sir  William  Alexander, 


LATOUR  ET  ALEXANDER  51 

tout  le  pays  au  Sud.  Aussi  le  seigneur-poète  de  la  Nouvelle 
Ecosse,  assuré  de  la  complicité  des  deux  traîtres  français 
comme  de  l'intervention  royale  des  Suarts,  put-il  fastueuse- 
ment  diviser  son  vaste  empire  désormais  incontesté  en  New 
Caledonia  pour  ce  qui  est  de  la  péninsule  et  en  New  Alexan- 
dria  [ancien  Norembègue]  pour  ce  qui  est  du  continent.  Il 
n'y  manqua  pas.  Sans  doute  les  glorieux  souvenirs  de  son 
impérial  homonyme  hantaient  la  tête  du  chimérique  auteur 
de  Darius,  maintenant  que,  malgré  vingt-cinq  ans  d'efforts, 
la  Nouvelle  France  se  trouvait  absorbée  en  son  immense  do- 
maine colonial  ! 

Oui,  mais  il  y  avait,  avons-nous  dit,  un  adversaire  redou- 
table. Richelieu,  vainqueur  des  Anglais  à  la  Rochelle,  exige 
d'eux  par  la  paix  de  Suze  (24  avril  1629)  la  restitution  de  toutes 
choses  en  leur  état  antérieur  (Aff.  Etr.  Gorr.  Anglet.,  vol.  43, 
f.  100).  Tout  comme  un  autre  peuple  moderne,  les  Anglais 
promettent,  mais  ne  tiennent  pas.  Non  content  d'avoir  occupé 
Port-Royal  avec  ses  deux  vaisseaux  et  une  goélette,  le  lieu- 
tenant de  Sir  William,  Lord  Ochiltree,  s'était  en  juin  1629 
installé  à  Port-aux-Baleines  (Cap  Breton)  dans  un  bastion 
où  il  rançonnait  nos  terre-neuviens  et  prétendait,  sous  peine 
de  confiscation,  prélever  la  dîme  de  leurs  pêches.  Le  8  sep- 
tembre 1629,  en  représailles  des  violences  des  Kirke  et  con- 
sorts, paraît  le  capitaine  Daniel,  de  Dieppe,  avec  cinq  navires 
et  une  goélette;  à  la  tête  de  53  hommes,  il  s'empare  du  bas- 
tion, le  rase,  en  construit  un  autre  à  Sainte-Anne  où  il  com- 
mande les  passes  du  Grand  Chibou  et  ramène  à  fond  de  cale 
ses  60  prisonniers  écossais  :  42  sont  débarqués  à  Falmouth 
18,  dont  Ochiltree,  à  Dieppe  pour  y  répondre  de  leurs  exac- 
tions. A  son  retour  en  Angleterre,  dès  janvier  1630,  Lord 
Ochiltree  se  répand  en  accusations  contre  le  capitaine  Daniel 
et  déclare  que,  si  l'on  accorde  au  Roi  de  France  le  droit  de 
pêche  en  ces  régions,  elles  deviendront  pour  lui  en  quelques 
années  la  meilleure  pépinière  de  marins  qui  soit  au  monde. 
(Cal.  St.  Pap.  Col.  S.  1574-1660,  p.  105). 

Cependant,  pour  garder  pied  en  Acadie.  Richelieu  se  préoc- 


4)2  LES  ORIGINES 

oupe  de  maintenir  en  force  et  dans  le  devoir  les  Latour  dont  on 
ignore  la  trahison,  ou  du  moins  toute  l'étendue  de  la  trahison. 
Les  directeurs  de  la  Compagnie  de  la  Nouvelle  France  s'em- 
pressent d'équiper  à  Bordeaux  deux  navires  destinés  à  rivi- 
tailler  «  le  fils  de  Latour  qui,  dit  Champlain,  avait  succédé 
<în  place  du  feu  Sieur  Jean  de  Biencourt  ».  Sur  ces  navires  que 
■commande  la  capitaine  Marot,  de  Saint-Jean  de  Luz,  s'em- 
barquent des  artisans,  des  ouvriers,  trois  récollets;  on  y  ajoute 
force  denrées  et  munitions.  Des  lettres  qui  impliquent  quelque 
méfiance  sont  remises  à  Latour, 

«  ...le  mandant,  dit  Champlain.  de  se  maintenir  toujours  dans 
le  service  du  Roy  et  de  n'adhérer  ni  condescendre  aux  volontés 
-des  Anglais  comme  plusieurs  méchants  Français  avaient  fait, 
lesquels  se  ruinèrent  d'honneur  et  de  réputation...;  [l'allusion 
n'était  pas  déplacée]  ce  qui  ne  se  pouvait  espérer  de  lui,  [hélas  !J 
s'étant  toujours  maintenu  juscju'à  présent...  Pour  cet  effet,  on 
lui  envoyait  vivres,  rafraîchissements,  armes  et  hommes  pour 
l'assister  et  faire  édifier  une  habitation  au  lieu  qu'il  jugerait  le 
plus  convenable...  La  Tour  fut  très  aise  [on  le  conçoit]  de  voir 
naître  ce  qu'à  peine  il  pouvait  espérer...  Fut  résolu,  tant  par  le 
conseil  des  Latour  père  et  fils  que  Marot  et  pères  Récollets,  de 
faire  une  habitation  à  la  Rivière  Saint-Jean  ». 

On  voit  l'aubaine  :  le  fort  Lomeron,  restauré  et  pour  la  cir- 
•constance  baptisé  Fort  Saint-Louis,  devient  le  domaine  de 
Latour  fils;  le  fort  Saint-Jean  à  édifier  va  devenir  le  domaine 
de  Latour  père,  et  les  deux  transfuges  vont  être  comblés  de 
faveurs  par  amis  et  ennemis.  Si  l'on  en  croit  le  Mémoire  de 
1697,  Latour  fils  aurait  même  été  le  8  février  1631  présenté 
par  Richelieu  lui-même  au  roi  Louis  XII L  digne  pendant 
de  la  présentation  du  père  à  Charles  I^^"  deux  ans  plus  tôt, 
'€t  l'on  aurait  exigé  que  «  le  traité  passé  entre  le  capitaine  de 
La  Tour  et  le  capitaine  Alexandre  fût  annulé  ».  En  tout  cas, 
le  11  février,  Charles  de  La  Tour,  dont  les  «  bonnes  intentions  » 
ont  été  «  certifiées  »,  est  bel  et  bien  nommé  officiellement 
«  Gouverneur  et  lieutenant  général  es  côtes  de  l'Acadie  au 
fort  Latour  »;  en  avril  1631  la  Compagnie  de  la  Nouvelle  Fran- 


LA    TOUR  ET  ALEXANDER  53 

■ce  lui  envoie  un  troisième  navire  de  ravitaillement;  en  1632, 
■elle  étend  sa  concession;  le  15  janvier  1635  elle  lui  livre  le  fort 
-et  l'habitation  de  la  rivière  Saint-Jean.  Dès  1633,  le  versatile 
traitant,  cédant  à  ses  instincts  déprédateurs,  fait  preuve  d'un 
zèle  intempestif  :  il  fond  à  Machias  sur  un  poste  de  traite  que 
venaient  d'établir  un  certain  Allerton  et  d'autres  marchands 
de  New  Ply.mouth;  des  cinq  hommes  qui  l'occupent  deux  sont 
tués  et  les  trois  autres  emmenés  dans  le  repaire  du  Cap  de 
Sable  avec  un  butin  de  500  louis  en  fourrures  et  marchandises, 
Allerton  réclame,  il  demande  à  voir  la  commission  du  Roi  au 
nom  de  laquelle  le  «  lieutenant  général  es  côtes  d'Acadie  » 
prétend  agir.  Latour  répond  fièrement  que  son  épée  lui  en 
tient  lieu.  Pareille  grandiloquence  de  forban  eût  pu  nous  coû- 
ter cher.  Et  plus  cher  encore  toute  cette  confiance  mal  placée, 
toute  cette  générosité  imméritée  qui  ne  pouvaient  qu'encoura- 
ger ces  traîtres  à  trahir  encore  :  ils  n'y  manqueront  pas,  du 
reste,  dès  que  l'occasion  s'en  présentera. 

Dès  le  13  avril  1630.  l'amiral  de -Montigny  avait  reçu  l'ordre 
de  partir  avec  six  vaisseaux  pour  recouvrer  Port-Royal  et 
Québec;  mais  Richelieu,  se  ravisant,  préféra  négocier.  Mal  lui 
en  prit  :  ces  négociations,  engagées  avec  un  adversaire  de 
mauvaise  foi,  traînèrent  en  longueur  pendant  des  mois  et  fail- 
lirent rompre.  Notre  ambassadeur  Châteauneuf  et  ses  collè- 
gues, témoins  «  du  peu  de  foi  et  de  certitude  qu'il  y  a  à  traiter 
avec  eulx  »,  écrivaient  à  Richelieu  et  à  ses  secrétaires  :  «  Les 
Anglais  offrirent  la  restitution  du  Canada  sans  restriction  »; 
quant  à  Port-Royal,  «  ils  présumoient  faire  veoir  que  les  Es- 
cossois  et  Anglois  ont  faict  les  premières  descentes  au.x  habi- 
tations occupées,  »  prétention  impudente  qui  sera  mainte  et 
mainte  fois  renouvelée  au  cours  de  l'histoire  de  l'Amérique  du 
Nord.  A  l'encontre  de  toute  vérité  historique,  malgré  les  éta- 
blissements de  Monts  et  Champlain,  de  Poutrincourt,  de 
Dcnys,  de  Latour  et  de  la  Saussaye,  les  Anglais  ne  cesseront 
4'affirmer  jusqu'en  1755  qu'ils  étaient  les  premiers  occupants 


54  LES  ORIGINES 

en  même  temps  que  les  premiers  explorateurs  de  toute  la  ré- 
gion acadienne. 

«  Il  n'y  a  rien  à  espérer,  dit  des  lors  Châteauneuf,  avec  ces 
gens-ci  qui  sont  hardis  à  nier  la  vérité  et  la  raison  sans  honte 
et  ont  faict  plutost  la  paix  avec  nous  par  honte  et  impuissance 
de  ne  pouvoir  faire  la  guerre  que  par  amitié  et  considération 
du  bien  public  »  (Î8  novembre  1629);  «  ce  sont  esprits  opinias- 
tres  et  céluy  duroy  plus  que  tous  ses  subjects  qui  sont  redes  et 
hardis  à  refuser  les  choses  à  quoy  ils  penzent  ne  pouvoir  estre 
contraincts  par  la  force  »  (26  novembre);  «  quoy  qu'ils  m'en 
promettent,  je  ne  tiendray  rien  d'asseuré  que  nous  n'en  soions 
en  possession;...  tout  ce  qu'ils  promettent  de  parolle,  ils  le 
revoequent  en  doute  en  Texécution  »  (20  janvier  1630);  «  ils  ont 
faict  deux  fortifications  et  hal)itations  plus  de  deux  ou  trois 
mois  après  le  traité  ».  (Mémoire  du  l^r  février  réclamant,  confor- 
mément au  huitième  article  du  traité  de  Suze,  toutes  les  places 
prises  par  les  Anglais  depuis  le  14-24  avril,  notamment  Québec, 
le  Port-Royal  et  le  Cap  Breton.)  Québec  est  concédé,  mais  non 
Port-Royal;  d'où  mécontentement  de  Châteauneuf  (Cal.  of 
St.  P.  1.574-1660;  pp.  107-113).  «  Je  suis  obligé  d'ajouster  qu'ils 
se  préparent  puissamment  d'y  envoyer  des  gens  ceste  année  et 
que,  si  ne  les  prévenez,  il  sera  malaisé  de  les  en  sortir  ».  (20  fé- 
vrier). «  Nous  avons  aussy  appris  que  les  Anglois  font  estât 
de  conquérir  et  d'envahir  tout  ce  que  tientla  France  en  Canada..» 
(Arch.  Aff.  étr.,  Corr.  Anglet.,  vol.  43,  f.  345-355;  vol.  44,  f.  34) 

Bien  plus  édifiante  encore  est  la  lecture  des  archives  an- 
glaises qui  révèlent  les  dessous  de  la  politique  britannique. 
Le  «  roi  menteur  »,  comme  l'appelaient  ses  sujets, .trompe  tout 
le  monde.  Conformément  au  traité  de  Suze,  il  a  bien,  le  l^^" 
décembre  1629,  officiellement  donné  à  Sir  Wiliam  Alexander 
ordre  de  restituer  la  Nouvelle  France;  mais  secrètement, 
en  mai  1630,  il  le  félicite  de  ses  succès  coloniaux  et  l'encourage 
à  persévérer,  et,  en  juillet,  il  lui  demande  des  arguments  pour 
résister  aux  instances  de  l'ambassadeur  français.  En  juillet 
1630,  il  fait  confirmer  par  les  Etats  d'Ecosse  l'ordre  des 
baronnets  de  Nouvelle  Ecosse  et  en  septembre -nier  les  droits 
des  Français  en  cette  région  :  pour  1  honneur  de  Sa  Majesté, 
le  crédit  de- son  royaume  et  le  bien  de  ses  sujets,  arguent  ces 


LATOUR  ET  ALEXANDER  55 

conseillers,  il  faut  garder  tout  ce  pays  découvert  par  Cabot, 
dont  l'allégeance  a  été  reconnue,  par  Latour  et  autres  Fran- 
çais, dont  la  violente  invasion  par  Argall  a  été  tolérée  sans  ré- 
clamations. (Cal.  of  St.  Pap.,  Col.  Ser.,  1574-1660,  p.  119). 
En  avril  et  mai  1631,  il  fait  renouveler  par  le  Conseil  privé 
d'Ecosse  ses  encouragements  au  comte  de  Stirling,  ci-devant 
Sir  William  Alexander,  qui,  de  l'aveu  de  Latour,  ravitaille 
Port-Royal  en  hommes  et  en  bétail.  Le  12  juin,  Charles  l^^ 
n'en  promet  pas  moins  à  notre  ambassadeur  de  rendre  Québec. 
Port-Royal  et  autres  lieux;  et,  le 4  juillet,  il  réitère  au  susdit 
comte  l'ordre  de  rendre  Port-Royal  en  son  état  antérieur  et  à 
«  son  frère  le  roi  de  France  «  la  promesse  de  lui  restituer  inté- 
gralement   toutes    ses    anciennes     possessions    d'Amérique. 

Or,  le  12  juillet,  Charles  informe  son  bon  Conseil  privé  d'E- 
cosse que,  «  loin  de  renoncer  à  nos  droits  à  la  Nouvelle  Ecosse 
et  au  Canada,  nous  aurons  grand  soin  de  maintenir  tous  nos 
bons  sujets  qui  se  sont  établis  là  »;  et  le  26  juillet  il  lance  à 
cet  effet  une  solennelle  proclamation  auxdits  sujets.  N'em- 
pêche que  le  même  jour  il  rassure  le  roi  de  France  en  ces 
termes  :  a  Sur  la  foi  de  notre  parole  royale,  nous  exigerons 
et  obtiendrons  que  nos  sujets  demeurant  dans  le  château  et 
habitation  de  Port-Royal,  qu'ils  soient  soldats  ou  colons, 
abandonnent  et  quittent  ledit  fort  et'habitation  de  Port- Roy  al». 
Mais,  dès  le  surlendemain,  le  28,  il  informe  son  «  cher  Conseil 
privé  »  qu'il  a  nommé  le  comte  de  Huddington  et  douze  au- 
tres commissaires  pour  «  le  développement  et  amélioration 
de  la  Nouvelle  Ecosse  ».  Peut-on  pousser  plus  loin  la  duplicité  ? 
Le  roi  d'Angleterre  le  put. 

Il  semble  bien  que  le  traité  de  Saint-Germain,  par  lui  signé 
le  29  mars  1632,  constituait  l'engagement  le  plus  formel 
qui  fut  de  «  rendre  et  restituer  tous  les  lieux  occupés  en  Nou- 
velle France,  Acadie  et  Canada  «  (article  III).  Le  lendemain, 
le  secrétaire  d'Etat  Sir  Isaac  Wake  écrit,  en  effet.  (\ue  le  re- 
présentant du  Roi  de  France,  M.  de  Razilly,  est  autorisé  à 
prendre  possession  de  Port-Royal.  Mais,  en  même  temps, 
Charles  l^r  écrit  au  Conseil  privé  d'Ecosse  :  «  Pour  éviter  toute 


56  LES  ORIGINES 

méprise,  nous  croyons  bon  de  vous  déclarer  que  nous  n'avons- 
en  aucune  façon  l'intention  de  renoncer  à  nos  titres,  droits  et 
possessions  de  Nouvelle  Ecosse  en  aucune  de  ses  parties  «; 
puis  il  requiert  le  Conseil  de  rassurer  le  \'icomte  de  Stirling  : 
«  Vu  que  nous  n'avons  jamais  eu  l'intention  d'abandonner 
nos  droits  sur  aucune  partie  de  ce  pays,  nous  restons  toujours 
prêt  à  le  protéger  lui  et  tous  ceux  qui  se  joindront  à  lui  dans 
le  développement  de  son  œuvre  décolonisation  »  (14  juin  1632), 
Même  en  juin  1633,  le  Parlement  d'Ecosse  ratifie  les  deux 
concessions  faites  à  Sir  \\'illiam  de  tout  le  Canada,  y  compris- 
le  Saint-Laurent  et  son  golfe  et  ses  îles  et  tous  ses  affluents 
jusqu'à  leurs  sources,  et  les  renouvelle  encore  à  son  fils  le 
22  avril  1635.  «  Le  17  février  1699,  les  Lords  of.  Trade  décla- 
rent qu'en  1633  Charles  1^^  réservait  les  droits  des  proprié- 
taires, tout  en  faisant  une  sorte  de  concession  des  terres  de 
l'Acadie  et  du  Canada  ».  (Cal.  St.  P.;  Am.  and  W.  L,  1699 
no  lÛS).  Que  penser  de  cette  casuistique?  «Céder  et  rendre- 
toutes  les  places  de  l'Acadie  occupées  par  les  Anglais,  rai- 
sonne en  1873  l'historien  Slafter  (p.  69),  ce  n'est  nullement 
céderl'Acadie  elle-même.»  Peut-on  manifester  plus  dimpu- 
dence,  de  cynisme,  de  duplicité  qu'encetacharnement  à  conser- 
ver toute  proie,  fût-elle  mal  acquise  ou  inutilisée  ou  aban- 
donnée formellement  par  traité?  Enfin,  quand  il  fallut  céder 
à  la  menace  de  rupture  ou  de  violence,  le  roi  et  Sir  William 
eurent  bien  soin  d'insister  sur  la  complète  démolition  du  fort 
construit  par  ce  dernier,  sur  le  transfert  «  de  tous  gens,  biens, 
bétail,  ammunitions  »,  de  manière  à  «  laisser  les  limites  tout 
à  fait  déserts  et  dépeuplés  ».  La  renonciation  était,  du  reste, 
si  peu  définitive  que  la  rémunératrice  création  des  baronnets 
de  la  Nouvelle  Ecosse  continua  :  sept  le  14  septembre  1633, 
huit  en  1635,  neuf  en  1636,  etc.,  même  sous  Cromwell,  et 
dura  jusqu'en  1707,  à  tel  point  qu'il  existe  encore  de  ces 
baronnets.  Même  en  1840  et  en  1848,  certains  de  leurs  descen- 
dants intentèrent  des  procès  au  Gouvernement  anglais  en  vue 
du  maintien  de  leurs  droits  et  privilèges. 

En  réalité,  que  fut  sous  cette  première  forme  cette  Nouvelle 


L    A    T    O    U    R  ET  A    L    E    X    A    N    D    E    R  57 

Ecosse  qui  ne  fit  guère  plus  de  commerce  que  de  colonisa- 
tion? Une  pure  fiction  politique.  Elle  fut,  pour  le  Stuart,  aussi 
avide  d'argent  que  prodigue  d'honneurs,  une  source  de  recettes 
faciles;  elle  fut,  pour  le  poète  fourvoyé  qui  la  conçut,  un 
rêve  chimérique  qui  le  ruina  (en  dépit  d'une  promesse  de  10.000 
livres,  Alexander  mourut  en  février  1640,  perdu  de  dettes)  ; 
elle  devint,  ce  qui  est  plus  grave,  pour  l'Angleterre  qui  ne  s'en 
désintéressa  plus  jamais,  un  prétexte  à  revendications  perpé- 
tuelles, un  argument  diplomatique  dont  ses  hommes  d'Etat 
tirèrent  toujours  ample  parti.  Se  prétendant  les  premiers  ex- 
plorateurs, possesseurs  et  colonisateurs  de  l'Acadie,  les  Anglais 
n'ont,  en  effet,  cessé,  surtout  en  1750,  d'arguer  que  tout  retour 
de  ce  pays  à  la  France  n'était  que  violation  de  leurs  droits, 
extorsion  brutale  et,  partant,  cession  temporaire;  ce  qui  était 
le  contraire  même  de  la  vérité,  de  la  justice,  de  la  légalité. 
IMieux  eût  valu,  recourant  à  l'impérieuse  formule  d'un  autre 
peuple,  dire  franchement  :  terre  une  fois  anglaise,  terre  tou- 
jours anglaise. 

Sources  et  autres  Références.  —  Arcli.  .\(it.  Coloniefi.  CIId.  vol.  I 
ft  X.  —  Con-esp.  iïénérale.  —  Série  F.  Compagnies  de  Commerce. 
Arch.  Aff.  élr.  —  Mém.  et  doc.  Amer.,  vol.  IV,  f.  65,  84,  95-99,  100. 

Corr.  Anglet.  Vol.  43,  f.  28-9,  85,   195,  290,  351-5; 
vol.  44,  f.  34,  132,  2.38,  254,  262-285:  vol.  45.  f.  24. 
106. 
Bibl.  .\(ti.  .\fss.  Fonds  anc.  18.593.  f.  373;   15.621.  f.   265-272;  15.987 
f.  2>!6  :  Oiiuv.  ai:q.  5.131,  f.  102:  coll.  Maiirry,  9.281-3. 


Arch.  Cun.  —  Rapp.  1887  Conc.  de  N.  Ec.  à  .Sir  W.  Alex. 
1894  Doc.  angl.  rel.  à  N.  Ec.,  p.  1. 
•<       1912  App.  D.^  18-78  (Négoc.  de  1629-1633). 

Calcnil'ir  <■/  Siale  Papers.  Col.  Ser.  1574-1660,    p.  96,  105,  107,113,119, 
132,    152,    165,  204.  Am.  and  W.  I.,   1699,  n»  108. 

Collccl.  de  doc.  rel.  à  rHist.de  la  jY. /->..  Ouébec,  1888.  I,  62-85,   86-97. 
II.   351-378. 

Mém.  des  Cornni.  ilii  Unij.  I.  I-lSl,  11.  W. 

Champlain.  —   Voijages    et  descoiirrrlures  faites    en  la  .\oar.    Fr.   de 
lOlô  à  1618;  Paris,   1620. 

Champlai.n.  —    Viiijarjes   de   la  yiniri-Ur  France  de    1603-1629.  etc. 
Paris,   1632. 

Lrscarbot.  —  Ilist.  de  V.  Fr..  livre  \'. 

Nie.  Denys.  — Descr.  (jéoç/.  et  hist.  op.  cit. 

Charlevoix.  —  Hist.  et  descript.  yen.  de  .V.  Fr.,  I,  25G-266  ;  II,  190-3. 
-200,  330-4,  390. 


58  LES  ORIGINES 


The  Earl  of  Slirling's  Regisler  of  Roijal  Lcllers.  Edinburgh,  1885,  2  vol. 
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Sir  Edward  Mackenzie.  —  Tlie  Baronets  of  Nova  Scotia  {Soc.  roij. 
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G.  Patterson.  —  Sir  William  Alexander  and  thc  Sccllish  Attempl 
to  colonize  Acadia,  (Soc.  roij.  Can..  vol  X.  sect.  II,  79). 

Sir  William  Alexander.  —  An  Encouragement  io  Colonies,  London, 
1624. 

DuER  ^yILL.  Alex.  —  The  Life  of  William  Alexander  Earl  of  Stirling, 
New- York,  1847,  8°. 

Hltchinsox.  —  Hist.  of  thc  Col.  of  Ma.'is. 

WiLLiAMSON.  —  Hisl.  of  Moinc,  I,  223-230. 

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B.  Mlrdoch.  —  Hist.  of  N.  Scotia,  I. 

Hanxay.  —  Hist.  of  Acadia. 

Parkman.  —  Pionecrs  of  France:  Jesuils  in  America,  op.  cit. 

M.  Moreau.  —  Histoire  de  rAcadic  française  de  1508  ù  1755,  Paris, 
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Couillard-Desprf.s.  —  Critique  de  V Hisl.  de  VAc.  fr.  {Ftevue  Canadien- 
ne. 1918,  II:  1919.  MI). 

Rameau  de  Saixt-Père.  —  Une  colonie  féodale  en  Amérique.  Paris, 
1877.  vol.    I. 

H.  P.  Biggar.  —  Earli]  trading  Companies  of  New  France.  1  oronto,  1901 

Chailley-Bert.  - —  Compagnies  de  Colonisation.  Paris.  1898. 

Ch.  de  la  Roxcière.  —  Hist.  de  la  Marine  fr.,  1\  [la  Nouvelle  France 
630-642). 

F.  X.  Garneau.  —  Hisl.    du   Can.;   op.  cit.  Liv.  I. 


CHAPITRE     III 


RÂZILLY  ET  ÂULNÂY 

(1632-1650) 


riLS,  petit-fils,  arrière-petit-fils,  et  neveu  de  marins, 
Richelieu  s'intéressa  toute  sa  vie  aux  choses  de  la  mer 
et,  par  suite,  aux  colonies.  «  Il  semble,  a-t-il  dit,  que 
la  nature  ait  voulu  offrir  l'empire  de  la  mer  à  la  France  pour 
l'avantageuse  situation  de  ses  deux  côtes,  également  pourvues 
d'excellents  ports  aux  mers  océane  et  méditerrannée  ».  .Juste 
parole  qu'il  fit  ainsi  commenter  dans  le  Mercure  françois  : 
«  Cette  faiblesse  dessus  l'Océan  nous  fait  mal  au  cœur...  Dieu 
a  logé  la  France  au  lieu  le  plus  commode  et  avec  les  plus  grands 
avantages  de  mer...  Il  lui  a  voulu  donner  pour  main  droite 
l'Océan  et  pour  gauche  la  Méditerrannée  ».  Voyant  avec 
netteté  les  avantages  et  les  prétentions  de  notre  éternelle 
rivale,  il  ajoute  ces  paroles  qu'on  ne  devrait  jamais  oublier  et 
qu'illustra  tristement  l'histoire  de  l'Acadie  : 

«  Jamais  un  grand  Etat  ne  devrait  être  en  état  de  recevoir  une 
injure  sans  pouvoir  en  prendre  revanche...  L'Angleterre  étant 
située  comme  elle  est,  si  la  France  n'était  puissante  en  vais- 
seaux, r Angleterre  pourrait  entreprendre  à  son  préjudice  ce 
que  bon  lui  semblerait  sans  idée  de  retour...  La  situation  de 
cette  nation  orgueilleuse  lui  ôtant  tout  lieu  de  craindre  les 
plus  grandes  puissances  de  la  terre,  l'ancienne  envie  qu^elle  a 
contre  ce  royaume  lui  donnerait  apparemment  lieu  de  tout 
oser,  lorsque  notre  faiblesse  nous  ùterait  tout  moyen  de  rien 
entreprendre  à  son  |)réjudice  ...» 


60  LES  ORIGINES 

Ainsi  éclairé  sur  nos  devoirs  maritimes  et  sur  nos  dan- 
gers politiques,  Richelieu  assuma  dès  octobre  1626  le  titre- 
et  les  fonctions  de  «  Grand  Maître,  Chef  et  Surintendant 
général  de  la  navigation  et  du  commerce  ».  Il  n'esi  guère 
douteux  que,  si  son  attention  et  son  activité  n'avaient  été 
accaparées  tant  par  les  luttes  intérieures  du  pays  que  par  les 
guerres  et  les  négociations  d'Europe,  il  eût  doté  la  France  d'un 
vaste  empire  colonial  et  d'une  marine  adéquate. Mais  le  a  splcn- 
dide  isolement  «  ne  fut  jamais  le  lot  de  notre  pays.  A  peine^ 
eut-il,  à  force  d'encouragement,  créé  de  toutes  pièces  sa  flotte 
de  haut  bord  que  le  Cardinal  voulut  s'assurer  d'amples  terri- 
toires. Avant  même  que  le  traité  de  Saint-Germain  ne  fût 
signé,  tout  était  prêt  pour  «  restaurer  la  Nouvelle  France  »  et 
en  particulier  pour  «  développer  les  établissements  de  l'Aca- 
die  ».  Dès  le  10  mars  1632,  Richelieu  avait  nommé  «  Lieutenant 
général  du  Roy  et  Gouverneur  de  l'Acadie  »  son  parent  et 
conseiller  intime,  le  sieur  Isaac  de  Razilly, 

I.e  choix  était  judicieux.  Né  en  1580  au  château  d'Oi" 
seaumelle,  descendant  d'une  vieille  famille  tourangelle  qui, 
en  son  château  du  xi^  siècle  à  Beaumont  près  de  Chinon, 
avait  reçu  Charles  VII  et  d'autres  rois  de  France,  frère  de 
deux  autres  marins,  Isaac  de  Razilly  avait  depuis  1603 
fourni  une  belle  et  longue  carrière  navale  :  chevalier  de  Malte 
en  1605,  capitaine  de  marine  en  1623,  chef  d'escadre  en  1624, 
il  s'était  distingué  tant  à  la  prise  de  la  Rochelle  en  s'empa- 
rant  de  trente  navires  anglais  que  dans  cinq  expéditions  contre 
les  forbans  du  Maroc  cjui  ruinaient  notre  marine  et  pillaient 
nos  côtes.  Dès  1621,  il  avait  voyagé  dans  les  quatre  parties  du 
monde  et  séjourné  dans  «  l'Eldorado  »  de  l'Amazone.  Sur  la 
demande  de  son  cousin,  il  avait  dès  le  27  novembre  1626  rédigé 
un  fameux  programme  naval  et  colonial  cjue  Richelieu  et 
même  Colbert  ne  purent  entièrement  exécuter  :  «  Il  y  a  des 
personnes  de  qualité  pour  qui  la  navigation  n'apparaît 
pas  nécessaire  à  la  France,  disait  son  Mémoire  :  or  quiconc]ue 
est  maistre  de  la  mer  a  un  grand  pouvoir  sur  la  terre.  Voyez- 


R    A    Z    I    L    L    Y  ET  A    U    L    N    A    Y  61 

l'Espagne...  l'Angleterre...  la  Hollande...  Malte  !  Nous  avons- 
tout  pour  une  marine  nationale  :  ports,  forêts,  blé  et  vin  pour 
l'étranger,  matelots  incomparables...  »  Sous  son  influence,  la 
Compagnie  des  Cent  Associés,  fondée  en  1626,  se  constitua  le- 
7  mai  1627  en  une  Compagnie  de  la  Nouvelle  France  qui  unit 
à  des  navigateurs  comme  Razilly,  Champlain,  Daniel,  ^tc...  des- 
marchands de  Paris,  de  Rouen  et  de  Bordeaux  que  la  navi- 
gation pouvait  anoblir  et  des  nobles  que  la  navigation  ne 
faisait  plus  déroger.  A  cette  Compagnie  furent  cédés  en  mai 
1628  Québec  et  tout  le  pays  s'étendânt  de  la  Floride  au  Lac 
appelé  Mer  douce,  c'est-à-dire  la  future  Louisiane.  Nous  avons 
vu  que  dès  1628  cette  compagnie  avait  voulu  ravitailler  Québec 
et  Port-Royal  et  qu'en  1630  et  1631  elle  ravitailla  effective- 
ment et  fortifia  les  deux  Latour  tant  au  Cap  de  Sable  qu'à  la 
rivière  Saint-Jean;  en  1631  elle  ravitailla,  de  même,  Sainte- 
Anne  au  Cap  Breton,  Miscou  et  Tadoussac  dans  le  Golfe  du 
Saint-Laurent.  Cette  compagnie,  plus  ou  moins  remaniée 
(1664)  en  Compagnie  des  Indes  Oc  ddentales,  devait  en  fait 
durer  jusqu'en  1674. 

Razilly  précisera  bientôt  son  programme  colonial  :  c'est  au 
roi,  dit-il,  d'en  assumer  le  souci,  à  l'Etat  d'en  prendre  la  char- 
ge, aux  villes  d'en  fournir  les  colons  en  y  envoyant  leurs  men- 
diants valides  (idée  moins  heureuse),  aux  2.000  bateaux  de 
pèche  de  les  y  transporter,  au  commerce  des  pelleteries  d'en 
couvrir  les  frais;  ainsi  la  Nouvelle  France  pourrait  en  quehfues 
années  se  peupler  tout  comme  la  Nouvelle  Angleterre,  vu 
qu'en  cette  terre  de  bénédiction  un  très  grand  nombre  de 
gens  trouveront  asile  assuré  et  nourriture  corporelle  pour  peu  de 
de  dépense.  «  Je  ne"  voys  pas  d'autre  but,  écrit-il  un  jour  à 
Richelieu,  que  la  gloire  de  Dieu,  la  grandeur  du  Roy  et  le 
service  de  Votre  Emminence  ».  Sincère  protestation  de  dévoue- 
ment que  ne  démentent  pas  les  faits  :  «  le  Cardinal  de  Riche- 
lieu, lisons-nous,  le  Commandeur  de  Poinsy,  le  Président  de- 
Dijon  et  le  Sieur  de  Razilly  s'étant  mis  en  Société  pour  l'éta- 
blissement d'une  colonie  française  à  l'Acadie,  le  Sieur  de  Razil- 
ly y  prit  intérêt  pour  quatre  parties  sur  sept  faisant  le  tout  «^ 


62  LES  ORIGINES 

Jiien  plus,  ce  grand  liomme  de  mer,  dont  les  exploits  valaient 
les  théories,  ce  grand  seigneur,  ce  commandeur  de  Malte,  cet 
amiral  consent  en  son  abnégation  à  servir  sous  les  ordres  du 
simple  capitaine  de  navire,  le  roturier  Champlain,  «  pour 
ce  qu'il  est,  dit-il,  plus  compétent  en  affaires  coloniales  »  : 
Champlain,  nommé  lieutenant  de  la  Nouvelle  France  (l^'"  mars 
1633),  certifie  :  «  Monsieur  le  commandeur  a  toutes  les  qualités 
d'un  bon  et  parfait  capitaine  de  mer,  prudent,  sage,  laborieux» 
poussé  d'un  saint  désir  d'accroître  la  gloire  de  Dieu,  de  porter 
son  courage  au  pays  de  la  Nouvelle  France  pour  y  arborer 
l'étendard  de  Jésus-Christ  et  y  faire  fleurir  les  lis  ».  Le  sort 
de  la  Nouvelle  France  était  en  de  bonnes  mains. 

Deux  jours  avant  la  signature  du  traité  de  paix,  par  acte 
notarié  en  date  du  27  mars  1632,  Richelieu,  en  sa  qualité 
d'associé  de  la  Compagnie  de  la  Nouvelle  France,  traite  les 
conditions  dans  lesquelles  son  Lieutenant-général  reprendra, 
au  nom  de  cette  Compagnie,  possession  df  Port-Royal  «  usurpé 
par  les  Anglais  et  les  Ecossais  depuis  le  traité  de  Suze  «; 
«  le  Cardinal  fera  délivrer  le  20  avril  au  port  de  Morbihan- 
le  vaisseau  VEspérance-en-Dieii  avec  canons  et  pierriers.. 
et  la  somme  de  10.000  livres...  Le  Sieur  de  Razilly  fera  à  ses 
frais  toute  dépense  tant  de  la  solde  que  des  victuailles  des 
hommes  de  l'équipage,  et  passera  trois  capucins  ».  (Arch, 
Min.,  Aff.  étr.  ,  Mém.  et  doc.  Amer.,  vol.  4;  f.  92-3;  Corr.- 
polit.  Anglet.,  vol.  85).  Le  19  mai,  la  susdite  Compagnie  con- 
cède au  Commandeur  sous  condition  de  «  foi  et  hommage  au 
fort  Saint-Louis  à  Québec  »  la  baie  de  la  Rivière  de  Sainte- 
Croix,  avec  un  territoire  de  12  lieues  de  front  sur  20  de  pro- 
fondeur, et  une  commission  du  10  mai  l'autorise  à  faire  évacuer 
de  l'Acadie  les  quelques  Ecossais  et  Anglais  qui  s'y  trouvaient 
encore.  Razilly  a  déjà  «  recueilli  50.000  livres  parmi  ses  amys  », 
et  il  a  soigneusement  choisi  ses  collaborateurs,  dont  le  Sieur 
d'Aulnay.  Donc,  quelques  semaines  après  Raymond  de  la 
Ralde  qui  va  prendre  possession  de  Québec  et  du  Canada 
le  4  juillet  1632,  la  frégate  royale,  VEspéraiice-en-Dieu,  part 
d'Auray,  escortant  deux  transports.  L'expédition  se  compose 


R    A    Z    I    L    L    Y  ET  A    U    L    N    A    Y  6a 

de  ((  300  hommes  d'élite  »  recrutés  surtout  en  Touraine  et  en 
Bretagne,  tous  c  engagés  célibataires  »,  sauf  une  douzaine 
ou  une  quinzaine  qui  sont  mariés.  Trois  capucins  s'ajoutent 
ou  se  substituent  aux  Récollets  qui  depuis  1619  desservaient 
rAcadie(six,  d'abord,  tantôt  à  Port-Royal  ou  au  Cap  de  Sable, 
tantôt  à  Saint-Jean  ou  à  Miscou). 

Le  8  septembre  1632.  Razilly  débarque  à  la  Hève,  tout 
comme  Monts  vingt-huit  ans  plus  tôt.  Pendant  qu'on  ins- 
talle son  personnel,  il  s'en  va,  sans  perdre  de  temps,  prendre 
possession  de  Port-Royal  que  lui  remet  le  lieutenant  de  Sir 
William  Alexander.  Le  baronnet,  promu  Lord  Stirling, 
ne  fait  plus  de  difficultés  d'autant  que  d'une  part  le 
gouvernement  anglais  lui  a  donné  en  compensation,  outre  la 
promessede  10.000  livres,  le  monopole  delà  pêche  et  de  la  traite 
pendant  trente  ans  dans  la  rivière  et  le  Golfe  du  Canada  {Cal. 
of  St.  Pap.  Col.  5.  /.  ;  11  mai  1632)  et  que  d'autre  part  ce  mê- 
me gouvernement  transporte  à  ses  frais  ses  derniers  colons  de 
Port-Royal  :  une  trentaine  de  survivants  «  mal  accommodés», 
dit  Champlain;  trente  autres  étaient  morts  du  scorbut  dès  le 
premier  hiver.  Le  reste  préféra  rester  parmi  les  Français; 
leurs  noms  désignent  encore  des  familles  devenues  bien  aca- 
diennes  :  les  Paisley,  les  Colleson,  les  Melanson,  les  Peter,  le 
Kessey.  (En  1635,  Lamothe-Cadillac  en  vit  deux  à  Port- 
Royal  qui,  catholiques,  avaient  épousé  des  Françaises). 
Razilly  achète  aux  Ecossais  pour  15.000  à  16.000  livres  des 
provisions  et  munitions  qu'ils  avaient  ordre  de  remporter 
après  la  destruction  totale  de  leurs  fortifications  et  habita- 
tions. Sans  plus  tarder,  Razilly  franchit  la  Baie  redevenue 
Française  (non  plus  Baie  d'Argall)  et  va  prendre  possession 
de  cet  autre  premier  établissement  français,  Sainte-Croix,  qui 
lui  avait  été  concédé  par  arrêt  spécial  du  19  mai  1632. 

Moins  docile  que  les  Ecossais  vaincus  était    un   niau\ais 
Français  récalcitrant  : 


«  Latour  vit  à  douze  lieues  de  Port-Royal,  dit  le  Mémoire  ms- 
/ruc//7(Bibl.nat.,  Mss.fr.,  18.593f.  373).  Razilly  chercheàlaltirer 


64  LES  ORIGINES 

à  cause  de  son  influence  sur  les  j»auvages  et  lui  envoie  les  trois 
pères  capucins  [le  16  mars  1633.  une  lettre  spéciale  du  ro 
(Aff.  étr.,  Mém.  et  doc.  Amer.,  vol.  4.  f.  100)  ordonnait  d'envoyer 
des  capucins  à  Latour  qui  avait  pourtant  près  de  lui  trois 
récollets,  afin  de  <-  tascher  de  faire  vivre  Latour  et  ses  gens 
selon  la  crainte  de  Dieu  »].  Mais  ceux-ci  ne  peuvent  l'amener  à 
une  vie  régulière  [il  avait  d'une  sauvagesse,  avons-nous  vu,  une 
fille  appelée  plus  tard  Jeanne].  Latour  les  persécute.  Les  capu- 
cins l'abandonjient.  Latour  s'assure  sous  main  les  Anglais  et 
essaie  de  faire  révolter  les  sauvages.  [Confiant  à  l'excès]. 
Ilazilly  charge  Latour  et  Aulnay  de  reprendre  Pentagoël. 
Latour  donne  avis  aux  Anglais  et  Aulnay  fait  seul  l'entreprise, 
[à  bord  de  V Espérance-en- Dieu],  se  saisit  de  Pentagoët  [163'2] 
que  les  Ançrlais  ne  peuvent  reprendre  ■<. 

Aulnay  y  avait,  en  effet,  laissé  une  garnison  de  22  hommes. 
A  l'instigation  de  Latour  dont  les  nouvelles  insubordinations 
et  trahisons  datent  du  temps  même  de  Razilly,  1  ex- 
gouverneur  Thomas  Willet  revient  dès  l'année  suivante  avec 
20r>  soldats  montés  sur  deux  vaisseaux  de  guerre.  L'héroïque 
petite  troupe  lui  tient  tête  et  finalement  le  repousse.  Xous 
gardâmes  ainsi  Pentagoët  jusqu'en  1664,  bien  que,  par  une 
nouvelle  infraction  au  traité,  le  gouvernement  anglais  qui, 
dès  le  16  juin  1632,  avait  déclaré  qu'il  fallait  faire  quelque 
chose  contre  notre  «  entreprise  plus  qu'ordinaire  »,  eût  le 
22  avril  1635  concédé  à  Lord  Stirling,  «  comte  du  Canada  », 
toute  la  partie  de  la  Xoun  'llr  Angleterre  qui  s'étend  de  Sainte- 
Croix  à  Pemequid  et  en  amont  du  Kinebequi.  {Ca}.  of  Si. 
Pap.,  Col.  S.  /.,  p.  152.  p.  204j.  Ce  ne  fut  donc  pas  sans  raison 
que,  '<  pour  border  les  Anglais  le  plus  proche  qu'on  pourrait  », 
le  commandeur  signifia  aux  autorités  de  la  Nouvelle  Angleterre 
qu'elles  n'auraient  plus  désormais  à  laisser  franchir  la  fron- 
lière  commune  du  Kennebec.  Cette  juste  fermeté  n'exclut 
pas  l'humanité  :  en  1635  Razilly  rapatrie  un  équipage  du 
^lonnecticut  échoué  à  l'île  de  Sable. 

Ayant  ainsi  affirmé  ses  droits  et  son  pouvoir,  Razilly 
s'empresse  d'organiser  son  clHlilissement  de  la  Hève.  Il 
^vait  choisi  ce  site  en  marin  :  sràce  aux  nombreux  bateaux 


R    A    Z    I    L    L    Y  ET  A    U    L    N    A    Y  65 

-qui  fréquentent,  ces  parages,  les  relations  avec  la  France  sont 
fréquentes  et  faciles;  la  rade  est  profonde  et  sûre;  une  rivière 
en  partie  navigable,  le  Merligouèche  y  débouche.  Sur  un  pro- 
montoire, Razilly  bâtit,  pour  lui  servir  de  résidence  et  d'en- 
trepôt, un  fortin  de  bois  qu'il  appelle  Sainte-Marie-de-Grâce 
en  commémoration  de  la  date  de  son  arrivée;  ce  manoir  forti- 
fié sera  bientôt  «  muni  de  25  canons  en  batterie  pour  défendre 
la  croix  et  les  lis  ».  Le  Sieur  d'Aulnay  lotit  le  terrain  avoisinant 
en  quarante  concessions  c{u'il  attribue  à  autant  de  vassaux 
censitaires;  il  leur  répartit  le  bétail,  gros  et  petit,  et  les  den- 
rées apportées  de  France.  Un  autre  homme  d'initiative, 
Nicolas  Denys,  fils  et  petit-fils  d'officiers  de  Tours,  fait 
bénéficier  ses  collaborateurs  de  son  expérience  coloniale 
et  commerciale  :  car  il  a  déjà  voyagé  et  trafiqué  en  ces  ré- 
gions; au  commerce  des  pelleteries  il  ajoute  celui  du  bois  qu'il 
-débite  sur  place  en  poutres  et  madriers;  il  établit  même  à 
proximité  dans  la  baie  de  Rossignol  (Liverpool)  un  poste  de 
pêcherie  sédentaire  cjue  dessert  son  frère  Simon  Denys  de 
Vitré  pourvu  d'un  vaisseau  du  roi.  Par  arrêt  du  15  janvier 
1634,  Razilly  est  confirmé  en  sa  possession  de  La  Hève  et 
de  Port-Royal  avec  les  terres  adjacentes,  ainsi  que  de  l'île 
de  Sable.  Quelques  tenanciers,  une  quinzaine,  ayant  amené 
leurs  femmes  et  leurs  enfants,  l'avenir  de  l'entreprise  semble 
assuré,  d'autant  que  son  chef,  dit  Denys, «n'a  d'autre  passion 
-cfue  de  faire  peupler  le  pays  :  tous  les  ans,  il  faisait  venir  du 
monde,  le  plus  qu'il  pouvait,  à  ce  dessein  ».  «  J'y  emploie- 
rai, écrivait-il  à  Richelieu,  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  mon 
sang  ».  «  Grâce  à  Dieu,  annonce-t-il  satisfait  (25  juillet  1640), 
le  vice  ne  règne  pas  en  cette  habitation;  depuis  que  j'y  suis, 
je  n'ay  pas  trouvé  lieu  de  châtiment;  la  charité  et  l'amitié 
y  sont  sans  contrainte...  Les  sauvages  se  soumettent  de  leur 
franche  volonté  à  toutes  les  lois  qu'on  veut  leur  imposer,  soit 
humaines,  soit  divines  ».  (Aff.  élrang.,  Mém.  et  doc,  Amer., 
vol.  4,  f.  106).  , 

Mais,    si   prospère    qu'elle    soit,    l'entreprise    coûte    cher   : 
sur  une  avance   de   100.000  livres   (15  novembre   1632),   la 

i,ALVi<ii';ut:   1.1  3 


66  LES  ORIGINES 

Compapfnie  de  la  Nouvelle  France  a  dû  dès  le  9  mars  1633 
envoyer  un  premier  navire  de  ravitaillement  et,  plus  tard, 
quatre  autres.  «  Nous  avons,  nos  amys  et  moi,  écrit  Ra/illy 
(25  juillet  1634),  avancé  50.000  écus  pour  le  commencement  de 
cette  œuvre,  sans  en  avoir  encore  retiré  aucun  profit  ».  Aussi 
en  1634  sollicite-t-il  «  le  secours  qu'il  plaira  au  Roy  lui  tenir 
par  la  faveur  du  Cardinal  «.  soit  50  ou  60.000  écus  pour  «  em- 
ployer dès  la  première  année  cinq  navires  de  Sa  Majestés 
deux  pour  la  traite  et  trois  pour  la  pêche;  la  deuxième,  huit 
navires;  la  troisième,  douze  sans  accroissement  de  frais  ». 
K  Ainsi  on  pourra  peupler  le  pays,  ce  qui  causera  la  conversion 
de  quantités  de  sauvages. et  établir  un  grand  commerce  naval  ». 
Le  2.5  janvier  1635,  Richelieu  s'engage  à  verser  17.000  livres. 
un  Président  de  la  Chambre  des  Comptes  de  Bourgogne 
17.000  autres,  un  certain  Louis  Motin  ou  Molin. sieur  deCour- 
celles,  contrôleur  du  çrrenier  à  sel  à  Mont-Saint-Vincent  ea 
Charolais,  3.000  autres,  he  Commandeur  frappe  encore  à  une 
autre  porte;  il  écrit  au  Grand  Maître  de  l'Ordre  de  Malte  dont 
il  est  diirnitaire  pour  lui  proposer  de  fonder  un  prieuré  à  La 
Hève  ou  dans  la  rade  de  Chibouctou  (plus  tard  Halifax) 
dont  il  a  remarqué  l'excellence  ;  il  montre  l'intérêt  qu'aurait  cet 
ordre  militaire  et  naval  à  s'assurer  ainsi  un  beau  fief,  un  bon 
port  sur  l'Océan,  la  formation  de  jeunes  chevaliers  de  mer. 
L'idée  était  intéressante;  mais  le  20  février  1636  Antonio  de 
Paulo  répond  cjue  le  Conseil  de  l'Ordre  vient  d'engager  200.000 
livres  pour  les  fortifications  de  Malte.  Quel  dommage  pour 
l'Acadie  et  pour  la  France  même  ! 

Ainsi  dirigée  par  un  homme  actif,  habile,  probe,  qui 
bénéficiait  de  la  faveur  du  roi  et  du  zèle  de  collaborateurs 
compétents,  la  nouvelle  entreprise  coloniale  semblait  appelée 
à  un  prompt  et  légitime  succès,  lorsque  subitement  en  no- 
vembre 1635  mourut  à  La  Hève  M.  de  Razilly,  âgé  de  55  ans. 
Son  corps  reposa  d'abord  en  cette  terre  acadienne  qu'il  aimait,. 
^  dans  l'étroite  presqu'île  où  il  bâtit  son  fort  de  Sainte-Marie- 
de-Grâce;  mais,  en  septembre  1749,  il  fut  transporté  dans  la 
chapelle  de  Louisbourg  avec  tous  les  honneurs  dus.  La  mort 


R    A    Z    I    L    L    Y  ET  A    U    L    N    A    Y  67 

prématurée  de  cet  homme  supérieur  fut  un  désastre  pour  la 
colonie  naissante,  pour  cette  nouvelle  France  à  laquelle  il 
•consacrait  toutes  les  forces  de  sa  vie,  toutes  les  ressources  de 
son  expérience,  tout  le  prestige  de  son  nom  et  de  sa  valeur. 

La  colonie  se  trouva  aussitôt  divisée.  Avant  de  mourir, 
Razilly  l'avait  répartie  en  trois  fiefs.- — A  Nicolas  Denys  i^ 
avait  concédé  pour  15.000  livres  tout  le  littoral  du  Golfe 
Saint-Laurent,  du  détroit  de  Canseau  (vieux  mot  qui  signi- 
fiait limite)  jusqu'à  la  Baie  des  Chaleurs;  nommé  gouverneur 
«t  lieutenant-général  de  Terre-neuve,  du  Cap  Breton,  de  l'Ile 
Saint-Jean  et  autres  lieux,  l'actif  négociant  s'y  livra  sur  di- 
vers points,  entre  autre  à  Chedabouctou(depuis  Guysborough), 
à  un  grand  commerce  de  pêcherie,  de  pelleterie  et  de  bois  de 
construction,  jusqu'au  jour  où,  entrant  en  conflit  avec  un 
compatriote,  il  fut  attaqué  et  ruiné.  —  A  Charles  de  La  Tour, 
dont  on  ignorait  toujours  les  trahisons,  fut  reconnu  le  15  jan- 
vier 1635,  en  récompense  de  son  «  zèle  pour  la  religion  catho- 
lique, apostolique  et  romaine  »  (quelle  duperie  !),  outre  son 
fief  du  Fort  Saint-Louis  au  sud  de  la  presqu'île,  celui  de  son 
père,  (mortsans  doute,)  c'est-à-dire  le  fort  et  habitation  de  la 
Rivière  Saint-Jean  avec  les  terres  adjacentes  «  mouvant  et 
relevant  de  Québec  »  (cinq  lieues  de  terres  en  amont  et  en 
aval  sur  dix  de  profondeur]  ;  en  cet  important  centre  de  traite, 
il  développe,  grâce  à  son  influence  sur  les  sauvages,  un  commerce 
de  pelleteries  qui  lui  rapporte  bon  an  mal  an  de  100.000  à 
150.000  livres.  A  cette  même  date,  la  Compagnie  de  la  Nouvelle 
France  lui  avait  même  accordé  à  Pentagoët  l'habitation  du 
Vieux  Logis  avec  une  concession  de  dix  lieues  carrées;  il  n'y 
resta  guère.  Mais  lui,  non  plus,  comme  Denys,  en  dépit  de 
certaines  offres  «  de  terres  et  de  prés  grandement  fertiles  », 
ne  put,  et  au  fond  ne  voulut  guère,  attirer  de  colons  agricoles 
sur  aucun  point  de  l'Acadie.  Par  suite,  ni  lun  ni  i'autic  ne 
créèrent  rien  de  durable.  Dès  1634,  les  Jésuites  s'étaient  éta- 
blis à  Sainte-Anne  du  Cap  Bretonctà  Saint-Charles  de  Miscou. 

Le  véritable  org^anisateur  de  la  colonisation  acadienne  fut 


6S  LES  ORIGINES 

Charles  de  ■\Ienou,  Sieur  d'Aulnay.  Les  Menou,  de  vieille- 
souche  tourangelle,  sont  encore  nombreux  en  Touraine.  Le 
premier,  qui  joua  un  certain  rôle  en  son  temps,  fut  précisé- 
ment le  père  de  notre  personnage  historique.  René  de  Menou, 
Sieur  d'Aulnay  et  de  Charnizay,  né  en  1578,  se  distingua  com- 
me officier  tant  par  ses  campagnes  que  par  ses  livres  qui  firent 
autorité  {Traité  de  la  Guerre;  Moijeii  d'empêcher  les  duels; 
Traité  pratique  du  Cavalier,  qui  devint  V Instruction  du  Roi 
en  VArt  de  monter  à  cheval)  que  comme  diplomate  par  ses  négo- 
ciations avec  le  Duc  de  Nevers-Gonzague,  lesquelles  amenèrent 
l'intervention  de  Richelieu  en  Italie;  le  Cardiaal  le  nomma 
Conseiller  du  Roi  et  ainsi  collègue  des  deux  frères  Claude  et 
Isaac  de  Razilly.  De  ses  deux  filles,  l'aînée,  prieure  de  cinq 
couvents  de  Carmélites,  attira  l'attention  du  Cardinal  de 
Bérulle  par  son  zèle  édifiant.  De  ses  trois  fils,  seul  Charles 
survécut;  il  naquit,  sans  doute,  vers  1596  dans  le  château  pa- 
trimonial de  Charnizay  qui,  transformé  en  ferme,  subsiste 
encore  à  quelques  lieues  de  Loches. 

Tourangeau  comme  Razilly  et  peut-être  son  parent,  comme 
lui  officier  de  marine,  Charles  d'Aulnay  l'avait  tour  à  tour 
secondé  dans  ses  efforts  militaires  à  Pentagoët  et  dans  ses 
tentatives  agricoles  à  La  Hève.  Aussi,  avant  de  mourir,  le 
Commandeur  qui  appréciait  ses  qualités  porta-t-il  le  nom 
d'Aulnay  sur  «  une  commission  en  blanc  de  même  teneur  que  la 
sienne  »  comme  «  personne  agréable  à  Sa  Majesté  et  capable  »;. 
il  le  supplia  même  «  de  ne  point  abandonner  le  pays  et  de  con- 
tinuer l'œuvre  si  glorieusement  commencée  »  Lee  Capucins 
«  lui  adressèrent  la  même  prière  ».  Aulnay  promit  et  tint  parole. 
C'était  un  homme  de  cœur,  d'énergie,  d'expérience  qui  se 
montra  aussi  vigilant  administrateur  qu'habile  diplomate  et 
capitaine  résolu.  Son  dernier  confesseur,  le  Père  Ignace,  de 
Senlis,  nous  montre  en  lui  (6  août  1653)  une  belle  âme,  très- 
noble,  très  pure,  très  désintéressée.  «  Il  fut  si  soigneux,  tout 
ce  temps  de  six  à  sept  mois  que  je  demeuray  le  seul  prêtre 
au  Port-Royal,  de  tenir  sa  conscience  pure  qu'il  se  confessa 
toujours  de  deux  jours  l'un  et  bien  des  fois  tous  les  jours... 


R    A    Z    I    L    L    Y  ET  A    U    L    N    A    Y  69 

Il  était  fort  zélé  pour  la  foy.  Sa  charité  envers  les  sauvages 
a  été  très  rare...  »  Charles  d'Aulnay.  dit  justement  son  historien 
Moreau,  fut  «  l'un  des  types  les  plus  complets  de  gentilhomme 
colonisateur  du  xvii^  siècle  ».  L'Acadie  se  retrouvait  donc 
de  nouveau  en  de  bonnes  mains,  moins  puissantes  toutefois 
que  celles  du  commandeur. 

Malheureusement,  dès  le  début,  linfatigable  activité 
d'Aulnay  dut  se  dépenser  en  luttes  aussi  épuisantes  que 
stériles  contre  l'homme  criminel  qui  fut  le  mauvais  génie 
de  l'Acadie.  Charles  de  La  Tour,  en  sa  qualité  de  premier  oc- 
cupant et  de  riche  «  traitant  »,  s'estimait  le  maître  incontesté 
du  pays  ;  il  vit  d'un  très  mauvais  œil  ce  rival  se  fixer  à  demeure 
à  Port  Royal  avec  femme,  enfants,  domestiques,  colons  et 
soldats.  Loin  de  reconnaître  son  autorité,  notre  aventurier 
sans  foi  ni  scrupule  ne  cessa  de  la  contester,  de  la  saper,  de 
l'attaquer  plus  ou  moins  ouvertement  par  les  moyens  les  plus 
vils  et  les  plus  violents  :  l'intrigue  en  France,  le  soulèvement 
des  Peaux-Rouges,  l'alliance  même  avec  les  ennemis  du  pays. 
Le  10  février  1638,  les  protecteurs  de  Latour  à  Paris,  (car  sa 
grosse  fortune  lui  permettait  de  disposer  de  protecteurs  in- 
fluents), obtinrent  du  roi  un  stupide  partage  qui  mettait  la  rési- 
dence de  chacun  des  rivaux  dans  le  territoire  de  l'autre  : 
à  Aulnay,  toute  la  côte  continentale  de  Chignectou  au  Ken- 
nebec,  sauf  l'embouchure  du  Saint-Jean;  à  Latour,  toute  la 
côte  péninsulaire  de  Chignectou  à  Canseau.  sauf  Port  Royal  et 
La  Hève.  Selon  les  termes  mêmes  de  la  convention,  Aulnay 
est  «  lieutenant  général  en  la  côte  des  Etchemins,  à  prendre 
depuis  le  milieu  de  la  terre  ferme  de  la  Baie  Françoise  en  tirant 
vers  les  Virginies  et  gouverneur  de  Pentagoët,  »  et  Latour  est 
«  lieutenant  général  en  la  côte  d'Acadie  depuis  le  milieu  de 
ladite  Baie  Françoise  jusqu'au  détroit  de  Canseau  ».  Des 
ternies  de  cet  acte,  il  est  bon  de  retenir,  en  vue  de  contesta- 
tions ultérieures  avec  les  Anglais,  ce  qu'on  entendait  alors  par 
«  côte  d'Acadie  ».  En  tout  cas,  pour  le  présent, pareille  situa- 
tion enchevêtrée  ne  pouvait  qu'engendrer  la  guerre  civile. 


70  LES  ORIGINES 

Dès  l'année  suivante,  après  avoir  «  semé  la  division  entre 
Français  »  et  vainement  lancé  contre  son  adversaire  ses  amis 
les  Micmacs,  Latour  capture  une  pinasse  de  secours  envoyée 
à  Pentagoët  que  menacent  les  Anglais;  lui-même  «  se  trans- 
porte à  La  Hève  qu'il  veut  s'approprier  et  se  vante  de  ruiner 
en  deux  ans  le  Sieur  d'Aulnay.  Il  envoie  à  Port  Royal  des 
sauvages  qui  lui  tuent  un  homme. Aulnay  va  défendre  Penta- 
goët attaqué  par  les  Anglais  ». 

En  1640,  profitant  de  cette  absence,  Latour  tente  avec  deux 
bâtiments  de  guerre  de  surprendre  Port-Royal;  Aulnay,  reve- 
nant de  Pentagoët  avec  deux  vaisseailx,  le  surprend,  au  con- 
traire, et  le  capture  ainsi  que  ses  hommes.  Procès-vérbaux 
des  Capucins  (11  août)  et  de  Mathieu  Capon  (21  juillet). 
L'honnête  Aulnay  eut  le  tort  de  relâcher  un  tel  adversaire  et  la 
naïveté  de  lui  envoyer  des  capucins  pour  négocier  (l^^"  juillet 
1641).  Latour  les  enferme  sur-le-champ  et  les  traite  indigne- 
ment; il  fait  même  saisir  à  La  Rochelle  un  vaisseau  d'Aulnay 
et  lui  fait  intenter  un  procès  par  la  veuve  de  son  capitaine 
Jamin  tué  dans  l'attaque  de  Port  Royal.  Or.en  ce  même  mois 
(13  et  23  février',  sur  les  plaintes  dûment  motivées  d'Aulnay, 
le  Conseil  du  Roi  révoquait  Latour,  le  mandait  à  Paris  et 
nommait  Aulnay  «  gouverneur  et  lieutenant  général  dans  toute 
l'étendue  des  côtes  de  l'Acadie,  du  golfe  du  Saint-Laurent  aux 
Virginies  »,  avec  ordre  «  d'éloigner  les  Hollandais  des  côtes  de 
l'Acadie  ».  Latour  se  récusant,  Aulnay  reçoit  l'ordre  signé 
Séguier  (21  février  1642)  de  se  saisir  de  Latour,  de  l'embarquer 
de  force  et  de  le  faire  passer  en  France  :  car  il  est  «  révoqué  pour 
ses  mauvais  comportements  :  il  tient  en  désordre  et  con- 
fusion les  affaires  du  pays  d'Acadie  ».  Latour,  se  sentant  en 
parfaite  sécurité  dans  son  solide  fort  à  l'embouchure  de  la 
Rivière  Saint-Jean,  ne  fait  t[u'un  «  bouchon  »  de  papier  du 
mandat  royal  que  lui  remettent  les  sept  envoyés  d'Aulnay 
(17  août  1642)  et  met  ceux-ci  sous  les  verrous  pour  un  an  (jus- 
qu'au 3  septembre  1643).  C'est  la  rébellion  ouverte. 

Prenant  une  attitude  de  religionnaire,  Latour  entre  en  rela- 
tion, par  l'intermédiaire  de  son  agent  en  France  Desjardins, 


R    A    Z    I    L    L    Y  ET  A    U    L    N    A    Y  71 

avec  les  protestants  de  La  Rochelle  et,  par  l'intermédiaire 
de  deux  marchands  de  cette  ville,  d'abord  Rochette,  puis 
Lestang,  avec  les  puritains  du  Massachusetts  (8  novem- 
bre 1642).  A  ces  derniers  il  propose  la  liberté  du  commerce 
qu'ils  s'empressent  d'accepter  et  un  projet  d'alliance  contre 
Aulnay  ;  il  demande,  en  outre,  l'autorisation  de  faire  venir  des 
marchandises  d'Angleterre  par  l'intermédiaire  de  marchands 
bostonais;  sur  ce  dernier  point,  ils  ferment  les  yeux.  Quant  à 
l'alliance,  ils  feignent  en  principe  de  refuser;  mais,  en  fait,  ils 
envoient  à  la  Rivière  Saint-.Jean  une  chaloupe  et  une  pinasse 
chargées  de  marchandises.  Au  retour,  ces  honnêtes  négociants 
de  Boston  rencontrent  à  Pamaguid  (Pemquid)  Aulnay  qui 
leur  remet  pour  le  Gouverneur  la  copie  de  l'arrêt  rendu  contre 
Latour,  arrêt  qu'il  rapporte  lui-même  de  Paris.  Ainsi, dûment 
informés,  les  Bostonais  ont  pour  strict  devoir  de  ne  pas  inter- 
venir en  temps  de  paix  en  faveur  d'un  sujet  français  en  état 
de  rébellion  contre  son  pays.  Ce  devoir,  ils  Tenvisagent  ainsi  : 
«  Tant  que  Latour  et  Aulnay  seront-  opposés  l'un  à  l'autre, 
confie  Endicott  au  gouverneur  Wintlirop  (avril  1643),  ils 
s'affaibliront  mutuellement.  Si  Latour  prenait  le  dessus,  nous 
aurions  en  lui  un  mauvais  voisin,  et  je  crois  bien  que  nous 
n'aurions  guère  sujet  de  nous  réjouir  d'avoir  affaire  à  des  Fran- 
çais idolâtres  ».  Pour  ne  pas  «  contrarier  en  ses  voies  la  divine 
Providence  »,  ils  abandonnent  donc  à  son  sort  le  plus  faible 
adversaire;  ou,  du  moins,  ils  se  contentent  de  le  ravitailler 
secrètement. 

Conformément  aux  ordres  de  son  roi,  Aulnay,  dè*^  le  débu| 
de  l'année  1643,  bloque  l'entrée  de  la  rivière  Saint-Jean  avec 
trois  navires,  trois  pataches  et  500  hommes.  Alors  survient  de 
La  Rochelle  un  vaisseau  le  Sl-Clémcnl  qu'a  envoyé  "Desjardins; 
mais,  bien  qu'il  porte  140  prolestants  et  force  munitions  et 
autres  ravitaillements,  il  ne  peut  forcer  le  blocus.  Profitant 
de  la  nuit,  Latour  gagne  son  bord  et  se  rend  ainsi  à  Boston 
(12  juin)  pour  renouer  ses  intrigues  avec  les  Anglais,  dont  il 
fait  le  jeu  contre  la  France.  Un  si  bel  é([uipage.  bien  plus  encore 
que  la  production  de  papiers  suspects,  inqjressionne  nos  puri- 


rZ  LES  ORIGINES 

tains  au  point  de  les  faire  changer  davis.  Il  est  «  bien  accueilli, 
dit  l'historien  de  la  Nouvelle  Angleterre,  le  Rev.  W.  Hubbard; 
assemblée  et  gouverneur  déclarent  qu'il  n'était  pas  plus  illé- 
gal de  permettre  à  Latour  de  se  procurer  des  auxiliaires  parmi 
leur  peuple  quil  ne  lavait  été  à  Josué  de  secourir  les  Gabao- 
nites  contre  les  Chananéens  ou  à  Josaphat  d'aider  Joram  contre 
Moab.  »  En  réalité,  ces  belles  raisons  bibliques  ne  faisaient 
que  dissimuler  de  vieux  sentiments  de  haine  à  l'égard  des 
Français  catholiques  et  de  vils  intérêts  mercantiles  :  dune 
manière  générale,  les  gros  profits  de  la  pêche  anglaise  sur  les 
côtes  de  l'Acadie  étaient  menacés  par  les  établissements  d'Aul- 
nay.  stigmatisé  de  «  fléau  >>  (scoiirge);  d'une  manière  plus  pré- 
cise, «  divers  négociants  de  la  Nouvelle  Angleterre  (entre 
autres  un  certain  Gibbons)  étaient  gravement  engagés  dans  les 
affaires  de  Latour  :  si  son  fort  venait  à  être  pris,  il  était  pro- 
bable qu'ils  ne  seraient  jamais  remboursés  ».  Telles  étaient  les 
beautés  de  la  morale  puritaine. 

Ne  pouvant  «  se  débarrasser  complètement  »  d'Aulnay 
(uilerly  extirpale  him).  tout  en  lui  voulant  maie  mort,  les 
magistrats  bostonais  se  contentent  de  lui  écrire  que,  «  vu 
sa  lettre  et  les  pièces  de  Latour,  ils  ne  pouvaient  pas  s'écarter 
des  devoirs  du  christianisme  et  de  l'humanité  jusqu'à  lui  re- 
fuser [à  Latour]  la  permission  de  noliser  à  ses  frais  des  navires 
dans  leur  port  ni  de  recruterdes  gens  disposés  à  raccompagner». 
Donc,  «  le  christianisme  »  et  «  l'humanité  »  de  ces  généreux  pro- 
testants consistaient  à  soutenir  le  rebelle  contre  de  loyaux 
sujets,  dont  la  vie  et  les  biens  n'étaient  pas  moins  sacrés. Tout 
en  se  défendant  hautement  d'aider  en  pleine  paix  ces  rebelles, 
nos  bons  Samaritains  ont  la  charité  de  «  louer  »  («  louer  »  n'est 
pas  aider,  n'est-ce  pas?)  à  cet  infortuné  voisin,  pour  la  durée  de 
deux  mois  et  pour  la  modeste  somme  de  1 .040  livres  sterling, 
(gagées,  du  reste,  sur  ses  terres  et  fort  du  Saint-Jean),  quatre 
navires  armés  de  48  canons  et  de  70  à  80  volontaires  (30  juin 
et  4  juillet  1643).  A  cette  honnête  expédition  se  joint  le  non 
moins  honnête  renfort  des  140  protestants  de  La  Rochelle  à 
boni  du  Sl-Clémenl.  Ainsi  surpris  par  cette  attaque  déloyale  de 


RAZILLY  ET  AULNAY  73 

forces  très  supérieures,  Aulnay  se  trouve  rapidement,  de  blo- 
queur  qu'il  était  à  la  rivière  Saint-Jean,  bloqué  en  sa  baie  de 
Port  Royal,  où  il  échoua  deux  navires  et  une  pinasse. 

«  Après  avoir  harcelé  Aulnay  depuis  sept  ans,  certifient  le 
20  octobre  1643  huit  Capucins  de  Port-Royal,  les  Anglais  de  la 
Grande  Baie  [de  Plymouth],  accompagnés  de  Latour,  ont  le 
6  août  1643,  avec  quatre  navires  et  deux  frégates  armées,  opéré 
une  descente  au  Port-Royal,  blessé  sept  hommes,  tué  trois 
autres  et  fait  un  prisonnier;  ils  ont  tué  quantité  de  bestiaux  et 
pris  une  barque  chargée  de  pelleterie,  poudre  et  denrées.  Les 
Capucins  demandent  des  secours  pour  Aulnay,  afin  qu'il 
exécute  ses  généreux  desseins  contre  les  ennemis  de  la  vraie 
religion  et  en  particulier  contre  le  Sieur  Latour,  très  mauvais 
Français  et  beaucoup  pire  qu'eux  par  la  vie  scandaleuse  qu'il 
mène,  lui  et  ses  gens  allant  au  prêche  lorsqu'il  est  à  la  Grande 
Baie.  »  (Arch.  NaL  col.  C^^Dl,  fol.  70).  Des  18.000  livres  pro- 
venant de  la  vente  des  pelleteries  volées  à  Port-Royal.  lesBos- 
ionais  eurent  deux  tiers  et  Latour  un  tiers. 

Ayant  mis  en  fuite  toute  cette  horde  de  religionnaires 
plus  ou  nioins  sincères,  Aulnay  repasse  en  France  pour  exposer 
pièces  en  main  la  conduite  du  félon  Latour  et  réclamer  des 
secours  que  rendent  urgents  sept  années  de  guerre. 

En  un  copieux  Mémoire  inslniclif  de  la  conduite  dudit 
Sieur  de  la  Tour  dans  la  Nouvelle  France  depuis  1624  jusqu'en 
1643  (Bibl.  Nat.,  Mss.  Fr.  18.593),  Aulnay  montre  avec  force 
preuves  à  l'appui  «  l'empeschement  que  ledit  Latour  a  fait 
jusques  à  présent  à  l'establissement  des  colonies  françoises, 
à  la  conversion  des  sauvages  et  aux  bons  progrès  qui  se  peuvent 
faire  dans  toute  l'estendue  du  pays,  afin  qu'il  plaise  à  Sa  Ma- 
jesté vouloir  apporter  les  ordres  nécessaires  pour  y  maintenir 
la  gloire  de  Dieu  et  l'honneur  de  la  France...  De  dire  les  indi- 
gnités, conclut-il,  que  lesdits  prisonniers  ont  reçues  dans  l'ha- 
bitation de  Latour,  la  vie  qu'il  y  mène,  luy,  ses  gens,  sa  femme 
de  laquelle  on  se  plaint  autant  que  de  luy...  les  informations, 
certificats,  relations,  mémoires,  lettres,  missives  et  autres 
actes,  tant  des  Pères  Capucins  qu'autres  particuliers  el  même 


74  LES  ORIGINES 

gens  de  La  Tour,  en  font  assez  foy  sans  s'y  estendre  davanta- 
ge ».  En  présence  de  ce  volumineux  dossier  où,  entre  autres,  un 
officier  de  Latour  témoigne  «  amplement  de  la  vie  débordée 
qui  se  fait  par  lui  et  ses  gens  »,  les  juges,  tant  du  Conseil  du 
Roi  que  de  l'amirauté  de  Guyenne,  n'eurent  pas  même  besoin 
de  faire  état  de  toutes  les  charges  pesant  sur  l'accusé  (Arch. 
Nat.,  Arrêts  Paris.  1G44,  n»  5,  T,  1688).  Pour  la  deuxième  fois, 
un  arrêt  royal  condamne  Latour  et  le  condamne  par  défaut  : 
car  le  rusé  compère,  se  portant  malade,  s'était  contenté 
d'envoyer  sa  seconde  femme  plaider  sa  cause.  Cette  femme, 
Marie  Jacquelin  ou  Jacqueline,  «  fille  d'un  barbier  du  Mans  », 
lui  avait  été  en  1640  sur  sa  demande  envoyée  de  la  Rochelle 
par  son  agent  Desjardins.  Le  choix  était  bon:  c'était  une  gail- 
larde digne  de  lui.  Le  6  mars  1644,  il  est  interdit  à  la  femme 
Latour  de  retourner  en  Acadie  sous  peine  de  mort  et  de  con~ 
fiscation  de  ses  navires  et  marchandises;  mais  elle  est  autorisée 
à  envoyer  un  vaisseau  à  son  mari,  pour  qu'il  puisse  venir 
s'expliquer  devant  le  conseil  :  interdiction  et  autorisation 
furent  également  méconnues.  Elle  partit;  mais  lui  ne  vint  pas,  pas 
plus  que  deux  ans  plus  tôt.  Deux  lettres  royales  du  27  septem- 
bre 1643,  Tune  de  la  régente,  l'autre  du  jeune  roi,  font  encore 
allusion  aux  «  mauvais  desseins  et  intelligences  qu'a  le  Sieur 
de  Latour  avec  quelques  étrangers  au  préjudice  du  Roy  », 
à  la  nécessité  de  «  ranger  le  Sieur  de  Latour  à  son  devoir  et 
empescher  les  mauvais  effets  des  pratiques  qu'il  tient  avec 
quelques  étrangers  pour  leur  mettre  en  mains  le  fort  qu'il 
commande  ».  Une  royale  commission  donnée  à  Aulnay  en 
1647  mentionne  derechef  «  sa  rébellion  ouverte,  son  alliance 
avec  les  ennemis  de  l'Etat  ».  Le  crime  de  trahison  était  donc 
bien  patent.  Et  pourtant  le  châtiment  ne  fut  pas  adéquat  : 
car,  comme  l'insinuèrent  en  1651  certains  hommes  de  loi,  une 
sentence  définitive  eût  dû  prononcer  la  confiscation  des  biens 
du  traître  et  leur  transfert  à  la  victime  par  lui  ruinée.  Au  con- 
traire, la  seule  flétrissure  de  ces  impuissantes  condamnations 
ne  pouvait  qu'exaspérer  la  rage  de  ce  scélérat,  sûr  de  l'impunité 
en  sa  lointaine  forteresse. 


RAZILLY  ET  AULNAY  75 

(c  En  été  1644,  nous  dit  \V.  Hubbard,  Aulnay  rentre  de 
France  avec  de  grandes  forces.  [Sur  l'ordre  du  roi,  il  n'en  offre 
pas  moins  aux  Bostonais  de  vivre  en  bonne  intelligence  avec 
eux.]  Mais  Latour  va  trouver  à  Salem  le  nouveau  gouverneur 
Endicott  qui  le  prend  en  pitié  [pitié  bien  méritée  vraiment  !] 
Gomme  Latour  se  dit  baronnet  d'Ecosse  et  présente  des  privi- 
lèges obtenus  de  Sir  William  Temple  [le  traître  se  donnait 
donc  bien  maintenant  aux  Bostonais  comme  Anglais  et  non 
comme  Français],  la  plupart  des  magistrats  décident  que  Latour 
doit  être  soutenu  non  seulement  par  charité  pour  un  voi- 
sin en  détresse,  [vieux  refrain],  mais  aussi  par  prudence  pour 
empêcher  rétablissement  d'un  ennemi  dangereux,  [voilà 
le  vrai  mobile;  tout  Français  qui  s'établissait  en  cette  Amé- 
rique que  s'attribuaient  les  Anglais  était  réputé  dangereux]; 
mais  ils  n'agiront  pas  sans  se  plaindre  à  Aulnay  de  sa  con- 
duite ». 


Ainsi  rassuré,  et  même  renfonN'  de  volontaires  bosto- 
nais, Latour  retourne  en  son  repaire;  chemin  faisant,  il  dé- 
truit une  ferme  d'Aulnay  à  Penobscot  (appellation  anglaise 
pour  Pentagouët);  sa  femme  ,  qui  a  échappé  à  la  surveillance 
do  la  police  française,  lui  amène  bientôt  de  Boston  le  renfort 
de  trois  navires.  Huguenote,  elle  aurait  encouragé  son 
mari  à  devenir  ou  redevenir  huguenot  lui-même.  Aulnay 
se  plaint  aux  Bostonais  de  leur  duplicité  et  menace  de  capturer 
tous  ceux  de  leurs  navires  qui  viendront  à  l'est  de  Pentagouët. 

Un  traité  de  paix  et  de  commerce  n'en  est  pas  moins  con- 
clu le  8  octobre  1644  entre  le  gouverneur  Endicott  du  Massa- 
chusetts et  Auhiay  que  représente  son  agent  Marie,  récollet  en 
civil.  ()r,  dès  le  printemps  suivant,  Aulnay  capture  un  navire 
bostonais  qui  ravitaillait  Latour;  loyal  traité  !  Pour  la  troi- 
sième fois,  Aulnay  a  la  bonté*  d'entrer  en  relation  avec  Latour 
par  l'intermédiaire  de  ses  récollets.  Mais  celui-ci  est  encore  à 
Boston.  Sa  femme  en  son  fort  accueille  très  mal  les  négocia- 
teurs et  les  renvoie  sur  une  barque  qui  fait  eau  de  toutes  parts  ; 
ils  n'atteignent  Port  Royal  qu'à  grand'peine.  Aussitôt,  Aulnay 
part  pour  la  rivière  Saint-.Jean  sur  un  grand  navire  le  Sainl- 
Françtis  armé  de  canons;  il  somnu*  la   dame  Latour  de  se 


76  LES  ORIGINES 

rendre  avec  ses  45  soldats.  Ceux-ci  allaient  céder;  mais  la 
virago  refuse  et,  «  pistolet  haut  »,  les  contraint  de  se  battre: 
«  ils  arborent  le  pavillon  rouge,  avec  mille  injures  et  blasphè- 
mes ».  Aulnay  perd  d'abord  33  hommes,  tués  ou  blessés; 
mais  son  artillerie  a  raison  du  fort  dont  les  remparts  tombent. 
Après  trois  jours  de  lutte,  la  place  est  prise  (17  avril  1645); 
la  garnison  est  capturée;  «  les  plus  séditieux  sont  pendus  », 
Anglais  aussi  bien  que  Français.  «  La  dame  Latour,  quoique 
bien  traitée,  meurt  de  dépit  trois  semaines  plus  tard,  après 
avoir  abjuré  son  hérésie  ».  Aulnay  trouve  dans  la  place  pour 
10.000  livres  de  joyaux,  meubles  et  munitions  de  toute  nature; 
mais  son  gibier  de  potence  n'y  était  plus. 

A  Boston,  Latour  intriguait  plus  que  jamais  avec  ses  amis 
les  puritains,  se  proclamant  hautement,  comme  sa  femme 
et  son  père  naguère,  protestant  bon  teint.  Au  fond,  les  Bos- 
tonais  n'avaient  jamais  douté  qu'il  fût  un  mécréant  (ils  le 
disaient  dès  1643)  sans  plus  d'honneur  que  de  conviction; 
mais  leur  casuistique  avait  jusqu'alors  trouvé  avantageux  de 
le  prendre  pour  ce  qu'il  se  donnait,  afin  de  tirer  parti  de  cette 
situation  fausse  contre  Aulnay  et  ses  Français.  Maintenant 
qu'il  est  vaincu  et  ruiné,  ils  ne  se  donnent  plus  la  peine  de 
feindre.  Le  Révérend  Hubbard  trouve  mauvais  que  le  riche 
traitant  n'ait  pas  su  mettre  en  sûreté,  <à  Boston,  par  exemple, 
l'énorme  fortune  qui  lui  aurait  permis  de  payer,  au  moins,  ses 
dettes  bostonaises;  la  voilà  donc  perdue,  cette  belle  fortune, 
pour  ses  honnêtes  alliés  !  «  Biens  mal  acquis,  conclut  cette  pru- 
d'homesque  sagesse,  descendent  rarement  jusqu'à  la  troisième 
génération  ».  Le  5  juin  1645,  trois  magistrats  protestent  auprès 
de  Winthrop  contre  toute  demande  de  secours  :  «  Cette  entre- 
prise ne  nous  semble  pas  offrir  de  chances  de  succès,  écri- 
vent-ils. Aulnay  est  très  fort  en  artillerie,  hommes  et  muni- 
tions, et  bien  pourvu  sur  mer.  Il  a  la  réputation  d'être  un  bon 
soldat  et  un  commandant  brave,  prudent  et  expérimenté. 
Nous  craignons  que  nos  moutons  [des  loups  changés  en  mou- 
tons.sans  doute]  ne  se  rendent  à  la  boucherie,  [d'autant  qu'Aul- 
nay  est,  paraît-il,  «un lion  vorace  »].  L'allié  de  la  veille, le  bon 


RAZILLY  ET         AULNAY  77 

•«  voisin  «,  plus  «  infortuné  »  que  jamais,  se  trouve  donc,  cette 
fois  sans  la  moindre  «  compassion  »,  abandonné  à  son  propre 
sort,  entraîné  dans  «  les  voies  invisibles  de  la  Providence  ». 
David  Kirke  le  repousse  aussi.  Du  coup,  le  major  Gibbons,  qui 
lui  avait  prêté  2.500  livres,  se  trouve  ruiné.  Enfin,  pour  se 
débarrasser  de  cet  hôte  gênant  qui  n'a  plus  le  sou,  nos  chari- 
tables marchands  lui  prêtent  un  navire  chargé  de  marchan- 
dises, valant  400  à  500  livres.  Latour,  les  payant  de  leur  mon- 
naie, s'en  va  débarquer  au  Cap  de  Sable  les  cinq  matelots 
anglais  de  son  bord  (sans  les  sauvages  ils  auraient  péri  et  misé- 
rablement disparu)  et  il  part  avec  le  reste  de  sa  bande  «  faire 
le  corsaire  »  sur  le  Grand  Banc.  «  Ainsi,  prêche  bibliquement 
notre  Révérend  William  Hubbard,  ceux  qui  comptent  sur  un 
ami  infidèle  ne  font  que  nager  en  des  eaux  inconnues  et  s'ap- 
puient sur  un  roseau  brisé  qui  les  blesse  ».  Au  fait ,  qui  donc  fut 
le  plus  «  infidèle  »  en  toute  cette  affaire? 

Dès  le  début  des  hostilités,  avons-nous  vu,  Aulnay  était 
entré  en  relation  avec  lesBostonais;  en  octobre  1644  son  agent 
Marie  leur  avait  démontré.  —  sans  les  convaincre,  naturel- 
lement, —  toute  l'illégalité  de  leur  intervention  en  faveur  d'un 
rebelle  contre  le  représentant  officiel  d'un  pays  ami.  Avec  leurs 
sophismes  habituels,  le  gouverneur  Endicott  et  ses  magistrats 
prétendirent  qu'ils  n'avaient  donné  à  ses  navires  ni  commis- 
sion ni  permission  d'agir  contre  Aulnay  [alors  à  quoi  étaient- 
ils  destinés?]  et  qu'ils  consentaient  à  traiter  avec  lui,  pourvu 
■qu'il  ne  se  vengeât  pas  sur  leurs  navires  des  dommages  qu'il 
avait  éprouvés  l'année  précédente.Aulnay  allait  traiter,  lorsqu'il 
apprit  la  nouvelle  intervention  des  Bostonais  en  faveur  de 
Latour;  alors,  indigné,  il  s'empare  de  ceux  de  leurs  navires 
qui  venaient  impudemment  pêcher  et  trafiquer  sur  les  côtes  de 
l'Acadie.  A  Boston,  grand  émoi  qui  tourne  à  la  confusion 
•et  à  l'inquiétude,  quand  on  apprend  que  le  fort  Saint-Jean  est 
pris_et  que  Latour  est  ruiné.  Bien  vite,  on  fait  les  avances  cette 
fois;  on  envoie  à  Port  Royal  une  députation  :  «  Les  Bostonais 
regrettent  (et  pour  cause)  d'avoir  aidé  Latour  qui  les  avait  mal 
renseignés;  ils  l'ont  renvoyé  et,  désireuxdefaire  oublier  le  passé, 


78  LES  ORIGINES 

ils  ne  demandent  à  Aulnay  qu'à  faire  une  bonne  paix,  afin- 
qu'ils  puissent  trafiquer  en  bons  amis  et  alliés  ».  (Bil».  nat. 
Mss.  Coll.  .Margry,  9281.  f.  114i.  Avec  des  diplomates  si 
souples  en  dépit  de  leurs  rigides  principes.  Aulnay  cammence 
par  le  prendre  d'un  peu  haut   : 

«  Quand  vous  dites  qu'ils  étaient  anglais,  et  non  vôtres,  ces 
vaisseaux  et  ces  hommes  envoyés  pour  commercer  à  mes 
dépens  ou  même  m'attaquer  en  terre  française,  je  ne  sais 
comment  appeler  de  tels  procédés...  Ainsi  répondre,  c'est  se 
moquer  d'un  gentilhomme.  Pour  ma  part,  j "aimerais  mieux 
mourir  que  de  promettre  ce  que  je  ne  veux  tenir.  La  vérité  est 
que  vous  pensiez  m'accabler  par  surprise,  sans  justice  ni  mo- 
tifs de  votre  part...  Soyez-en  persuadés,  si  vous  étiez  venus 
à  bout  de  vos  desseins,  vous  eussiez  eu  affaire  à  un  roi  qui  ne 
vous  eût  |)as  laissé  profiter  en  paix  de  votre  proie...  Il  marri- 
vera  de  mourir;  mais  les  rois  de  France  ne  meurent  pas  et 
leurs  bras  sont  toujours  assez  longs  pour  garantir  les  droits 
de  leurs  sujets  en  quelques  lieux  qu'ils  soient  placés  »  (31 
mars  1645). 

Il  est  toutefois,  ajoute-t-il,  assez  généreux  pour  oublier 
leurs  actes  d'hostilités  funestes,  mais  inutiles,  pourvu  qu'ils 
ne  recommencent,  pas;  il  acccepte  de  payer  les  provisions 
qu'ils  ont  apportées,  bien  qu'il  n'en  ait  pas  besoin;  mais  il 
demande,  en  paiement  des  8.000  livres  de  dommages  causés 
à  Port  Royal,  qu'on  lui  remette  le  vaisseau  de  250  à  300  ton- 
neaux qui  lui  fut  promis  en  septembre  dernier.  Les  Bostonais 
se  concertent  :  «  Se  disant  que  ce  représentant  d'un  grand  prince 
était  d'un  caractère  généreux  qui  faisait  plus  de  cas  de  sa 
bonne  renommée  que  de  ses  profits.  »  (ah!  oui:  bien  trop  fran- 
çais), ils  lui  donnèrent  pour  tout  dédommagement  une  belle 
chaise  à  porteurs  de  40  à  50  livres  prise  au  vice-roi  du  Mexique 
et  qui  n'était  d'aucune  utilité  à  Boston.  En  avait-elle  plus 
à  Port  Royal?  Le  traité  de  paix  et  de  commerce  n'en  fut  pas 
moins  signé  et  ratifié  par  les  Colonies  Unies  de  la  Nouvelle 
Angleterre.  L'histoire  ne  dit  pas  de  quel  œil  méprisant  notre 
fier  gentilhomme  contempla  dans  les  boues  de  sa  capitale 


RAZILLY  ET  AULNAY  79 

i 

improvisée  le  somptueux  témoignage  de  la  rouerie  narquoise 
de  nos  marchands  puritains.  Si  débonnaire  qu'il  fût,  Aulnay 
n'en  sauva  pas  moins,  de  son  vivant,  l'Acadie  et  l'influence 
française  en  ces  régions.  «  Si  le  Sieur  d'Aulnay,  dit  le  Mé- 
moire relatif  à  la  Nouvelle  France  (Bibl.  nat.  Mss.  Fr.  15.621, 
i.  271-2).  n'avait  empêché  les  Anglais  d'envahir  ce  pays,  ils  en 
seraient  les  maistres  et  par  ce  moyen  auraient  privé  plus  de 
600  vaisseaux  qui  viennent  de  France  tous  les  ans  à  la  pê- 
che des  molues  de  faire  ce  traffic  qui  est  la  conséquence  de 
plus  d'un  million  d'or  par  an  ». 

Cies  rois  de  France  auxquels  Aulnay  prêtait  un  si  beau 
langage  en  furent-ils  toujours  bien  dignes?  Sans  doute, 
les  27  et  28  septembre  1643,  la  régente  Anne  d'Autriche  et 
le  jeune  roi  Louis  XIV  lui  envoyèrent  deux  belles  lettres, 
pleines  d'éloges  dus  à  son  zèle  et  à  sa  valeur,  et  lui  promirent 
un  vaisseau  tout  équipé;  mais  ce  vaisseau  fut-il  jamais  en- 
voyé? Aulnay,  au  milieu  de  toutes  ses  difficultés  tant  mili- 
taires que  financières,  ne  reçut  guère  de  la  Cour  de  France, 
•outre  les  foudres  d'une  Justice  boiteuse,  que  mandats  et 
parchemins  sans  nulle  assistance  réelle  ni  en  argent  ni  en 
hommes  ni  en  munitions  ni  en  ravitaillement  d'aucune  sorte. 
Il  n'eut  d'autre  récompense  pour  toutes  ses  peines,  lui  «  notre 
■cher  et  bien  aimé  Charles  de  Menou,  Sieur  d'Aulnay-Charni- 
say  »,  que  le  vain  titre  de  «  gouverneur  et  lieutenant  général  de 
tous  les  pays,  territoires,  côtes  et  confins  de  l'Acadie,  »  la 
libre  disposition  de  ses  vastes  terres  en  fief  à  transmettre  à  ses 
hoirs  et  successeurs  »  (février  1647)  et  le  très  envié  monopole 
de  la  traite  à  exploiter  à  ses  risques  et  périls  aux  dépens  de 
rivaux  acharnés  et  déloyaux.  (Aff.  étr.,  Mém.  et  doc.  Amer., 
vol.  4,  f.  188-190).  Or,  ayant  hypothéqué  ses  terres  de  France, 
Aulnay  avait,  dès  1642,  dépensé  150.000  livres,  en  1645, 
400  à  500.000  livres  et  finalement  800.000;  «  tout  ce  qu'il  avait 
de  bien  fut  ainsi  employé  »  en  son  absorbante  entreprise. 


«  Quand  il  est  question,   avoue- t-il  amèrement,   de  nourrir 
•et   d'entretenir  4(MI   bouches,    de   mainlenir   trois   forts    [Port- 


80  LES  ORIGINES 

Royal,  Pentagoët,  La  Hèye]  avec  canons,  vivres  et  munitions^ 
de  fréter  trois  ou  quatre  vaisseaux  tous  les  ans  pour  passer  et 
repasser  [l'Atlantique]  et  nombre  d'autres  petits  pour  naviguer" 
le  long  des  côtes,  c'est  une  entreprise  qui  passe  la  portée  d'un- 
gentilhomme  particulier  ». 

Enfin,  débarrassé  de  son  rival  et  de  ses  hypocrites  auxi- 
liaires, Aulnay  va,  au  prix  de  tant  de  dépenses  et  d'efforts, 
pouvoir  tout  entier  s'adonner  à  cette  grande  œuvre  de  coloni- 
sation qui  lui  était  si  chère.  Non,  le  destin  fut  implacable  : 
un  soir  qu'il  revenait  tard  de  surveiller  de  paisibles  travaux  de 
drainage,  sa  barque  chavira  dans  la  rivière  de  Port-Royal; 
le  lendemain  matin  (24  mai  1650),  des  sauvages  trouvèrent 
dans  les  boues  du  rivage  son  cadavre  glacé.  «  Aulnay' fut  noyé 
par  un  de  ses  serviteurs»,  déclara  Latour.  {Cal.  St.  P.  Am. 
and  W.  I.  1661-8,7  février  1662).  Comment  lui  seul  le  savait-il?' 
Cette  déposition  n'cst-elle  pas  singulièrement  suspecte  de  la 
part  d'un  aventurier  dont  l'autre  rival  Biencourt  avait  égale- 
ment disparu  par  une  mort  violente? 

«  Je  ne  saurais  dire  un  millième  du  bien  que  j'ai  vu  en  lui, 
déclare  son  confesseur  le  Père  Ignace  (6  août  1653).  [Bien 
qu'il  dépensât  en  moyenne  20.000  livres  par  an  pour  son 
œuvre],  il  a  été  souvent  assez  pauvre  en  sa  vie.  Je  ne  lui  ai 
jamais  entendu  dire  une  seule  parole  au  désavantage  de  qui 
que  ce  soit,  ennemi  ou  autre  ».  —  «  N'ayant  eu  d'autre  secours 
que  celui  qu'il  a  trouvé  en  lui-même,  dit  un  Mémoire  de  1648, 
le  Sieur  d' Aulnay  s'estime  heureux  d'avoir  fait  quelque  chose, 
sous  l'autorité  du  Roi,  qui  soit  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  l'honneur 
de  la  France  ». 

Cette  perte  fut  irréparaljle;  le  malheur  s'acharnait  vraiment 
sur  la  pauvre  Acadie  et  sur  ses  meilleurs  organisateurs. 

En  dépit  de  tous  les  obstacles,  de  l'àpreté  de  ses  déloyaux 
ennemis  du  dedans  et  du  dehors,  ce  colonisateur  infatigable 
n'en  avait  pas  moins,  pendant  les  dix-huit  années  de  son  séjour 
en  Acadie,  définitivement  enraciné  la  race  française  en  cette- 
région  d'Amérique.   A  la  quinzaine  de  familles,    entre  autres- 


R    A    Z    I    L    L    Y  ET  A    U    L    N    A    Y  81 

INIartin,  Tralian,  Landry,  Gaudet,  Dugast,  Aucoin,  qu'avait, 
introduites  Razilly,  Aulnay,  au  cours  de  ses  trois  voyages 
en  France  (1633,  1642,  et  1644),  en  avait  ajouté  une  vingtaine 
d'autres,  dont  Doucet,  Bourgeois,  Petipas,  Boudrot.  «  Il  en 
ferait  passer  davantage,  dit  le  susdit  mémoire,  s'il  avait  plus 
de  bien  ».  Confiant  à  quelques  anciennes  familles  métissées  la 
garde  de  son  entrepcjt  de  la  Hève,  il  avait  réuni  dans  le  vieil 
établissement  du  Port-Royal  dont  les  terres  étaient  meilleures, 
cette  quarantaine  de  familles  purement  françaises.  Or,  l'im- 
migration féminine  cjui  suivit  devant  être  infime,  c'est  de 
cette  quarantaine  de  femmes  françaises  qu'est,  en  fait,  sortie 
à  peu  près  toute  la  race  acadienne,  aussi  bien  les  milliers  des 
générations  suivantes  que  les  400.000  de  l'heure  actuelle. 
On  ne  saurait  trop  insister  sur  ce  fait  en  quelque  sorte  pro- 
digieux. Si  l'on  ajoute  à  la  vingtaine  d'hommes  qui  accompa- 
gnaient Poutrincourt  la  cinquantaine  qu'amenèrent  Razilly 
et  Aulnay,  (caria  plupart  des  engagés  célibataires  rentrèrent 
en  France,)  on  constate  que  1  immigration  masculine  elle- 
même  est  pour  les  deux  tiers  due  à  ces  deux  colonisateurs  et 
surtout  au  dernier;  car  il  ne  se  fixa  guère  jusqu'en  1714  qu'une 
cinquantaine  d'autres  colons  français  presque  tous  céliba- 
taires. La  population  acadienne  de  notre  temps,  si  nombreuse 
qu'elle  soit  devenue,  ne  compte,  en  effet,  qu'une  centaine 
de  noms  de  famille,  les  noms  primitifs  plus  ou  moins  altérés  en 
leur  orthographe  ou  anglicisés.  Voici,  du  reste,  les  principaux 
noms  acadiens  que  nous  n'avons  pas  encore  cités  :  Ter- 
riault,  Daigre,  Sire,  Poirier,  Richard,  Leblanc,  Thibaudeau, 
Girouard,  Granger,  Comeau,  Cormier,  Robichaud,  Hébert, 
Blanchard,  Brault,  Morin,  Beliveau.  Au  cours  de  cette  his- 
toire, nous  retrouverons  tant  de  fois  tous  ces  noms  qu'ils  nous 
deviendront  bientôt  aussi  familiers  quils  nous  sont  chers. 
Ne  les  oublions  pas,  en  effet  :  car  ils  méritent  notre  reconnais- 
sance. Puisque  le  peuple  acadien  est  presque  tout  entier  issu 
de  cette  centaine  d'hommes  et  de  cette  quarantaine  de 
femmes,  saluons  avec  respect  ces  humbles  et  héroïques  an- 
cêtres d'une  noble  race  ! 


82  LES  ORIGINES 

On  peut  concevoir  quel  eût  été  le  rapide  développement  de 
TAcadie,  si  Aulnay.  vivant  plus  longtemps,  avait  amené  un 
plus  grand  nombre  de  familles  françaises,  ou  si  seulement 
Poutrincourt  avait  pu,  trente  ans  plus  tôt. réaliser  son  plan  de 
colonisation  :  l'Acadie.  habitée  par  un  nombre  suffisant  de 
Français,  aurait,  soixante  ans  plus  tard,  résisté  à  toute  inva- 
sion étrangère,  et  le  Canada,  délivré  de  loccupation  anglaise 
des  provinces  maritimes,  serait  toujours  resté  la  Nouvelle 
France  d"  Vnn'rique. 

Dès'  son  établissement  à  Port-Royal  en  1636,  Aulnay, 
en  bon  seigneur  féodal,  avait  commencé  par  répartir  entre 
ses  laboureurs,  dont  quelques-uns  étaient,  disons-nous,  céli- 
bataires, le  terrain  disponible  de  son  fief  colonial.  Si  l'on  s'en 
rapporte  aux  habitudes  alors  prédominantes  que  confirment 
certains  parchemins  conservés,  chaque  concession  terrienne  ne 
rapportait  guère  au  seigneur  iiiiuni'  rente  annuelle  d'un  sol 
par  arpent  et  une  faible  redevance  en  poulets  et  autres  produits 
de  fermage.  Il  y  avait  bien,  en  plus,  les  droits  de  mouture,  de 
lods,  ventes  et  autres  aliénations;  mais,  en  somme,  cette  tenure 
censive  ne  pouvait,  dès  le  début,  appliquée  à  une  quaran- 
taine de  tenanciers,  donner  d'appréciables  profits  au  posses- 
seur du  fief;  d'autant  qu'en  cette  phase  critique  il  lui  fallait 
sans  cesse  faire  à  ses  obligés  des  avances  qu'ils  ne  pouvaient 
rembourser  qu'en  corvées  et  en  denrées.  Au  point  de  vue  agri- 
cole, pareille  mise  en  valeur  d'un  fief  colonial  ne  pouvait 
rapporter  qu'à  longue  échéance,  après  bien  des  années  d'ex- 
ploitation, pour  le  bénéfice  de  générations  postérieures. 

Or,  les  frais  d'installation,  d'organisation,  de  protection 
étaient  énormes  pour  le  suzerain.  Il  appert  d'une  déposition 
de  témoins  (27  décembre  1688)  que  le  «  sieur  d'Aulnay- 
Charnisay  »  non  seulement  «  ramena  de  France  à  ses  dépens 
plusieurs  familles  ».  une  vingtaine,  avons-nous  dit.  mais  qu'en 
outre  «  il  les  établit  et  entretint  à  ses  frais  »;  qu'il  pourvut  à  la 
construction  de  «  deux  fermes  ou  manoirs,  et  les  bâtiments 
nécessaires,  aussi  bien  maisons  d'habitation  que  granges  et 
étables  »;  qu'il  «  ordonna  la  construction  de  deu.x  moulins  : 


RAZILLY  ET  AULNAY  83 

l'un  à  eau  [l'ancien  moulin  de  Poutrincourt]  et  l'autre  à  vent  », 
auxquels  il  ajouta  une  scierie;  qu'il  «  ordonna  la  construction 
à  Port-Royal  de  cinq  pinnaces  et  de  plusieurs  chalouppes'et 
deux  petits  vaisseaux  d'environ  soixante-dix  tonnes  chacjue  »  ; 
qu'il  «  entreprit  plusieurs  établissements  comme  La  Hève, 
[fondée  par  Razilly],  Miscou  [Ile  Sheppigan],  Sainte-Anne 
[au  Cap  Breton],  lesquelles  entreprises  furent  commencées  et 
soutenues  pendant  plusieurs  années  à  grande  dépense  et 
avec  d'excessives  charges  »;  qu'enfin  «  il  fit  construire  sur 
la  côte  d'Acadie  trois  forts  «  de  quatre  ou  cinq  bastions, 
à  30  ou  40  lieues  l'un  de  l'autre  »  :  le  premier  à  Pentagoët, 
le  second  à  la  rivière  Saint-Jean  et  le  troisième  à  Port-Royal 
[en  partie  fait  de  pierre  blanche  de  France],  «  lesquels  forts 
étaient  bien  fournis  de  tous  les  canons  [au  nombre  de  60]  et 
de  toutes  les  munitions  nécessaires,  et  avec  trois  cents  hommes 
ordinaires  pour  défendre  les  susdits  forts  ».  Qu'on  n'oublie  pas 
«  l'établissement  d'un  sémiriaire  »  de  douze  capucins  de  la  pro- 
vince de  Paris  chargés  «  non  seulement  de  desservir  la  colonie 
française  [dispersée  de  Nepisiguit  à  Pentagoët]  et  de  faire'  des 
missions  parmi  les  peuplades  indigènes  dont  ils  apprirent  la 
langue,  mais  encore  de  recevoir,  entretenir  et  instruire  dans 
leur  maison  trente  jeunes  gens  et  des  enfants  micmac;-:  et 
abénakis  ».  La  gouvernante  des  enfants  d'Aulnay, Madame  de 
Brice,  dirigeait  les  études,  selon  les  intentions  de  Richelieu  ; 
elle  était,  dit  le  Père  Ignace  (1646)  «  une  femme  d'une  piété 
insigne  et  remarquable  par  son  zèle,  sa  prudence  et  ses  autres 
vertus  ».  Le  Gouverneur  avait  donné  à  cette  mission  de  ca- 
pucins «  une  étendue  de  terre  assez  considérable  »,  et  il  fut,  le 
9  février  1642,  chargé  de  gérerleurpartdanslaSociété  d'Acadie. 
Enfin  sil'onajoutemaintesexcursions  sur  terreet  surmer  dans 
un  triple  but  d'exploration,  de  commerce  et  deravitaillement, 
si  l'on  ajoute  les  voyages  en  France  pour  ramener  choses  et 
gens  nécessaires  à  la  colonie  et  surtout  les  énormes  frais  de 
guerre  également  sur  terre  et  sur  mer  avec  les  dommages  qui  en 
résultaient  (8.000  livres  pour  le  seul  coup  de  main  des  Bosto- 
nais  à  Port-Royal),  on  comprendra  (■()nii)i('ii,  malgré  ses  chéti- 


SA  LES  ORIGINES 

ves  apparences,  l'entreprise  d'Aulnay,  tout  à  1^  fois  gouver- 
neur, chef  de  troupes,  colonisateur  et  marchand,  était  en  réa- 
lité importante,  onéreuse,  ruineuse  même. 

Sans  doute,  en  1641,  la  Société  d'Acadie.  a  en  récompense  de 
son  zèle  »,  lui  avait  bien  cédé  un  septième  de  son  actif  et,  en 
1642,  la  Compagnie  de  la  Nouvelle  France  trois  septièmes  du 
sien  «  en  reconnaissance  des  travaux  soufferts  pour  l'établis- 
sement et  manutention  de  l'Acadie  »;  sans  doute,  le  15  jan- 
vier 1642,  l'héritier  du  commandeur,  Claude  de  Razilly,  par 
contrat  passé  au  Chàtelet  (Aulnay  était  alors  à  Paris),  lui 
avait  abandonné  pour  14.000  livres,  en  même  temps  que  ses 
quatre  parts,  tous  ses  droits  sur  ses  possessions  acadiennes, 
en  particulier  à  Sainte-Croix;  ce  n'étaient  là,  à  vrai  dire,  que 
valeurs  en  puissance,  non  encore  réalisées.  Les  capucins,  en  leur 
confiance,  abandonnèrent  bien  à  Aulnay  la  septièmepart  qu'ils 
avaient  reçue  de  Richelieu,  mais  ce  fut.  avons-nous  vu, à  eliarge 
qu'il  entretînt  le  séminaire  des  sauvages  et  la  desserte  des 
missions.  Seule  la  traite  des  pelleteries  pouvait  permettre 
à  Aulnay  de  combler  dès  le  présent  son  énorme  déficit  ;  car  les 
profits  en  étaient  immédiats  et  considérables.  Mais  Latour, 
qui,  en  son  giboyeux  district  de  la  rivière  Saint-Jean,  en  tirait, 
avons-nous  dit,  100  à  lôO.OOO  livres  par  an,  lui  disputa  âpre- 
ment  le  monopole  octroyé  par  le  roi;  en  1643,  il  lui  déroba 
même  en  une  seule  pinasse  pour  18.000  livres  de  peaux. 
Il  est  vrai  qu'Aulnay.  en  cette  même  région  de  Saint-Jean, 
après  la  défaite  de  son  rival,  «  traita  jusqu'à  3.000  orignaux 
par  an,  sans  compter  les  castors,  les  loutres  et  autres  menues 
fourrures  ».  Là  était  donc  le  plus  sérieux  appoint  financier 
d'Aulnay.  Ces  riches  pelleteries,  il  les  envoyait  au  printemps 
en  France,  particulièrement  à  Niort,  par  l'intermédiaire  des 
bateaux  de  pêche  qui  lui  apportaient  en  échange  fer,  étoffes, 
outils,  poudres  et  autres  marchandises  d'Europe.  Peut-être 
songea-t-il  aussi  à  tirer  parti  des  pêcheries  :  car  il  fit  venir  de 
Saintonge.des  sauniers  qui,  la  gabelle  n'existant  pas  aux  colo- 
nies, devaient  ravitailler  de  sel  pêcheurs  et  colons.  En  tous 
^as,  ces  hommes  expérimentés  lui  rendirent  un  service  encore 


RAZILLY  ET         AULNAY  8o 

j)lus  grand  que  cette  exploitation  industrielle  des  marais 
:salins  :  ils  desséchèrent  à  Tembouchure  de  la  rivière  de  Port- 
Royal  «  une  grande  étendue  de  prairies  que  la  marée  cou- 
vrait «.  Or,  comme  dans  la  Baie  Française,  la  mer  monte  plus 
haut  peut-être  qu'en  aucune  autre  partie  du  monde  (30  pieds 
à  Port-Royal,  le  double  ailleurs),  les  Acadiens  apprirent  ainsi 
à  recouvrer  ces  immenses  terres  submergées  qui  devinrent 
parla  suite  le  plus  riche  domaine  de  toute  l'Acadie.  Il  y  eut  là 
aine  merveilleuse  ressource  agronomique.  Dès  lors,  protégés 
par  le  fort  et  encouragés  par  leur  gouverneur,  les  colons 
<i'amont  ne  craignirent  plus  de  descendre  vers  les  polders 
du  rivage.  «  Les  habitants,  qui  ont  multi])lié  à  Port-Royal, 
-constate  Denys,  récoltent  beaucoup  de  froment  et  ont  un 
^rand  nombre  de  vaches  et  de  porcs  ».  Bref,  au  sortir  de  ses 
difficultés  initiales,  la  colonie  de  Port-Royal  ne  prospérait 
pas  nîôins  au  point  de  vue  agricole  qu'au  point  de  vue  com- 
mercial. « 

«  Que  de  grandes  œuvres  accomplit,  pendant  près  de  vingt 
ans,  cet  homme  très  religieux,  très  généreux,  très  fervent  !  » 
«crivit  en  1656  le  Père  Ignace  au  Secrétaire  de  la  Propa- 
.gation  de  la  Foi.  Grâce  à  son  énergie  et  à  ses  initiatives,  la 
Nouvelle  France  n'avait  plus  besoin,  pour  s'assurer  le  succès, 
<jue  de  paix  et  de  temps.  Ce  furent  précisément  cette  paix 
et  ce  temps  qui  lui  manquèrent. 


Sources  et  autres  références.  —  Arch.  Nal.  —  Colonies,  .\cadic  C  i  ^d. 

\'ol  I.  ConviMit.  avec  S''  de  Razilly,  f.  47. 

Concess.  à  S'  de  Razilly,  f.  52. 

Ordre  du  Roi  à  Aulnay  et  Latour.  f.  G3. 

Ordre  du  Roi  à  .Aulnay  concernant  Latour,  f.  66. 
Procès-verbaux  relatifs  à  la  rébellion  duSicur  de  La  Tour.  f.  72-79. 
Récit  par  relig.  capucins  de  la  descente  des  .Anj^lais  (6  août  1613),  f.  70. 
Contrat  d'assoc.  entre  duc  de  Vendôme  et  Veuve  Charnizay.  f.  87. 
Mémoire  pour  Cliarles  de  La  Tour  et  ses  frères  et  soeurs  contre  le  duc  de 

Vendôme,  André  Le  Borgne,  etc.,  f  .55-()l. 
Mémoire  concernant  prétentions  des  héritiers  de  Le  Borgne,  f.  68. 
'Carton  X.  —  Limites  des  gouvernements  d'Aulnay  et  de  La  Tour  et 
autres  pièces  (non   jjaginées)  concernant  Aulnay  et  ses  héritiers, 
La  Tour,  Le  Borgne,  etc. 
■Série  F.  —  Compagnies  de  Commerce. 
Arrêts  du  Conseil  3571,  3583,  1641,  n0  5,  T.  1688. 


86  LES  ORIGINES 


Arch.  Aff.  étr.  —  Mém.  et  doc.  Amer.,  vol.  4.  f.  65,   82,  93.  106.  164-5 
1 78-183.  1 88-90.  354-7, 362, 392  :  vol.  \'I.  f .  244-278.  Corr.  pol .  Angl .  vol.  85  > 
Bibl.  i\al.  —  Mss.  fr.  —  10.207.  f.  202;  15.621. 

f.     265-271;     18.593,    f.    335,    342,    372. 
»  355;  15.583,   f.  245;    4.826.   Nouv.  acquis. 

9.261-9.262,    9.280-9.283     Coll.    Clairam- 
bault,  867-869. 
Collection  Mar?rv.  9.281-3. 


Bih!.  Sle- Geneviève.  Mss.  L,  \>.  36.  Mémoire  d'Isaac  de  Razilly  sur  la 
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Calendar  of  Slate  Papers.  Colon,  séries,  1574-1660,  p.  152,  204,  497. 
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1904  App.  H.  (Lettre  du  P.  Ignace  sur  l'Aca- 
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Coll.  de  Doc.  rel.  à  riiisl.  ^ouv.  Fr.,  I,  86-97,  110-1,  114-126,  137-140. 
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F.  X.  Gar.ne  \u.  — Hist.  du  Can.;  op.  ci*. 


CHAPITRE    IV 


LE  BORGNE,  LÀ  TOUR  ET  CONSORTS 

(1650-1670) 


LA  mort  imprévue  d"Aulnay  jeta  l'Acadie  dans  une  con- 
fusion extrême.  Ses  ennemis,  rivaux  et  faux  amis  se  pré- 
cipitèrent sur  elle  comme  sur  une  riche  proie  qu'ils 
s'efforcèrent,  tant  par  les  ruses  de  la  chicane  que  par  la  vio- 
lence des  armes,  d'arracher  aux  héritiers  naturels.  Or,  Charles 
d'Aulnay  laissait  en  mourant  une  veuve.  Jeanne  Motin  (fille 
de  son  associé.  Louis  Motin)  qu'il  avait  épousée  vers  1635  ou 
1636,  et  huit  enfants  en  has  âge  :  quatre  garçons  et  quatre 
filles;  l'aîné  n'avait  que  quatorze  ans.  La  mémoire  d'Aulnay 
ne  fut  pas  même  respectée  :  «  C'est  une  grande  malice  à  quel- 
([ues  personnes,  dit  le  père  Ignace  (6  août  1653),  d'avoir  déchiré 
la  très  digne  renommée  de  feu  M.  Charles  de  Menou,  sei- 
gneur d'Aulnay  de  Charnizay,  après  sa  mort  comme  pendant 
sa  vie.  »  Comme  les  biens  en  litige  étaient,  en. même  temps  que 
les  terres  patrimoniales  de  France,  d'immenses  pays  concédés, 
il  en  résulta  que  les  procès  engagés  entre  parti<-nli('i-s  devin- 
rent de  véritables  affaires  d'Etat. 

Aulnay  avait  en  France  pour  agent  et  bailleur  de  fonds  un 
marchaml  de  la  Rochelle.  Emmanuel  Le  Borgne;  le  11  dé- 
cembre 1647,  celui-ci  avait,  par  mesure  de  prudence  sans 
doute,  demandé  l'enregistrement  des  lettres  du  roi  et  de  la 
reine-mère  é(?rites  à  Aulnay  le  13  août  précédent.  Notre  mar- 
chand n'a  pas  plus  tôt  vent  de  la  mort  de  son  débiteur  qu'il 
se  rend  à  Paris  et  va  trouver,  16,  rue  de  GrenrlIc-.^aint-Ger- 


88  LES  ORIGINES 

main,  le  père  de  ce  dernier,  l'ancien  conseiller  du  Roi,  M.  René" 
de  Charnizay.  C'était  alors  un  vieillard  de  soixante-treize  ans^- 
dont  la  santé,  les  facultés  et  la  fortune  semblent  avoir  été  éga- 
lement ébranlées.  Le  Borgne  lui  apprend  la  mort  de  son  fils,  se 
déclare  créancier  de  300.000  livres  et  en  exige  le  paiement  :  il 
s'empare,  dit  un  Mémoire,  «  de  l'esprit  du  Sieur  Charnizay 
que  son  grand  âge  rendait  susceptible  de  toutes  sortes  d'im- 
pressions ».  On  négocie  :  au  vieillard  effrayé,  Le  Borgne  sen- 
gage  à  verser  sa  vie  durant  une  rente  annuelle  de  5.000  li- 
vres, à  condition  qu'il  reconnaisse  la  dette  et  abandonne  ses- 
droits  en  Acadie.  Le  5  novembre  1650,  par-devant  le  lieu- 
tenant du  Chàtelet,  un  Conseil  de  famille  nomme  pour  les 
biens  situés  en  France  le  Sieur  de  Charnizay  tuteur  de  ses  pe- 
tits enfants  et  un  certain  Guillaume  Le  Bel  subrdgé-tuteur 
et  pour  les  biens  situés  en  Acadie  Dame  Motin  tutrice  et  le 
chef  des  milices  La  Verdure  subrogé-tuteur.  Quatre 
jours  après  (9  novembre)  le  sieur  de  Charnizay  signe  une 
transaction  reconnaissant  que  les  enfants  du  Sieur  d'Aulnay 
sont  redevables  à  Le  Borgne  d'une  somme  de  260.000  livres. 
D'où  vient  cette  différence?  Le  Borgne  avait  dû  saisir  à  La 
Rochelle  et  autres  lieux  les  pelleteries  et  autres  marchandises- 
appartenant  en  France  au  Sieur  d'Aulnay.  La  seigneurie  de 
Charnizay  près  Loches  a,  en  outre, été  mise  entre  les  mains  de 
Le  Borgne.  «  Il  s'empare  des  marchandises  d'Aulnay  par- 
tout où  il  peut,  est-il  dit,  sans  en  rendre  de  compte.  »  En  1651, 
il  envoie  à  Port  Royal  à  bord  d'un  vaisseau  son  agent  Saint- 
Mas  pour  s'emparer  du  fort  et  de  la  personne  de  Mme  d'Aul- 
nay et  «  fait  tout  piller».  Malgré  ses  prises,  «  il  se  dit  toujours 
créancier  de  260.000  livres  ». 

Les  capucins  prennent  en  main  la  cause  de  la  veuve  et  des 
orphelins.  De  son  vivant,  Aulnay  leur  avait  ditTjue  «  il  ne  cro- 
yait pas  en  conscience  devoir  à  MM.  Le  Borgne  et  Denys  tout 
ce  que  demandaient  ces  marchands  ».  Sur  leur  conseil,  la  dame 
Motin  envoie  en  France,  le  11  juillet  1651,  son  intendant  le 
Sieur  Brice  de  Sainte-Croix  avec  autorisation  d'agir  comme  il 
le  jugera  à  propos  pour  la  défense  de  leurs  droits,  «  avec  sim- 


LEBORGNE,   LA  TOUR   ET   CONSORTS     89 

{•le  procuration,  dira-t-on  plus  tard  (1697)  pour  veiller  aux 
biens  des  enfants  Aulnay  en  France  ».  D'autre  part,  se  ravi- 
sant, «  M.  René  de  Charnizay,  avec  l'agrément  des  R.  P.  Ca- 
])ucins,  commet  comme  son  lieutenant  en  Acadie  pendant  la 
minorité  des  enfants  le  Sieur  de  Poix,  [ne  serait-ce  pas  une  erreur 
pour  Sainte-Croix?]  ayant  toutes  conditions  requises  de  probité, 
de  piété  et  d'expérience,  lequel  part  avec  un  embarquement  con- 
sidérable de  victuailles  et  200  hommes  d'élite  «.(Coll.  Margry. 951. 
f. 27).Ce  fut,  sans  doute, le  dernier  acte  important  de  l'aïeul:  car 
il  meurt  le  10  mai  1651,  n'ayant  pas  touché  la  moitié  de  sa  rente 
annuelle  et  laissant  sans  défense  sa  bru  et  ses  petits-enfants 
cju'il  avait  déjà  si  mal  défendus.  Le  mois  suivant,  (4  juin),  son 
collègue  du  Conseil  d'Etat,  le  Sieur  de  Lafosse  est  nommé  par 
le  roi  «directeur,  administrateur  et  gouverneur  des  pays,  îles 
et  côtes  de  l'Acadie  pendant  la  minorité  des  enfants  d'Aulnay  », 
beaux  titres  dont  il  n'usa  guère  apparemment  :  car,  le  Sieur  de 
Sainte-Croix,  profitant  des  droits  que  lui  confère  sa  procura- 
tion, ne  trouve  rien  de  mieux  à  faire  pour  sauvegarder  en 
Acadie  les  droits  de  la  dame  Motin  et  de  ses  enfants  que  de  les 
partager  avec  l'oncle  même  du  Roi,  le  duc  César  de  Vendôme, 
grand  maître  et  surintendant  général  de  la  navigation  et  du 
<  ommerce  (8  février  1652),  Voici  les  principales  clauses  de  ce 
rontrat  léonin  où  durent  intervenir  les  pères  capucins  : 

«  Son  Altesse  s'oblige  à  équiper  des  navires  et  à  les  charger 
(le  toutes  choses  nécessaires  pour  l'entretien  de  la  maison  de 
.Madiime  d'Aulnay  et  de  ses  enfants;  à  payer  aux  Capucins  h' 
>ei)tième  de  la  traite  pour  l'entretien  de  leur  séminaire  et  à 
nourir  les  révérends  Pères  capucins;  à  payer  la  moitié  des  dettes 
lie  la  succession  sur  les  profits  faits  en  Acadie  par  suite  de  la  ces- 
-ion  faite  au  dit  Duc  de  la  moitié  de  la  Seigneurie,  à  savoir 
le  fort  de  la  Rivière  Saint- Jean  et  de  l'Ile  Saint- Pierre,  à  secourir 
la  dame  d'Aulnay  en  cas  d'attaque  et  à  la  rélabhr  si  elle  est 
chassée  ». 

Par  arrêt  du  6  décembre  1652,  le  roi  autorise  ce  traité  d'as- 
sociation : 

«  Les  Sieurs  Charles  de  Turgis  de  Saint-Etienne  de  La  Tour 
'trois  particules,   maintenant   !j    ainsi    (jue  Simon   et    Nicolas 


90  LES  ORIGINES 

Denys  frères,  ayant  usurpé  sur  la  veuve  du  Sieur  d'Aulnay  les 
droits  que  le  Roi  avait  donnés  à  son  mari  en  1647,  le  Roi  lui 
permet  de  réclamer  le  secours  du  duc  de  \'endôme  qui,  en  ré- 
compense, restera  co-seigneur  avec  elle  des  côtes  de  l'Acadie. 
Elle  a  grand  sujet  d'appréhender  que,  si  elle  n'est  pas  prompte- 
ment  et  puissamment  soutenue  dhommes.  de  vivres,  d'argent 
et  de  vaisseaux,  elle  sera  entièrement  dépossédée  de  ce  qui  reste 
en  son  pouvoir.  Elle  a  eu  recours  dans  un  si  pressant  besoin  à 
notre  bien  cher  et  très  aimé  oncle,  le  duc  de  Vendôme,  pair  de 
France...  Il  pourrait  mieux  que  personne  la  rétablir  dans  ce 
qui  lui  a  élé  usur])é.  la  retirer  d'oppression  et  la  garantir  avec 
ses  enfants  d'une  ruine  totale.  Mais,  d'autant  que  notre  oncle  le 
duc  de  \'endôme  sera  obligé  de  faire  de  grandes  et  immenses  dé- 
penses pour  donner  des  secours  à  la  dame  d'Aulnay  et  recouvrer 
sur  les  susnommés  des  lieux  dont  ils  se  sont  emparés,  il  autorise 
par  ce  traité  d'association  le  duc  de  \"endôme  et  ses  hoirs  à 
devenir  co-seigneurs  de  l'Acadie  aux  mêmes  droits  que  ceux 
désignés  dans  les  lettres  patentes  de  1647  ».  [Aff.  élr.  Amer. 
Méin.  el  doc.  vol.  IV,  f.  429).  «  Ce  puissant  prince,  ce  chef  si  ha- 
bile, dit  le  père  Ignace  (1656)  aurait  pris  avec  les  fils  de  l'an- 
cien vice-roi  le  gouvernement  de  l'Acadie  et  l'aurait  préservée  de 
la  mainmise  des  hérétiques  ». 

C'est  ainsi  que  le  vieux  duc  devint  l'un  des  principaux  bé- 
néficiaires de  cette  œuvre  même  de  colonisation  dont  il  avait 
contrarié  les  débuts  au  temps  de  Richelieu. 

Tout  ce  beau  contrat  n'eut  guère,  du  reste,  qu'un  caractère 
platonique,  atténué  même  par  d'autres  mesures  officielles 
qui  le  contredi^nt.  D'autres  larrons  n'avaient  pas  attendu 
l'intervention  d'un  prince  de  sang  pour  se  jeter  sur  cette  belle 
proie  de  l'Acadie  si  mal  défendue  et  si  àprement  convoitée. 
Outre  les  frères  Denys  qui  possédaient  toute  la  côte  et  les 
îles  du  Golfe  Saint-Laurent,  nous  retrouvons  notre  vieux  rou- 
tier Charles  Latour.  Rebuté  en  1645  par  les  Bostonais  et 
par  David  Kirke,  il  s'en  était  allé  livrer  aux  «  Français  de 
Québecwle  flibot  (allégé  des  Anglais)  que  lui  avait  confiélegou- 
verneur  du  Massachusetts,  Winthrop,  pour  faire  le  commerce 
ou  plutôt  la  contrebande  sur  les  Côtes  d'Acadie.  «  D'où  il  ap- 
pert, dit  na'i'vement  ce  dupeur  dupé,  qu'il  ne  faut  pas  se  fier 
à  un  homme  infidèle  et  charnel  :  bien  que,  lié  par  les  chaînes 


LEBORGNE,   LATOUR   ET   CONSORTS     91 

do  la  courtoisie.  Latour  s'est  fait  pirate.  »  A  Québec,  on  ne 
sait  par  suite  de  quelle  nouvelle  tromperie,  (peut-être  par  re- 
connaissance pour  la  livraiso:i  du  bateau  ennemi)  ce  «  pirate  », 
qui  avait  trahi  tout  le  monde,  fut  accueilli  par  des  salves  de 
canon  (8  août  1646),  noblement  hébergé  au  château  Saint- 
Louis,  choyé  pendant  quatre  ans  par  le  gouverneur  Mont- 
magny,  qui,  d'abord,  lui  céda  le  pas;  il  n'était  pas  de  fêtes  re- 
ligieuses ni  civiles,  tant  à  Montréal  qu'à  Québec,  dont  ne  fût 
ce  huguenot,  particulièrement  honoré  par  les  pères  Jésuites 
qu'il  berna  longuement.  Ce  mécréant,  qui  à  Boston  a  allait  au 
prêche  »,  suit  maintenant  les  processions  au  premier  rang. 
Mais  tant  d'honneurs  et  de  faveurs  ne  lui  suffisent  pas  :  il 
lui  faut  de  l'argent.  Latour  n'a  pas  plus  tôt  appris  en  l'été  1650 
la  mort  tragique  de  son  rival  victorieux  que,  fort  de  l'appui  de 
ses  nouveaux  protecteurs,  il  a  l'audace,  cjuoicjue  deux  fois  con- 
tumace, de  se  rendre  en  France,  à  Paris  même.  Là  encore,  il 
est  fort  bien  accueilli;  il  en  profite  aussitôt  pour  se  réhabiliter 
aux  dépens  de  la  mémoire  et  des  héritiers  de  son  ennemi  mort. 
Indignité  monstrueuse  :  le  16  février  1651,  ce  récidiviste  en 
félonie  fut  absous  de  toute  accusation  et,  le  27  février,  par 
lettres  patentes  de  Louis  XIV,  confirmé  gouverneur  d'Acadie 
aux  lieu  et  place  de  sa  victime.  Les. termes  de  cette  confirma- 
tion provoquent  l'indignation. 

«  Etant  bien  informé  et  assuré  [par  qui?  les  capucins  attes- 
taient le  contraire]  de  la  louable  et  recommandable  affection, 
peine  et  diligence  que  notre  cher  et  bien  aimé  sieur  Charles 
Saint-Etienne,  chevalier  de  la  Tour,  qui  estait  cy  devant  institué 
et  estably  par  le  feu  Roy  notre  père...  gouverneur  et  lieutenant 
général  aux  pays  et  côtes  de  l'Acadie  en  Nouvelle  France,  lequel 
<iepuis  quarante-deux  ans  a  apporté  et  utilement  employé  tous 
^es  soins  tant  à  la  confirmation  des  sauvages  en  la  foy  et  religion 
chrétienne  et  à  l'instruction  de  leurs  enfants,  [les  témoignages 
abondent  sur  sa  vie  scandaleuse  et  ses  apostasies,]  que  l'esta- 
l)lissement  de  notre  authorité  en  toute  l'étendue  du  pays, 
[vingt  années  de  trahison  et  de  rébellion  avérées,  ]  ayant  construit 
deux  forts...  et  par  son  soin  et  courage  chassé  les  étrangers  reli- 
trionnaires;  [il  les  renseigna,  les  enrôla,  les  attira  dans  le  pays, 
>'étant  mainte  et  mainte  fois  associé  à  eux;  ]  ce  qu'il  aurait  con- 


92  LESORIGINES 

nué  de  faire  s'il  n'en  eût  été  empêché  [n'est-ce  pas  le  comble  de^ 
la  sottise  et  de  l'iniquité?]  par  défunt  Charles  de  Menou,  sieur 
d'Aulnay,  lequel  aurait  favorisé  les  ennemis  de  la  Tour  en  des 
accusations  et  suppositions  qu'ils  n'ont  pu  vérifier  [rappelons  le 
volumineux  dossier  de  documents  de  1 644  et  tous  les  témoignage  s- 
postérieurs]  et  desquelles  le  sieur  Saint-Etienne  a  été  absous  ce 
16  février  dernier;  et  que  davantage  il  est  besoin  d'establir  au 
dit  pays  des  colonies  françaises  pour  défricher  et  cultiver  les 
terres  et  pour  la  défense  et  conservation  du  dit  pays,  munir  et 
garnir  les  forts  d'un  nombre  suffisant  de  gens  de  guerre  et  autres 
choses  nécessaires  où  il  convient  de  faire  grandes  dépenses 
[voilà,  sans  doute,  la  vraie  raison,  d'ordre  purement  politique] 
sçavoir  faisons  que  nous,  ayant  pleine  confiance  du  zèle,  soins, 
industrie,  courage,  valeur,  bonne  et  sage  conduite  du  sieur  de 
Saint-Etienne,  et  voulant,  comme  il  est  raisonnable,  reconnaître 
ses  bons  et  fidèles  services,  avons  par  l'avis  de  la  reine  régente, 
notre  très  honorée  Dame  et  Mère,  et  de  notre  pleine  puissance  et 
autorité  royales,  iceluy  sieur  de  Saint-Estienne  confirmé  et 
confirmons  à  nouveau,  autant  que  besoin  est  et  serait,  ordonné, 
ordonnons  et  establissons  par  ces  présentes  signées  de  notre 
main,  gouverneur  et  lieutenant  général  en  tous  pays,  terres  et 
côtes  de  l'Acadie  »... 

En  lisant  cet  inique  document,  on  se  demande  si  l'on  n'est 
pas  en  présence  d'un  faux.  ]\Iais  non,  le  texte  s'en  trouve  bel  et 
bien  dans  nos  Archives  Nationales,  signé  de  la  main  du  futur 
«  Grand  Roi  »;  l'affichage  en  fut  même  ordonné  dans  les  ports 
et  lieux  les  plus  opportuns;  et  il  en  fut  encore  donné 
confirmation  le  27  juin.  Comment  la  bonne  foi  du  gouverne- 
ment put-elle  être  à  ce  point  surprise,  l'œuvre  d'un  grand  et 
noble  colonisateur  à  ce  point  méconnue,  les  intérêts  français  en 
Acadie  si  étourdiment  confiés  à  un  traître  invétéré'?  Tant  de 
légèreté,  de  maladresse,  d'ingratitude  confond,  à  moins  que  le 
seul  mobile  auquel  nous  venons  de  faire  allusion  ne  fût  la  pré- 
tendue nécessité,  pour  s'assurer  la  possession  de  l'Acadie.  d'en 
confier  la  garde  à  un  homme  sinon  parfaitement  sûr,  du 
moins  compétent.  Pauvre  Acadie  française,  elle  était  en  de  bon- 
nes mains  de  patriote!  Mais,  pour  plaire  à  cet  indigne  favori 
était-il  vraiment  besoin  d'outrager  la  mémoire  du  généreux 
fondateur  de  l'Acadie  et  de  léser  les  intérêts  même  de  ses  hé-- 


LEBORGNE,   LATOUR   ET   CONSORTS      9a 

ritiers  innocents.  On  alla  plus  loin,  en  effet,  dans  la  voie  de 
l'injustice  :  on  osa  dire  qu'en  1645  Aulnay,  pourtant  muni 
des  ordres  du  roi,  avait  «  sans  aucun  droit  »  arraché  le  fort 
Saint-Jean  aux  troupes  mi-anglaises  de  son  rival  qui  complo- 
tait alors  à  Boston  même;  on  déchira  le  jugement,  pourtant 
si  fortement  motivé,  de  1644,  en  le  déclarant  obtenu  par  sur- 
prise en  un  procès  fait  à  l'encontre  des  «  règles  ordinaires.», 
alors  que  ce  nouveau  jugement  était  au  contraire  porté  hâti- 
vement en  l'absence,  non  seulement  de  la  victime  défunte, 
mais  encore  des  représentants  autorisés  et  compétents  de  sa 
femme  et  de  ses  héritiers  mineurs. De  son  vivant,  lors  du  pro- 
cès de  1644,  Aulnay.  en  une  sorte  de  prescience  émouvante, 
n'avait  eu  que  trop  raison  d'adresser  au  Grand-Chancelier  une 

«  Requête  pour  qu'il  fût  commis  au  Conseil  du  Roy  quelques 
personnes  de  choix,  bien  intentionnées  et  instruites  de  l'Estat 
de  la  Nouvelle  France  pour,  aux  occasions  lorsqu'il  se  présentera 
des  affaires  concernantes  ledit  pays,  leur  estre  communiquées  et 
par  eux  donné  avis  pour  empescher  la  diversité  d'arrêts  et  règle- 
ments c{ui  pourraient  intervenir  au  grand  préjudice  et  retarde- 
ment des  bons  succès  que  l'on  espère  tant  de  cette  Eglise  nais- 
sante que  de  ce  petit  Estât  françois  commençant  ». 

Eh  oui  !  c'était,  en  ces  années  de  Fronde  comme  de  nos 
jours,  l'incompétence  qui  ajoutait  ses  fautes  irréparables  aux 
crimes  de  l'injustice.  L'Acadie  se  trouvait,  ainsi  que  son 
créateur,  sacrifiée  à  celui-là  même  qui  la  vendait  à  l'enne- 
mi. On  conçoit  qu'en  cette  sinistre  comédie  les  historiens 
anglais  exaltent  leur  cynique  complice  et  dénigrent  leur  loyal 
adversaire;  on  conçoit  moins  bien  que  des  Français,  faisant 
naïvement  leur  jeu,  deviennent  leurs  dupes.   . 

.  En  tout  cas,  le  vieux  fourbe,  qui  devait  rire  sous  cape  de  la 
sottise  et  de  la  veulerie  des  «  gens  en  place  »,  ne  fut  pas  lent  à 
en  tirer  ample  parti.  Il  se  hâte  de  rassembler  une  bande  den- 
gagés  volontaires,  à  la  tête  desquels  il  met  un  soi-disant  gen- 
tilhomme normand  des  environs  de  Cherbourg,  Philippe  ^lius 
d'Entremont,  [il  y  a  encore  des  Le  Mieux  dans  le  Cotentin.]et, 
fort  de  ces  troupes  et  de  ces  parchemins,  il  se  rend  en  Acadie 


94  LES  ORIGINES 

OÙ  il  débarque  à  Port  Royal  qu'avait  déjà  pillé  l'agent  de  Le 
Borgne.  Le  23  septembre  1651,  présentant  à  la  dame  d'Aulnay 
le  seing  royal,  Latour  la  requiert  de  lui  restituer  ses  possessions 
du  Fort  Saint-Jean  et  du  Cap  de  Sable;  comme -elle  n'y  peut 
mais,  il  s'installe  dans  la  première  et  installe  dans  la  seconde 
son  lieutenant  Mius  d'Entremont.  qui  devait  y  faire  souche. 
La  Veuve  d'Aulnay,  dira  en  1697  le  fils  et  héritier  de  Latour, 
lui  restitua  le  fort  Saint-Jean  le  23  septembre  1651. 

Fort  du  document  précité,  cet  héritier  de  Latour  osera  dire 
en  son  Mémoire  de  1697  :  « 

«  Quoique  ce  qui  s'était  passé  entre  le  Sieur  de  Latour  et  le 
Sieur  d'Aulnay  ne  fût  qu'une  querelle  particulière  où  les  deux 
nations  de  France  et  d'Angleterre  n'avaient  aucune  part,  n'étant 
pas  permis  de  douter  après  ce  qui  s'était  passé  en  1634,  [c'était 
précisément  le  temps  des  pires  trahisons  des  Latour]  que  le  Sieur 
de  Latour  fut  capable  de  rien  faire  contre  ce  qu'il  devait  au 
Roi.  cependant  le  Sieur  d'Aulnay,  pour  autoriser  son  usurpation 
du  fort  de  la  Rivière  Saint-Jean,  supposa  qu'il  s'en  était  emparé 
pour  les  services  du  Roy  [il  avait  ordre  de  s'emparer  de  Latour] 
et  que  le  Sieur  de  Latour  avait  appelé  les  Anglais  à  son  secours  » 
[ce  qui  n'était  que  trop  vrai]. 

Ainsi  se  créent  les  légendes  de  famille  qui,  à  la  longue  deve- 
nues légendes  d'histoire,  finissent  par  être  prises  pour  vérité 
authentique. 

A  son  tour,  le  30  août  1653,  Le  Borgne  débarque  à  Port- 
Royal;  il  «  présente  à  la  dame  Motin  »,  sans  fournir  de  pièces 
justificatives,  un  compte  où  il  était  créancier  de  205.286  livres; 
la  pauvre  femme,  n'y  devant  rien  comprendre,  signe  par 
surprise.  Fort  de  ce  titre,  Le  Borgne  prend  possession  des  biens 
d'Aulnay  :  habitations,  effets,  pelleteries,  etc;  il  prétend  même 
percevoir  pendant  deux  ans,  malgré  l'opposition  du  duc  de 
Vendôme,  tous  les  revenus  de  l'Acadie.  «  Mes  enfants,  dit  la 
veuve  aux  orphelins  (Mémoire  de  1688),  vous  resterez  ruinés 
et  pauvres  toute  votre  vie  par  la  fourberie  et  méchanceté  du 
sieur  Le  Borgne  qui  m'a  surpris  et  ravi  malicieusement  les 
transactions  e.t  papiers  qui   concernent  le  peu  de  bien  que 


I 


LEBORGNE,   LATOUR   ET   CONSORTS      S)î> 

j'ai  toujours  eus  en  ma  vie  et  dont  vous  deviez  jouir  après  ma 
mort.  »  Prise  entre  cet  aigrefin  de  Le  Borgne  et  ce  vieux  for- 
ban de  Latour.  la  malheureuse  perd  la  tête  et.  «  épouvantée  ». 
se  jette  dans  les  Lras  du  pire.  (Cal.  St.  Pap.  Am.  and  W.  Ind, 
7  f.?vrier  1662).  Elle  épouse,  en  effet,  à  Port  Royal,  le  24  fé- 
vrier 1654,  le  plus  morî'l  ennemi' de  son  mari.  Latour.  En  date 
de  ce  jourmême.  le  co;'  rat.  signé  par  trois  pères  capucins,  [ils 
manquèrent,  c<e  jour-lî:  de  clairvoyance]  porte  que  le  madré 
compère  choisit  le  régi;  -e  de  <>  la  séparation  des  biens  jusqu'à 
extinction  des  dettes  du  premier  époux  »;  il  reconnaît  bien  à  la 
dam3  d'Aulnay  30.000  livres  tournois  «en  considération  de  l'a- 
mour qu'il  lui  porte  »;  mais  il  prétend  hypocritement  «  assu- 
rer égalité  entre  les  mineurs  des  deux  lits  en  vue  du  principal 
dessein  du  présent  mariage  qui  est  la  paix  et  la  tranquillité  du 
pays  et  la  concorde  et  union  entre  les  deux  familles.  »  Il  profite 
de  ces  heureuses  circonstances  pour  emporter  ce  cjui  reste  de 
pelleteries  et  autres  marchandises,  estimées  plus  tard  (13  no- 
vembre 1660)  par  le  chef  de  la  milice  de  Port  Royal,  Pierre  Me- 
lançon,  dit  La  Verdure,  à  387.000  livres.  (On  voit  que  la  situa- 
tion d'Aulnay  était  devenue  fort  bonne  avant  sa  mort.)  Et  voi- 
là comment  le  prétendu  «  valet  de  chambre  »  des  Poutrincourt, 
trappeur,  traitant,  traître  à  son  pays  et  à  sa  religion,  escroc  et 
corsaire,  veuf  d'une  squaw  et  de  «  la  fille  d'un  barbier  »,  épousa 
en  troisième  noce,  vers  l'âge  de  soixante  ans. haute  et  puissante 
dame  de  Menou  d'Aulnay  deCharnizay,  née.Motin  de  Courcelles 
et  emmena  en  son  vieux  fort  du  Saint-Jean  sa  noble  conquête, 
à  laquelle  il  donna  bientôt  cinq  autres  enfants. 

A  cet  étrange  mariage  ne  gagnèrent  en  rien  les  enfants  mi- 
neurs d'Aulnay,  ni  même  ni  surtout  sa  veuve.  Inquiets  ou  sage- 
ment conseillés  par  les  pères  capucins  qui  leurrestaientdévoués. 
ils  se  retrouvèrent  tous  bientôt  à  Port  Royal,  où.  en  1654, 
Le  Borgne  les  relégua  dans  «  des  cabanes  champêtres  ». 

«  Les  paroles  manquent,  écrit  en  lOr^G  le  père  Ignace,  pour 
exprimer  la  douleur  immense  qui  me  tourmente  l'esprit  et  le 
cœur  à  l'idée  ([ue  les  trois  nobles  l'illes  du  vice-roi  de  l'Acadie, 
toutes  trois  d'une  beauté  remarquable,  et  que  ses  trois  nobles  fils,. 


i)6  LES  ORIGINES 

^ux  aussi  d'une  superbe  apparence,  se  trouvent  avec  leur  noble 
mère  au  milieu  des  loups.  Leur  foi  est  d'autant  plus  en  danger 
que  leur  âge  est  plus  tendre.  Il  est  vrai  que  l'aînée  des  filles  est 
nubile;  mais  ce  n'est  que  pire  :  car  elle  peut  être  forcée  d'épouser 
un  hérétique.  Quant  à  l'aîné  des  fils  âgé  de  quinze  ans,  je  ne 
puis  dire  combien  de  difficultés  il  a  éprouvées...  Je  ne  connais 
jjersonne  qui  puisse  aider  ces  enfants  en  une  si  grande  détresse  ». 

Ils  réussirent  pourtant  à  s'enfuir  à  Saint-Pierre,  (Cap-Bre- 
ton), sans  doute  à  bord  de  quelque  barque  de  pêche;  mais  ils 
y  furent  assez  mal  reçus  par  le  marchand  Nicolas  Denys  qui. 
n'ayant  pas  voulu  naguère  reconnaître  l'autorité  de  leur  père, 
en  avait  pâti,  et  avait  été,  par  arrêt  du  6  décembre  1654,  dé- 
claré usurpateur  des  droits  de  leur  mère.  «  Ses  enfants,  dit  ai- 
grement l'ancien  adversaire  lésé  et  créancier  non  payé  du  feu 
gentilhomme-gouverneur,  furent  bien  heureux  de  trouver  asile 
chez  moi  après  avoir  été  chassés  des  Anglais,  mon  établisse- 
ment ayant  servi  non  seulement  à  la  subsistance  de  ma  famille, 
mais  à  la  leur  propre,  pendant  près  d'un  an,  dans  leur  besoin.  » 

On  devine  si  ce  pain  de  charité,  ainsi  présenté,  dut  sembler 
amer  aux  bouches  affamées  de  ces  enfants.  Ils  purent  enfin 
fuir  leur  natale  Acadie  où  ils  n'avaient  connu  qu'humiliations, 
tracas  et  misères  et  passer  en  France,  on  ne  sait  trop  ni  quand 
ni  comment,  peut-être  sur  quelque  barque  de  pêche  fréquer- 
tant  ces  parages.  Là,  réduits  à  la  dernière  nécessité,  il$  adressent 
à  Colbert  en  1658  une  requête  pour  que  la  Compagnie  des 
Indes  les  dédommage.  La  même  année,  placet  à  M.  de  Brienne 
des  fils  d'Aulnay  :  «  Si  le  Roy  consent  à  confirmer  pour  le  fils 
aîné  Joseph,  âgé  de  22  ans,  les  lettres  patentes  qu'il  accorda  au 
père  en  1647  des  personnes  entreprendront  le  rétablissement  de 
Joseph  d'Aulnay  en  ses  possessions  et  en  chasseront  les  An- 
glais :  c'est  une  affaire  digne  de  la  piété  de  Sa  Majesté  comme 
utile  à  la  propagation  de  la  foi  et  au  commerce  de  ce  royaume; 
lui  et  ses  frères  et  sœurs  n'ont  d'autre  bien  que  respéranc(> 
de  cette  confirmation  )>.  La  duchesse  d'Angoulême  appuya 
iêtte  requête,  en  rappelant  que  la  reine-mère  s'est  toujours  in- 
AV^ressée  à  ces  huit  enfants  d'Aulnay  et  en  a  deux  fois  parlé  au 


LEBORGNE,   LA  TOUR   ET   CONSORTS     97 

roi.  En  dépit  de  si  puissantes  interventions,  rien  ne  dut  réus- 
■  sir  :  car  les  quatre  fils  (l'un  d'eux  puiné,  sans  doute,) 
entrèrent  dans  l'armée  et  y  moururent  tous  successivement  : 
Joseph,  Charles  et  René  sont  «  tués  à  la  guerre  »;  Paul  périt  au 
siège  de  Luxembourg. 

Le  30  juin  1686,  dit  un  autre  placet,  «  les  filles  du  Sieur  d'Aul- 
nay,  réduites  à  la  misère  par  la  ruine  et  la  mort  de  leur  père, 
ayant  perdu  à  la  guerre  leurs  frères,  demandent  quelque  aide 
en  compensation  des  sacrifices  de  leur  père.  »  Quatre  ans  plus 
tard,  elles  obtinrent  3.000  livres  :  car,  nous  lisons,  à  la  date 
du  8  février  1693,  «  les  demoiselles  de  Charnizay  représentent 
que  leilr  père  a  dépensé  800.000  livres  à  défricher  l'Acadie,  et 
que  le  Roy  s'en  est  emparé  ensuitte  sans  leur  donner  aucun 
dédommagement,  de  sorte  qu'il  ne  leur  reste  pas  de  quoy  sub- 
sister à  présent.  Elle  supplient  de  leur  accorder  une  pareille 
gratification  de  trois  mille  livres  qui  leur  fut  donnée  il  y  a 
trois  ans  pour  les  faire  subsister  jusques  à  ce  que  Sa  Majesté 
puisse  entrer  dans  leurs  prétentions  ».  ( Arch.  Nat.  Col.  C.  ^  D 
vol.  12). Elle  n'y  entra  jamais  :  car  nous  trouvons  plus  tard  trois 
sœurs  Jeanne,  Renée  et  Anne  religieuses  à  la  Bourdillière  et 
Marie,  chanoinesse  du  noble  chapitre  de  Poussay,  près  de  Mi- 
recourt.  (Il  y  fallait  justifier  seize  quartiers  de  noblesse). 
Cette  dernière  en  1667  n'accepte  que  sous  bénéfice  d'inventaire 
la  succession  de  sa  mère  et  en  1671  obtient  un  bien  tardif  arrêt 
condamnant  Le  Borgne  à  fournir  enfin  les  pièces  justificatives 
de  ses  créances;  elle  meurt  en  1693,  instituant  par  testa- 
ment du  10  mars  1691  ses  frères  et  sœurs  utérins,  c'est-à-dire 
les  enfants  de  Latour,  légataires  universels  de  tous  ses  biens 
et  droits  tant  en  France  qu'en  Acadie.  «  L'aîné  de  ces  enfants 
Charles,  passé  en  France  depuis  trois  ans,  revendique  le  peu  de 
biens  échappé  à  l'avidité  de  Le  Borgne  ».  Il  ne  devait  guère  en 
rester  :  car  , malgré  les  plaintes  du  subrogé-tuteur  Guillaume 
Le  Bel,  le  Parlement  avait  le  15  juillet  1658  rendu  un  arrêt  or- 
«donnant  exécution  de  la  transaction  du  9  novembre  1650 
^vec  le   grand-père  Charnizay.  Sur  requête  de  Le  Borgne,  la 

i.Auviufcrîii  T.   I  4 


98  LES  ORIGINES 

terre  de  Charnizay  en  Touraine  fut  donc   dès   cette  année-là^ 
(1658)  adjugée  pour  50.000  livres  au  Sieur  de  la  Pétaudière. 

Le  mariage  Latour-MoLin  n'avait  pas  mieux- arrangé  les  af- 
faires d'Acadie;  bien  au  contraire  :  il  les   embrouilla  davan- 
tage.   Les   intérêts  de    Latour  et    de  la  veuve  d'Aulnay  se 
trouvant  liés  désormais,  le  duc    de   Vendôme,  pour  défendre 
ses  droits  en  Acadie  (en  particulier  sur  le  fort  St-Jean  qu'oc- 
cupait Latour  et  sur  le  poste  de  Saint-Pierre  qui  appartenait 
à  Nicolas  Denys)  ne  trouva  rien  de  mieux  à  faire  que  de  s'en- 
tendre avec  Le  Borgne.  On   conçoit    que  dès    lors   personne, 
sauf  les   pauvres    et   incompétents    capucins,    ne    prit    plus 
en  main  les  intérêts  des  enfants.  Muni  du  mandat  de  Ven- 
dôme et  de  l'autorisation  du  Parlement  de  Paris,  Le  Borgne,. 
en  mars  1654,  s'embarque  donc  sur  un  navire  chargé  de  vivres 
et  de  munitions  pour  la  valeur  de  75.000   livres.  Il   débarque 
à  Port  Royal  qu'il  achève  de  ruiner;  dès  1652,  son  agent  avait 
arrêté  et  enfermé  pendant  cinq  mois  deux  capucins  de  ce  lieu 
et  la  directrice  du  séminaire    des   Abénakis    qui    défendait 
les   intérêts    des  jeunes  Aulnay.    Lui  incendie   la  Hève  où  rï 
n'épargne  pas  même  la    chapelle;  il   va  jusqu'au  cap  Breton 
s'emparer    de    Saint-Pierre    et    des  biens   de  Nicolas  Denys 
qu'il  ramène  prisonnier  à  Port-Royal;  enfin  il  menace  d'aller 
relancer  jusqu'en  son  repaire  du  Saint-Jean  Latour  dont  il 
égale  les  forfaits.  Il  comptait  sans  les  Anglais. 

Au  printemps  1654,  une  expédition,  forte  de  quatre  vais- 
seaux et  de  500  hommes,  s'organisait  au  Massachusetts  contre 
les  établissements  hollandais  du  voisinage  (Manhattan,  ac- 
tuellement New-York)  ;  elle  allait  partir  lorsque  Cromwell, 
alors  Protecteur,  signe  la  paix  avec  la  Hollande  (5  avril). 
Que  faire  de  cette  expédition  toute  prête?  Bien  qu'on  fût  en 
pleine  paix  avec  la  France,  on  la  dirige  «  sans  ordres  »  contre 
les  établissements  français  qui  gênaient  la  pêche  et  le  com- 
merce bostonais.  La  casuistique  du  grand  puritain  n'est  pas 
à  court  de  prétexte  :  conformément  à  la  tradition  anglaise,  it 
réclame  ce  pays,  dit  Crovvne,  parce  que,  sous  son  prédécesseur^ 


LEBORGNE,   LATOUR   ET   CONSORTS      99 

tout  Stuart  qu'il  fût.  il  faisait  partie  du  domaine  britannique. 
N'y  aurait-il  pas  là  aussi  quelque  néfaste  influence  de  Latour 
qui  voulait,  avec  l'aide  des  Anglais,  se  débarrasser  de  Le  Bor- 
gne comme  autrefois  d'Aulnay?  Qu'on  en  juge  :  le  major  Sed- 
gewick,  qui  commande  l'expédition,  ne  rencontre  nulle  part 
aucune  difficulté.  Pentagoët,  dont  le  vieux  logis  appartient  à 
Latour,  se  rend  sans  résistance.  Le  21  juillet  (v.  s.),  dès  qu'à 
l'embouchure  du  Saint-Jean  se  présente  l'escadre  anglaise,  La- 
tour lui-même  cède  sans  coup  férir  son  fort  armé  de  19  canons, 
garni  de  90  hommes  et  riche,  dit-il,  de  «2.000.000  d'effets.  » 
{Cal.  of.  St.  Pap.  1674-7,  n°  208).  Il  s'excuse  de  cette  lâche  red- 
dition, en  disant  que  «  Le  Borgne  refusa  de  lui  envoyer  les 
choses  nécessaires  pour  défendre  son  fort  )),{Mém.Laiour  1697)  ; 
en  réalité,  le  18  mai,  son  agent  de  Boston,  Sottow, 
lui  avait  livré  une  cargaison  de  ravitaillement.  Son  fils  avoua, 
•du  reste,  en  1697  que  «les  Anglais  lui  laissèrent  quelques  piè- 
ces de  terre  qui  lui  permirent  de  subsister  jusqu'à  la  fin  de 
l'année  ».  «  Dans  ces  deux  forts,  déclare  hautement  le  père 
Ignace,  les  Anglais  ne  laissèrent  pas  d'autres  Français  qu'un 
ou  deux  traîtres  ».  La  garnison  française  fut,  en  effet,  rem- 
placée par  une  garnison  anglaise  entretenue  aux  frais  de 
Latour.  La  vérité  en  toute  cette  trouble  affaire  nous  est 
encore  révélée  dans  un  mémoire  du  Sieur  Crowne  (1654)  que 
citent  les  Commissaires  anglais  (II,  290).  «  Le  major  Sedge- 
wick...  trouva  ledit  Sir  Charles  de  Saint-Etienne  en  possession 
tant  de  la  Nouvelle  Ecosse  que  de  Penobscot  et  des  terres  qui 
en  dépendent.  Ledit  Sir  Charles  de  Saint  Etienne  les  rendit  de 
plein  gré  :  car,  ayant  subi  une  grande  oppression  sous  le  gou- 
vernement français,  [oui,  ce  naïf  gouvernement  français  qui 
venait  il  y  a  trois  ans  de  le  nommer  gouverneur  général  de 
toute  l'Acadie,  ]  il  désirait  vivre  sous  la  protection  anglaise  ». 
Crowne  précise  encore  en  son  mémoire  de  1668  :  «  Latour,  se 
disant  sujet  anglais,  se  rendit  à  Sedgewick,  et  celui-ci  l'cm- 
rmena  en  Angleterre  ».  [Cal.  Si.  P.  Col.  S.  1661-8,  n»  1809); 
Son  fils  John  confirme  le  4  janvier  1698  :  «Les  Latour  étaient 
«des  protestants  au  service  de  l'Angleterre.  Charles  livra  la 


100  LES  ORIGINES 

Nouvelle  Ecosse  et  Penobscot  pour  vivre  sous  la  domination^ 
anglaise  »  (Ibid  1697-8).  Juste  récompense  de  nos  fins  justi- 
ciers qui  avaient  si  intelligemment  réhabilité  ce  triple  traître 
et  l'avaient  comblé  de  titres  et  d'honneurs. 

A  Port  Royal,  Sedgewick  survient  soudain  (le  16  août)  et, 
conformément  aux  ordres  de  Cromwell,  dit  Crowne,  «  somme 
le  gouverneur  français  de  rendre  la  Nouvelle  Ecosse,  comme 
partie  ancienne  du  domaine  anglais  à  laquelle  les  Français 
n'avaient  aucun  droit  légitime.  »  En  l'absence  de  Le  Borgne, 
le  Commandant  La  Verdure  (ci-devant  Pierre  Melançon) 
n'ose  opposer  sa  petite  garnison  de  115  hommes  aux  500 
que  débarque  le  forban  anglais  :  il  capitule  donc,  livrant 
23  grands  canons,  50  barils  de  poudre,  des  projectiles  en  pro- 
portion et  beaucoup  de  provisions;  la  garnison,  du  moins, 
sortira  avec  les  honneurs  de  la  guerre  et  sera  transportée 
en  France.;  les  habitants  auront,  outre  la  liberté  de  con- 
science, le  droit  de  demeurer  en  possession  de  leursbiens  ou  de 
passer  en  terre  française;  mais,  des  quatre  capucins  qui  res- 
taient, le  supérieur  fut  tué  et  les  autres  exclus  de  la  ville.  La 
Verdure  réserve  aux  enfants  d'Aulnay  dont  il  est  le  subrogé- 
tuteur  la  vaine  possession  de  leurs  biens  immeubles;  mais  ils 
perdent  en  biens  meubles,  bestiaux  et  marchandises  environ 
100.000  livres.  C'est  alors,  sans  doute,  qu'ils  passèrent  au 
Cap  Breton  où  Denys  les  accueillit  si  sèchement.  Quant  aux 
biens  de  Le  Borgne,  ils  sont  laissés  à  la  discrétion  du  vainqueur: 
un  de  ses  navires,  le  Châieauforl,  est  dans  la  rade,  tout  chargé 
de  marchandises;  Sedgewick  n'en  promet  vaguement  la  res- 
titution qu'après  inventaire  ;  La  Hève,  mal  défendue,  tombeé^a- 
lement  aux  mains  des  Anglais.  Le  Borgne  fut  accusé  tant  par 
les  capucins  que  par  Latour  d'avoir  «  par  sa  faute  »,  disent  les 
uns,  «  par  sa  lâcheté», dit  l'autre,  «perdu  l'Acadie  »  et  d'avoir 
ensuite  pactisé  avec  les  Anglais  «  pour  se  maintenir  dans 
son  usurpation  »;  pendant  toute  l'occupation  anglaise  jusqu'en 
1664.  son  fils  Alexandre  de  Belle-Isle  resta,  en  effet,  en  pos- 
session du  fort  La  Hève  et  de  quelques  autres  habitations  et  il 
sut  tirer  bon  an  mal  an  30.000  livres  des  droits  de  pêche  qu'il- 
prélevait  sur  les  bateaux  anglais. 


LEBORGNE.   LATOUR   ET   CONSORTS      101 

Cependant  Le  Borgne  père  est  passé  en  France  sur  son 
Châteaufort;  il  y  procède  à  la  liquidation  définitive  des 
biens  et  châteaux  de  la  famille  d'Aulnay.  Quoiqu'en  1658 
il  vende  pour  50.000  livres  la  terre  de  Charnizay,  quoiqu'il 
ait,  «  tant  en  France  qu'en  Acadie,  reçu  trois  fois  le  paiement 
de  sa  dette  »,  il  se  déclare  toujours  créancier  de  260.000  li- 
vres. Décidément,  le  parchemin  du  vieux  René  de  Char- 
nizay valait  mieux  qu'une  peau  de  chagrin.  Les  enfants  d'Aul- 
nay, entièrement  ruinés,  réclament  en  vain  justice  auprès  de 
Colbert.  «  Ce  marchand  (Le  Borgne),  dit  le  père  Ignace  enl656, 
a  déjà  perçu  beaucoup  de  revenus  pendant  la  vie  et  après  la 
mort  du  vice-roi.  Il  a  causé  à  l'Acadie  d'immenses  et  innom- 
brables malheurs.  C'est  par  sa  faute  que  la  foi  a  été  détruite 
en  ces  régions,  que  trois  postes  de  la  Baie  Française  ont  été 
assiégés  et  occupés,  qu'a  été  perdu  un  territoire  qu'il  ne  peut 
plus  recouvrer  ».  Vainement  la  dame  Motin  réclame  en  1662  les 
pièces  justifiant  la  créancedeson  premier  mari;  elle  meurt  vers 
1667  avant  davoir  rien  recouvré  de  lui  pour  ses  enfants. 

Cependant,  Latour  ne  perd  pas  son  temps.  Sedgewick  n'a 
pas  plus  tôt  pris,  ou  feint  de  prendre  le  fort  Saint-Jean  qu'en 
1655  le  vieux  traître  e*t  renégat  se  rend  à  Londres  en  sa  com- 
pagnie. Là,  fort  de  l'appui  de  John  Kirke,  il  réitère  à  Crom- 
well  sa  touchante  complainte  :«  ayant  eu  beaucoup  à  souffrir 
des  gouverneurs  français,  il  désire  vivre  désormais  sous  la 
protection  du  gouvernement  anglais  ».  On  écoute  cette  voix 
d'or  :  au  prix  de  5.000  livres  sterling,  il  acquiert,  en  effet,  la 
faveur  du  Protecteur,  auquel  il  promet,  en  outre,  20  peaux  de 
castor  et  20  peaux  d'orignal  par  an;  le  29  mai,  il  fait  accueillir 
du  Conseil  d'Etat  sa  réclamation  et,  le  14  juillet  17^6,  (avec 
lettre  patente  du  9  août.)  il  obtient,  sous  le  titre  bien  anglais 
de  «  Sir  Charles  Saint-Stephen,  Lord  de  la  Tour,  baronnet  of 
New  Scotland  »,  le  partage  tant  de  l'Acadie  que  de  la  Nouvelle 
Ecosse,  (s'étendant  alors  de  Marligash  à  la  rivière  Saint- 
Georges)  avec  Sir  Thomas  Temple,  héritier  de  Sir  William 
Alexander,  et  avec  un  certain  William  Crowne,  de  Boston, qui 
en  cette  affaire  fut  le  bailleur  de  fonds  (Ca/.  SI.  P.  Col.  S.  1661-8 


102  LES  ORIGINES 

n"  1809).  Naturellement,  ce  bon  huguenot  de  Latour  s'engage 
à  n'admettre  en  son  fief  anglais  que  des  «  soldats  et  colons  pro- 
testants »  et  à  se  conformer  de  tout  point  au  gouvernement  pu- 
ritain du  Commonwealth.  Autre  clause  suspecte  :  il  promet  de 
payer  1 .812  livres  pour  les  frais  d'entretien  des  troupes  de  Sed- 
gewick  depuis  le  15  août  1655.  Quelques  semaines  plus  tard, 
le  20  septembre  1656,  Latour  vend  à  ses  deux  associés  ses 
droits  sur  les  terres  qui  s'étendent  de  Penobscot  (Pentagoët) 
au   Saint-Laurent  moyennant  un  vingtième  des  produits  de 
l'exploitation  et  le  paiement  de  ses  dettes  à  la  veuve  Gibbons 
(3.376  livres).  Crowne  prend  possession  du  territoire  de  Pe- 
nobscot; mais  il  en  est  bientôt  exclu  par  Temple;  jamais  il 
ne    put    obtenir    justice,  pas  même    du    duc  d'York   (CaL 
St.  Pap.  Am.  and  W.  I.  1697-8,  mém.  4  juin  1698).  Le  Colo- 
nel   Th.    Temple    ayant    été,     au    prix    de    8.000  à  10.000 
livres,    nommé  gouverneur    et     dûment    installé    en    1657, 
notre  prudent  compère   Latour   trouve  bon,  le  24  août  1659 
de  faire  enregistrer  la  concession  de  ses  deux  baronies  du  Cap 
de  Sable  dans  les  Archives  du  comté  de  Suffolk,  Massachusetts. 
«  Pour  prendre  ses  sûretés  des  deux  côtés,  dit  Robert  Nelson 
(août  1660)  Latour  obtint  ses  titres  de  possession  tant  de  Sir 
William  Alexander  que  du  roi  de  France  ».  Ainsi,  sous  l'allé- 
geance britannique,  ce  vieux  forban  qui,  de  Taveu   des  his- 
roriens  américains,  n'était  pas  plus  protestant  que  catholique, 
pas  plus  Français  de  cœur  qu'Anglais,  dont  l'âpre  égoïsme  ne 
s'embarrassait  ni  de  scrupules  ni  de  hontes  ni  de   forfaitures, 
termine  vers  1666  sa  vie  si  mouvementée,  en  traître  parfaite- 
ment heureux,  plein  de  jours  et  d'honneurs,  dans  la  paisible 
possession  de  la  femme,  des  biens  et  des   titres  de  son  noble 
rival,  si  indignement  sacrifié,  au  contraire,  par  son  pays,  par 
le  destin  et  même  par  l'histoire. Il  repose  enson  fort  Saint-Jean. 
Ainsi  va  la  justice  de  ce  monde,  inique,  cynique,   grotesque. 

Un  de  ses  compagnons  de  la  première  heure  eut  aussi  d'é- 
tranges tribulations.  Ce  fut  ce  descendant  d'officiers  de  Tours, 
Nicolas  Denys,  sieur  de  Fronsac,  (le  détroit  de  Canseau  porta 


LEBORGNE,   LATOUR   ET   CONSORTS      103 

longtemps  ce  nom,)  qui  en  1633  accompagna  le  commandeur 
Razilly  en  ces  pays  d'Acadie  qu'il  connaissait.  D'accord  avec 
son  frère,  Simon  Denys,  sieur  de  Vitré,  il  tenta  d'organiser  sur 
la  côte  atlantique  de  la  péninsule,  à  la  Hève  et  à  Port-Rossi- 
gnol, le  commerce  des  bois,  des  pelleteries  et  de  la  pêche  sé- 
dentaire; mais,  s'entendant  mal  avec  Aulnay,  qui  refusait  de 
transporter  toutes  ces  marchandises  sur  ses  bateaux,  il  fut  ins- 
taller à  l'île  de  Miscou  dans  la  Baie  des  Chaleurs  un  poste  de 
traite  et  de  pêche  que  vint  détruire  Aulnay  auquel  il  faisait 
tort;  d'où,  dit-il,  une  perte  de  «plus  de  20.000  livres».  Dès 
lors,  Denys  ne  cessa  de  prendre  parti  pour  Latour  contre  Aul- 
nay. En  1648,  toutefois,  il  est  reconnu  par  la  Compagnie  de  la 
Nouvelle  France  comme  légitime  concessionnaire  en  ces  régions 
du  Golfe.  A  la  mort  d'Aulnay,  il  conspire  nettement  avec  La- 
tour contre  sa  mémoire  et  contre  les  intérêts  de  ses  héritiers; 
et,  comme  lui,  il  obtient  du  gouvernement  de  Mazarin  gain  de 
cause  en  1653,  ainsi  que  le  prouve  l'ample  concession  qui  suit  : 

«  Bien  informé  et  assuré  de  la  louable  et  recommandable 
affection,  peine  et  diligence  du  Sieur  Nicolas  Denys,  lequel 
depuis  neuf  ou  dix  ans  a  apporté  et  utilement  employé  tous  ses 
seings  tant  à  la  conversion  des  sauvages  du  dit  pays  à  la  foi  et 
religion  chrétienne  qu'à  l'establissement  de  noire  authorité  en 
toute  l'étendue  du  pays...  [Cette  belle  formule,  encore  assez  mal 
justifiée  ici, n'était-elle  donc  qu'un  banal  cliché?]  ce  qu'il  aurait 
continué  de  faire  s'il  n'eût  été  empesché  par  Charles  de  Menou, 
sieur  de  Charnizay,  lequel  à  main  armée  et  sans  aucun  droit 
l'en  aurait  chassé,  pris  de  son  authorité  privée  les  dits  forts, 
marchandises,  et  même  ruiné  les  habitations,  [cette  accusation 
nous  semble  d'autant  plus  exagérée  qu'en  ses  conversations  avec 
le  père  Ignace,  Aulnay  reconnaissait  sa  dette  envers  Denys,  bien 
qu'il  la  trouvât  exagérée]  confirmons  ledit  sieur  Denys,  gou- 
verneur et  notre  lieutenant  général  en  tout  le  pays  de  la  grande 
baie  du  Saint-Laurent,  du  cap  Canseau  au  cap  des  Roziers,  y 
compris  Terre-Neuve,  le  cap  Breton,  l'Ile  Saint-Jean  et  autres 
îles  adjacentes...  ordonnons  qu'il  lui  soit  fait  raison  par  la  veuve 
dudit  sieur  d'Aulnay  et  ses  héritiers  de  toutes  pertes  et  domma- 
ges qu'il  a  soufferts  de  la  part  du  dit  sieur  Aulnay  [veuve  et 
orphelins  n'avaient  donc  plus  personne  pour  les  défendre  contre 
tant  de  rapacité]...  authorisons  la  création  d'une  Compagnie  de 


104 


LES 


ORIGINES 


pêche  sédentaire  sur   toutes  les  côtes  de  l'Acadie  jusqu'aux 
Virginies  ». 

En  fait  Denys  exploitait  alors  la  seule  partie  de  l'Acadie 
que  nous  reconnaissaient  les  Anglais  après  l'intervention 
militaire  de  Sedarewick. 


«  Les  Anglais,  disent  les  jésuites  en  leurs  relations  (vol.  II), 
ayant  usurpé  toute  la  côte  Est,  de  Canseau  jusqu'à  la  Nouvelle 
Angleterre,  n'ont  laissé  aux  Français  que  les  côtes  du  Nord  dont 
les  principaux  noms  sont  Miscou,  Rigibouctou  et  le  cap  Breton. 
La  région  de  Miscou  est  la  plus  peuplée,  la  mieux  disposée,  celle 
où  il  y  a  le  plus  de  chrétiens  :  elle  comprend  les  sauvages  de 
Gaspé,  de  Miramichi  et  de  Népisiguit.  Rigibouctou  est  une  belle 
rivière,  importante  pour  le  commerce  qu'elle  a  avec  les  sauvages 
de  la  rivière  Saint-Jean.  Le  cap  Breton  est  une  des  plus  belles 
îles  qu'on  rencontre  en  venant  de  France  :  elle  est  assez  bien  peu- 
)ilée  de  sauvages  pourson  étendue.  MonsieurDenyscommandele 
principal  établissement  que  les  Français  ont  en  ces  régions.  C'est 
le  pays  que  nos  ancêtres  ont  cultivé  depuis  1629  ». 

Les  récollets  étaient  venus  à  Miscou  dès  1620,  Raymond 
de  Ralde  dès  1623  et  les  jésuites  en  1634;  Denys  s'y  établit 
vers  1650. 

Fort  de  ses  droits  reconnus,  Denys  n'en  jouit  pas  longtemps. 
Le  créancier  d'Aulnay,  Le  Borgne  prétend  se  rembourser  aux 
dépens  de  Denys.  Dès  cette  même  année  un  de  ses  officiers 
arrive  au  Cap  Breton  avec  soixante  hommes;  il  surprend  et 
détruitsonétablissementdeSaint-Pierre,  capture  sesgens,  s'em- 
pare de  ses  biens  dont  une  riche  cargaison  et  fait  lâchement  pri- 
sonnier Denys  lui-même  qui  revenait  en  paix  de  son  établis- 
sement voisin.  Sainte  Anne  :  le  malheureux  captif  réclama 
53.000  livres  de  dommages.  Le  30  janvier  1654,  le  Conseil  du 
Roi  lui  octroie  un  beau  parchemin  signé  de  Louis  XIV,  lequel, 
sur  proposition  de  la  Compagnie  de  la  Nouvelle  France,  le 
confirme  en  possession  de  tous  ses  droits  antérieurs  sur  les  côtes 
du  Golfe  du  Saint-Laurent,  y  compris  les  îles  adjacentes.  Mais 
Scdgewick  n'eut  pas  plus  tôt  pris  Port  Royal  qu'armé  d'un 
autre  parchemin  un  certain  la  Giraudière,  qui  exploitait  près 


LEBORGNE,       LA  TOUR       ET       CONSORTS  105 

de  Chedabouctou  (Guysborough)  l'établissement  de  Sainte 
Marie  (Sherbooke).  attaque  Denys  en  son  établissement  rival 
et,  ne  pouvant  s'en  emparer,  prend  en  gage  Saint-Pierre.  De- 
nys obtient  de  la  Compagnie  de  la  Nouvelle  France  la  révoca- 
tion de  la  déloyale  concession  de  la  Giraudière;  mais  il  n'en 
doit  pas  moins  abandonner  Chedabouctou  ruiné;  d'où  15.000 
livres  de  pertes  nouvelles.  Le  19  janvier  1663,  la  Compagnie 
de  la  Nouvelle  France  cède  une  partie  de  son  domaine.  Saint - 
Jean  et  les  autres  îles  du  Golfe,  au  sieur  François  Doublet, 
apothicaire  de  Honfleur,  qui,  à  son  tour,  fut  bientôt  évincé. 
Denys  se  plaint  d'avoir  encore  été  le  15  septembre  1668  pillé 
à  Saint-Pierre  par  l'implacable  Le  Borgne.  Un  arrivage  de 
fourrures,  estimées  25.000  livres,  va  compenser  ces  torts,  lors- 
qu'un incendie  détruit  en  quelques  heures  toute  son  habitation 
de  Saint-Pierre.  Alors  le  vieillard  ruiné  se  retire  en  son  dernier 
établissement  de  Népisiguit  (Bathurst)  dans  la  Baie  des  Cha- 
leurs. Comme  en  décembre  1676  son  fils  Richard  surprend 
trois  caiches  de  Boston  en  train  de  lui  voler  son  charbon  au 
Cap  Breton,  l'intendant  du  Canada  Duchesnau  autorise  Denys 
(21  août  1677)  à  percevoir  une  indemnité  de  cjuiconque  lui 
prend  du  charbon  au  Cap  Breton,  du  plâtre  à  Canseau  ou  des 
fourrures  tout  le  long  du  Golfe.  Bien  que  ses  droits  de  conces- 
sion lui  eussent  été  confirmés  en  1663,  en  1667  et  en  1677,  ils 
ne  lui  sont  pas  moins  contestés  par  une  Nouvelle  Compagnie 
de  Pêche  sédentaire  fondée  à  Chedabouctou  en  1682.  Notre 
octogénaire  va  vainement  plaider  sa  cause  à  Paris  en  1688;  il 
la  perd.  Alors,  désespéré,  il  rentre  en  sa  vieille  Acadie  pour 
y  mourir  à  Népisiguit  dans  la  misère  à  l'âge  de  quatre-vingt- 
dix  ans. 

Si  éphémères  qu'elles  fussent,  les  entreprises  de  Nicolas 
n'en  furent  pas  moins  multiples  et  considérables.  Dès  1630 
et  1633,  ce  compagnon  de  Razilly  avait,  avons-nous  vu,  or- 
ganisé à  la  Hève  son  commerce  de  bois  et  de  fourrures  et  à 
Port-Rossignol  sa  pêche  sédentaire.  Chassé  par  Aulnay,  il 
réorganise  le  tout  à  Chedabouctou  près  du  détroit  de  Fronsac 
qui  porte  son  nom  :  là,  en  une  habitai  ion  fortifiée  il  emploi'- 


106  LES  ORIGINES 

120  hommes  qui  défrichent  30  arpents  de  terre.  Ruiné  par 
Le  Borgne  et  la  Giraudière,  il  développe  ses  établissements  du 
Cap  Breton  :  Sainte-Anne  au  Nord  et  surtout  Saint-Pierre, 
(80  arpents)  admirablement  situé  sur  l'étroit  isthme  du  Bras 
d'Or.  Ni  déboires,  ni  désastres  ne  le  découragent;  dans  la  Baie 
des  Chaleurs,  il  reprend  son  vieil  établissement  de  Miscou  et 
crée  celui  de  Nepisiguit.  «  Depuis  dix-huit  ans,  dit  son  fils  Ri- 
chard en  une  requête  adressée  à  Seignelay  en  1689,  jamais 
aucune  plainte  n'a  été  formulée  au  sujet  de  son  administra- 
tion, bien  qu'il  n'ait  jamais  reçu  ni  aide,  ni  secours.  »  En  1679, 
il  n'y  avait  à  Nepisiguit  que  18  hommes  avec  femmes  et  en- 
fants; or,  en  1689,  il  y  a  72  Français  des  deux  sexes,  tant  ou- 
vriers ou  pêcheurs  que  laboureurs;  il  y  en  a  ,en  outre,  23  à 
Miramichi  ou  Sainte-Croix  et  encore  huit  à  Saint  Pierre.  Près 
de  Nepisiguit  s'est  établi  un  village  de  60  familles  sauvages, 
soit  400  âmes,  et  près  de  Miramichi  un  autre  de  80,  soit  500 
âmes.  Voilà  donc  en  tout  103  Français  et  900  sauvages  sur  les 
seuls  établissements  de  Denys.  Outre  son  commerce  de  bois, 
de  pelleterie  et  de  pêche  qui  fut  parfois  très  prospère,  il  a 
fait  défricher  des  terres,  amener  des  bœufs,  bâtir  un  moulin 
à  eau,  construire  des  forts  et  des  habitations  pourvus  de  maté- 
riel de  guerre,  de  culture  et  de  chasse.  Il  a  attiré  de  Québec 
sur  ses  concessions  de  Cap  Breton,  de  Sainte  Croix  et  de  Ris- 
tigouche  des  prêtres  des  Missions  étrangères.  Le  seul  tort  de 
cet  homme,  si  avisé,  si  entreprenant,  si  persévérant,  a  été  de  ne 
pas  installer  sur  ses  terres  assez  de  femmes  pour  constituer 
des  familles  et  ainsi  rendre  durable  sa  complexe  œuvre  de  co- 
lonisation. 11  n'en  a  pas  moins  laissé  en  sa  Description  géogra- 
phique el  historique  des  Côtes  de  V Amérique  septentrionale  (1672) 
un  précieux  et  curieux  témoignage  de  son  activité  infati- 
gable et  de  ses  épreuves  incessantes.  Aussi  ce  premier  et  paci- 
fique colonisateur  des  côtes  et  des  îles  du  Golfe  Saint-Laurent 
a-t-il  bien  mérité  la  statue  qu'on  lui  a  pieusement  élevée  à 
Bathurst,  N.  B.,  son  vieux  Nepisiguit,  où  il  repose  en  paix. 
Son  œuvre  de  colonisation  fut  assez  médiocrement  con- 
tinuée par  les  siens.  Son  fils  unique  Richard  Denys,  sieur  de 


LEBORGNE,   LA  TOUR   ET   CONSORTS      107 

Fronsac,  avait  gardé  en  l'excellent  poste  de  traite,  de  pêche 
et  de  culture  du  Miramichi  un  vaste  territoire  qui,  le  18  avril 
1687,  fut  délimité  en  une  concession  de  «  quinze  lieues  de  de- 
vanture »  ;  en  ce  «  lieu  fort  agréable  »  il  possédait  »  un  fort  de  qua- 
tre bastions  avec  dix  canons,  dont  six  de  fer  ));mais,  comme  son 
père,  il  faisait  moins  de  culture  que  de  traite  avec  le  grand  cam- 
pementindienduvoisinage.  De  cet  ample  domaine  du  Mirami- 
chi,  qui  est  encore  à  l'heure  actuelle  un  excellent  centre  de 
pêche,  de  traite  et  de  culture,  il  céda  en  1685  trois  lieues  de 
front  au  Séminaire  de  Québec  et  de  son  autre  domaine  de  Né- 
pisiguit  il  céda  vers  la  même  date  une  lieue  et  demie  de  front 
au  médecin  de  Saumur,Philippe  Esnault,sieur  deBarbaucanne, 
qui,  ayant  épousé  une  sauvagesse,  trafiquait  aussi  avec  les 
sauvages;  celui-ci  sut  peu  à  peu  étendre  ses  concessions  jus- 
qu'à quatre  lieues  de  front.  Un  neveu  de  Nicolas  Denys,  fils 
de  Simon  de  Vitray,  le  Sieur  Pierre  Denys  de  la  Ronde  aVait 
à  l'île  Percée  et  au  barachois  de  la  Petite  Rivière  deux  conces- 
sions (la  première  accordée  par  Talon  en  1672)  où  il  pratiquait 
la  pêche  avec  deux  associés. Le  père  Chrétien  Le  Clercq,  qui  ré- 
sida douze  ans  en  ces  régions,  décrit  ces  établissements  en  sa 
Nouvelle  Relation  de  la  Gaspésic.  (Ce  récollet  fut  l'inventeur 
des  caractères  hiéroglyphiques  destinés  à  rappeler  aux  In- 
diens les  paroles  de  leurs  prières,  système  d'écriture  qui,  per- 
fectionné par  d'autres  missionnaires,  est  encore  usité  de  nos 
jours.)  Tous  ces  établissements  périclitèrent  faute  de  coloni- 
sation agricole  :  seule  réussit  celui  du  gendre  de  Nicolas  Denys, 
Le  Neuf  de  la  Vallière,  qui  dans  sa  vaste  concession  de  l'isthme, 
sut  employer  colons  acadiens  et  colons  canadiens.  Un  Denys 
de  la  Ronde,  pourvu  à  Louisbourg  d'une  commission  d'offi- 
cier, prit  habilement  en  1714  la  défense  des  Acadiens  menacés 
par  les  Anglais.  Un  Denys  de  Vitré  sollicita  en  février  1761 
une  concession  sur  la  côte  nord  de  la  Baie  de  Gaspé  en  vue  du 
pilotage  et  de  la  pêche.  A  défaut  d'œuvres  durables,  le  nom 
de  Denys  reste  dûment  inscrit  sur  cette  terre  acadienne  qu'il 
aima  jusqu'à  la  mort  et  où  lui  survécut  sa  veuve  :  il  y  a, 
en  effet,  au  Cap  Breton  près  de  Sydney  une  rivière  Denys. 


108  LES  ORIGINES 

Victime  tout  à  la  fois  de  la  guerre  civile  et  de  la  guerre  étran- 
gère, la  malheureuse  Acadie  semblait  à  jamais  ruinée  et 
perdue.  La  quinzaine  d'années  comprise  entre  1654  et  1670  con- 
stitue en  son  histoire  une  morne  période  d'incohérence 
politique,  dont  Texposé,  en  dépit  de  tous  les  efforts,  ne 
peut  guère  se  faire  ni  même  se  lire  sans  ennui.  Par  le 
traité  de  Westminster  (23  octobre-'2  novembre  1655)  Mazarin. 
qui  faisait  .  alors  sa  cour  à  Cromwell,  ne  trancha  pas  la 
question  de  lAcadie,  mais  en  remit  la  solution  à  une  com- 
mission qui  ne  se  réunit  jamais.  En  1657,  aggravation  de  l'a- 
narchie :  en  cette  même  année  Cromwell  nomme  Sir  William 
Temple  gouverneur  de  la  Nouvelle  Ecosse  (nomination  rati- 
fiée par  Charles  II  Tannée  suivante)  et  Louis  XIII  nomme 
Le  Borgne  gouverneur  de  l'Acadie  (nomination  sanctionnée 
par  la  Compagnie  de  la  Nouvelle  France  qui  lui  reconnaît  cer- 
taines concessions  de  terres  et  certains  droits  de  trafic).  Les 
Jésuites  en  leurs  relations  (vol.  II)  se  plaignent  que  les  An- 
glais d'alors  «ont  usurpé  toute  la  côte  Est  de  Canseau  jusqu'à 
la  Nouvelle  Angleterre  ».  En  apparence,  les  Anglais  semblent 
les  maîtres,  puisqu'ils  occupent  certains  points  fortifiés  et 
exploitent  tant  bien  que  mal  certaines  régions,  bien  qu'ils 
ne  «  fassent  rien  pour  l'amélioration  des  lieux  «;  en  fait,  les 
Français  sont  les  vrais  possesseurs  du  sol,  puisque  seuls  ils  y 
ont  de  stables  établissements  agricoles  et  autres. 

Aussi,  le  22  mars  1658,  Colbert  défend-il  à  tous  habitants 
français  de  cjuitter  le  pays  sans  autorisation;  les  colons  de 
Port  Royal,  fuyant  les  Anglais  du  fort,  se  contentent  d'aller 
un  peu  plus  loin  s'établir  en  amont  de  la  rivière.  Emmanuel 
Le  Borgne  et  ses  deux  fils  Adrien  Le  Borgne,  Sieur  du  Cou- 
dray,  et  Alexandre  Le  Borgne,  sieur  de  Belle-Isle,  (on  s'ano- 
blit facilement  en  Acadie,)  ne  cessent  de  se  plaindre,  —  ils  se 
plaignent  même  beaucoup  pour  des  usurpateurs,  —  davoir  été 
en  1654  ruinés  à  Port  Royal  et  à  La  Hève  par  les  attaques  dé- 
loyales de  Cromwell  et  de  ses  agents,  «  absolument  ruinés, 
ajoutent-ils,  par  l'occupation  des  troupes  anglaises  pendant 
trois  ou  quatre  ans;  ils  ont,  à  les  entendre,-  dépensé  plus  de 


LEBORGNE,   LA  TOUR   ET   CONSORTS     100 

-600.000  livres»  [on  aimait  les  gros  chiffres  dans  cette  famille]  et 
se  trouvent  «  réduits  à  la  mendicité  ».  Ils  n'en  sont  pas  moins 
accusés  de  nouvelles  intrigues  avec  les  Anglais.  Toutefois,  le 
■^0  novembre  1657,  Emmanuel  Le  Borgne  obtient  de  la  Com- 
pagnie de  la  Nouvelle  France  la  concession  de  tout  le  pays  d'A- 
cadie  (de  l'Ile  Verte,  dans  la  Baie  Sainte-Marie,  à  la  Nouvelle 
Angleterre),  sauf  les  terres  concédées  à  Latour.  Le  10  décem-' 
bre  de  la  même  année,  révoquant  la  «  Commission  subrepti- 
cement obtenue  par  le  Sieur  de  La  Tour  »,  le  Roy  nomme  le 
Borgne  pour  neuf  ans  gouverneur  et  lieutenant  général  de 
toute  l'Acadie  (de  Canseau  à  la  Nouvelle  Angleterre).  En  fé- 
vrier 1658,  pour  faire  valoir  ces  droits,  Le  Borgne  se  rend  à 
Londres  auprès  de  Cromwell  et  envoie  en  Acadie  son  fils 
Adrien  du  Coudray  avec  cincjuante  hommes  et  deux  capitai- 
nes. Celui-ci  par  surprise  s'empare  en  mai  du  fort  de  la  Hève  et 
de  tout  ce  qu'il  contient  (estimé  700  livres),  mais  il  est  à  son 
tour  pris  et  envoyé  prisonnier  à  Boston  où  il  est  fort  maltraité. 
Cependant, en  juin  et  en  novembre  1658,  soutenant  les  droits 
de  Le  Borgne  et  de  la  Compagnie  de  la  Nouvelle  France,  notre 
ambassadeur  à  Londres  réclame  la  restitution  immédiate  des 
forts  de  la  Rivière  Saint-Jean,  de  Port  Royal  et  de  Pentagoët 
illégalement  pris  en  1654;  mais,  en  bon  Anglais,  Cromwell 
ne  se  dessaisit  pas  plus  facilement  que  les  Stuart  de  biens  mal 
ac(juis;  aussi,  le  7  octobre,  sur  l'intervention  du  duc  de 
Vendôme.  Sa  Majesté  très  Chrétienne  renouvelle  ses  instances 
pour  la  restitution  des  dits  forts  et  pour  celle  du  fort  de  la 
Hève  pris  plus  récemment,  le  tout  ayant  été  hypothéqué  par 
Adrien  Le  Borgne  du  Coudray,  sur  avis  conforme  du  Parle- 
ment (26  juillet).  Avec  sa  mollesse  habituelle  le  gouvernement 
de  Mazarin  se  contente  encore  de  la  promesse  d'une  commis- 
sion d'arbitrage  et,  en  attendant  sa  nomination,  du  slaiii  quo 
qui  laisse  Temple  en  possession  de  l'Acadie  et  les  Français  sou- 
mis à  la  domination  anglaise.  Le  27  décembre.  Temple  mon- 
tre au  Gouvernement  anglais  toute  l'importance  de  l'Acadie 
■et  toute  la  faiblesse  de  ses  défenses;  le  fort  Saint  Jean  étant, 
à  vrai  dire,  «  l'unique  fort,  »  il  le  fortifie  encore  davantage  et 


110  LES  ORIGINES 

v^eut  fortifier  la  Ilève  (déc.  1659).  Un  de  ses  associés,  le  ca- 
pitaine Breedon,  marchand  de  la  Nouvelle  Angleterre,  propose^ 
de  «  déporter  les  Français  de  Port  Royal  s'ils  ne  veulent  pas 
se  soumettre  ».  C'était  déjà  la  politique  anglaise  du  siècle  sui- 
vant. Les  Le  Borgne  ne  cessent  d'intriguer  et  de  batailler 
pour  rester  en  possession  de  leur  riche  proie.  Si  l'on  songe  que 
ces  biens  des  Aulnay,  entièrement  réduits  à  la  misère,  avaient 
été  hypothéqués  par  les  Le  Borgne  en  garantie  de  l'immuable 
dette  de260. 000  livres,  principal  et  intérêts  dus  depuis  1651,  on 
ne  peut  vraiment  guère  plaindre  ces  usurpateurs.  A  la  Compa- 
gnie de  la  Nouvelle  France  succède  en  mai  1664  la  Compagnie 
des  Indes  Occidentales  qui  refuse  aux  Le  Borgne  toute  pro- 
rogation de  droits  «  pour  défaut  d'exécution  des  clauses  anté- 
rieurement acceptées  ».  Pour  le  même  motif,  une  Compagnie 
de  la  Pêche  Sédentaire  ne  fait  nul  cas  des  prétendus  droits  des 
Le  Borgne.  A  leur  tour  d'expier. 

Au  milieu  de  tout  ce  chaos  politique  et  judiciaire,  une  fois 
de  plus  interviennent  les  Anglais.  Le  roi  Charles  I^^".  ayant  dès 
le  11  mai  1633  accordé  aux  frères  Kirke,  en  compensation  de 
leurs  prétendues  pertes  de  50.000  livres  en  Nouvelle  France, 
le  droit  exorbitant  de  pêcher,  de  trafiquer,  de  coloniser  et 
même  de  se  fortifier  le  long  de  la  rivière  du  Canada,  il  résulta 
fatalement  d'un  tel  abus  la  saisie  en  février  1633  d'un  vais- 
seau des  dits  Kirke  dont  ils  portèrent  la  valeur  à  12.000  livres. 
Or  l'ambassadeur  de  France  rappela  le  7  février  1662  qu'il 
était  temps,  maintenant  qu'un  gouvernement  régulier  avait 
succédé  à  la  dictature  de  Cromwell,  de  rendre  les  forts  de  Port 
Royal,  de  Saint-Jean  et  de  Pentagoët  pris  en  pleine  paix  et 
dont  la  rétrocession  avait  été  vainement  promise  dès  1655  et 
1658.  Le  gouverneur  temporaire  de  la  Nouvelle  Ecosse,  Tho- 
mas Breedon,  se  contente  de  répondre  :  «Vu  que  cette  province 
est  d'une  grande  importance  pour  Sa  Majesté  et  qu'elle  borne 
la  Nouvelle  Angleterre,  il  ne  serait  ni  prudent  ni  honorable 
de  la  rendre  :  car  elle  permettrait  aux  Français  d'envahir  et  de 
molester  cette  dernière  province.  «  Le  gouverneur  dépossédé 
Temple  supplie,  à  son  tour,  qu'on  ne  rende  jamais  à  la  France- 


LEBORGNE,   LATOUR   ET   CONSORTS      111 

•ce  pays  qui  ne  lui  appartient  pas  et,  ainsi,  on  pourra  exclure 
les  Français  de  toute  l'Amérique,  même  du  Canada.  Pour  une 
si  belle  réponse  Temple  est  promu  baronnet  de  Nouvelle  Ecosse 
(7  juillet  1662)  et  réintégré  en  ses  fonctions  de  gouverneur  d'une 
Nouvelle  Ecosse  ou  Acadie  qui  s'étend  de  Meraliquish  (àl'Est 
du  port  la  Hève)  jusqu'à  la  rivière  Saint  Georges,  avec  100  lieues 
de  profondeur  dans  les  terres  et  30  lieues  d'étendue  sur  la  mer 
[Cal.  of  State  Papers,  Col.  Séries  1661-8  ;  nos  igg,  193,  p.  66.  no^ 
■226,  240-4;  247,  340,  etc.)  Passant  des  paroles  aux  actes,  sous 
prétexte  qu'ils  ont  été  molestés  par  Le  Borgne,  le  22  novembre 
1664,  les  Bostonais  prennent  de  force  Merliguech,  terre  de  la 
Hève,  et  s'établissent  au  port  Rossignol,  afin,  disent-ils,  d'y 
protéger  leurs  pêcheries  sédentaires;  ils  exigent  même  des  pê- 
cheurs français  un  dixième  de  leur  pêche.  Ils  ont  en  outre 
rasé  les  forts  de  Saint- Jean  et  de  Port  Royal  et  en  ont  empor- 
té à  Boston  les  62  canons. 

«  Dans  ledit  lieu  de  Port-Royal,  affirme  le  Mémoire  du  23 
novembre  1665,  il  y  a  près  de  70  à  80  familles  établies  depuis 
-50  ans,  ayant  bien  près  de  400  à  500  enfants;  les  Anglais  leur  ont 
-depuis  quatre  mois  signifié  l'ordre  de  repasser  en  France...  Les 
Français  qu'ils  ont  pris  cette  année,  ils  les  ont  exposés  en  vente. 
Un  des  frères  Le  Borgne,  prisonnier  à  Boston,  y  est  maltraité 
"depuis  trois  ans.  [C'est  ainsi  que  dès  1665,  les  Anglais  prélu- 
daient à  leurs  forfaits  de  1755].  Cette  année,  les  Anglais  espèrent 
s'empare^  de  toute  l'Acadie.  Le  Sieur  Le  Borgne  du  Coudray, 
lieutenant  du  Roy,  qui  a  depuis  treize  ans  l'expérience  du  pays, 
se  propose  d'en  chasser  les  Anglais  avec  les  hommes  de  son  fort 
[proche  de  La  Hève]  et  les  200  qu'il  sollicite  de  Sa  Majesté  ». 
L'apostille  ministérielle  porte  stupidement  :  «  Je  crois  qu'avec 
50  ou  60  il  pourrait  faire  le  même  effet  ». 

Or,  Charles  II,  bien  que  dès  le  12  juin  1661  il  eîit  donné 
ordre  à  son  ambassadeur  Sir  Isaac  Wake  de  consentira  la  ré- 
trocession de  Québec  et  à  l'évacuation  de  Port  Royal,  don- 
ne maintenant  (22  février  1665)  ordre  au  gouverneur  du 
«  Conecticott  »  (et  plus  tard  à  celui  de  «  Mastachutetts  »)  de 
.s'entendre  avec  le  gouverneur  de  la  Nouvelle  Ecosse,  Sir  Tho- 
mas Temple,  nommé  en  1662,  pour  attaquer  tous  ensemble  du 


112  LES  ORIGINES 

mieux  qu'ils  peuvent  et  réduire  à  l'obéissance  les  Français  et 
les  Hollandais  des  oolonies  voisines,  surtout  ceux  du  Canada. 
Le  12  mars  1664,  Charles  II  dispose  en  faveur  de  son  frère  le 
duc  d'York  (futur  Jacques  II)  de  tout  le  territoire  qui  s'é- 
tend de  Sainte  Croix  au  Kennabec.  En  février  1666,  ordre  est 
donné  d'extirper  d'Amérique  tous  Français  et  Hollandais. 
Heureusement,  les  événements  tournent  bien  en  Europe,  et.  le 
21  /31  juillet  1667,  malgré  la  véhémente  opposition  de  la  Nou- 
velle Angleterre,  après  les  laborieuses  négociations  du  comte 
d'Estrades,  le  traité  de  Bréda  décide  (articles  10  et  11)  qu'en 
échange  de  la  moitié  de  l'île  Saint  Chvistophe, 

«  le  Roi  de  Grande  Bretagne  restituera  et  rendralepays  appelé 
Acadie  dont  le  Roi  très  chrétien  a  joui  antérieurement  et,  pour 
exécuter  cette  restitution,  le  sus  nommé  Roi  de  Crande  Bretagne. , 
incontinent  après  la  ratification  de  la  présente  alliance,  fournira 
au  susnommé  Roi  très  Chrétien  tous  actes  et  mandements 
expédiés  diiment  et  en  bonne  forme  nécessaires  à  cet  effet  ». 
Le  17  février  1668,  renouvellement  de  l'acte  de  «  cession  de  toutes 
îles,  pays,  forts  et  colonies  en  quelque  endroit  que  ce  soit,  Cjui 
auront  été  acquises  par  nos. armes  avant  ou  après  la  signature  du- 
dit  traité,  nommément  les  forts  et  habitations  de  Pentagoël, 
de  Saint-Jean,  de  Port-Royal,  de  la  Hève  et  du  Cap  de  Sable  ». 

On  ne  saurait  guère  montrer  méfiance  plus  méticuleuse  qu'en 
ces  précisions.  Cette  méfiance  n'était  que  trop  justifiée.  Comme 
d'ordinaire,  les  Anglais  se  refusent  à  exécuter  les  clauses  si  pé- 
remptoires  de  ce  traité  et  de  cette  cession  par  eux  signées  et 
contresignées  :  cette  fois  les  contestations  durèrent  trois  ans. 
Dès  novembre  et  décembre  le  roi  précise  et  réitère  que  seul 
doit  être  rendu  le  pays  d'Acadie  et,  de  ce  pays,  seulement  ce 
qui  a  appartenu  à  la  France  et  lui  a  été  pris,  qu'il  faut  bien 
éviter  de  lui  rien  céder  de  la  Nouvelle  Ecosse  ou  d'une  autre 
province;  il  spécifie,  en  outre,  que  tous  les  sujets  anglais  peu- 
vent quitter  le  pays  dans  le  délai  d'un  an  après  avoir  vendu 
leurs  biens.  Ln  an  après  la  signature  du  traité  (1^''  août  1668), 
.Sa  Majesté  Britannique  enjoint  au  Gouverneur  anglais  Sir 
William  Temple  de«  ne  pas  rendre  le  pays  avant  de  nouvelles 
instructions  »,  «  avant,  dit  Temple,  que  je  ne  fusse  plus  ample- 


,  j)  uu^ZluLu^ I^S;^::::^::^ 


LA  (;HANDE  baye  de  SAI.NT-LAURE.NS  (IGtiû) 
par  le  Père   Emmanuel   Jumeau,   récollet. 

(Bibl.  Nat.  ;  Cabinet   des   Estampes.) 


LEBORGNE,       LATOUR       ET       CONSORTS  113 

uient  informé  de  ses  intentions.»  Or  le  délégué  du  Roi  de 
France,  Mourillon  du  Bourg,  était  déjà  parti,  muni  d'un  ordre 
de  Sa  Majesté  Britannique  (31  décembre  1667)  enjoignant  de 
remettre  entre  ses  mains  tous  les  forts  d'Acadie;  il  prend 
donc  possession  de  la  Hève  et  de  Port  Royal  où  il  installe 
dùmentLe  Borgne  deBelle-Isle;  mais,  quand  il  arrive  à  Boston 
où  le  vieux  Sir  Thomas  Temple  résidait  en  qualité  de  gou- 
verneur du  Massachusetts,  celui-ci  ayant  reçu  le  10  novem- 
bre la  lettre   royale  du  1^^  août,  ergote  et  temporise  : 

«  d'autant  que  Sa  Majesté  Britannique  m'a  confié  le  gouverne- 
ment de  l'Acadie  et  d'une  jjartie  de  la  Nouvelle  Ecosse,  j'ai 
reconnu  qu'il  y  a  plusieurs  places  demandées  qui  sont  dans  la 
-Nouvelle  Ecosse  et  non  dans  l'Acadie  ;..  des  places  mentionnées 
en  mon  ordre  il  n'y  a  que  la  Hève  et  le  Cap  de  Sable  qui  appar- 
tiennent à  l'Acadie,  les  autres  places,  à  savoir  Pentagoët, 
Saint-Jean  et  Port-Royal,  sont  en  Nouvelle  Ecosse.  Il  est  donc 
de  mon  devoir  de  surseoir  à  la  reddition  du  susdit  pays  jusqu'à  ce 
que  je  sois  plus  amplement  informé  des  intentions  de  Sa  Majesté 
concernant  les  bornes  et  limites  de  la  Nouvelle  Ecosse  et  de 
l'Acadie  »  (6-16  novembre)  «  L'Acadie  n'est  qu'une  petite  partie 
de  la  Nouvelle  Ecosse,  ose-t-il  écrire  aux  Lords  du  Conseil 
(24  novembre);  car  celle-ci  est  bornée  au  Nord  par  la  grande 
rivière  du  Canada  et  à  l'Ouest  par  la  Nouvelle  Angleterre  ». 

En  cette  même  lettre.  Temple  fait  part  de  sa  double  détresse 
personnelle;  il  est  vieux,  infirme,  réduit  à  la  dernière  misère, 
endetté  de  2.000  livres  à  l'égard  de  commerçants  bostonais 
qui  se  sont  associés  à  lui  pour  l'organisation  de  la  colonie  et 
surtout  pour  la  pêche  le  long  des  côtes,  (il  prélevait  5  livres 
par  bateau  de  pêche)  ;  en  outre,  alarme  nationale  :  perdre  un 
si  beau  pays,  si  riche  en  moissons,  en  poissons,  en  arbres,  en 
mines;  les  fourrures  seules  lui  rapportent  900  livres  par  au. 
Mourillon  du  Bourg  lui  a  confié  que  «  le  Roi  très  chrétien  a 
l'intention  d'établir  une  colonie  à  Pentagoët  et  d'y  ouvrir  une 

I  j  communication  par  terre  avec  Québec  qui  n'(>st  qu'à  trois  jour- 
nées de  marche.  ».  Le  vieux  renard  avoue  même  au  secrétaire 
d'Etat  Arlington  (25  déc.  1668)  qu'  «  il  a  envoyé  de  Boston  la 

'I    caiche  de  Sa  Majesté  et  deux  vaisseaux  avec  hommes  et  mu- 


114  LES  ORIGINES 

nitions  pour  reprendre  la  place  de  Port  Royal,  «  où  Mourillon 
vient  (9  novembre)  de  prier  la  Compagnie  des  Indes  occiden- 
tales d'établir  définitivement  Le  Borgne  de  Belle-Isle.  Las 
de  cet  imbroglio  dû  à  la  mauvaise  foi  et  à  la  mauvaise  volonté 
anglaises,  la  Cour  de  Versailles,  forte  aussi  de  ses  droits,  par  la 
plume  de  Colbert  insiste  auprès  de  la  Cour  de  Londres  pour  la 
loyale  exécution  des  clauses;  ainsi  mis  en  demeure,  le  Stuart 
stipendié,  Charles  II,  renouvelle  le  8  mars  et  le  6  août  1669 
l'ordre  catégorique  de  restituer  tout  le  pays  d'Acadie,  y  com- 
pris les  forts  et  habitations  de  Pentagoët,  de  Port  Royal,  de 
Saint-Jean,  de  la  Hève  et  du  Cap  de  Sable.  Temple  s'exécute 
enfin,  mais,  se  portant  malade,  ne  signe  à  Boston  que  le  7/17 
juillet  1670  l'acte  solennel  de  cession  qui  fut  enfin  mis  à  exé- 
cution en  août  et  septembre.  Le  Borgne  se  porte  aussitôt  cré- 
ancier de  la  succession  pour  la  somme  de  20.000  livres  dépen- 
sées en  voyages,  séjours  et  entretien  de  vingt  hommes. 

Sir  Thomas  mit  d'autant  moins  d'empressement  à  céder 
son  bien  que  le  monopole  du  commerce  et  de  la  pêche  en  Nou- 
velle Ecosse  lui  rapportait  de  gros  bénéfices,  80.000  livres  par 
an,  dit-il  ;  pour  se  dédommager,  il  prétend  en  jouir  même  après 
la  cession  en  prélevant  un  droit  de  pêche  de  25  écus  sur  cha- 
cjue  chaloupe  française.  Le  Ministre  anglais  Arlington  promet 
une  compensation  à  Temple  qui  dès  le  10  décembre  1667  se 
plaint  qu'ayant  versé  à  Latour  8.000  livres,  dépensé  sans  comp- 
ter pour  l'amélioration  et  le  renforcement  de  la  colonie,  il  se 
trouve  en  sa  vieillesse  endetté  et  ruiné.  Il  rappelle,  en  outre, 
son  dévouement  aux  Stuart.  à  la  personne  même  de  Charles  I^'". 
Mais,  comme  l'indemnité  ne  vient  pas.  Temple  se  déclare  en 
novembre  1671,  «fort  dégoûté  du  gouvernement  de  Boston  plus 
républicain  que  monarchique  »,  tt  se  met  à  son  tour  comme 
son  ancien  compère  Charles  Latour  à  jouer  lui  aussi  le  beau 
rôle  de  traître  :  il  menace  de  passer  sous  l'obéissance  du  Roy 
de  France,  «  entraînant  à  sa  suite  un  nombre  considérable  de 
familles  françaises  établies  chez  les  Anglais  ».  Louis  XIV  lui 
fait  répondre  en  juin  1672  que,  «  s'il  se  retire  sur  les  terres  du 
Roy,  il  recevra  non  seulement  des  lettres  de  naturalité,  mais 


LEBORGNE,   LATOUR   ET   CONSORTS      115*" 

encore  de  grandes  grâces.  »  {Méfn.  el  doc.  Aff.  étr.  Amer.  voL 
5,  f.  279).  Est-ce  pour  parer  aux  menaces  de  ce  transfuge  qu'en 
1674  Charles  II,  aussi  fourbe  que  son  père,  en  violation  fla- 
grante du  traité,  confirme  à  Temple  ses  droits  sur  la  Nou- 
velle Ecosse? 

Dès    1660    le    troisième    lord     Stirling     avait    réclamé    la 
rétrocession  de  la  Nouvelle  Ecosse  en   paiement  des  10.000 
livres  qui,  promises  à  son  grand  père  par  Charles  II,  n'avaient 
jamais  été  versées;  on  lui  fit  remarquer  que  le  30  avril  1630 
Latour  avait  fourni  une  compensation.  En  février  1662,  nou- 
veaux débats  devant  le  Conseil  du  Roi  entre  :  1°  les  héritiers 
,  Kirke  qui  réclament  60.000  livres  (non  payées)  pourlareddi- 
j  tionde  la  Nouvelle-France  en  1629;  2°  les  héritiers  Alexander 
I  qui  en  réclament  10.000  (non  versées)  pour  la  reddition  de  l'Aca- 
I  die  en  1632;  3"  les  associés  Latour,  Temple  et  Crowne  qui  ré- 
I  clament  contre  toute  cession  de  la   Nouvelle  Ecosse.  {Cal.  of 
Slate  Pap.    Amer,  and  West  Indies,  1661-8;  pp.  73    et  siiiv.) 
En  1675,  au  nom  des  droits  de  Lord  Stirling,  un  certain  Geor- 
ges et  un  certain  Mason  réclament  le  Maine,  le   New  Hamp- 
shire  et  de  petites  colonies  voisines. En  1678  et  1679 l'associé  de 
Temple,  John  Crowne  demande  aussi  en  Nouvelle  Angleterre 
des  compensations  pour  la  perte  de  la  Nouvelle  Ecosse;  il  est 
i  débouté  (octobre)  et  s'entend  avec  John  Nelson.  Celui-ci,  hé- 
ritier de  son  oncle  Temple  (mort  le  13  avril  1674),  fait  active- 
ment valoir  ses  droits  :  Mémoires  relatifs  à  la  Nouvelle  Ecosse 
(13   avril    1697),  à  la  région  ouest  de  Sainte  Croix  (2  juillet), 
aux  pêcheries  (2  novembre),  aux  prétentions  des  Français  sur 
l'Est  de  la  Nouvelle  Angleterre  (2-12  décembre)  et  sur  les  sus- 
dites pêcheries  (4  novembre  1698);  à  ces  mémoires  s'en  ajoute 
un  autre  de  Crowne  affirmant  les  droits  de  l'Angleterre  sur 
Penobscot  et  la  région  àvoisinante  (4  janvier  1697-8).  Tous 
ces  documents  étaient  destinés  aux  négociations    du  traité 
de   Ryswick     (British   Muséum,     Collection    Sandown,    849). 
Longtemps  prisonnier  à  Québec,  Nelson,  de  guerre  las,  finit 
en  1730  par  vendre  ses  droits  à  un  riche  marchand  de  la  Nou- 
velle Angleterre,  Samuel  Waldo,   dont  le  fils  en  1745  vint  à 


116  LES  ORIGINES 

Londres  proposer  tout  un  plan  de  colonisation  pour  sa  région 
de  100  lieues  de  profondeur  entre  la  rivière  de  Sainte  Croix  et 
le  Saint  Laurent  :  en  dix  ans.  200  familles  suisses,  allemandes, 
etc.,  gouvernement  civil,  réorganisation  militaire,  20.000  li- 
vres de  revenu  pour  la  Couronne  [Bril.  Mus.  Mss.  Add.  19.049). 
A  ce  dernier,  la  Couronne  d'Angleterre  confirme  en  1731  et 
1732  ses  droits  sur  tout  le  pays  situé  entre  la  rivière  Sainte- 
Croix  et  le  Saint-Laurent. 

Mais  les  revendications  de  Samuel  Waldo  viennent  se  heur- 
ter à  celles  d'un  autre  intrigant  américain. dunomd'Alexander; 
celui-ci.  devenu  arpenteur  en  chef  du  New  Jersey,  se  fait  re- 
connaître par  les  tribunaux  d'Ecosse,  comme  descendant  et 
héritier  légitime  de  Sir  William  Alexander,  premier  vice-roi 
de  Nouvelle  Ecosse.  Son  fils,  général  de  l'armée  des  Etats-Unis 
pendant  la  guerre  de  l'Indépendance,  prend  le  titre  de  Lord 
Stirlinsr. —  En  1831.  un  certain  Alexander  Humphreys  s'ar- 
roge à  son  tour  les  titres  et  droits  du  Comte  de  Stirling.  siège 
parmi  les  pairs  d'Ecosse,  adresse  une  déclaration  aux  autorités 
publiques,  colons  et  habitants  de  la  Nouvelle  Ecosse,  du  Nou- 
veau Brunswick  et  du  Canada,  réclame  auprès  de  la  Chambre 
des  Communes  et  auprès  des  ministres  de  Sa  Majesté,  crée  de 
nouveaux  baronnets,  bref  institue  toutes  sortes  de  procé- 
dures légales  pour  rentrer  en  possession  des  territoires  de  son 
prétendu  ancêtre;  à  ce  sujet  paraissent  à  Londres  deux  bro- 
chures en  1832  et  1833;  en  1838.  il  proteste  même  contre  la 
nomination  de  Lord  Duiiiani  romme  gouverneur  du  Canada; 
accusé  de  faux  en  1839,  il  est  acquitté;  en  1853.  il  proclame 
encore  ses  droits  politiques  et  territoriaux  sur  le  Canada  et  la 
Nouvelle  Ecosse.  L'imbroglio  acadien  fut  donc  encore  plus 
compliqué  du  côté  anglais  que  du  côté  français. 

De  toutes  ces  complexités  retenons  une  chose,  toutefois  , 
en  1668  comme  en  1629,  les  Anglais  affirmaient  que  l'Acadic: 
«  très  faible  partie  de  la  Nouvelle  Ecosse,  »  ne  comprenait  que 
les  deux  baronnies  deLatour,  du  Cap  Fourchu  à  Merligouèche 
(limite  occidentale  attestée  à  M.  du  Bourg  par  Temple  le  4 
novembre  1668).  Cette  affirmation,  conforme,  du  reste,  au  tra- 


LEBORGNE,   LA  TOUR   ET   CONSORTS     117 

tfé  des  cartes  anglaises  de  cette  époque,  sera  dans  quelques  an- 
nées contestée  par  les  Anglais  lorsqu'ils  trouveront  intérêt  à 
le  faire.  Cette  question  des  limites  de  TAcadie  a  d'autant  plus 
d'importance  qu'elle  sera  après  le  traité  d'Utrecht  (1713)  la 
cause  d'interminables  contestations,  puis  à  partir  de  1750  de 
laborieuses  négociations  diplomatiques  et  finalement  en  1756 
de  la  funeste  Guerre  de  Sept  Ans. 

En  France,  le  règlement  de  tous  ces  litiges  acadiens  dura 
moins  longtemps  et  fut  plus  définitif.  Lors  du  traité  de  Bréda, 
la  Compagnie  des  Indes  occidentales,  fondée  en  1664  avait  le 
'20  novembre  1667  reconnu  à  Alexandre  Le  Borgne,  sieur  de 
^elle-Isle.  en  compensation  de  ses  pertes,  le  titre  de  Gouver- 
neur et  Lieutenant-général  en  Acadie,  la  possession  des  terres 
-de  l'Ile  Verte  aux  Mines,  jusqu'à  dix  lieues  de  profondeur,  et 
le  monopole  du  commerce  pendant  neuf  ans  de  Canseau  jus- 
qu'à la  Nouvelle  Angleterre;  à  condition  toutefois  qu'il  ame- 
nât des  colons  en  Acadie;  ce  qu'il  ne  fit  guère.  En  1670,  pro- 
fitant du  bas  âge  des  enfants  Latour,  les  Le  Borgne  père  et 
-fils  s'emparent  de  Port  Royal,  des  Mines  et  même  du  fort  Saint- 
Jean.  Mais,  en  mai  1674,  la  Compagnie  des  Indes  occidentales 
^st  révoquée  et  le  Roi  rattache  au  domaine  royal  toutes  les 
terres  d'Acadie;  d'où  réclamations  et  procès.  En  1675,  les  hé- 
ritiers d'Emmanuel  Le  Borgne  (mort  le  5  août  1675),  se  plai- 
gnent, avons-nous  vu,  que  leur  père,  ayant  dépensé  600.000 
livres,  les  a  complètement  ruinés;  ils  ont  l'inconscience  ou  le 
-cynisme  de  faire  valoir  tous  les  titres,  tous  les  travaux  et  tou- 
tes les  dépenses  d'Aulnay  dont  ils  se  déclarent  les  créanciers, 
-alors  qu'ils  en  sont  surtout  les  usurpateurs.  «  Ces  avantages  ne 
doivent  pas  opérer  leur  ruine,  disent-ils,  puisqu'il  n'y  a  pas 
■encore  d'exemple  qu'aucun  roi.  Etat,  communauté  ou  com- 
pagnie se  soit  emparé  des  biens  d'un  tiers  sans  l'en  rembour- 
ser. »  Le  roi,  par  ses  ordonnances  du  11  juillet  1674  et  du  9  fé- 
vrier 1675,  ordonne,  en  effet,  le  remboursement;  mais  ce  rem- 
boursement dut  tarder;  car,  vers  1689,  Pun  des  Le  Borgne  se 
trouve  «  contraint,   tant  par  les  menaces  de  ces  créanciers 


118  LES  ORIGINES 

[c'était  donc  son  tour,]  que  par  l'extrême  misère  où  est  une- 
grande  et  nombreuse  famille  [comme  celle  d'Aulnay]  de  se- 
jeter  aux  pieds  de  Votre  Grandeur  [Seignelay]  pour  la  sup- 
plier très  humblement  qu'il  soit  pourvu  à  son  rembourse- 
ment. »  [Bib.  Nat.  Mss.  Collect.  Clairambault,  vol.  867).  L'af- 
faire s'était,  du  reste,  à  nouveau  compliquée  :  d'une  part,  en 
1668,  Alexandre  Le  Borgne,  sieur  de  Belle-Isle,  avait  été 
installé  à  Pont  Royal  par  le  représentant  du  roi  comme  gou- 
verneur de  l'Acadie,  mais  il  ne  fut  reconnu  ni  de  l'usurpateur 
Sir  William  Temple  ni  du  gouverneur  officiel  M.  de  Grandfon 
taine;  d'autre  part,  son  fils,  Emmanuel,  épousant  la  fille  aînée 
de  Latour  et  de  Louise  Motin,  Marie  de  Saint-Etienne,  cumule 
tous  les  droits;  dans  le  recensement  de  1686,  cet  Emmanuel  Le 
Borgne  de  Belle-Isle  est  désigné  comme  «  seigneur  du  lieu,  » 
des  Mines  à  l'Ile  Verte  (Baie  Sainte  Marie),  prétend-il,  et  en 
1699  il  prélève  un  droit  de  50  écus  sur  tout  navire  anglais 
qui  trafique  en  ces  parages. 

Alors  surgissent  les  enfants  Latour-Motin  qui  se  prétendent, 
eux  aussi, héritiers. Ils  sont  légion, tandisquela  postérité  du  mal- 
heureux Aulnay  a  disparu  dès  la  première  génération  :  l'aîné 
Jacques,  mort  en  1698,  a  laissé  neuf  enfants;  Marie  a  d'Em- 
manuel Le  Borgne  sept  enfants,  dont  trois,  mariés, ont  des  en- 
fants tous  les  ans;  Anne  a  neuf  enfants;  Marguerite  en  a  sept. 
{Coll.  doc.  Nlle  Fr.  II,  292).  En  1693,  le  cadet  Charles  qui, 
vers  1660,  n'est  pas  encore  marié,  passe  en  France  pour  faire 
valoir  les  droits  de  cette  pullulante  famille;  il  dépose  un  long 
mémoire  (1697)  pour  Charles  de  Saint-Etienne,  chevalier  et 
seigneur  de  Latour,  et  pour  ses  frères  et  sœurs,  enfants  et 
héritiers  de  Messire  Charles  de  Latour,  gouverneur  et  lieute- 
nant général  de  l'i^cadie,  et  légataire  universel  de  Dame  Marie 
de  Menou  d'Aulnay  de  Charnizay,  chanoinesse  de  Poussay 
[près  Mirecourt],  leur  sœur  utérine  et  seule  héritière  du  Sieur 
d'Aulnay  et  de  Dame  Jeanne  Motin,  demandeurs,  contre  le 
duc  de  Vendôme,  André  Le  Borgne,  sieur  du  Coudray,  et  le 
Marquis  de  Chevry  »  [fondateurs  en  1682  avec  les  Sieurs  Gau- 
tier, Bergier  et  autres  de  la  Compagnie  de  Pêche  sédentaire.]  Le 


L  E  B  O  R  G  N  E,        LATOUR       ET       CONSORTS  119 

"S  mars  1699,  l'affaire  est  confiée  au  Conseil  du  Roi,  et  le  con- 
jseiller  d'Aguesseau  est  commis  à  l'examen  des  titres.  L'énorme 
^lossier  comprend  une  centaine  de  pièces,  parfois  fort  volumi- 
neuses. Il  y  a  là  un  inextricable  enchevêtrement  généalogique 
par  suite  de  la  nombreuse  postérité  de  Latour  dont  quelques 
enfants  ou  petits-enfants  épousèrent  des  Le  Borgne  et  des  En- 
tremont. Pour  y  voir  un  peu  plus  clair,  le  Conseil  du  Roi  lan- 
-ça  le  8  avril  1699  un  arrêt  ordonnant  présentation  de  tous 
litres  de  propriété  sous  peine  de  déchéance.  {Coll.  Doc.  Nlle  Fr. 
II.  314).  Enfin,  le  20  mars  1703,  le  Conseil  du  Roy  rend  son 
.arrêt  :  il  déboute  le  duc  de  Vendôme,  le  Sieur  Le  Borgne  et  le 
5ieur  de  la  Tour  de  leurs  prétentions  et  oppositions,  mais  ac- 
corde :  lo  à  Le  Borgne,  en  dédommagement  de  ses  dépenses,  la 
ierre  et  le  lieu  de  Pentagouët  qui  relèvera  du  château  de  Port- 
Royal;  2°  à  Latour  et  à  sa  famille  le  Vieux  Logis  du  Cap  de 
5able  et  le  Port  Latour  dans  le  voisinage,  le  fief  et  la  seigneu- 
rie de  Port  Royal,  la  Seigneurie  des  Mines.  Et  voilà  comment 
les  trahisons  sont  récompensées,  comment  les  usurpations  sont 
légalisées.  Le  vieux  Hubbard  a  beau  dire  :  biens  mal  acquis 
passent  bel  et  bien  à  la  troisième  génération. 

Enfin,  comme  tout  en  ce  bas  monde  finit  par  s'arranger, 
même  mal,  ceux  des  Le  Borgne  et  de  Latour  qui  restèrent  en 
Nouvelle  Ecosse  sous  la  domination  anglaise,  se  partagèrent  à 
nouveau, non  sans  litiges,'les  ultimes  dépouilles  des  Aulnay.Les 
Anglais  mirent,  d'abord,  le  holà.  De  ces  héritiers  ou  prétendus 
héritiers  plus  ou  moins  ruinés,  le  gouverneur  Philips  dit  avec 
une  morgue  bien  britannique  (2  sept.  1730)  : 


«  Il  y  a  ici  trois  ou  quatre  familles  insignifiantes  ([ui  prétendent 
avoir  des  droits  de  seigneurie  s'étendant  sur  presque  toutes  les 
parties  habitées  du  pays.  Le  défunt  Nicholson  a  emporté  leurs 
titres  originaux  [procédé  cavalier  qu'imitera  le  gouverneur 
Lawrence];  tout  ce  qu'ils  produisent  maintenant  n'est  plus 
qu'un  chiffon  de  papiersale,  copié,  disent-ils,  d'aprèsletcxteorigi- 
nal.  Je  leur  ai  dit  que  toutes  prétentions  aux  seigneuries  n'ont 
plus  de  raison  d'être  depuis  la  conquête,  vu  qu'aucun  article  du 
traité  d'Ultrecht  n'envisage  ces  privilèges...  La  principale  de  ces 


120  LES  ORIGINES 

plaignantes  [Agathe  Latour]  est  une  femme  qui  a  épousé  suc- 
cessivement deux  officiers  subalternes  de  ce  régiment  [le  lieute- 
tantBroadstreet,  mort  en  décembre  1718,  et  le  lieutenant  Camp- 
bell]. Avec  une  habileté  astucieuse  elle  s'est  fait  attribuer  les 
prétentions  des  autres  sur  promesse  de  quelques  conipensations; 
elle  va  passer  en  Angleterre  pour  tâcher  d'obtenir  du  gouver- 
nement quelque  avantage.  Je  crois  qu'un  petit  supplément  de- 
pension  en  tant  que  veuve  d'officier  la  contentera  et  mettra  fin 
à  cette  affaire  ». 

Que  non  ^  en  novembre  1734,  digne  petite- fille  du  vieux  La- 
tour, cette  veuve  intrigante,  retirée  à  Kilkenny  en  Irlande,  ré- 
clame, nous  apprend  le  lieutenant-gouverneur  Armstrong 
(Mac  ^lechan,  95-98).  non  seulement  les  parts  de  ses  «  tantes  et 
cousines  encore  fixées  dans  la  province  »,  fsoit  quatre  part> 
outre  la  sienne),  mais  encore  «  les  domaines  de  Cobequid  et  di' 
Chignectou  auxquels  les  Latour  n'ont  jamais  eu  droit  «;  en 
un  mémoire  de  1739,  un  de  ses  cousins  le  capitaine  français 
Duvivier,  mari  d'une  Mius  d'Entremont,  l'accuse  d'avoir 
vendu  à  la  Cour  d'Angleterre  ses  droits  de  seigneurie  pour 
2.000  à  4..j00guinées.  Parmi  ces  cohéritiers  se  trouvait  un  fils 
de  [Maria  Latour.  Alexandre  Leborgne,  sieur  de  Belle-Isle,  qui 
sans  doute  pour  s'assurer  ses  droits,  le  27  décembre  1733  prêta 
le  serment  d'allégeance  sous  réserve;  en  1741,  sa  fille  Fran- 
çoise était  en  relation  de  correspondance  courtoise  avec  le 
lieutenant  gouverneur  huguenot  Mascarène.  Les  Belisle  de 
Worcester  (Mass.)  descendent-ils   de  cette  antique    famille? 

Quoi  qu'il  en  soit  de  toutes  ces  fastidieuses  complications- 
nous  voyons  que,  de  tous  ces  colonisateurs  français  de  la  pre- 
mière ou  de  la  seconde  heure,  les  plus  méritants,  les  Aulnay,  dès 
la  seconde  génération  disparurent  tant  en  Acadie  qu'en  France. 
Or,  seuls  ils  devraient  vivre  dans  la  mémoire  d'un  peuple  qui 
leur  doit  tout  ou  tant  :  car,sansCharles  d'Aulnay,  il  n'y  aurait 
pas  eu  de  colons  dans  le  pays  et,  partant,  pas  de  peuple  aca- 
dien;  sans  Charles  d'Aulnay,  l'Acadie  n'eiît  été  qu'un  nom 
éphémère. 


LEBORGNE,   LATOUR   ET   CONSORTS      121 

;5ources  et  autres  références. 

Arch.  J\al.  Coloriies.  —  Acadie  C*^  D. 

Vol.  I.  —  Concession  à  Nie.  Denys  de  pays  et  îles  entre  Canceaux  et 
cap  des  Roziers  (1653),  f.  93. 
Confirmations  de  susdite  (1667,  1677),  f.  121,  145. 
'■  Capitulation  de  Port  Royal  en  1654,  f.  96. 

Concess.  d'Acadie  par  Cromwell  à  Ch.  de  La  Tour, à  Th.  Tem- 
ple et  à  VV.  Crowne  (9  août  1656),  f.  101-113. 
Lettre  du  Roi  à  Le  Borgne  pour  recouvrer   Nouvelle    France 

(1658),  î.  115. 
Refus-du  colonel  Temple  (1668),  f.  124-131. 
Mém.  de  Le  Borgne  du  Coudray  sur  état  du  pays,  f-118. 
Ordre   de   Charles   I   à   col.    Temple   [lour   restit.    d'Acadie, 
(8  mars  1669),  f.  135-6. 
Vol.  X,  p.  68,  101;  C"  A  12. 

Série  F.  Liasse  3.571.  Compagnies  de    commerce. 
4Col.  C"  E  2  f .  240-2  Mem.  rel.  à  Àcadie  (Latour.  Aulnay,  \'endôme). 

Carton  X.  —  Pièces  (non  paginées)  concernant  la  dame  d'Aulnay  et  ses 
.enfants,  le  duc  de  Vendôme,  Le  Borgne,  le  colonel  Temple,  etc. 
Arch.  Min.  Colonies.  —  Série  G'   Recensements.  \'ol.  466. 
Arcli.    Aff.    Etr.  —  Corresp.  Angleterre,  vol.  43,  p.  194;  vol.  96,  p.  197, 
Mem.  et  doc.  Amérique  vol.  6,  fol.  244-78;  vol.    4., 
f.  392,  429,  485-7;  vol.  5,  f.  31;  vol.  7,  f.  32-34,39, 
vol.  9,  f.  231-247,  248-70. 
Bibl.  Nal.  —  Mss.  franc.  Fonds  ancien.  10.207;  17.175  f.,  250. 
Gollect.  Margry,  9.256-9.281  fol.  114,  146. 
Collect.  Clairambault  951,  fol.  27  ;  vol.  867,  f.  181.  890. 
Brilish  Muséum. ,  Manuscrits  Addend^  27.859,  19.049,  14.034;  Collect., 
5andown,   849. 

Oilsndar  of  Slale  Papers  {Colonial  Séries,  1574-1660).  —  London  1860, 
pp.  4.44,  446,  448.  469-75,  488,  497. —  (Col.  Sér.  1661-1668)  N»  1 11,  p.  73, 
:no5  189,  193,  p.  66.  nos  226.  240-3,  247,  340,  1.599,  1635,  1809,  1898. 
.4^^.  and  Wesl  Indies,  1674-7.  n°  206-8  Add.  224. 
Am.  and  W.  Ind.  1669.-74,  nos  4,  24,  25,  32,  95,  384. 


Arch.  Can.  —  Rapp.  1881  pp.  23-25,  15-20. 

1884,  note  D.  LXIV.  Lettre  de  Charles  I^rà  Sir 

Isaac  Wake. 
1886,  note  B. 

1894  (Doc.  anglais  relat.  :t  Nouv.  Ecosse)  1-16. 
1899  (Rapport  Richard). 

1904,  Appendice  II  (Lettre  du  père  Ignace  sur 
r.\cadie,  en  1656). 
Col.  de  Doc.  relal.    à  Hisl.  de  A".    France.  —  Québec   1885.  4»  I.  p.  132, 
137-40.  141-4,  145-9,  153-5,  188,  190-4,439-441.  II.  Mémoire  Latour  1697, 
f)p.  351-378,  292,  314,  134. 

'Le  Canada  français.  —  Montréal,  1884-1888.  vol.  I. 
.Mémoires    des    Commissaires    du    Roi,  clc.   (1755-1757)  4  vol.  in-4».  — 
J,   1-181;   II,   IV. 


122  LES  ORIGINES 

P.  Chrestien  Le  Clerco. — Nouvelle  Relation  de  la  Gaspéiiie,Paris,l&9l^ 
Nicolas  Denys. — Descript.    géogr.  el  hisl.  Op.  cit. 
Belalions  des  jésuiles,  vol  .II. 
Charlevoix.  —  Hisl.  du  Canada,  II. 
Beamish  Murdoch.  —  Hisl.  of  Sova  Scolia,  I,  113-149. 
W.  D.  WiLLiAMSON.  — //(sf.  of  Maine,  Hallowell,  1832,  vol.  I. 
William  J.  Ganong. —  A  Monograph  of  Ihe  Evolution  of  the  Boundarie9^ 
of  New  Brunswick  (Royal  Society  of  Canada,  1901,  Sect.  II,  p.  139-449). 
M.  Moreau.  —  Histoire  de  VAcadie  française,  Paris  1S73. 
Parkman.  —  Pion  of  Fr.,  op.  cit. 


CHAPITRE  V 


LES  GOUVERNEURS  FRANÇAIS 

(1670-1713) 


LORSou 'enfin  le  colonel  Sir  William  Temple  eut  été  mis 
en  demeure  de  signer  l'acte  solennel  de  cession,  un  de 
nos  officiers  du  Canada,  le  chevalier  de  Grandfontaine, 
nommé  gouverneur  de  l'Acadie  (20  février  1670),  reçut  le 
5  mars  l'ordre  de  prendre  possession  des  trois  postes  fortifiés. 
Le  6  août,  en  présence  du  délégué  de  Sir  William  Temple,  il 
s'établit  à  Pentagouët  dont  il  fait, sa  résidence  :  car  là,  plus 
près  des  Anglais,  «  il  pourra  mieux  soutenir  les  droits  de  Sa 
Majesté  contre  la  domination  britannique  ».  Le  27  août,  son 
lieutenant  le  sieur  Joybert  de  Soulanges  reçoit  du  susdit  dé- 
légué Walker  le  fort  de  Gemesié  (l'ancien  Jemseck  de  Latour) 
situé  à  25  lieues  en  amont  de  la  rivière  Saint-Jean;  le  2  sep- 
tembre il  prend  possession  de  Port  Royal.  Gouverneur  et  lieu- 
tenant français  se  conforment  scrupuleusement  à  l'une  des 
clauses  du  traité  :  les  habitants  sont  autorisés  à  vendre  ou 
aliéner  leurs  biens,  meubles  et  immeubles  et  à  quitter  le  pays 
■dans  l'espace  d'un  an;  aucune  plainte  ne  s'éleva.  On  verra  quel 
«as  les  Anglais  firent  d'une  pareille  clause  quarante  ans  plus 
tard.  Même  modération  loyale  dans  la  délimitation  du  pays  : 
:au  lieu  de  revendiquer  le  40»  de  la  concession  de  Monts,  nos 
gouverneurs  ne  prétendirent  jamais  s'étendre  au  delà  de  FV-m- 
quid  ou  de  Kennebec. 

Désormais,  avec  un  gouvernement  fort,  le  régime  colonial 
fie  trouvait  changé  :  plus  de  grande  compagnie  à  charte  (la 


124  LES  ORIGINES 

("ompagnie  des  Indes  occidentales  fut  dissoute  en  décembre 
1674);  plus  de  vaste  monopole  individuel  ou  collectif,  («  tous 
les  sujets  de  Sa  Majesté  ont  droit  de  prêche  et  de  trafic  »)  ;  plus 
de  seigneurie  à  peu  près  illimitée  dans  le  temps  et  dans  l'es- 
pace, («  toutes  terres,  îles  et  pays  étaient  réunis  au  domaine  de 
la  Couronne»);  plus  de  «vice-rois»  qui  eussent  à  la  fois  tous 
les  droits  et  toutes  les  charges,  toutes  les  initiatives  et  tous 
les  risques  d'autocrates  impuissants;  mais,  sous  le  nom  de 
gouverneurs,  des  fonctionnaires  choisis  et  révoqués  selon  le  bon 
plaisir  du  Roy,  détenant  de  lui  seul  toute  autorité,  ne  possédant 
pourlaplupartaucun  bien  ou  que  peu  de  bien  dans  le  pays  qu'ils 
administrent.  En  droit  ils  relèvent  des  gouverneurs  du  Cana- 
da; en  fait,  ils  reçoivent  leurs  ordres  du  ministre  et  corres- 
pondent directement  avec  lui. 

Or,  le  ministre  était  Colbert  :  ce  grand  organisateur  aux 
vues  aussi  précises  qu'étendues  était  de  l'avis  de  Ihonnêtc  et 
pacifique  Vauban,  et  non  pas  du  belliqueux  Louvois  :  «  Oui 
peut  entreprendre  quelque  chose  de  plus  grand  et  de  plus 
utile  qu'une  colonie?  N'est-ce  pas  par  ce  moyen  plus  que  par 
tout  autre  qu'on  peut  avec  toute  justice  possible  s'agrandir 
et  s'accroître?  »  Comme  un  écho,  le  gouverneur  du  Canada, 
Avangour,  répondait  à  Colbert  le  4  août  1663  :  «  La  France 
peut  en  dix  ans,  et  à  moins  de  frais,  s'assurer  en  Amérique 
plus  de  puissance  réelle  ciue  ne  sauraient  lui  en  procurer 
toutes  ses  guerres  d'Europe.  »  Avec  plus  de  précision  encore, 
un  intendant  du  Canada,  Jacques  de  ]\leulles,  qui,  par  les 
Bégon,  était  cousin  de  Colbert,  écrivait  en  août  1683  et  en 
1686  au  retour  de  missions  au  Canada  et  en  Acadie  : 


«  On  peut  assurer  trouver  en  la  France  septentrionale  de? 
climats  aussi  variés  qu'en  Europe  avec  plus  de  belles  terres^ 
il  ne  tient  qu'à  Votre  Majesté  de  jeter  ici  les  fondements 
de  la  p!us  grande  monarchie  qui  soit  au  monde  ». 

«  S;i  MhJ(  sté  peut  faire  de  la  France  septentrionale  ce  qu'il  y  a 
de  plus  beau  au  monde...  Il  semble  que  FAcadie  ait  été  placée 
en  cet  endroit  pour  se  rendre  maîtresse  de  toute  l'Ame»  ique  S(  p- 
lentrionale...,   tant  il  (st  facile  d'y  aborder  en  tous  temps,  saiii? 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  125^ 

craindre  les  glaces  ni  les  chaleurs  ni  les  ouragans,  dans  des  baies 
dont  on  peut  faire  les  plus  beaux  ports  de  l'Amérique...  La 
France  peut  se  rendre  maîtresse  des  pelleteries  et  de  la  pêche  des 
morues,  et  en  faire  seule  le  commerce,  l'Acadie  surpassant  tous 
les  autres  pays  du  monde,  sans  exception,  dans  cette  grande  quan- 
tité de  poisson  que  l'on  trouve  le  long  de  ses  côtes...  Cette 
pêche  sédentaire  contribuera  à  former  une  des  meilleures  et  des 
plus  puissantes  colonies  qui  se  voient;  elle  donnera  lieu  dépeupler 
l'Acadie  et  de  cultiver  une  infinité  de  bonnes  terres  ». 

«  Ce  pays  est  fort  beau  avoue  le  pire  des  gouverneurs  aca- 
diens,  Perrot  (9  août  16S6),  il  y  a  quantité  de  belles  rivières 
et  de  beaux  ports  faciles  à  entrer;  on  peut  établir  quantité  de 
pêches  sédentaires  dont  la  France  tirerait  grand  profit...  Il  se 
trouve  aussi  dans  ce  pays  les  plus  beaux  pâturages  qu'on  puisse 
voir  pour  nourrir  les  bestiaux  [100.000  à  Beaubassin,  dit-il 
ailleurs].  Il  faut  établir  l'Acadie  pour  protéger  le  Canada,  fixer 
les  habitants,  empêcher  le  commerce  anglais  et,  au  besoin, 
ruiner  Boston  et  les  colonies  anglaises;  sinon,  elles  ruineront  les 
colonies  françaises  ». 

Avant  même  d'être  éclairé  par  tous  ces  rapports.  Colbert 
avait,  dès  le  début,  compris  la  politique  à  suivre  en  cette  belle 
colonie  trop  négligée  et  s'était  incontinent  fait  un  devoir  de 
L'appliquer.  Dès  le  22  juillet  1669,  il  avait  écrit  à  l'intendant  de 
Rochefort  : 


«  Vous  avez  raison  de  dire  que  ce  pays  de  l'Acadie  nous  pourra 
servir  fort  utilement-.ilfaudra  s'appliqueràle  peupler  les  années 
prochaines  ».  «  Il  faudra  s'a[)pliquer  à  présent  à  peupler  l'Acadie, 
précise-t-il  le  29,  et  pour  cet  effet  y  envoyer  quelque  nombre 
de  personnes  de  travail  l'année  prochaine.  Examinez  bien  d'icy 
à  ce  temps-là  tout  ce  qui  se  peut  faire  pour  cela  ...  Il  faudra 
envoyer  50  hommes  ou  plus  grand  nombre  s'ilse  peut  en  Acadie  ». 
Il  est  certain  qu'il  faut  aller  faire  cet  établissement  »  (13  sep- 
tembre) qu'il  préfère  à  Terre-Neuve  (7  octobre).  «  A  l'égard  de 
l'Acadie,  continue-t-il  le  9  mars  1671,  il  faut  l'augmenter  tous  les 
ans,  tout  autant  que  la  culture  et  la  production  des  terres  le 
pourra  permettre  ;  c'est  pourquoi  il  faut  que  vous  preniez  bien 
vos  mesures  pour  être  particulièrement  luformés  de  tout  ce  qui 
se  passera  dans  ce  pays-là  ». 


^ 


126  LES  ORIGINES 


Au  Gouverneur  Grandfontaine,  enfin  installé,  Colbert  écrit 
le  11  mars  1671  : 

«  Le  principal  point  est  de  travailler  par  toutes  sortes  de 
moyens  à  l'établissement  de  soldats  et  de  familles  dans  les  postes 
de  Port  Royal,  de  la  rivière  Saint-Jean  et  sur  toute  l'étenduedela 
côte,  en  les  aidant  de  tous  secours  cjui  sont  entre  vos  mains; 
en  sorte  que,  se  voyant  bien  traités,  d'autres  Français  soient 
conviés  d'aller  habiter  ce  pays-là.  Appliquez-vous  fortement  à 
l'augmentation  de  cette  colonie  et  à  l'établissement  des  pêches 
sédentaires  qui  y  contribueront  beaucoup...  Vous  connaîtrez 
encore  plus  facilement  l'intention  du  Roy  sur  la  multiphcation  de 
cette  colonie  par  des  ordres  que  Sa  Majesté  a  donnés  de  vous  en- 
voyer trente  garçons  de  vingt  à  trente  ans  et  trente  filles  âgées 
à  proportion...  Le  Roy  veut  que  vous  m'envoyiez  un  rôle  de  tous 
les  Français  qui  s'habitent  dans  toute  l'étendue  de  l'Acadie,  fai- 
sant mention  de  ceux  qui  seraient  mariés  et  du  nombre  des 
enfants  qu'ils  auront.  Sa  Majesté  m'ordonne  de  vous  dire  que  le 
service  le  plus  agréable  que  vous  puissiez  lui  rendre  est  de  faire 
en  sorte  que  le  nombre  des  dits  habitants  augmente  considérable- 
ment tous  les  ans  et,  pour  cet  effet,  il  est  nécessaire  que  vous 
ayez  grand  soin  que  lesdits  habitants  qui  viendront  soient  à 
leur  aise,  que  vous  les  traitiez  bien  et  que  vous  ne  souffriez 
que  leur  soit  faite  aucune  vexation  ».  «  Si  Grandfontaine,  par  sa 
bonne  conduite,  augmente  le  nombre  des  habitants,  insiste 
Colbert  auprès  deTaloh,  gouverneur  du  Canada  (4  juin  1672), 
il  obtiendra  assurément  des  grâces  de  Sa  Majesté  ». 

Et  le  grand  Gouverncnir  de  Québec,  entrant  dans  les  vues 
de  son  ministre,  lui  écrit  le  11  novembre  1671  : 

«  L'Acadie  sera  en  peu  d'années  en  état  de  fournir  aux  Antilles 
les  chairs  salées  nécessaires  à  leur  usage;  mais,  pour  ce  but,  il 
faudrait  interrompre  sans  violence  le  commerce  des  Anglais 
avec  les  sujets  du  Roy,  desquels  ils  tirent  tous  les  ans  quantité 
de  viande  en  échange  de  quelques  droguets  (sic)  et  autres  étof- 
fes de  Boston.  Envoyez  aux  habitants  des  métiers  pour  les  lai- 
nes et  le  chanvre,  les  outils  nécessaires  à  la  culture  de  la  terre. 
150  fusils,   100  mousquets,  200  haches  ». 

Enfin    l'excellent   intendant,    M.    de    Mculles   conclut  en 
1686  : 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  127' 

«  Pour  réussir  infailliblement  dans  l'établissement  de  l'Acadie.. 
il  faudrait  faire  une  ville  de  conséquence  du  Port  Royal  et  un 
fort  de  Pentagouët  pour  servir  de  barrière  aux  Anglais.  Cette 
ville  serait  un  port  assuré  pour  tous  les  vaisseaux  français. 
En  moins  de  rien,  il  s'y  établirait  de  fort  bonnes  familles  fran- 
çaises et  de  gros  marchands.  Il  faudrait  aussi  un  grand  établis- 
sement au  port  de  la  Haive;  le  havre  est  admirable  :  il  y  peut 
tenir  plus  de  1.500  vaisseaux  toujours  à  flot  en  sûreté.  Il  fau- 
drait encore  deux  pareils  établissements  l'un  au  cap  Breton  et 
l'autre  à  l'Ile  Percée  ». 

A  ce  sujet,  Perrot  et  Lamothe-Cadillac  signalent  juste- 
ment «  La  Hève  et  Chibouctou  comme  étant  les  deux  meil- 
leurs ports  de  pêche  ».  En  1683,  l'ingénieur  Pasquine,  repro- 
chant à  Port  Royal  d'être  «  trop  renfoncé,  trop  difficile  d'accès^ 
hors  de  tout  commerce  »,  recommande  Port  Rasoir  comme 
étant  «  le  plus  beau  et  le  meilleur  port  de  la  coste  ». 

En  somme,  organiser  et  protéger  la  colonie  tant  au  point  de 
vue  militaire  qu'au  point  de  vue  économique  était  le  but  net- 
tement vu  et  unanimement  accepté  par  le  gouvernement  de 
la  métropole  comme  par  les  fonctionnaires  coloniaux.  Com- 
ment ce  but  ne  fut-il  jamais  atteint?  La  faute  en  fut  autant  aux 
hommes  qu'aux  circonstances. 

D'abord,  à  Versailles,  l'influence  de  Colbert  décline  dès 
1672;  et,  sous  la  funeste  suprématie  de  Louvois,  le  Roi-Soleil^ 
dont  les  vues  politiques  ne  dépassent  plus  guère  les  horizons 
de  l'Europe,  préfère  la  gloire  éphémère  des  batailles  et  le 
triomphe  onéreux  des  conquêtes  européennes  aux  lentes,  so- 
lides et  économiques  acquisitions  coloniales.  Aux  colonies 
môme,  il  s'engoue  plus,  comme  tant  d'autres  Français,  des  mi- 
rages de  la  Louisiane,  qui  engloutirent  tant  d'or  et  tant  d'hom- 
mes, que  des  vieux  établissements  négligés  de  la  Nouvelle 
France.  En  cette  Amérique  même,  Colbert,  à  son  tour,  concen- 
tra bientôt  toute  son  attention  sur  le  seul  Canada  aux  dépens 
de  l'Acadie; conséquence  fatale  de  la  suprématie  des  gouver- 
neurs de  Québec  :  ceux-ci  dédaignèrent  peu  à  peu  leurs  subal- 
ternes d'Acadie,  tout  à  la  fois  trop  indépendants  à  leur  gré  et 
impuissants. 


128  LES  ORIGINES 

Si  s:'uleni3nt  c.^s  gouuveraeurs  de  l'Acadia  avaisnt  été  bien 
choisis,  bien  soutenus,  longtemps  maintenus,  on  eût  pu  es- 
p.'rer  une  bonne  administration,  régulière, logiquement  pour- 
suivie, de  cette  petite  France  toujours  infantile,  toujours  si 
gravement  exposée;  mais  il  n'en  fut  rien  :  l'Etat,  en  se  sub- 
stituant aux  particuliers,  ne  fit  pas  mieux  qu'eux,  s'il  ne  fit 
pire  encore.  Une  dizaine  de  gouverneurs  en  quarante  ans.  soit 
Cl  moyenne  un  gouverneur  tous  les  quatre  ans;  ou  plutôt, 
comme  l'un  d'eux  resta  dix  ans,  moins  de  trois  ans  de  charg* 
pour  chacun  des  autres  !  Ces  fonctionnaires  de  hasard,  pres- 
t[ue  tous  trop  âgés,  n'étaient  pas  plus  tôt  nommés  que,  mal 
payés  (1.800  à  2.000  livres  par  an;  «  ils  se  ruinent  »,  dit  Fron- 
tenac, 2  nov.  1681),  mal  servis  ou  plutôt  trop  souvent  des- 
servis, ne  recevant  pas  plus  de  France  que  du  Canada  d'aid' 
matérielle  ni  d'appui  moral,  se  trouvant  presque  constam- 
ment exposés  sans  défense  adéquate  aux  coups  de  main  des 
corsaires  néo-anglais  ou  aux  attaques  en  règle  des  forces  bri- 
tanniques, ils  ne  demandaient  qu'une  chose  :  être  au  plus  tôt 
relevés  d'une  mission  précaire,  dangereuse  et  humiliante.. 
Vainement  Frontenac  insiste  auprès  de  Seignelay(2nov.  1681) 
sur  «  la  nécessité  de  mettre  en  Acadie  un  gouverneur  avec  des 
appointements  qui  lui  donnent  moyen  de  subsister  et  d'em- 
pêcher que  la  colonie  (jui  y  reste  ne  se  détruise.  Le  sieur  de  la 
Valliére,  qui  y  commande  depuis  trois  ans  sur  la  commission 
que  je  luy  ai  donnée,.,  a  servi  pendant  tout  ce  temps  à  ses  dé- 
pens et  s'est  ruiné  à  visiter  [sur  son  propre  bateau]  les  côtes 
de  cette  province.  »  Vainement  l'un  des  meilleurs  gouverneurs_ 
M.de  Brouillan  demande  en  1701  plus  d'indépendance,  un  ti- 
tre plus  honorifique  (lieutenant  général  du  roi),  un  traitement 
plus  élevé  (il  s'endette  au  service  de  la  province);  on  ne  tient 
compte  ni  de  son  âge,  ni  de  son  ancienneté  (32  ans)  ni  des  ser- 
vies rendus  (coaquête  de  Terre  N.'uve)  ni  de  son  zèle  et  de 
s 'S  autres  mérites.  Ajoutez  l'insubordination  de  subalternes 
malveillants,  tels  que  ce  vil  commis  de  la  marine,  Mathieu  Gou- 
ti  is.  par  lui-même  anobli  en  Mathieu  des  Contins; nommé  en 
1688  écrivain  du  Roi  à  Port  Royal  pour  régler  équitablenient 


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GOUVERNEURS  FRANÇAIS  129 

I  les  comptes  et  les  différends,  il  se  trouve  par  son  mariage  avec 
[  Jeanne  Thibodeau  allié  à  la  plupart  des  familles  acadiennes; 
I  il  en  profite  pour  administrer  la  justice  avec  la  plus  flagrante 
I  partialité  et  pour  comploter  avec  les  plus  mauvaises  têtes  du 
pays  comme  Lamiothe  Cadillac,  alors  de  passage;  il    profite 
même  de  sa  correspondance  directe  avec  le  ministre  pour  sa- 
per l'autorité  de  ses  supérieurs  au  ministère  comme  dans  la 
Colonie;  il  n'en  est  pas  moins,  à  force  d'intrigues,  promu  pro- 
cureur du  Roi  en  1701  et,  fort  de  sa  présence  au  Conseil    de 
guerre,  il  tient  les  gouverneurs  en  échec  dans  les  plus  graves 
i  circonstances.  Pour  comble,   en  pareille  correspondance  of- 
!  ficielle,  officiers,  prêtres  et  civils  (14  en  1703)  mêlaient  par- 
fois anonymement  leurs  critiques  dénuées  d'autorité,  leurs  ac- 
cusations  sans   preuves,   leurs   doléances   personnelles,   leurs 
calomnies  même  et  leurs  cancans.  «  L'Acadie  est  un  pays  de 
discorde,  »  gémit  Brouillan  dont  l'humeur  autoritaire  exaspéra 
les  mauvaises  langues.  »«  Si  l'année  prochaine,  je  ne  sors  pas 
d'ici,  écrivait  une  autre  victime  de  Desgoutins  et  de  sa  bande, 
M.  de  Menneval,  ou  je  mourrai  de  chagrin...  ou  je  partirai  sans 
•congé,  quoi  qu'il  arrive.  »  Telle  fut  l'intolérable  situation  des 
gouverneurs  de  l'Acadie,  même  aux  pires  heures  de  danger. 

Voici,  du  reste,  la  liste  de  ces  gouverneurs  :  — Hector  de 
Grandfontaine,  (1670-1673),  du  corps  de  la  marine,  après 
avoir  pris  possession  de  l'Acadie,  réside  à  Pentagouët,  où  il 
•eut  des  démêlés  avec  ses  lieutenants  Marson  et  Joybert  de 
Soulanges; —  Jacques  de  Chambly  (1673-78),  capitaine  au  ré- 
giment de  Carignan,  après  avoir  acquis  au  Canada  la  réputa- 
tion «  d'homme  de  mérite  et  d'entendement  »  (Frontenac),  il 
fut  surpris  et  capturé  à  Pentagouët  par  un  forban  hollandais 
renforcé  deBostonais;  —  Joybert  de  Soulanges  (1676-78),  ad- 
ministrateur intérimaire,  reçut  de  Frontenac  l'ordre  de  se  mé- 
nager avec  les  Anglais  en  sorte  qu'il  n'y  eût  point  de  rupture; 
—  Le  Neuf  de  la  Vallière  (1678-84),  originaire  de  Caen,  gen- 
dre de  Nicolas  Denys,  puis  de  Simon  Denys,  après  avoir  orga- 
nisé en  poste  de  traite,  puis  en  exploitation  agricole  son  fief 
de  Beaubassin  à  Chignectou  (24  oct.  1676),  fut  recommandé 

I-AUVIUKRE    ï.       I  5 


130  LES  ORIGINES 

par  Frontenac  et  l'intendant  de  Meulles  comme  u  un  fort 
honnête  gentilhomme  i;  il  n'en  fut  pas  moins  accusé  par  la 
Compagnie  de  Pêche  sédentaire  de  l'Acadie  d'hostilité  envers 
elle  et,  au  contraire,  de  complaisance  excessive  à  l'égard  de^ 
pêcheurs  et  traitants  anglais;  ce  conflit  amena  sa  disgrâce;  — 
François  Perrot  (168  1-87),  neveu  par  alliance  de  Talon;  après 
avoir  été,  quoique  gouverneur  de  Montréal,  incarcéré  à  Oui'- 
bec,  puis  à  la  Bastille  pour  malversation  et  trafic  illicite  avec 
les  sauvages,  il  fut,  sur  l'intervention  de  son  oncle,  libéré  et 
envoyé  comme  gouverneur  en  Acadie,  où  il  recommença  avec 
lesBostonais  son  commerce  illégal  et  s'enfuit  lâchement  dansles 
bois  lors  d'une  incursion  anglaise  aux  Mines;  —  Robineau  de 
Menneval  (1687-90).  «  galant  homme  ».  «  aimé  et  estimé  di- 
M.  de  Turenne  »;  chargé  d'instruire  contre  Perrot  et  de  répa- 
rer les  funestes  conséquences  de  son  administration,  s'y  em- 
ployait de  sïDn  mieux,  lorsqu'il  fut  soudain  victime  d'une  vio- 
lente attaque  anglaise  en  représailles  sans  doute  de  ses  justes 
rigueurs  à  l'égard  des  pêcheurs  bostonais;  —  Robineau  de 
Villebon  (1691-1700)  «  bon  officier,  disait  Menneval,  qui  con- 
naît le  pays  et  pourrait  être  fort  utile  à  la  fois  sur  terre  et  sur 
mer  »;  il  le  prouva  en  capturant  sur  mer  le  gouverneur  anglais 
destiné  à  Port  Royal  et  en  soutenant  victorieusement  sur 
terre,  de  concert  avec  Iberville  et  Villieu.  la  lutte  contre  les 
Anglais  pendant  la  guerre  du  roi  Guillaume  (1688-97)  ;  — 
Sébastien  de  \'illieu  (1700-1701)  n'eut  guère  le  temps  de 
manifester  comme  administrateur  ses  qualités  de  chef  éprou- 
vées par  trente-neuf  ans  de  lutte  au  service  du  Roy  ;  —  l'actif 
Jacques  de  Brouillan  (1701-1705),  ancien  gouverneur  de 
Plaisance,  dut  à  son  administration  énergique  l'implacable 
haine  de  toute  la  caf)ale  Desgoutins;  il  mourut  à  Chibouctou, 
qu'en  1701  il  avait  justement  déclaré  «  l'un  des  plus  beaux 
ports  que  la  nature  puisse  former;  »■ —  Denys  de  Bon  aventure 
ne  fit  ijue  passer  (1705-06)  ;  —  le  Béarnais  Augerde  Subercase 
(1706-1710).  après  s'être  distingué  à  la  défense  de  Port  Royal 
en  1689),  se  montra  dans  l'impossible  défense  de  cette  place 
le  plus  habile,  le  plus  énergique,  le  plus  intrépide  des  gou- 
verneurs de  l'Acadie. 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  131 

Dès  ses  débuts,  le  gouvernement  direct  des  colonies  avait 
compris,  avons-nous  vu,  que,  le  commerce  des  pelleteries  dé- 
■clinant,  la  plus  grosse  source  de  richesse  en  Acadie  était  la  pê- 
•che,  surtout  celle  des  «  molues  »,  comme  l'on  disait  encore. 
«Cette  pêche  est  un  Pérou,  répétait  l'intendant  de  ^leuUes  en 
novembre  1683  ».  «  Elle  peut  être  le  plus  beau  commerce  qui 
se  fasse,  ajoutait-il  en  1686,  et  Votre  Majesté  peut  s'en  rendre 
maîtresse.  ««Il  faut  se  l'assurer  »,  avait  dit  Colbert  dès  1671- 
Aussi  encouragea-t-il  en  1682  la  création,  sous  l'autorité  du 
marquis  de  Chevry,  d'une  «  Compagnie  de  Pêche  sédentaire  sur 
des  côtes  de  l'Acadie  et  à  la  rivière  Saint-Jean  »;  dirigée  par 
un  protestant  de  la  Rochelle,  Bergier  des  Hermeaux,  un  cer- 
tain Gabriel  Gautier  et  quelques  autres,  cette  Compagnie  éta- 
blit son  principal  poste  à  six  lieues  de  Canseau  dans  le  bon  site  de 
Chedabouctou  (maintenant  Guysborough),  qu'avait  déjà  ex- 
ploité Nicolas  Denys  :  on  y  plante  et  sème  avec  succès  blé, 
•chanvre,  lin,  pois  et  autres  légumes;  on  y  bâtit  le  fort  Saint- 
Louis  et  une  habitation  pour  33  résidents;  (il  y  en  eut  150  en 
1687);  on  y  organisa  toute  l'installation  nécessaire  à  la  pêche 
sédentaire.  Naturellement,  on  accusa  bientôt,  Perrot  en  tête, 
cette  compagnie  de  ruiner  par  son  monopole  l'initiative  des 
pêcheurs  indépendants  qui  venaient  de  France  de  mai  en  sep- 
tembre; à  quoi  les  associés  répondirent  en  portant  plainte 
•contre  ledit  Perrot  [Arch.  Col.  Corr.  gêner.  C^^^.IO).  Il  y 
avait  en  ces  accusations  une  bonne  part  de  chantage  :  car, 
dès  sa  démission  de  gouverneur,  l'honnête  Perrot  s'associa 
au  sieur  Bergier.  En  avril  1684,  les  droits  et  concessions  de  la 
Compagnie  furent  étendus  à  toutes  les  côtes  et  îles.  duCapCan- 
seau  à  la  baie  de  toutes  les  Iles,  Bergier  fut  nommé  comman- 
dant des  côtes  de  r.\cadie  et  en  1686  le  Sieur  Gautier  pourvu  de 
la  concession  des  pêcheries  sur  les  riches  côtes  du  Cap  Breton, 
de  rile  Saint-Jean  et  des  îles  de  la  Madeleine.  Un  jour  que  le 
sieur  Bergier,  de  Chedabouctou,  faisait  la  traite  au  Cap  Bre- 
ton, il  fut  violemment  attaqué  par  Beaubassin,  fils  de  la  Val- 
lière;  c'étaient,  à  deux  générations  de  distance,  les  mêmes  bru- 
tales représailles  qu'au  temps  du  grand-j)ère  Nicolas  Denys.  Si 


132  LES  ORIGINES 

contestée  qu'elle  fût  du  côté  des  Français,  la  Compagnie  sé- 
dentaire eut,  du  côté  des  Anglais,  affaire  à  plus  forte  partie 
encore.  «  Toutes  les  côtes  sont  si  poissonneuses,  dit  un  rapport 
anonyme  (4  mai  1690)  qu'il  serait  à  souhaiter  qu'il  n'y  eût 
que  les  servants  du  Roy  à  y  pescher  ». 

Les  Anglais,  en  effet,  ne  se  rendaient  pas  moins  bien  compte 
de  l'importance  capitale  de  la  pêche.  Se  détournant  de  l'agri- 
culture, bon  nombre  de  colons  puritains  se  tournaient  de 
plus  en  plus  vers  la  navigation  :  car  la  pêche  de  la  morue  en- 
traînait son  exportation  et.  partant,  tout  un  commerce  et 
toute  une  industrie  maritimes.  Dès  1676  un  certain  Edward 
Randolph  écrivait  en  son  mémoire  du  12  octobre (Ca/.  St.  P.; 
Col.  S.;  1067).  «  Les  Bostonais  font  avec  les  Français  et  les  In- 
diens un  commerce  clandestin  et  continuent  ouvertement  la 
pêche  sur  les  côtes  de  l'Acadie  en  dépit  des  interdictions  du 
gouverneur  français  ».  La  \'allière  a  beau  leur  imposer  un  droit 
de  pêche  de  cinq  livres  par  barque,  Bergier,  comme  Le  Borgne,^ 
a  beau  saisir  leurs  barques  (1685)  ;  les  Bostonais.  profitant  de 
notre  mollesse, se  faisaient  delà  pêche  sur  les  côtes  de  l'Acadie 
un  véritable  monopole  qu'ils  entendaient  garder  à  force 
d'exactions  et  de  vexations;  ils  en  arrivaient,  ainsi  à  écar- 
ter peu  à  peu  nos  propres  pêcheurs.  «  Les  Anglais  de  Boston 
ruinent  la  pêche  sur  les  côtes  de  l'Acadie,  »  disait  Frontenac 
(2  nov.  1681);  dès  1682  il  informe  le  gouverneur  de  Boston 
que  les  bateaux  anglais  n'ont  pas  le  droit  d'y  pêcher  sans  au- 
torisation ni  paiement  d'indemnité.  Même  défense  en  1684. 
«  Il  est  fâcheux,  écrivait  M.  de  Meulles  (4  novembre  1683), que 
les  Anglais  fassent  seuls  toute  la  pêche  de  l'Acadie.  »  «  Plus  de 
800  bâtiments  anglais,  précise-t-il  en  1686,  viennent  impuné- 
ment pêcher  sur  les  côtes  de  l'Acadie.  Salem,  à  cinq  lieues  de 
Boston,  est  leur  grand  centre  de  sécheries.  »  «  Les  trafiquants 
puritains  de  la  Nouvelle  Angleterre,  dit  Haliburton  (1.97) 
prenaient  sur  les  côtes  de  l'Acadie  de  80.000  à  100.000  quin- 
taux de  poisson  qu'ils  séchaient  et  vendaient,  en  même  temps 
que  de  grandes  quantités  d'huile,  aux  populations  catholi- 
ques du  Portugal,  de    la    Méditerranée   et  des  Antilles;  ils 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  133 

troquaient  plumes  et  fourrures  contre  produits  d'Europe  et 
des  tropiques  à  un  taux  usuraire  de  400  à  500  pour  cent.  » 

Si  honnête  et  si  profitable  commerce  avec  les  Gentils 
n'était  pas  facile  à  supprimer.  Aussi,  M.  de  Meulles  conclut-il  : 
((  Tout  cela  étant  prudemment  considéré  et  avec  chaleur,  il  est 
impossible  que  Votre  Majesté  se  rende  maîtresse  de  toute 
la  morue  verte  et  sèche  qui  se  pêche  sur  toutes  les  côtes  sans 
entreprendre  aucune  guerre  avec  ses  voisins.  »  Dès  1684,  six 
barques  de  pêche  ayant  été  prises  par  des  boucaniers  de  Bos- 
ton, la  Compagnie  sédentaire  demandls  «  une  frégatille  de  six  à 
huit  canons  pour  s'assurer  "feon  monopole;  »  en  1688,  M.  de 
Menneval  insiste  sur  la  nécessité  d'envoyer  des  vaisseaux  de 
guerre  pour  empêcher  les  abus  de  la  pêche  par  les  Anglais.  Une 
frégate  fut  envoyée  le  10  avril.  D'où  plainte  du  plus  ardent  dé- 
fenseur des  intérêts  anglais  en  ces  régions  :  en  sa  qualité  d'hé- 
ritier des  droits  de  son  oncle  Temple,  le  marchand  John 
Nelson,  de  Boston,  écrit  aux  Lords  du  Commerce  le  3  novem- 
bre 1697  :  «  Comme  Sir  William  Temple  prélevait  un  droit  de 
cinq  livres  par  bateau  de  pêche,  les  Français  s'autorisent  à  en 
faire  autant  et  même  à  saisir  les  bateaux  cjui  pèchent  sans  au- 
torisation ».  [Pourquoi  vraiment  les  Français  n'auraient-ils 
pas  fait  ce  que  faisaient  les  Anglais?]  Il  en  résulte,  disait-il, 
de  la  gêne  pour  plus  de  mille  pêcheurs,  la  diminution  du  com- 
merce, la  diminution  des  impôts,  l'appauvrissement  des  colo- 
nies anglaises  :  car  toute  vente  de  poisson  à  l'étranger  y  amène 
des  espèces  qui  réduisent  la  circulation  du  papier-monnaie. 
[Cal.  St.  P.  Am.  and  W .  Incl.  1696-8).  Un  mois  plus  tard,  Nel- 
son insiste  encore,  si  bien  que  l'année  suivante  (1698)  notre 
gouverneur  dut  intervenir  le  26  mars  en  renouvelant  ses  in- 
terdictions de  pêche  et  le  5  septembre  en  rappelant  au  Gouver- 
neur du  Massachusetts  Stoughton  que  ses  navires, n'ayant  droit 
ni  de  pêche  ni  de  trafic  en  Acadie  seront  désormais  de  bonne 
prise.  Vaine  menace.  «  Avec  leui^  sans-gêne  habituel,  ces  An- 
glais se  considéraient  en  cette  terre  française  comme  chez  eux  : 
ils  viennent  sécher  et  saler  à  terre  »,  dit  un  rapport  de  1700. 
Le  9  a\  ril,  le  Ministre  autorise  \'ill('lion  à  prélever  désormais- 


134  LES  ORIGINES 

un  droit  de  pêche  de  50  livres  par  bateau.  Mais,  comme  la 
tolérance  engendre  Tabus.  le  conseil  de  Boston  prétend  en  1701 
que  les  Anglais  ont  le  même  droit  que  les  Français  de  pêcher 
sur  les  côtes  de  TAcadie. 

«  La  pêche  sédentaire  que  les  Anglais  ont  établie  à  la  coste  Est 
de  Terre-Neuve  depuis  quarante  ans,  dit  un  rajtport  français  de 
I  706  (  Arch.  Col.  C  ^  ^  "*  vol.  VIII),  est  une  usurpation  formelle  de 
leur  part  ;...  il  paraît  par  de  bons  mémoires  qu'ils  y  chargent  tous 
les  ans  plus  de  100  vaisseaux  de  poisson  sec.  La  pesche  qu'ils  font 
encore  sur  celles  de  l'Acadie  est  une  autre  usurpation;...  ils 
font  par  cette  pesche  au  moins  la  charge  de  100  vaisseaux  de 
poisson  sec  tous  les  ans...  Ils  le  portent  en  Espagne,  en  Portugal, 
et  jusque  dans  le  Levant...  Sa  Majesté,  usant  de  son  droit,  peut 
oster  pour  jamais  aux  Anglais  un  commerce  usurpé  qui  a  formé 
et  qui  soutient  encore  aujourd'hui  leur  colonie  de  Boston  >.. 

En  1707  Subercase  déclare  quela  Nouvelle  Angleterre  envoie 
en  Espagne  60  navires  chargés  de  morue  et  plus  encore  aux 
Antilles;  en  1708,  «  trois  cents  bateaux  bostonais,  dit-il,  sont 
venus  pêcher  sur  les  côtes  de  l'Acadie  plus  poissonneuses  que 
celles  de  Terre  Neuve.  Les  Anglais  exploitent  plus  ces  parages 
que  nous;  vm  bon  voilier  ferait  par  an  pour  plus  d'un  million  de 
prisesï.  Ce  furent,  au  contraire,  les  corsaires  anglais  qui,  en  1702 
entravèrent  la  pêche  française  en  s'emparant  de  nos  barques. 
(Brouillan  au  Ministre,  30  oct.)  «  J-e  souffre  à  l'idée  que  Ja  Nou- 
velle Ecosse  est  aux  mains  des  Français,  avouait  franche- 
ment le  gouverneur  Bellomon  t.  du  M  assachusetts(  15  juillet  1700) 
el  c'est  bien  plutôt  à  cause  de  ses  pêcheries  qu'à  cause  de  son 
sol  même.  »  [Cal.  SI.  P.  Ain.  IV.  Ind.  1700)  Ce  sentiment  de  con- 
voitise était  plus  intense  encore  chez  ses  administrés  :  ils 
avaient  suspendu  au  plafond  de  leur  Chambre  législative  une 
morue* d'or  comme  symbole  de  leur  prospérité.  Or  cette  pros- 
périté se  trouvait  menacée. 

En  cette  colonie  si  négligée,  un  autre  abus  des  Anglais 
se  pratiquait  aussi  ouvertement  :  le  commerce  illicite.  H 
datait  naturellement,  de  l'occupation  anglaise  :  il  faudrait 
suj)primer  ce    mal  «  sans   violence  »,   disait   Talon,  (11  no- 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  135 

vembre  1671).  en  envoyant  de  France  ou  de  Québec  les 
étoffes  et  autres  objets  les  plus  nécessaires,  et  échanger  avec 
les  Antilles  denrées  contre  mélasses.  Il  eût,  évidemment,  fallu 
établir,  comme  on  le  fit  plus  tard  à  Louisbourg  entre  l'Aca- 
die,  d'une  part,  et  la  France,  le  Canada  ou  les  Antilles  d'au- 
tre part,  un  service  plus  ou  moins  régulier  d'échanges  commer- 
ciaux; on  n'y  veilla  guère. 

Aussi,  «  les  Anglais  de  Boston,  écrit  Menneval  en  1686,  con- 
tinuent-ils à  se  regarder  comme  maîtres  de  toutes  les  côtes  de 
l'Acadie  où  ils  font  tout  le  commerce  «.[C'était  déjà  la  colonisa- 
tion française  pour  le  profit  de  l'étranger].  «  J'ai  vu  aux  Mines, 
à  la  rivière  Saint-Jean  et  au  Port  Royal,  constate  lintendant  de 
MeuUes  en  cette  même  année,  des  Anglais  qui  y  trafiquent  et 
qui  emportent,  et,  si  cela  continue,  emporteront  toujours  tout  le 
bénéfice  du  pays.  Il  y  en  a  encore  sur  toute  la  coste  de  l'Acadie, 
principalement  où  il  y  a  des  habitants  français.  Les  Anglais 
ont  fait  bâtir  au  Port  Royal  de  grands  magasins  où  ils  tiennent 
boutique.  Ils  y  entretiennent  la  misère  et  la  gueuserie  parmi  les 
peuples,  parce  qu'ils  empêchent  que  d'autres  Français  s'y  at- 
tachent et  fassent  le  profit  quils  font  tous  les  ans.  Mais,  tout  au 
contraire,  les  dits  Anglais  ne  souffrent  pas  que  nous  allions  chez 
eux  pour  y  faire  commerce  et  principalement  à  Boston  où  ils 
ont   fait  défense  de   recourir   aux   marchandises   françaises    ». 

<(  Les  peuples  de  l'Acadie  sont  excusables  de  Pinchnation  qu'ils 
ont  pour  les  Anglais,  [affirmation  fort  erronée  qui  sera  bientôt 
mainte  et  mainte  fois  contredite.]  n'entendant  jamais  parler  de 
la  France  et  n'en  tirant  aucun  secours,  puisque  ce  sont  les  An- 
glais seuls  qui  leur  apportent  tous  les  ans  leurs  nécessités.  Il  y 
vient  tous  les  printemps  trois,  ou  quatre  barques  anglaises 
chargées  de  tout  ce  qui  leur  est  nécessaire,  [fer  et  produits  manu- 
facturés] et  traitent  avec  eux  en  échange  leurs  pelleteries  et 
autres  denrées  ». 

«  Elles  vendent  les  prix  qu'elles  veulent  »,  ajoute  Perrot 
(1686).  En  avril  1687,  Menneval  reçoit  l'ordre  d'intervenir  ri- 
goureusement; il  n'eut  pas  grand  succès  :  car  le  rapport  ano- 
nyme du  4  mai  1690  porte  :  «  les  Boslonais  y  font  plus  de  com- 
merce que  nous  ».  De  cet  illicite  conmiercc  avec  les  Anglais 
résulta  même  une  fâcheuse  émulation  ciilrc  les  deu.x  coteries 


136  LES  ORIGINES 

de  Port  Royal  :  en  1690,  celle  du  gouverneur  et  celle  du  lieu- 
tenantgénéralse reprochent  àquilemieux  de  trafiquer  avecles 
«  Bastonais  »;  mais  le  peuple,  en  réalité,  détestait  ces  «  coua- 
cres»  (c(  quakers  »)  comme  il  les  appelait  :  «  L'habitant  aimera 
mieux  languir,  avoue  Desgoutins,  que  de  recourir  à  eux;  ils 
sont  si  aigris  et  si  animés  qu'ils  n'en  peuvent  souffrir  le  nom, 
pourvu  qu'on  leur  apporte  des  marchandises.  »  A  ce  mal,  on 
ne  trouva  pas  de  meilleur  remède  que  d'interdire  tout  com- 
merce avec  les  Anglais  sans  y  suppléer.  En  digne  fils  de  son 
père.  Charles  Latour  dut  se  distinguer  en  cette  contrebande  : 
car  le  26  mars  1698  le  Ministre  écrit  à  Villebon  :  u  Si  le  Sieur 
de  la  Tour  n'avait  pas  payé  l'amende  à  laquelle  il  a  été  con- 
damné, Sa  Majesté  veut  bien  que  vous  l'en  déchargiez  pour 
cette  fois  et  que  vous  l'informiez  que  S.  M.  lui  fait  grâce  en 
cela  ».  {Coll.  Doc.  Nlle  Fr.  II,  297). 

En  cette  année  de  disette  (1698).  faute  d'avoir  reçu  aucun 
envoi  de  France,  il  n'en  fallut  pas  moins  à  tout  prix  faire  ve- 
nir de  Boston,  même  pour  nourrir  les  soldats,  du  blé  et  de  la 
farine,  mesure  vitale  que  l'incapable  Pontchartrain  note  en 
marge  du  rapport  d'un  sec  «  Très  mal  ».  C'est  bien  le  cas  de 
dire  :  «  Périssent  les  colonies,  et  même  les  colons,  plutôt  qu'un 
principe!  »  Bien  pire!  en  pleine  guerre,  en  1707,  il  fallut  pour 
vivre,  trafiquer  clandestinement  avec  l'ennemi  :  «  Sans  ce  que 
UjOs  ennemis  ont  apporté  la  dernière  fois,  écrit  Desgoutins  le 
23  décembre,  on  ne  mangerait  pas  de  soupe;  les  terres  auraient 
été  incultes,  on  aurait  arraché  l'herbe  pour  faire  du  foin  et 
l'on  aurait  mordu  son  poing...  On  resta  trois  mois  sans  sel; 
et,  comme  on  tue  en  ce  temps-ci  pour  l'hiver  et  pour  le 
printemps,  on  ne  pourra  le  faire  à  moins  de  faire  sécher  les 
viandes  ». 

A  défaut  de  communications  directes  avec  la  France,  on 
avait  bien,  dès  le  début,  avons-nous  vu,  songé  à  des  communi- 
cations par  terre  (80  lieues)  qui  seraient  cinq  fois  plus  courtes 
que  par  mer  (400  lieues)  et  praticables  même  en  hiver.  Dès  le 
5  mars  1670,  Golbert  avait  ordonné  d'établir  une  voie  de  com- 
munication entre  le  Saint-Laurent  et  le  Saint-Jean  ou  la  ri- 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  137 

vière  de  Pentagouët;  il  avait  même  le  3  avril  prescrit  de  pré- 
lever les  fonds  nécessaires  sur  une  somme  de  30.000  livres  af- 
fectée à  la  colonie  et  insisté  sur  ce  point  capital  le  11  février 
1671  auprès  de  Talon  etle  11  mars  auprès  de  Grandfontaine,et 
enfin  envoyé  le  30  mars  un  Sieur  Patoulet  pour  étudier  cette 
grave  c[uestion  et  d'autres.  Or,  en  1683,  M.  de  Meulles  se 
plaint  que  le  chemin  ne  soit  pas  encore  fait,  en  dépit  du  beau 
projet  quil  avait  élaboré  :  à  chaque  étape  de  quatre  lieues 
accorder  des  terres  à  un  concessionnaire  chargé  d'entretenir 
la  route  et  le  relai;  ainsi  huit  jours  suffiraient  pour  passer  d'une 
capitale  à  l'autre.  Non;  en  1686  il  dut  lui-même  venir  de  Qué- 
bec à  Port  Royal  par  le  Saint-Laurent  et  la  côte  du  Golfe,  puis 
par  l'isthme  de  Shédiac  et  la  Baie  Française.  .Cette  voie 
de  communication  était  d'autant  plus  indispensable  au  Cana- 
da lui-même,  comme  à  l'Acadie,  que,  le  Golfe  du  Saint-Lau- 
rent éttn':  en  hiver  pris  par  les  glaces,  il  n'y  avait  pas  en  cette 
saison  d'autre  passage  que  par  terre.  On  annonça  bien  en  1671 
qu'il  ne  faudrait  bientôt  plus  cjue  huit  à  dix  jours  pour  aller 
par  la  Chaudière  de  Québec  à  Pentagouët  ;  en  réalité,  ja- 
mais on  n'aménagea  entre  le  Saint-Laurent  et  le  Saint-Jean 
plus  dune  vingtaine  de  lieues.  Comment  en  eût-il  été  autre- 
ment, avec  les  faibles  sommes  allouées?  Le  23  mai  1676,  Col- 
bert  ordonna  bien  de  remettre  à  Chambly  3.000  à  4.000  livres 
pour  établir  100  habitants  et  30  soldats  en  Acadie;  mais  en 
1695  son  indigne  successeur  Pontchartrain  n'ordonnança  que 
«  16.595  livres  pour  toutes  les  dépenses  ordinaires  de  l'Acadie, 
y  compris  les  appointements  du  gouverneur,  de  l'aumônier, 
du  chirurgien,  de  l'écrivain  du  Roy,  les  soldes  des  officiers  et 
des  soldats,  les  présents  pour  les  sauvages,  l'entretien  des  ec- 
clésiastiques. ))  Que  penser  de  cette  lésinerie  pour  les  dépen- 
ses les  plus  urgentes  dans  une  colonie  dont  on  savait  toute  l'im- 
portance, si  l'on  songe  aux  sommes  folles  que  gaspillait  alois 
le  grand  roi  pour  ses  courtisans,  pour  ses  maîtresses,  pour  ses 
bâtards,  pour  ses  fêtes  et  ses  embellissements  de  Versailles? 
Que  n'eût-on  écouté  Colbert  !... 


138  LES  ORIGINES 

C'est  surtout  au  point  de  vue  militaire  que  l'incurie  fut 
complète  et  même  criminelle.  Colhert  avait,  pourtant,  dès  le 
T)  mars  1670,  recommandé  «  la  plus  grande  application  à  se  met- 
tre en  état  de  défense  en  se  fortifiant  et  munissant  de  toutes 
ctioses  nécessaires.  »  On  n'en  tint  guère  compte,  alors  cjue  le 
danger  était  permanent.  De  toute  évidence,  les  Anglais  de  la 
Nouvelle  Angleterre  voulaient  reprendre  une  colonie  fran- 
çaise dont  le  développement  économique  et  militaire  entra- 
vait leur  commerce  et,  disaient-ils,  menaçait  leur  sécurité  ;  mais 
on  aima  mieux,  en  dépit  de  menaces  et  d'avertissements  de 
toute  sorte,  se  laisser  leurrer  par  un  vain  traité  de  neutralité 
(1682)  c{u'agir  ou  se  tenir  prêt. 

«  Ceux  de  Boston,  écrit  M.  de  Meulles  en  i685.  s'opposeront 
toujours  à  ces  établissements  d'Acadie,  en  guerre  comme  enne- 
mis qui  seront  toujours  les  plus  forts  et  en  paix  comme  forbans, 
ce  que  Ton  voit  tous  les  jours.  Aussitôt  qu'ils  voient  que  les 
j)euples  de  lAcadie  augmentent,  pour  détruire  les  nouveaux 
établissements  qu'ils  prévoient  leur  pouvoir  être  préjudiciables, 
ils  ne  manquent  poiiit,  sous  prétexte  de  corsaires  et  de  gens  sans 
aveu,  de  faire  des  courses  dans  le  pays  et  ruinent  entièrement 
ceux  qui  s'encouragent  à  faire  quelque  cliose  ». 

Cette  phrase  résume  toute  la  politique  anglaise  de  ce  temps, 
tour  à  tour  cauteleuse  et  violente.  L'empiétement  en  était 
une  des  formes  ordinaires. 

«  Les  Anglais  voisins  de  cette  colonie,  écrit  Menneval  à  Sei- 
gnelay  (-24  septembre  1688),  ont  jusqu'ici  empiété  autant  qu'ils 
ont  pu  et  témoignent  de  vouloir  faire  encore  davantage;  aussi 
il  est  nécessaire  de  fixer  pour  toujours  les  limites  des  deux  cou- 
ronnes. [Dès  le  28  octobre  1 687  nous  avions  demandé  une  délimi- 
tation précise]  Ils  font  aller  leurs  prétentions  jusc^u'à  la  rivière 
Sainte-Croix,  près  de  quarante  lieues  plus  en  deçà  que  la  rivière 
de  Pentagouët,  [exigence  du  gouverneur  Sir  Edmond  Andros, 
6  juillet  1688,  ]  alors  que  les  prétentions  françaises  vont  jusqu'à 
la  rivière  de  Ouinibiqui.plus  de  vingt  lieues  au  delà  de  Penta- 
goët.  [drandfontaine  avait  dès  le  début  vainement  demandé 
([uon  réclamât  Ouinibiqui  au  duc  d'York  qui  le  détenait 
illégalement].  Les  Anglais  sont  établis  sur  plusieurs  points  de 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  139 

cette  région,  en  particulier  dans  leur  petit  fort  de  Pemquid; 
mais  le  baron  de  Saint-Castin  à  Pentagcët  n'a  jamais  reconnu 
leur  autorité  malgré  leurs  menaces.  Il  est  nécessaire  de  prendre 
au  moins  la  frontière  de  Sainte  Croix  et  de  bien  délimiter  les 
terres;  autrement  les  Anglais  empiéteront  jusque  vers  Québec 
sur  le  Canada  [Prétention  prouvée  par  les  événements,  si  exor- 
bitante quelle  fût]. 

Or.  intimidés  par  les  incursions  anglaises,  au  lieu  de  fixer 
nos  frontières  au  Ouinibiqui.  comme  c'était  légitime,  nous 
reculâmes  sur  les  instances  de  Nelson  (2  déc.  1697),  malgré  la 
résistance  deVillebon  (o  sept.  1698)  jusqu'à  la  rivière  Sainte- 
Croix  où  Bell'imont  voulut  bâtir  un  fort  (lô  juillet  ITMO;;  ce 
qui  était  un  lâche  abandon  de  Pentagoët  et  de  SainK'astin. 
\'aine  concession  :  nous  eûmes  })eau  déplacer  nos  troupes  de 
Pentagoët  à  Port  Royal,  elles  n'y  furent  pas  moins  relancées 
par  les  Anglais;  on  s'endormait  sur  la  foi  d'un  nouveau  traité 
de  neutralité,  concernant  rAmérique.  (signé  à  Londres  le 
16  novembre  1686). 

G?  n'étaient  pas  seulement,  fn  effet,  les  abords  du  pays 
que  les  Anglais  convoitaient,  mais  le  pays  tout  entier.  Le 
2  septembre  1691,  les  agents  du  Massachusetts  à  Londres  de- 
mandent qu'à  leur  province  soient  rattachés  non  seulement 
leMaine  et  leNew  Hampshire,  mais  encore  la  Nouvelle  Ecosse; 
et  les  Lords  of  Trade  approuvent  [Cal.  SI.  P.  Am.  and  W.Ind. 
1689-1692).  Le  29  mai  1696,  le  comité  de  l'Assemblée  légis- 
lative de  Boston  demande  des  mesures  pour  l'évacuation  des 
Français  du  Saint-Jean  {Ibid.  1696-7).  Le  15  août  169."),  les 
autorités  de  cette  même  province  pétitionnent  pour  que  la 
Nouvelle  Ecosse  ne  soit  pas  rendue  à  la  France.  Le  24  décem- 
bre 1697,  les  Lords  of  Trade  contestent  nos  droits  sur  cette 
rivière  comme  à  Port  Royal  même.  {Ibid.  1697-8);  contesta- 
tions renouvelées  en  1699  {Ibid.  1699.  n»  470)  «  Si  nous  pre- 
nons Terre-Neuve  et  la  Nouvelle  Ecosse,  dit  hardinnul  un 
certain  John  Roope  aux  susdits  lords  (nov.  1703),  tous  les  éta- 
blissements français  de  l'Amérique  du  Nord  ne  manqueront  pas 
de  tomber  en  notre  pouvoir,  et  les  nôtres  s'en  trouveront  plus 


140  LES  ORIGINES 

sûrs  et  meilleurs  :  car  par  là  doivent  passer  tous  les  navires 
qui  veulent  remonter  le  Golfe  et  la  rivière  du  Canada.  »  [Ihid. 
1703,  no  1338)  Et  l'infatigable  John  Nelson,  depuis  26  ans  at- 
tentif à  ses  intérêts  comme  à  ceux  de  son  pays,  malgré  quatre 
ans  de  captivité  au  Canada  et  en  France,  ne  cessait  de  pousser 
à  l'attaque  ses  compatriotes  d'Europe  et  d'Amérique.  [Cal.  Si. 
P.  Am.  and  W.  Ind.  1696-7  n»  921;  1697-8;  1703,  no  1131, 
1338). 

En  face  de  cette' hostilité  croissante  nous  ne  cessions  de 
pousser  de  vains  cris  d'alarme  : 

«  Si  la  France  un  jour  avait  une  guerre  avec  l'Angleterre, 
écrit  M.  de, Meulles  en  1686,  la  colonie  du  Canada  étant  renfer- 
mée dans  les  terres,  il  n'y  aurait  rien  de  si  aisé  aux  Anglais 
de  ce  continent  que  de  se  rendre  les  maîtres  du  fleuve  du  Saint- 
Laurent  et  en  deux  ou  trois  ans  de  faire  périr  facilement  l'ou 
vrage  de  tant  d'années.  Mais,  par  l'établissement  de  la  côte  de 
r  Acadie  et  de  la  ville  de  Port  Royal,  il  serait  aisé  à  la  France  tout 
au  contraire  de  détruire  entièrement  Boston  et  les  autres  éta- 
blissements anglais  et,  par  conséquent,  d'augmenter  la  religion 
catholique  ».  «  Ce  pays  est  fort  en  danger,  dit  un  rapport  anonyme 
(4  mai  1690),  vu  qu'il  n'y  a  aucun  fort  raisonnable  et  que  les 
habitants  y  sont  séparés  et  dispersés  ».  «On  ne  peut  jamais  établir 
cette  colonie,  disait  de  même  Iberville  en  son  mémoire  de  1700, 
si  l'on  ne  se  met  pas  au-dessus  des  forces  des  Anglois  si  supé- 
rieures aux  nôtres;  ils  sont  non  seulement  en  état  de  nous  trou- 
bler, mais  de  détruire  les  établissements  que  nous  voudrions  fai- 
re ».  {Col.  Doc.  Nouu.  Fr.,  II,  348).  «  Si  l'on  n'y  donne  ordre,  pré- 
cise un  mémoire  postérieur  à  la  paix  de  Ryswick,  les  Anglais 
ruineront  en  huit  jours  ce  qu'on  pourra  faire  ici  en  plusieurs 
années;  ils  sont  d'autant  plus  fiers  qu'ils  sont  en  état  de  le  faire. 
Ce  pays  leur  fait  grande  envie.  Le  soin  qu'on  en  veut  prendre  les 
chagrine  extrêmement.  Cela  mérite  votre  réflexion  et  celle  de  la 
Cour  sur  un  pays  qui  est  d'une  extrême  conséquence  tant  par  sa 
situation  que  pour  le  soutien  de  la  colonie  de  Québec  ». 

En  présence  de  tous  ces  avertissements  si  autorisés,  pour 
parer  à  un  péril  si  grave  et  si  imminent,  que  fit-on?  à  peu  près 
rien.  On  avait  fixé  pour  toute  l'étendue  des  côtes  aeadiennes 
un  effectif  nominal  de  200  hommes,  soit  quatre  compagnies  de 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  141 

50  hommes.  Cet  effectif  dérisoire  ne  fut  pas  même  atteint. 
Et  quels  hommes  !  le  rebut  de  l'armée  à  cette  époque  :  de  l'in- 
ianterie  de  marine  recrutée  dans  la  lie  des  populations  fau- 
bouriennes. En  1684,  Perrot  se  plaint  de  n'avoir  à  Port  Royal 
•que  30  soldats;  il  en  réclame  50  autres.  Or  cette  capitale  de 
la  colonie  commande  toute  la  Baie  Française.  Il  y  a  bien 
une  milice  de  140  hommes  valides;  mais  les  fusils  déposés  au 
fort  sont  si  mauvais  et  si  us3S  qu'ils  éclatent  dans  les  mains, 
et  le  vieux  fortin  d'Aulnay  lui-même,  avec  sa  pauvre  artillerie, 
ses  quatre  bastions  délabrés  et  sa  demi-lune,  tombe  en  ruines. 
Moyennant  la  concession  d'une  belle  seigneurie  au  Port  Rossi- 
gnol, Perrot  offre  vainement  de  fortifier  et  d'organiser  La 
Hève.  Pour  restaurer  Port-Royal,  Menneval  en  1687  réclame 
un  ingénieur  et  30  hommes;  on  lui  envoie  en  1688  l'ingénieur 
Pasquine  qui  recommande  de  fortifier,  outre  Port  Royal  «  trop 
renfoncé  »,  Canseau,  la  Hève  et  Pentagouët.  Le  rapport  du 
4  mai  1690  préconise  de  même  «  un  bon  fort  à  la  Hève  où 
l'on  est  plus  à  portée  des  Isles  du  Cap  Breton  et  de  Terrej 
Neuve,  comme  aussi  du  Grand  Banc.  «  Lorsqu'en  1688,  éclate 
«  la  guerre  du  roi  Guillaume  »,  il  n'y  a  à  Port-Royal  que 
9)  soldats  (plus  deux  sergents,  4  caporaux,  4  anspessades  et  un 
ou  deux  officiers)  dont  25  doivent  être  envoyés  au  fort  Saint- 
Louis  de  Chedabouctou.  «  La  moitié  seulement  sont  armés, 
dit  Menneval,  tant  les  armes  sont  mauvaises,  et  quelques-uns 
sont  si  vieux  et  si  réformés  qu'ils  sont  à  la  charge  du  pays; 
l'hôpital  n'a  gue  quatre  lits  et  pas  de  remèdes  ».  Aussi  dépour- 
vu d'argent,  Menneval  est  obligé  de  prendre  sur  le  fonds  des 
fortifications  pour  payer  le  chirurgien  et  les  soldats.  Un 
mémoire  de  1689  déclare  pourtant  tout  le  péril  : 

«  La  jalousie  des  Anglais  de  voir  entre  les  mains  des  François 
cette  coste  qui  leur  fournissoit  une  très  abondante  pesche  et  qui 
faisoit  leur  principal  comVnerce  a  beaucoup  augmenté  par  la  con- 
trariété qui  a  été  depuis  trois  ans  à  cette  pesche;  de  sorte  que, 
trouvant  beaucoup  de  facilité  à  enlever  Port  Royal,  ils  avaient 
pris  la  résolution  de  l'attaquer  et  l'auraient  fait  sans  des  mou- 
vements, qu'il  y  a  entre  eux...  S'ils  l'avaient  fait,  il  serait  fort 


142  LES  ORIGINES 

à  craindre  que  les  François  n'auraient  pu  résister,  le  fort  étant 
tout  ouvert  et  n'ayant  pas  même  un  canonnier  ». 

La  fatale  prophétie  s'accomplit  :  Port  Royal  fut  pris  l'an- 
née suivante  et  le  nouveau  gouverneurdel'Acadie  Villebon  dut 
aller  se  poster  sur  le  Saint-Jean  jusqu'à  Xaxouat  (à  25  lieues 
en  amont  de  l'embouchure).  Comme  il  n'avait  plus  que  six 
soldats  réguliers,  on  lui  envoya  de  La  Rochelle  en  1693  qua- 
rante hommes  de  troupes  qui  lui  permirent  d'aider  les  Indiens 
à  opérer  une  diversion  capable  d'enrayer  un  plan  d'attaque 
anglaise  contre  Québec.  En  ce  repaire  de  Naxouat,  il  resta 
plusieurs  années  plus  ou  moins  bien  secondé  par  son  lieutenant 
Villieu.  En  1694.  on  fortifia  le  fort  d'en  bas  qui.  avec  100  hom- 
mes, résista  en  octobre  1696  à  une  attaque  anglaise.  Le  gouver- 
neur demanda  vainement  en  1701  l'exécution  de  deux  routes 
l'une  des  ]\Iines  à  Port  Royal,  l'autre  des  Mines  à  la  Hève.  Après 
le  traité  de  Ryswick  (20  septembre  1697)  qui  (art.  VII)  ren- 
dait à  la  France  tous  les  pays  par  elle  possédés  avant  la  guerre; 
on  fit  de  fort  beaux  plans  pour  organiser,  d'une  manière  défi- 
nitive cette  fois,  la  défense  militaire  de  l'Acadie  :  il  s'agissait 
de  ne  dépenser  rien  de  moins  que  2.000  livres  à  Pentagouët, 
15.000  à  Port  Royal  redevenu  capitale.  6.000  à  la  Hève  et 
3.000  à  Chadoubouctou;  Vauban  désigna  l'ingénieur  Labat  et 
approuva  ses  plans.  En  réalité,  on  ne  fit  rien  ou  peu  s'en 
faut  :  en  1705,  le  gouverneur  M.  de  Brouillan.  qui  avait  signa- 
lé la  valeur  stratégique  du  site  (colline  escarpée  entre  des  ma- 
rais).se  plaint  de  l'ingénieur,  dont  les  travaux  n'avancent  pas, 
de  ses  troupes  mal  composées  et  mal  disciplinées,  du  manque 
de  numéraire  qui  l'oblige  à  émettre  de  la  «  monnaie  de  carte  ». 
Or  la  guerre  avait  déjà  éclaté,  et  le  sort  de  l'Acadie  se  déci- 
dait. 

En  fait  on  ne  comptait  guère  que  sur  les  sauvages.  A  vrai 
dire,  ceux-ci  n'avaient  cessé  de  rester  fidèles  aux  Français  : 
les  Abénakis  surtout,  au  nombre  d'environ  3. 000. avaient  voué 
aux  Anglais  une  haine  implacable  depuis  qu'en  1677.  le  major 
Waldron  avait  fait  tomber  400  des  leurs  dans  un  odieux  guet- 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS'         143 

!  apens.  A  part  les  Iroquois,  dont  nos  ennemis  entretenaient  à 
'  force  d'argent  un  vieil  esprit  de  vengeance,  toutes  les  tribus 
indigènes  nous  étaient  plus  ou  moins  favorables.  Leurs  guer- 
I  ricrs  se  laissaient  dautant  mieux    enrôler  et  commander  par 
I   nos  <  capi  tailles  de  sauvages  »  que  certains  d'entre  eux  épousaient, 
en  même  temps  que  leurs  femmes, leurs  mœurs etleurs  passions. 
Le  plus  fameux  de  ces  chefs  de  bandes  futle  légendaire  baron  de 
Saiat-Castin.  Ce  gentilhomme  basque  d'Oléron  (né  vers  1614), 
officier  au  régiment  de  Carignan  qui  vint  à  Québec   en  1664, 
alla  dès  1667  s'établir  en  son  repaire  voisin  de  Pentagouët; 
-à  force  de  vivre  parmi  les  Abéna'cis,    il    a\ait    fini    par   les 
apprécier  au  point  d'épouser  la  fille  d'un  de  leurs  chefs:  son 
autorité,  dépassant  la  tribu,  s'étendit  également  sur  les  ^lic- 
macs  et  sur  les  Malécites,  avec  lesquels  il  entretenait  un  com- 
merce considérable.  Fort  apprécié  des  gouverneurs  du  Canada 
et  de  l'Acadie,  il  pouvait  parfois  disposer  de  2.000  guerriers 
qu'en  maintes  circonstances,  par  voie  de  représailles,  surtout 
après  la  déloyale  attaque  d'Vndros  à  Pentagouët  en  avril  1688, 
il  mena  sus  à  lAnglais,  tant  au  cœur  du  ^lassachusetts  qu'au  se- 
cours de  nos  pjlaces  assiégées.  C/étaient  là  des  troupes  ardentes, 
étonnamment  mobiles,  merveilleusement  adaptées  à  la  guerre 
d'escarmouches,    fort   redoutées   des   Anglais    auxquels    elles 
faisaient   payer  cher  leurs   perfidies  et  leurs  cruautés   envers 
le  roi  Philippe  et  envers  bien  d'autres.  Les  Anglais  en  avaient 
une  peur  indicible;  «  le  moindre  sauvage  les  fait  fuir  ».  dit  un 
de  nos  rapports  (1701).  11  est  vrai  que  ces  troupes  manquaient 
de  discipline,  de  cohésion,  de  persévérance.  Sans  elles,  toute- 
fois, qu'aurions-nrms  fait  avec  nos  effectifs  dérisoires?  Alors 
que  la  NouNclli'  France  tout  entière,   pour  défendre  ses  im- 
menses territoires,   ne  comptait  guère  que  500  hommes  de 
troupes  régulières  au  Canada  et  150  en  Acadie,  alors  qu'en  1689 
sa  population  blanche  de  11.449  âmes  (dont  803  en  Acadie)  ne 
fournissait  pas  plus  de  1.500  miliciens,  les  200.000  habitants 
des  colonies  anglaises,   dont  75.000  en  ?Souvelle  Angleterre, 
pouvaient  facilement  armer  une  milice  de  10.000  combattants. 
A  vrai  dire,  linrurie  mililaii-e  d(^s  .\n2:lais  ne  le  cédait  guère 


I 


144  LES  ORIGINES 

à  la  nôtre;  mais  eux,  du  moins,  quoique  moins  nombreux  en 
Europe  et  moins  rif^hes  même,  peuplaient  et  trafiquaient,  tan- 
dis que  nous,  à  tous  égards,  ne  faisions  rien  ou  à  peu  près. 

Si  faibles  que  fussent  nos  forces,  on  n'en  forma  pas  moins, 
conformément  à  nos  qualités  offensives,  maint  projet  d'at- 
taque contre  la  Nouvelle  Angleterre,  dont  les  villes  sans  for- 
tifications ne  contenaient  qu'une  population  mal  aguerrie.  Ce 
conseil  avait  été  donné  en  1686;  Frontenac  le  renouvelle  en 
1691.  Menneval  recommande  une  attaque  contre  Boston; 
Lamothe-Cadillac,  contre  Manhatte  ou  New-York  (1697).  En 
juillet  1696,  nouveau  projet  de  Villebon  contre  la  Nouvelle 
Angleterre  :  quatre  vaisseaux  de  guerre,  un  «  bâtiment  de 
charge  »,  six  cents  hommes  du  Canada,  quatre  cents  sauvages 
d'Acadie.  En  avril  1697,  le  marquis  de  Nesmond  reçut  même 
l'ordre  de  réunir  à  l'escadre  de  Brest  (6  vaisseaux  et  4'  brû- 
lots) l'escadre  de  Rochefort  (5  vaisseaux)  pour  «  renforcer 
Terre-Neuve,  embarquer  1.500  hommes  à  Pentagouët,  prendre 
Boston  et,  si  possible,  New-York,  et  ruiner  les  établissements 
anglais  ^k  En  1700,  Iberville  conçoit  un  autre  projet,  qui  en 
1701  se  précise  sous  cette  double  forme  :  ou  bien  par  mer  sur 
5  vaisseaux  de  guerre  porter  1.000  soldats  de  bord,  500  soldats 
du  Canada,  1.000  miliciens  et  500  sauvages,  ou  bien  par  terre 
mener  2.000  hommes  renforcés  de  Saint-Castm  et  de  ses 
sauvages.  En  1704,  Brouillan  offre  de  prendre  Boston  avec  10 
ou  11  vaisseaux  de  guerre  et  800  hommes.  De  tous  ces  beaux 
projets,  faute  d'argent,  faute  d'audace,  faute  d'initiative, 
aucun  ne  fut  exécuté. 

Ce  furent,  au  contraire,  les  Anglais  qui  attaquèrent;  car  eux 
ne  manquèrent  pas  plus  d'argent  que  d'hommes;  et  surtout, 
depuis  la  bataille  de  la  Hougue,  ils  avaient  la  maîtrise  de  la  mer 
qui  leur  permettait  de  porter  impunément  sur  n'importe 
quel  point  de  la  longue  côte  acadienne  leurs  gros  effectifs  et 
leur  lourd  matériel  de  guerre.  Ils  ne  s'en  privèrent  pas  :  leur 
acharnement  rendit  les  coups  de  main  et  les  attaques  en  rè- 
gle de  plus  en  plus  fréquents  et  importants.  Nous  avons   déjà 


GOUVERNEURS         FRANÇAIS  145 

parlé  de  leurs  empiétements  dés  1671  en  territoire  français, 
empiétements  d'autant  plus  impudents  que  nous  réclamions 
plus  mollement  :  ainsi,  à  Pemquid,  ils  se  fortifièrent.  N'osant 
attaquer  ouvertement  en  temps  de  paix,  ils  soudoient  en  1675 
le  corsaire  hollandais  Aernauts,  qui,  de  concert  avec  le  Bos- 
tonais  John  Rhoade  et  110  boucaniers  de  Saint-Dominique, 
attaque  par  surprise  à  Pentagouët  une  garnison  française  de 
30  hommes,  blesse  et  fait  prisonnier  le  gouverneur  M.  de  Cham- 
bly  et  l'emmène  triomphalement  à  Boston.  ]\Iême  coup  de  main 
déloyal  à  Jemseck  où  se  trouve  pris  le  commandant  du  fort,  Joy- 
bert  de  Marson.  La  brouille  des  deux  forbans  révèle  la  compli- 
cité de  leurs  gouvernements  :  en  mai  et  août  1679,  la  Hol- 
lande réclama  des  indemnités  à  la  Nouvelle  Angleterre  «pour 
l'avoir  dépouillée  des  prises  faites  en  deux  forts  français  »... 
Ce  ne  fut  qu'en  1679  que  Saint-Castin  et  ses  fidèles  Abénakis 
purent  déloger  de  Pentagoët  ces  intrus  mercenaires.  Le  nou- 
veau gouverneur  La  Vallière  crut  plus  sûr  de  s'installer  dans 
l'ancienne  capitale  Port-Royal;  il  n'y  fut  pas  moins  attaqué 
par  l'ennemi,  qu'à  vrai  dire  il  repoussa.  En  avril  1688  survient 
à  Pentagoët  sur  une  frégate  le  gouverneur  de  la  Nouvelle  An- 
gleterre, Sir  Edmond  Andros;  il  somme  le  baron  de  Saint-Cas- 
tin de  se  soumettre  à  l'autorité  anglaise;  celui-ci  refuse,  est 
pillé,  se  retire  avec  ses  Indiens  et  naturellement  les  lance  par 
représailles  contre  les  colonies  anglaises;  Andros  doit  armer 
800  hommes  pour  leur  tenir  tête.  Autres  représailles  des  In- 
diens à  Pemquid  (août  1689). 

Dès  qu'éclate  la  «  guerre  du  roi  Guillaume  »,  en  avril  1690 
se  trouve  prête  contre  l'Acadie  une  nouvelle  expédition  de 
sept  vaisseaux  (4  de  guerre,  dont  un  de  42  canons)  portant 
736  hommes,  sous  le  commandement  d'un  présomptueux  par- 
venu de  Boston,  Sir  William  Phipps.  Elle  trouve  vides  le 
poste  de  Casco,  le  port  de  Penobscot  (Pentagouët)  et  le  9  mai 
se  présente  devant  Port  Royal  où  Phipps  menace  de  «  mettre 
tout  à  feu  et  à  sang  ».  Le  gouverneur  Menneval,  malade,  privé 
d'officiers,  (Perrot  était  absent  pour  affaires),  n'avait  en  son 
fort  alors  en  réparation  que  72   hommes  et    18    canons  non 


146  LES  ORIGINES 

montés  :  il  ne  peut  résister.  L'abbé  Petit,  envoyé  pour  négo- 
cier, obtient  que  le  gouverneur  et  la  garnison  sortiront  avec 
armes  et  bagages  et  seront  reconduits  en  terre  française  et  que 
les  habitants  garderont  tous  leurs  biens  et  tous  leurs  droits,  y 
compris  la  liberté  de  conscience;  la  promesse  n'était  que 
verbale.  Sir  William  déclarant  que  sa  parole  de  général  suffi- 
sait; ellefut.dureste,  réitéréelelendemainàMennevallui-même 
en  présence  deDesgoutins.MaisPhippsn'eutpasplustôtdébar- 
qué  450  hommes  que,  manquant  à  cette  «  parole  de  général  », 
il  désarme  gouverneur  et  soldats,  s'empare  non  seulement  des 
biens  du  Roy,  mais  encore  de  ceux  de  la  Compagnie  de  l'Aca- 
clie  et  même  de  4.500  livres  appartenant  en  propre  à  M.  de  Men- 
ncval.  Il  convoque  dans  l'église  les  habitants  de  Port  Royal  et 
des  Mines,  les  y  enferme  et,  sous  la  menace  de  brûler  leurs  mai- 
sons et  de  les  faire  prisonniers  de  guerre,  (c'étaient  déjà  les  pro- 
cédés du  «  grand  dérangement»), il  les  force  à  prêter  serment  de 
fidélité  aux  souverains  d'Angleterre; puis, pendant  douze  jours, 
après  «  plusieurs  actions  infâmes  ».  on  «  ruine  l'église  et  le 
presbytère  »,  on  abat  la  grande  croix,  on  «  tue  les  bestes  à  cor- 
nes et  les  moutons  ».  on  pille  les  habitations,  on  en  brûle  vingt- 
huit,  on  s'empare  des  pelleteries  et  des  marchandises  de  la 
Compagnie;  on  prend  jusqu'aux  «  nippes  »  des  habitants, 
«  ne  leur  laissant  presque  rien  ».  Maigre  opération  commerciale, 
si  odieuse  qu'elle  soit;  car  l'un  des  marchands  présents  note 
en  son  bilan  que  «  les  frais  dépassèrent  de  3.000  livres  les  pro- 
fits du  butin  ».  Il  est  vrai  qu'un  autre  écrit  le  22  mai  qu'à 
Boston  on  peut  désormais  boire  de  l'eau-de-vie  à  bon  compte. 
Fier  d'un  si  beau  succès,  Phipps  envoie  son  lieutenant  prendre 
la  méchante  bicoque  de'  Chedabouctou  (Guysborough)  que 
défend(uit  14  soldats  et  un  officier  et  ruiner  la  compagnie  de 
pêche  sédentaire  (50.000  écus  de  perte)  ;  lui-même,  au  mépris 
de  la  parole  donnée,  ramène  triomphalement  à  Boston,  outre 
le  butin,  le  gouverneur  français  de  l'Acadie,  deux  prêtres,  un 
sergent  et  38  soldats  qui  furent  pendant  des  mois  maltraités  et 
livrés  aux  insultes  de  la  canaille.  Notre  parvenu,  perdant  la 
tête,  voulut  l'année    suivante  s'en  prendre  au  Canada  avec 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  147 

2.000  hommes  et  30  vaisseaux  ;  avec  deux  frégates  «  sous  pa- 
villon de  France  ».  il  surprend  en  août  1691  le  poste  de  pêche 
deBonaventure  qu'il  pille  et  incendie;  mais, devant  Québec,  il 
échoue  piteusement.  Par  décision  royale  du  7  octobre  1691 
l'Acadie  ou  Nouvelle  Ecosse  fut  rattachée  au  Massachusetts  et 
un  gouverneur  anglais  Tyng  fut  nommé. 

Cependant,  sur  ordre  du  ministre  Pontchartrain  et  du  gou- 
verneur Frontenac,  le  nouveau  gouverneur  français  de  l'Aca- 
die, \^ilIebon.  avec  seulement  cinq  officiers  et  quarante  hom- 
mes, rentre  inopinéfnent  à  Port  Royal  (14  juin),  en  délivre  la 
place  des  deux  corsaires  qui  achevaient  de  tout  ruiner,  s'em- 
pare du  gouverneur  anglais  Tyng  ainsi  que  de  l'agitateur 
John  Nelson,  de  Boston,  délie  dûment  les  habitants  du 
serment  arraché  par  contrainte;  mais, incapable  d'organiser  la 
défense  avec  de  si  faibles  forces,  il  transporte  en  amont  du  vSaint- 
Jean  au  fort  .Jemseck  ce  qui  restait  utilisable  :  choses  ou  gens; 
et,  avec  le  secours  des  sauvages  qui  envahissent  le  Massachu- 
setts, il  résiste  victorieusement  à  Nashouat  à  une  dernière  ten- 
tative du  malchanceux  Phipps.  Mieux  encore,  en  juillet  1691, 
venant  de  Québec  sur  un  bon  voilier,  \'illebon  s'en  va  réoccuper 
et  réorganiser  Port  Royal  avec  Desgoutins.  En  1692,  toute 
l'Acadieétait  redevenue  française,  sauf  Pemquid.Là  les  Anglais 
avaient  construit,  au  prix  de  20.000  livres  st.  leur  solide  fort 
William-Henry  de  trois  à  cinq  pieds  d'épaisseur,  flanqué  de 
quatre  tours  et  défendu  par  18  canons.  «  Quand  la  mer  serait 
toute  couverte  de  vaisseaux  français  et  les  bois  remplis  de  Fran- 
çais etde  sauvages,  disait  le  commandant  Chubb  .je  ne  me  ren- 
drais pas».  Le  14  août  1696,  arrivent  Iberville  par  mer  avec 
100  Français  et  Saint-Castin  par  terre  avec  400  sauvages.  Le 
lendemain  la  garnison  anglaise  capitulait,  cédant  «  15  pièces 
d'artillerie  montée»;  quelques  jours  plus  tard,  incendié  et  dé- 
moli, le  fameux  boulevard  des  empiétements  anglais  n'exis- 
tait plus.  Iberville.  aidé  de  Brouillan.  continue  ses  exploits 
en  s'emparant  de  la  plus  grande  partie  de  Terre-Neuve  et  de 
la  Baie  d'IIudson.  En  octobre,  le  capitaine  de  Villieu  se  rend 
à  Boston  pour  un  échange  de  prisonniers;  afin  de  se  venger  de 


148  LES  ORIGINES 

leurs  déboires,  les  Bostonais  l'arrêtent  déloyalement  et  le 
tiennent  avec  son  détachement  emprisonné  dans  leurs  geôles 
pendant  deux  ans  ;  il  n'en  sort  qu'en  faisant  parvenir  à  Fronte- 
nac une  lettre  écrite  de  son  sang. 

En  août  1696.  les  Bostonais  veulent  prendre  leur  revanche  : 
ils  envoient  au  fond  de  la  Baie  Française  le  colonel  Church 
■avec  5  vaisseaux  et  500  hommes;  il  tombe  à  l'improviste  sur 
l?s  paisibles  gens  de  Beaubassin,  auxquels  Phipps  avait  pour- 
tant par  écrit  promis  toute  sécurité  ;  ses  soudards,  logés  chez  les 
habitants,  détruisent  bétail  et  digues,  mettent  tout  à  feu  et  à 
sang;  «  bestiaux,  moutons,  porcs  et  chiens,  dit-il,  gisaient  ha- 
chés et  éventrés  devant  les  maisons  »;  les  malheureuses  vic- 
times s'enfuient  ruinées  dans  les  bois.  Mais  le  brave  officier 
s'en  va,  accompagné  du  commodore  Hawthorne,  trouver  sa 
récompense  à  Xaxouat  sur  le  Saint-Jean  :  il  est  battu,  déci- 
mé et  repoussé  par  Villebon  (octobre  1696).  Furieux,  les  Bos- 
tonais menacent  de  capturer  et  de  déporter  tous  les  Français 
d'Acadie.  Le  25  septembre  1697,  la  paix  de  Ryswick  ajoute  à 
l'Acadie  et  au  Canada  les  conquêtes  d'Iberville  :  Terre-Neuve 
et  la  baie  d'IIudson.  Il  était  temps  :  Tannée  suivante  la  famine 
décima  les  villages  saccagés;  on  n'y  vivait  plus  que  de  viande 
et  de  poisson.  Des  commissaires  furent  nommés  pour  la  déli- 
mitation des  colonies  françaises  et  anglaises;  ils  ne  purent 
s'entendre;  en  1700,  la  frontière  sud  fut  arbitrairement  fixée 
à  la  rivière  mal  déterminée  de  Saint-Georges  ou  de  Sainte- 
Croix,  entre  Kinibiqui  et  Pentagouët.  Pendant  dix  ans  (1690 
à  1700)  les  gouverneurs  de  l'Acadie  avaient  trouvé  plus  sûr  de 
transporter  le  siège  de  leur  gouvernement  de  Port  Royal  trop 
exposé  aux  rivesdu  Saint  Jean  où  les  défendaient  également  bien 
la  nature  et  les  sauvages  :  à  Jemseg(1700-2).aufort  Saint-Joseph 
de  Nachouac  (1692-8).  au  fort  Saint-Jean  près  de  l'embouchure 
(1698-1700).  Les  Malécites  avaient  à  Aukpagetà  Méducticou 
Médoctec  leurs  plus  importants  campements  fortifiés. 

La  Nouvelle  France  n'était  pas  remise  des  maux  de  cette 
guerre  que,  quatre  ans  plus  tard,  l'ambition  de  Louis  XIV  re- 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  149 

mettait  l'Amérique  à  feu  et  à  sang  à  propos  de  la  succession 
d'Espagne.  Vainement  notre  gouverneur  de  Port-Royal  pro- 
pose un  traité  de  neutralité  pour  les  colonies  françaises  et  an- 
glaises {Cal.  SI.  P.  Am.  andW.  Ind.  1701,  n^  1015).  La  situa- 
tion de  l'Acadie  reste  tout  aussi  précaire  avec  ses  forts  en  rui- 
nes et  ses  ports  sans  vaisseaux.  Le  gouverneur,  M.  de  Brouil- 
lan,  qui  venait  pourtant  de  faire  ses  preuves  à  Terre-Neuve, 
demande  qu'on  organise  Chibouctou  et,  à  tout  le  moins,  La 
Hève,  «déjà  fortifiée  par  son  heureuse  situation  »  (on  devrait 
en  faire  immédiatement  la  capitale  de  la  province)  ;  il  réclame 
la  réfection  en  pierre  du  fort  de  Port  Royal,  dont  le  site  abrupt, 
entouré  de  marais,  lui  semble  excellent,  pour  peu  qu'une  re- 
doute soit  construite  à  l'entrée  du  bassin;  il  sollicite,  pour  met- 
tre les  choses  en  état,  800  hommes  au  Canada  et  68.635  li- 
vres à  la  métropole  (6  oct.  1701);  on  lui  accorde  20.000  li- 
vres (29  nov.1703).  Avec  ces  maigres  subsides,  l'ingénieur  La- 
bat,dont  la  compétence  est  contestée,  ne  peut  qu'en  partie  ré- 
parer le  fort  de  Port  Royal,  devenu  depuis  1700  capitale  de 
l'Acadie,  et  le  flanquer  de  trois  bastions  faits  de  terre  et  de 
bois  bien  plus  que  de  maçonnerie.  En  1705,  les  Anglais  atta- 
({uent  par  surprise  près  dePentagoët  le  manoir  fortifié  de  Saint- 
(iastin  :  ils  en  sont  repoussés  et  subissent  sur  leurs  frontières 
les  terribles  représailles  des  Abénakis  qui  s'emparent  de  Casco. 
Epouvantés,  ils  mettent  à  prix  les  têtes  de  leurs  ennemis.  La 
lutte  s'annonce  sans  merci. 

Le  10  octobre  1703,  les  Anglais  conçoivent  un  |in)jet  d'at- 
taque contre  Terre-Neuve  et  la  Nouvelle  Ecosse  avec  2.500 
liommes  de  troupes,  15  ou  16  navires,  36  canons,  etc.  L'année 
suivante,  les  Bostonais  se  contentent  de  lancer  contre  l'Aca- 
die une  expédition  forte  de  3  vaisseaux  de  guerre,  14  trans- 
ports, 36  barques  et  1.300  hommes,dont  550  soldats  et  Indiens. 
Le  gouverneur  Dudley  donne  expressément  Tordre  de  brû- 
ler et  de  détruire  les  habitations,  de  rompre  les  digues  des 
terres  cultivées,  de  faire  tout  le  butin  possible  et  d'amener 
les  prisonniers.  L'ancien  ravageur  de  Beaubassin,  le  colonel 
Ghurcîi  se  conforme  strictement  à  ces  ordres  barbares   :   il 


150  LES  ORIGINES 

prend  et  pille  Pentagoët  sans  défense,  détruit  à  Passamaquod- 
dy  les  établissements  de  Saint-Aubin,  de  Chartier  et  de  La- 
treille,  mais  échoue  totalement  devant  Port-Royal  que  dé- 
fend Brouillan  avec  une  poignée  d'hommes  résolus,  habitants 
et  soldats.  (2-20  juillet)  Pour  se  venger,  Ghurch  ravage  et  in- 
cendie à  nouveaudes  lieux  sans  défense,  les  Mines  et  Beaubassin. 
oîi  sontbrûlées70maisons,  tuées  130  bêtes  à  cornes  et  capturés 
une  cinquantaine  d'inoffensifs  habitants,  tant  femmes  qu'en- 
fants. A  l'exemple  des  Hollandais,  les  gens  des  Mines,  avant  de 
se  réfugier  dans  les  bois,  rompirent  leurs  digues  (22  juillet) 
pour  chasser  l'envahisseur.  Piteusement  rentré  à  Boston,  le 
colonel  anglais  se  vante  de  n'avoir  laissé  «  debout  dans  quatre 
villages  que  le  fort  de  Port  Royal  >.  Belle  gloire  vraiment  !  [Col. 
doc.  Nlle  Fr.  II.  424) 

Nullement  découragé,  le  gouverneur  du  Massachusetts  Dud- 
ley,  le  26  novembre  1704  réclame  des  secours  de  la  métropole 
pour  conquérir  définitivement  le  Canada  et  l'Acadie  et  en 
«  extirper  »  à  jamais  les  Français  :  une  flotte  est  promise  à 
Londres,  des  troupes  sont  levées  en  Nouvelle  Angleterre.  In- 
quiet, le  gouverneur  du  Canada  Vaudreuil  propose  à  nouveau 
(20  oct.  1705),  entre  la  Nouvelle  France  et  la  Nouvelle  Angle- 
terre, un  traité  de  neutralité;  il  est  repoussé  :  il  ne  reste  donc 
plus  qu'à  s'armer.  C'est  alors  qu'à  Port-Royal  le  nouveau  gou- 
verneur Subercase  se  distingue  :  «  bon  officier,  qlioique  vio- 
lent, »  est-il  dit,  il  alliait  aux  vertus  militaires  le  désintéresse- 
ment et  l'intégrité  du  caractère; «ses  manières  obligeantes  et 
généreuses  lui  attachent  tout  le  monde  »,  dit  Bonaventure.  En 
octobre  1706,  prenant  possession  de  son  poste,  il  constate  que 
sa  colonie  «  manque  de  tout,  même  de  poudre  et  de  plomb  ■. 
que  «  les  habitants  et  la  garnison  sont  en  proie  à  un  esprit  di' 
chicane))[sous  l'influence  de  Desgoutins]  ;  il  se  plaint  de  la  mau- 
vaise qualité  des  armes  et  des  farines  envoyées  de  France, 
d'être  obligé  de  trafiquer  avec  les  marchands  de  Boston;  i 
réclame  comme  Brouillan  l'organisation  de  la  défense  dès  l'en- 
trée du  goulet  qui  commande  le  bassin  et  aussi  des  croiseurs  ar- 
méspourécarterlescorsairesanglais.Fautede  cette  double  pro- 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  151 

tec  tion,  le  6  juin  1707, surgit  inopinément  envue  du  port  une  flot  te 
de24  bâtiments  tant  de  guerre  que  de  transport  :  elle  porte  54 
canons,  450  matelots  et  1.076  miliciens;  le  colonel  Mardi  com- 
mande. Subercase,  avec  100  réguliers,  100  miliciens  et  10  Ca- 
nadiens, ne  peut  s'opposer  au  débarquement  ni  à  l'investisse- 
ment; Churcli  brûle  donc  et  détruit  maisons  et  clôtures,  s'em- 
pare du  bétail,  a  coupe  les  arbres  fruitiers»  [déjà!],  mais  le  jeune 
itaron  Anselme  de  Saint-Castin  survient  avec  150  Abénakis 
et  des  recrues  des  Mines.  On  harcèle  l'ennemi,  on  lui  tue  80 
hommes;  découragé,  il  rembarque  (18  juin).  Mais,  renforcé  de 
-')  navires  et  de  500  hommes,  il  reparaît  le  20  août.  Echec  plus 
décisif  encore  :  après  dix  jours  d'investissement,  les  troupes 
anglaises,  ayant  failli,  d'assiégeantes  qu'elles  étaient,  devenir 
assiégées,  se  rembarquent  encore  en  toute  hâte,  laissant  sur  le 
Icrrain  plus  de  200  morts  et  une  cinquantaine  de  prisonniers. 
Le  roi  accorde  2.000  livres  à  Subercase. 

Sous  les  ordres  de  leur  excellent  chef,  officiers  et  soldats 
français,  Acadiens  et  Indiens,  se  sont  tous  bien  comportés.  En 
dt'cembre,  Subercase  propose  hardiment  de  profiter  de  si  bon- 
nes dispositions  pour  attaquer  rennenii  chez  lui;  il  signale  les 
chances  d'une  expédition  à  Rodellian  (Rhode  Island),  «  ce  re- 
[laire  de  pirates  »,  idée  nfillement  présomptueuse  :  en  1710,  le 
lulonel  Vetch  se  déclarait  incapable  de  défendre  Boston,  tant 
que  les  Français  seraient  à  Port-Royal.  L'actif  gouverneur  de- 
mande qu'à  tout  le  moins  on  organise  au  plus  tôt  la  défense  de 
la  Hève,  de  la  rivière  Saint-Georges,  du  Hàvre-à-l'Anglais,  de 
la  baie  des  Espagnols.  «  Les  Anglais  feront  toujours  tous  les 
'Iforts  pour  chasser  les  Français  de  ce  pays,  dit-il  :  ils  connais- 
.>iat  parfaitement  que  tôt  ou  tard  l'Acadie  fera  périr  Boston.  » 

Par  malheur,  nos  affaires  allairiil  moins  bien  en  Europe  : 
c'étaient  les  mauvais  jours  "de  Ramillies  et  de  Malplaquct,  de 
l'incapacité  di^  \'illeroi  devant  l'acharnement  de  Marlborough. 
Pontehartrain  écrit  à  Subercase  quil  ne  peul  lui  envoyer  ni 
hommes  ni  munitions  ni  allocations  pour  les  habitants  ruinés, 
ni  présents  pour  les  sauvages  lassés.  NouveII(>s  instances  de 
Subercase  :  en  octobre  1708,débar({uenl  <i  cent  jeunes  Parisiens 


152  LES  ORIGINES 

de  13  à  16  ans  »,  les  bleuets  d'alors.  «  Il  est  de  la  dernière  impor- 
tance que  nous  soyons  secourus  au  plus  tard,»  supplie  Suber- 
case  qui  sait  quel  formidable  assaut  se  prépare  contrr  lui. 
Abandonnée  à  son  sort,  la  colonie  ne  peut  plus  se  ravitailler 
que  par  l'intermédiaire  de  ses  corsaires  Pierre  Morpain, 
Baptiste  Maisonnct,  Ricord,  Delacroix,  Robineaux.  A  vrai  dire 
ils  firent  merveille,  capturant  ou  coulant  en  1709  trente-cinq 
navires  anglais,  faisant  470  prisonniers,  ramenant  force  den- 
rées ;  les  navires  anglais,  refusant  l'abordage,  préféraient  se  ren- 
dre corps  et  biens.  Mais  que  pouvaient  ces  vaillantsisoléscontre 
une  marine  maîtresse  de  l'Océan?  Depuis  la  bataille  de  la  Hou- 
gue,  avait  remarqué  Saint-Simon,  Louis  XIV,  passant  de  l'heu- 
reuse influence  de  Colbert  à  la  néfaste  influence  de  Louvois, 
avait  renoncé  à  l'empire  des  mers  dans  l'espoir  de  mieux  s'as- 
surer l'empire  sur  terre  :  il  n'eut  naturellement  ni  l'un  ni  l'autre. 
Son  dédain  de  la  marine  ayant  laissé  se  substituer  aux  puissan- 
tes flottes  de  haut  bord  l'impuissante  guerre  de  courses,  l'A- 
cadie  se  trouva,  comme  plus  tard  le  Canada,  abandonnée  à 
son  malheureux  sort. 

Stimulés  par  le  gouverneur  Dudley,  les  Anglais,  vainqueurs, 
veulent  en  finir  avec  l'Acadie  :  «  il  faut  que  l'Acadie  redevienne 
la  Nouvelle  Ecosse  ».  La  reine  Anne  permet  en  janvier  1710  à 
la  délégation  que  l'officier  écossais,  vétéran  des  guerres  d'Amé- 
rique, Samuel  Vetch,  amène  de  Nouvelle  Angleterre  six  vais- 
seaux, un  régiment  de  marine,  armes,  munitions  et  fonds  de 
guerre.  Avec  le  concours  des  quatre  colonies  de  la  Nouvelle  An- 
gleterre (Massachusetts,  Connecticut,N  ew-Hampshire  et  Rhode 
Island)  dont  on  enflamme  le  zèle  par  des  promesses  et  des  pré- 
dications, le  général  Sir  Francis  Nicholson  (1668-1728),  ancien 
gouverneur  de  New-York,  du  Maryland  et  de  Virginie  et  futur 
commandant  en  chef  des  forces  britanniques  en  .Vmérique,  or- 
ganise en  trois  mois,  au  pri.x  de  23.090  livres  st.,  une  expédition 
encore  plus  disproportionnée  que  les  précédentes  :  36  voiles 
et  leurs  marins,  3.500  hommes  en  4  régiments.  Les  troupes  an- 
glaises étaient  sept  fois  plus  nombreuses  que  la  population  en- 
tière de  Port  Royal,  y  compris  femmes  et  enfants,  quatorze  fois 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  153 

plus  nombreuses  que  les  troupes  françaises  :  258  hommes  dont 
100  miliciens.  Il  n'y  avait  plus  de  sauvages  :  faute  de  distribu- 
tions depuis  deux  ans,  ils  étaient  retournés  à  leurs  wigwams; 
il  n'y  avait  plus  de  corsaires  :  une  épidémie  sévissait  ;  il  n'y  avait 
plus  rien  à  espérer  de  la  France  :  vaincue  et  ruinée,  elle  était 
elle-même  en  proie  à  la  famine  depuis  le  terrible  hiver  de  1709- 

«  Si  nous  ne  recevons  pas  de  secours,  écrit  Subercase  le  1" 
octobre,  j'ai  toutes  raisons  de  redouter  quelque  chose  de  funeste 
tant  de  la  part  dès  habitants  que  des  soldats.  Les  uns  et  les  au- 
tres désespèrent  :  car  ils  ne  voient  pas  venir  les  choses  nécessai- 
res. Je  ferai  tout  ce  qui  dépend  de  moi;  mais,  vraiment.  Monsei- 
gneur, je  vous  prie  de  croire  que  je  ne  puis  faire  l'impossible. 
Je  suis  comme  dans  une  prison  où  je  ne  puis  rien  apporter  et 
d'où  je  ne  puis  rien  envoyer;  et  la  récolte  a  été  mauvaise  à  Port 
Royal.  En  outre,  je  n'ai  pas  un  sou,  et  mon  crédit  est  épuisé. 
Je  me  suis  engagé  pour  des  sommes  considérables.  J'ai  trouvé 
à  force  d'initiative  le  moyen  d'emprunter  de  quoi  faire  vivre  la 
garnison  depuis  deux  ans.  J'ai  payé  tout  ce  que  j'ai  pu  en  ven- 
dant tous  mes  meubles.  Je  donnerai  jusc{u'à  ma  chemise. 
Mais  je  crains  bien  qu'après  tout  j'en  serai  pour  ma  peine  si  nous 
ne  sommes  pas  secourus  ». 

Or,  quatre  jours  après  ce  cri  de  détresse,  le  5  octobre,  devant 
la  petite  place  silencieuse,  paraît  l'armada  anglaise;  le  6,  3.500 
soldats  anglais  investissent  la  méchante  bicoque  démunie  et 
délabrée.  Nicholson  envoie  cette  insolente  et  mensongère  som- 
mation : 

«  Vous  êtes  par  la  présente  requis  et  mis  en  demeure  de 
me  remettre  au  nom  de  la  Reine  d'Angleterre  le  fort  qui  est 
maintenant  entre  vos  mains,  lequel  appartient  de  droit  à  sa 
dite  Majesté,  ainsi  que  tous  les  territoires  soumis  à  votre  com- 
mandement, en  vertu  des  droits  incontestés  de  ses  royaux 
prédécesseurs,  et  de  même  tous  les  canons,  mortiers,  dépiMs  de 
guerre  et  troupes  en  votre  pouvoir;  sinon,  je  m'emploierai 
avec  diligence  à  m'en  rendre  maître  par  la  force  des  armes 
de  Sa  Majesté  ». 

Subercase  ne  trouve  pas  d'autre  réponse  que  ses  derniers 
boulets.  Avec  prudence,   non   sans  un   recul,   les  Anglais  pro- 


154  LES  ORIGINES 

cèdent  à  un  siège  en  règle  :  tranchées,  batteries,  etc.  Suber- 
case  demande  l'évacuation  des  femmes  ;  Nicholson  refuse.  Après 
six  jours  de  canonnade  acharnée.  Subercase,  cédant  aux  sup- 
pHcations  des  habitants  affamés,  terrorisés,  épuisés  par  les 
veilles  (11  octobre),  capitule  le  13.  Après  un  long  débat,  il  ne  se 
rend  qu'aux  meilleures  conditions  :  la  garnison  sortira  avec 
armes  et  bagages,  drapeaux  déployés  et  tambours  battants;  elle 
sera  transportée  en  France  par  la  voie  la  plus  courte;  les  habi- 
tants, à  portée  des  canons  du  fort  («  trois  milles  »,  pré- 
cisa Nicholson),  resteront  sur  leurs  terres  avec  blé,  bétail  et 
meubles  pendant  deux  ans,  à  moins  qu'ils  ne  désirent  s'en 
aller  plus  tôt;  en  ce  cas,  un  navire  de  course  français  leur 
sera  fourni  pour  se  rendre,  soit  à  Plaisance  (Terre-Neuve),  soit 
au  Canada.  481  habitants  se  trouvaient  ainsi  à  trois  milles  à  la 
ronde  du  fort;  ils  préférèrent  rester,  attendant  les  événements; 
car  il  ne  s'agissait,  en  somme,  que  de  la  prise  de  la  place  et  de 
ses  troupes.  «  Je  vous  livre  les  clefs  du  fort,  avait  dit  Subercase, 
avec  l'espoir  de  vous  faire  visite  au  printemps  prochain  ». 
150  soldats  et  une  centaine  de  civils  furent,  le  24  octobre,  em- 
barqués pour  la  Rochelle  et  pour  Nantes.  Subercase  dut  ven- 
dre son  artillerie  (7.500  livres)  pour  payer  les  dettes  du  roi. 
Après  avoir  assisté  au  fier  et  lamentable  défilé  de  la  garnison 
en  guenilles,  couleurs  au  vent,  après  lui  avoir  fourni  les  ali- 
ments dont  elle  manquait  totalement,  le  général  Nicholson  prit 
possession  du  vieux  fort  de  Poutrincourt  et  d'Aulnay  un  siècle 
après  sa  construction,  («  jamais  je  n'ai  vu  place  plus  miséra- 
ble »,  dit  un  officier  britannique),  et  il  remit  les  clefs  de  cette 
Annapolis  anglaise  au  colonel  \'etch.  nommé  par  anticipation 
gouverneur  de  la  Nouvelle  Ecosse.  Si  triste  et  si  noble  fin  a 
inspiré  au  père  Brault  une  tragédie  acadienne  :  Subercase. 

C'est  alors  seulement,  semble-t-il,  qu'on  s'aperçut  en  France 
de  l'importance  de  l'Acadie.  Dès  le  24  décembre  1710,  le 
ministre  Pontchartrain,  qui  avait  tant  hésité  et  tant  refusé, 
écrivait  à  l'intendant  de  Rochefort  :  «  Depuis  que  j'ai  appris 
la  perte  de  l'Acadie,  je  ne  cesse  de  songer  aux  moyens  de  re- 


GOUVERNEURS  FRANÇAIS  155 

•coiivrer  ce  poste  important,  avant  que  les  Anglais  ne  soient 
solidement  établis.  La  conservation  de  toute  l'Amérique  sep- 
tentrionale et  le  commerce  des  pêches  le'  demandent  égale- 
ment. Ce  sont  deux  objets  qui  me  touchent  vivement.  »  Pour 
cette  reprise,  il  donna  au  Canada  u  des  ordres  précis  »,  et  le  Roi 
promit  enfin  les  500  recrues,  naguère  refusées;  peut-être  eus- 
sent-elles suffi  à  défendre  la  place.  Mémoires  et  projets  se  suc- 
cèdent hâtivement  :  projet  de  se  fortifier  à  la  Hève,  projet 
de  s'établir  à  Chibouctou;  projet  d'armer  les  bateaux  mar- 
chands de  Nantes  et  de  la  Rochelle,  de  Saint-Malo  et  de 
Rayonne.  Si  les  Malouins  voulaient,  avec  deux  frégates  et  sept 
vaisseaux  de  50  à  60  canons,  entreprendre  et  recouvrer  l'Aca- 
die,  on  leur  donnerait  de  grandes  concessions  de  terre  et  des 
droits  de  pêche  spéciaux...  Trop  tard  (10  janvier  1711).  Le  roi 
ne  peut  et  les  marchands  ne  veulent  se  charger  de  la  dépense 
et  courir  les  risques.  Deux  expéditions  échouent  successive- 
ment; en  juin  1711, Anselme  de  Saint-Castin,  improvisé  «  lieu- 
tenant en  Acadie  )>,  attaque  avec  ses  fidèles  Abénakis  à 
10  milles  de  Port  Royal  un  parti  de  80  Anglais  qui  molestaient 
les  habitants;  il  en  tue  30  et  prend  les  autres,  mais  s'arrête 
devant  les  canons  du  fort  qu'occupent  450  soldats  anglais  (200 
fusiliers  de  la  marine  et  250  miliciens  de  Nouvelle  Angleterre). 
L'abbé  Gaulin  avec  ses  200  Acadiens  se  joint  à  lui;  mais,  faute 
d'artillerie,  malgré  les  secours  promis  de  Terre-Neuve,  ils  ne 
réussissent  pas  mieux  à  déloger  la  garnison  anglaise  du  co- 
lonel Vetch  d'abord  réduite  à  150  hommes  par  la  maladie  et 
les  désertions, puis  renforcée  de  200  volontaires  de  New-York; 
liés  par  le  serment  d'allégeance  exigé  d'eux  (janvier  1711),  les 
57  chefs  de  famille  de  la  banlieue  ne  purent  aider  les  Iroupes 
françaises.  Ni  \'audreuil  ni  Costebelle  ne  purent  non  plus  en- 
voyer du  Canada  ni  de  Terre-Neuve  les  renforts  promis,  alors 
■qu'au  contraire  la  Nouvelle  Angleterre  en  fit  parvenir  dans  la 
place  qu'investissaient  mal  nos  corsaires.  Nicholson  organise 
même  contre  le  Canada  une  attaque  par  terre  et  par  mer:  les 
Iroquois  se  joignent  aux  Néo-Anglais;  Québec  est  menacé  pai 
l'escadre  de  l'amiral  Walker   forte  de  68  vaisseaux  et  de  6.163 


156  LES  ORIGINES 

hommes;  au  nomde  prétendus  droits  de  priorité  «que  l'Angle- 
terre s'est  toujours  réservés  »,  le  gouvernement  anglais  lance  un 
impudent  manifesté. réclamant  toute  l'Amérique  du  Nord  et 
particulièrement  son  «  fief  du  Canada  «;  par  bonheur  l'expédi- 
tion navale  échoue  lamentablement,  sur  les  côtes  du  Labra- 
dor Laurentien.  Par  malheur,  cette  double  menace  arrêta  un 
renfort  de  200  Canadiens  destinés  à  reprendre  l'Acadie.  Ce 
fut  la  fin  de  la  résistance  militaire. 

Alors  il  fallut  sur  une  mauvaise  carte  de  guerre  entamer  les 
désastreuses  négociations  du  traité  d'Utrecht.  On  discuta 
ferme  à  propos  de  l'Acadie  :  si  seulement  nous  avions  déployé 
au  point  de  vue  militaire  la  moitié  de  l'habileté  et  de  l'énergie 
que  nous  apportâmes  sur  le  terrain  diplomatique,  cette  magni- 
fique possession  serait  encore  à  nous;  mais,  faute  de  gages,  la 
partie  était  perdue.  Pontchartrain  eut  beau  insister  auprès  de- 
ses  plénipotentiaires  sur  «  l'extrême  importance  »  de  «  la  resti- 
tution de  l'Acadie  »  :  «  Vous  ne  pouvez  rien  obtenir  de  plus 
avantageux  pour  le  service  du  Roi,  disait-il;  c'est  le  seul  pays 
qui  puisse  nous  dédommager  de  la  perte  de  Terre-Neuve  et  de 
la  Baie  d'Hudson;  »  il  eut  beau  offrir,  en  échange  du  nord  de 
la  Péninsule,  toute  la  côte  atlantique,  de  la  rivière  Saint-Geor- 
ges à  la  rivière  Saint-Jean;  le  roi  lui-même  alla  (10  sept.  1712) 
jusqu'à  offrir,  outre  les  îles  Saint-Martin  et  Saint-Barthé- 
lémy aux  Antilles,  le  droit  de  pêche  à  Terre-Neuve,  (dont  il 
reconnaissait,  cependant,  toute  l'importance  pour  le  recrute- 
ment de  ses  matelots  comme  pour  le  très  lucratif  commerce  de 
la  morue)  «  pourvu  qu'on  lui  rendît  l'Acadie  même  bornée  par 
la  susdite  rivière  Saint  Georges.»  N'abandonnez  l'Acadie  qu'à 
la  dernière  extrémité,  »  ordonnait  Pontchartrain.  »  Rien  n'y  fit. 
«  Nous  avons  des  ordres  exprès,  insistaient  les  Anglais,  de  tout 
rompre  plutôt  que  de  nous  relâcher  sur  l'Acadie  ou  sur  Terre- 
Neuve.  »  Ils  avaient,  en  effet,  promis  aux  gens  de  la  Nouvelle 
Angleterre,  qui  en  avaient  fait  presque  tous  les  frais,  de  ne 
pas  lâcher  cette  précieuse  conquête  ;  et  eux-mêmes,  du  reste,  en 
appréciaient  fort  bien  l'importance,  tant  au  point  de  vue  com- 
mercial qu'au  point  de  vue  stratégique  :  bonnes  rades,  disait 


GOUVERNEURS         FRANÇAIS  157 

un  de  leurs  rapports,  pêches  abondantes,  richesse  en  mines,  en 
bois,  en  pelleteries;  «  ce  pays  n'a  besoin  que  décolonisation  et 
de  culture  pour  acquérir  une  grande  valeur.  »  Un  gouverneur 
anglaisdu  Massachusetts,  Shirley,  ajoutera  bientôt(avril  1749)  : 
«  Tant  que  l'Angleterre  possédera  cette  province,  le  Canada  et 
le  Cap  Breton  n'auront  pas  pour  la  France  le  centième  de 
leur  valeur,  et  Sa  Majesté  Britannique  pourra  les  prendre 
quand  bon  lui  semblera.  »  Et  puis,  en  quel  temps  et  en  quel 
pays  le  léopard  anglais  a-t-il  jamais  lâché  sa  proie?  Non,  ni 
les  énergiques  tentatives  de  Ramesay  et  de  Duvivier  ne  réus- 
sirent, quelques  années  plus  tard,  pas  plus  que  la  puissante 
flotte  d'Anville.  Faute  de  prévoyance  et  d'énergie  en  temps 
voulu,  l'Acadie  était  à  jamais  perdue.  Le  funeste  traité  d'L- 
trecht  (11  avril  1713)  livra  à  l'ennemi  héréditaire,  avec  l'Aca- 
die «  en  ses  anciennes  limites  »,  avec  Terre-Neuve  et  la  Baie 
d'Hudson,  les  clefs  même  de  la  Nouvelle  France  :  c'était 
l'humiliant  abandon  de  la  première  et.  par  sa  situation  stra- 
tégique et  maritime,  de  la  plus  importante  de  nos  possessions 
d'Amérique.  On  devait,  dans  l'espace  d'un  an.  en  déterminer 
les  «  anciennes  limites  »;  on  en  discuta  pendant  cincjuante  ans; 
elles  ne  furent  jamais  tracées,  ou  plutôt  la  pointe  du  glaive 
les  supprima  en  une  autre  guerre  encore  plus  désastreuse. 

«  Ali  !  pourquoi  les  Acadiens,  gémit  leur  historien  Moreau, 
n'ont-ilspas  rencontré  du  côté  de  la  mère-patrie  une  protectionet 
une  assistance  égales  à  leur  dévouement?  Il  est  impossible  de  ne 
pas  se  sentir  saisi  d'un  regret  amer  en  songeant  aux  douleurs 
qu'elle  leur  aurait  épargnées,  à  l'influence,  à  la  grandeur,  aux 
richesses  qu'elle  se  serait  assurées  à  elle-même  par  une  défense 
énergique  et  mieux  entendue  de  leurs  établissements.  Si  nous 
n'avions  pas  perdu  l'Acadie  en  1713,  nous  n'aurions  pas  eu  à 
abandonner  le  Canada  en  1763,  et,  de  cette  Nouvelle  France  qui 
s'étendait  de  la  Baie  d'Hudson  au  Golfe  du  Mexique,  il  demeu- 
rerait aujourd'hui  autre  chose  qu'un  nom,  glorifié  sans  doute 
par  de  grands  travaux  et  de  grandes  victoires,  mais  humilié  par 
de  lamentables  désastres  ».  «  La  Cour  de  \'ersailles,  dit  non  moins 
justement  l'abbé  Casgrain,  a  eu  bien  des  torts  envers  la  Nouvelle 
France;  mais  nulle  part  l'ingratitude  et  l'impéritie  de  cette  Cour 


158  LES  ORIGINES 

ne  furent  plus  sensibles  que  sur  cette  terre  acadienne,  toujours 
fidèle  et  toujours  sacrifiée.  Si  l'on  y  eut  dépensé  seulement  la 
moitié  de  ce  que  coûta  le  château  de  Versailles,  on  pourrait 
compter  aujourd'hui  plus  d'un  million  d'Acadiens  richement 
établis  autour  de  la  baie  qui  n'aurait  pas  perdu  le  nom  de 
«  Baie  Française  ». 

Oui,  Canada  et  Acadie  s'appelleraient  toujours  la  Nouvelle 
France. 

Sources  et  autres  références. 

Arch.  Nal.  Colonies.  —  Acailie  C"i>- 

Vol.  I.  —    Mém.    sur  Acadie  par  Chr.  de  Grandfontaine  (1671)  f.  139 
Commission  de  commander  en  Acadie  pour  Sieur  de  Cham- 

bly(5  mai  1673)  f.  141. 
Id.  pour  M.  de  la  Vallière  (1678),  f.  148. 
Requête  de  la  veuve  d'Emmanuel  Le  Borgne. 
Concession  à  -Sieur  Bergrier  en  Acadie  (1682)  f.    150. 
Plaintes  du  Sieur  Bergier  contre  M  de  la  Vallière,  f.  192. 
Mém.  sur  état  d' Acadie  (1684)  f.  181. 

Mém.  de  Compagnie  de  poche  sédentaire  (1685),  f.   193-8. 
Vol.  II  —  Mém.  sur  Acadie  pêciie  sédentaire.  Beaubassin,    Chibouc- 
tou,  Chedabouctou,  etc.  (1686),  f.  3-78. 
Instructions  à  Sieur  de  Menneval,  (1688)  f.  78;  Mém.   de 

Menn.  f.  96.  112.... 
Mém.  de  Nie.  Denys  sur  Acadie  (1689),  f.  108. 
Instructions  à  Goutin,  juge  et  écrivain  du  Roi  (1688)  f.  88. 
Plaintes  de  Menneval  sur  des  Goutins  (1689-90)  f.  115-126. 
Plaintes  de  Uesgoulins  sur  gouveriieur  ef  missionnaires 

(1690),  147-158. 
Mém.  sur  Acadie  (1691-1692)  f.  162-219,  230.  257. 
Journal  des  événements  en  .\cadie  (1695-1696),  f.  260-280. 
\ol.  III  —  Journal  du  père  Beaudoin  (1690-7)  f.  27-40. 
Lettres  sur  Acadie  (1698)  f.  118-131. 
Mém.  de  Villebon  sur  établiss.  du  fond  de   la   Baie  (1699) 

f.    199-204. 
Mém.  du  -susdit  sur  Acadie  (1699),  f.  208-214. 
Vol.  IV.—  Lettres  de  M.  de  Villieu  au  Ministre  (1700-1702),  f.  17-2o, 
f.  51-54,   186. 
Lettres  de  M.  de  Brouillan  à  xMin.  (1700-3).  f.  50,  107,    119, 

209,  222,  264. 
Lettres  du  Sieuï  des  Goutins  au  Min.  (1700-3)  f.   15,   101, 
176,  191. 
Vol.  V.  —  Lettres  du  Sieur  des  Goutins  au  Min.  (1704-5)  f.  31,  127,  229 
Lettres  de  M.  de  Brouillan  (1705),  f.  164-78. 
Requêtes  des  .\cadiens  au  Min.  (1705),  f.  95,  212. 
Lettres  de  Subercase  au  Min.  (1705),  f.  248-300. 
Vol.  VI—  Lettres  de  Subercase  au  Min.  (1707-8).  f.  4,  9/15,  72,  146, 
159,  219. 
Lettres  de  Sieur  des  Goustins  (1707-8)  f.  40,  279. 


GOUVERNEURS       FRANÇAIS  15^J 

Vol.  VII.  —  Lettres  de  Siihercase  (1709)  f.  32.  90,  135. 

Articles  de  capitulation  (13  oct.  1710),  f.  94. 

Requête    des    habitants  de  P.  R.  à    \'audreuil    (13    nov. 

1710).  f.  98. 
Lettres  du  Min.  (1710-11)  f.  87,89,  100.    _ 
Lettres  et  Mém.  pour  reprise  de  l'Acadie  (1710-11)  f.  100-185. 
Carton  X.  —  Mém.  (non  paginés)  de  Lamothe  Cadillac  et  autres  sur 
Acadie. 

Arch.  Nal.  Colonies.  —  Série  F.  Compagnies  de  commerce. 

Arck.  Nal.   Col.  —  Collection  Moreau  de  Saint-Méry  (Mém.  La  Ches- 

naye,  1697), 
Arch.  Min.  Colonies.  —  Série  Gl  Recensements  vol.  466  (Cens  de  1671: 
1686.  1689,  1695,  1698,  1700,  1703,   1707). 

Bibl.  A'af.  —  Man.   Franc.    Fonds  anc.    10.207,   23-203,  f.   33-9.  Coll. 

Margry,  vol.  9.282,  f.  155-165. 
Arch.  Min.  Aff.  élr.~  Mém.  et  doc. Amer,  vol  5,  r.  277-9;  vol.  6,  f.  244. 
vol   21  et  22,  vol  24,  f.  3,  10.  73,  76. 


Arch.  du  Can. —  Rapports —  1894  (doc.  anglais  rel.à  N.  Ecosse)  p.  6-20. 

1899  (Rapp.  Richard),  p.   392. 
1905  II. 
1883  p.  25-6. 

Public  Records.  —  Col.  Massachusetts,  vol.  58-51;  f.  94,  111-127,  131- 
7,  141-2,  148-157. 

Cal.  of  St.  P.  Am.  and  W.  Ind.—  1675-76.  n"  1067,  1681-5,  1685-8; 
1689-92;  1692-6;  96-7;  97-8;  99  n^^  108,  247,  470;  1700,  n°  368;  1701, 
n»"  691,  1015;  1702-3,  n  o»  1131,  1539. 

Coll.  de  Doc.  rel.  à  hist.  JWouv.  Fr.  I.  199-202,  208-11,  289-306,  338-43, 
365-9,  396-9,  410-2,  421-5,  439-441,  469-475,  531-540.  11.39-49,  70,  76, 
81-85,  95-99,  106-9,  112-16,  121-3.  1.34-43,  146-9.  157-62,  176-9,  185,-7, 
200.  213-5,  225,  230,  240-6,  253-9.  280-6,  297.  305-8,  314,  330-4,  339, 
348,  380-4,  400-8,  424,  460,  464,  472,  480-3,  490,  497,  500,  505-9,  527-30, 
546-66,  559. 

Charlevoix.  —  Hisi.  ci  descr.  de  Nouv.  Fr..  t.  IL  190,  321,  370; 
t.  III,  liv.  XVI,  75,  96-100,  108-125,  158-162,  171-2,  269-272,  300,  350- 
375,  423.-442,  IV,  17-21,  24-29,  60-73,  92-93. 

Beamish  Murdoch.  —  Hist.  of  Nova  Scolia.  I,  149-319. 

Le  Canada  français.  —  Livre  I,  Montréal,  1888. 

R.  P.  Le  Jeune.  —  Tableaux  synoptiques  de  rilist.  de  V Acadie,  Mon- 
tréal, 1918,  pp.  30-64. 

Parkman.  —  Old  Béf/ime.  Boston  1874. 

Count  Frontenac  and  New  France,  Boston  1879. 

F.  X.  Garneau.  —  Hist.  du  Can.,  op.  cit. 

R.^MEAU  DE  .Saint-Père.  —  Colonie  féodale,    Montréal,  1889,  I,  p.   170. 

La  France  aux  Colonies;  Paris,  1859. 

Ed.  Richard.  —Acadie  (Ed.  H.  d'Arles),  I.  50-110. 


160  LES  ORIGINES 


HuTCiiiNSOx.  —  Hisl.  of  Massach.  Boston,  1746-67.  L  346-7;  389-397, 

II,  82-9,  100-111,  134-190. 

WiLLiAMSON.  —  Hisl.  of  Maine  I,  595-7,    640-2,   II,    40-42,  49-60, 
Henri    Lorin.    —    Le   Comte   de   Frontenac,    Paris,    1895,    pp.    17-19, 

-230-4,  313-5,  366-8,  381-3*,  402,  410-2,  450-2,  456-60. 

Abbé  Casgrain.  —  Sulpicierïs  et  prêtres  des  Missions  étrangères  en 

Acadie  {1676-1762)  Québec,  1897. 

C.  DE  RocHEMONTEix.  — Les  Jésuites  et  la  Xoiivelle  France,  Paris,  1895 
M.  DE  Meulles.  ■ —  Mémoire  touchant  le  Canada  et  V Acadie.  Collect. 

Angrand.Bib.  Nat.  Paris. 


CHAPITRE    VI 


LE   PEUPLE   ACÂDIEN 


I.  —  Prospérité  lente,  mais  continue. 

CETTE  fameuse  capitale  acadienne,  pour  laquelle  on  s'é- 
tait tant  battu,  n'était,  à  vrai  dire, qu'une  pauvre  bour- 
gade éparse  d'environ  500  âmes,  d'aspect  fort  minable. 
«  Le  Port  Royal,  dit  Menneval  en  1688,  est  un  lieu  qui  n'a 
presque  pas  encore  de  forme;  et,  quoiqu'il  soit  composé  d'en- 
viron vingt  méchantes  maisons  de  boue  et  de  bois,  il  n'y  a  ce- 
pendant que  six  habitants,  le  reste  étant  [depuis  1650]  dis- 
persé dans  l'espace  de  six  ou  sept  lieues  le  long  de  la  rivière.  » 
Aussi  le  gouverneur  réclame-t-il  quinze  à  vingt  mille  briques, 
des  clous,  du  fer,  etc..  Vingt  ans  plus  tard,  les  choses  n'avaient 
guère  changé  en  un  lieu  si  fréquemment  attaqué  et  pillé  :  car, 
vers  1700,  la  prétendue  cité  fit  une  triste  impression  sur  le 
marchand  français  Dièreville  cjui  l'habita  un  an  (octobre 
1699-octobre  1700). 

N'admirant  guère  que  le  bassin  «  parfaitement  beau  et  d'un 
bon  mouillage  »  et  la  rivière  navigable  pour  les  petits  navires 
jusqu'à  vingt  milles  en  amont,  il  nous  décrit  avec  commiséra- 
tion ces  maisons  «  fort  mal  bousillées,  à  cheminées  d'argile  », 
éparpillées  en  amont  de  la  rivière. 11  s'a[)itoie  sur  le  délabrement 
de  la  pauvre  église,  aussi  misérablement  bàtic  que  les  maisons  : 
«  je  l'aurais  prise  pour  une  grange  »,  gémit-il;  il  se  scandalise 
de  voir  le  curé,  en  dépit  de  tous  les  règlements  ecclésiastiques, 
<(  habiter  au  bout  de  cette  église  une  chambre  fort  mal  meu- 
blée ».  11  y  avait  bien  un  hôpital,  ajoute-t-il;  mais  il  ne  conte- 

LAUVRlfenE    T.    I  s  6 


162 


LES 


ORIGINES 


nait  que  «  huit  lits  très  mauvais  ».  L'école,  ouverte  en  1701^ 
était  meublée  à  l'avenant.  La  sœur  Chausson,  de  la  Congréga— 
tion  des  Filles  de  la  Croix,  qui  la  tenait,  a  donné  de  la  susdite- 
église  une  lamentable  description. 


«  Elle  est  dans  une  pauvreté  affreuse;  elle  n'est  couverte  que 
de  paille;  les  murs  ne  sont  faits  que  de  colombage;  les  vitres  ne- 
sont  que  de  papier;  il  n'y  a  point  de  cloche,  et  on  appelle  le 
peuple  à  la  sainte  messe  au  son  du  tambour.  A  l'autel  on  est 
obligé  de  se  servir  de  chandelles;  il  n'y  a  ni  gradin,  ni  chandelier, 
ni  crucifix,  ni  tableaux,  ni  encensoir.  Il  n'y  a  pas  une  armoire- 
pour  serrer  deux  ou  trois  chasubles  de  méchant  camelot  et  deux 
aubes  presque  usées.  Mais,  ce  qui  est  plus  déplorable,  le  Saint 
Sacrement  n'est  conservé  que  dans  une  boîte  de  bois  formée  de 
quatre  planches...  Les  Anglais  ont  enlevé  un  tabernacle  qui  était 
propre,  les  vases  sacrés  et  tout  le  reste  ». 

Même  pénurie  de  tout  et  partout.  «  Il  n'y  a  dans  le  pays  ni 
faulx,  ni  faucilles,  ni  couteaux,  ni  fer,  écrit  en  1707  le  commis- 
de  la  marine  Desgoutins;  point  de  haches,  point  de  couvertes 
pour  les  sauvages,  point  de  sel  pour  les  habitants,  parmi  les- 
quels quarante-trois  familles  n'ont  même  pas  de  marmites, 
les  ayant  cassées  en  se  réfugiant  dans  les  bois  à  cause  de  l'en- 
nemy  ». 

D'oîi  vient  tant  de  misère?  une  seule  et  même  cause  :  le 
voisinage  hostile  des  Anglais;  une  dizaine  d'attaques  en  moins- 
de  cent  ans,  une  demi-douzaine  dans  les  vingt  dernières  an- 
nées. Devant  ces  pillards  et  ces  incendiaires,  qui  mettaient  tout 
à  feu  et  à  sang,  la  population  valide  de  Port  Royal  avait  beau 
fournir  100  à  140  miliciens  à  la  garnison,  (398  pour  Port  Royal, 
les  Mines  et  Beaubassin,  dit  Brouillan  en  1701)  ;  le  reste  :  fem- 
mes, vieillards  et  enfants,  n'avait  qu'un  refuge,  la  forêt.  On 
s'enfuyait  en  toute  hâte  vers  les  hautes  terres  avec  bardes,  ar- 
mes, ustensiles,  outils,  volailles  et  troupeaux,  on  demandait 
aux  sauvages,  moins  barbares  que  ces  blancs,  un  abri  jus- 
qu'à ce  que  la  tourmente  anglaise  fût  passée;  puis  on  redes- 
cendait au  village;  on  réparait  les  ruines;  on  rebâtissait  les- 
maisons  avec  des  poutres  grossièrement  équarries;  on  calf^u-- 


LE  PEUPLE  ACADIEN  163 

trait  tant  bien  que  mal  les  fissures  des  parois  avec  herbes, 
mousse  ou  torchis;  on  couvrait  le  toit  de  paille,  de  jonc,  d'é- 
■  corce  ou  de  bardeaux;  on  s'installait  ou  plutôt  on  campait 
avec  tout  le  maigre  confort  que  voulaient  bien  permettre  ]\IM. 
les  Anglais  jusqu'à  leur  prochaine  piraterie.  Dièreville  eut  une 
preuve  saisissante  de  ce  perpétuel  état  d'alarme,  dès  que  son 
vaisseau  parut  en  vue  de  Port  Royal  (octobre  1699)  :  «  Aussi- 
tôt, dit-il,  chacun  des  habitants  de  se  retirer  dans  les  bois  et. 
d'y  emporter  ses  effets  les  plus  précieux.  Quand  nous  fûmes 
descendus  à  terre  et  cju'ils  surent  cjue  nous  étions  leurs  amis, 
nous  vîmes  revenir  les  charettes  toute  chargées  ».  Et  pourtant, 
si  fort  qu'on  détestât  ces  «  couacres  »  [quakers),  il  fallait,avons- 
nous  vu,  entre  deux  carnages,  s'entendre  avec  eux  pour  répa- 
rer le  mal  fait  par  eux;  bien  pire,  il  fallait  même  parfois,  en 
pleine  guerre,  se  ravitailler  par  l'ennemi, faute  d'être  ravitaillé 
par  la  mère-patrie.  De  là,  la  présence  au  pied  du  fort  des  en- 
trepôts de  John  Nelson,  de  Boston,  autant  espion  que  mar- 
chand d'un  pays  qu'il  convoitait.  Tant  par  ce  commerce  de 
contrebande  que  par  l'arrivage  des  vaisseaux  de  France, 
Port  Royal,  malgré  mainte  longue  évacuation  temporaire, 
restait,  dit  Villebon,  le  27  octobre  1699,  le  «  magasin  général  du 
pays  »,  un  «  bon  centre  pour  secourir  tous  les  autres  forts  »  ; 
Latour,  La  Hève,  la  rivière  Saint- Jean,  le  Cap  Breton  et 
Pentagoët. 

En  dépit  de  tant  d'insécurité  et  de  détresse,  la  colonie,  chose 
invraisemblable,  prospérait  tant  par  ses  défrichements  que 
par  son  peuplement.  Chaque  année  ou  à  peu  près,  de  nouvelles 
terres  étaient  acquises  aux  exploitations  agricoles.  On  n'avait 
pas  oublié  les  leçons  de  drainage  et  d'endiguement  qu'avaient 
données  les  sauniers  amenés  de  Saintonge  par  IVI.  d'Aulnay. 
Par  un  ingénieux  système  d'aboileaiix,  (le  mot  venait  aussi  de 
Saintonge,  mais  on  le  prononçait  à  la  normande  aboitiaux) 
les  Acadiens  conquéraient  sans  cesse  sur  la  mer  les  riches  al- 
luvions  déposées  par  les  fortes  marées  de  ces  régions  (hautes  de 
'J  m.  50  à  l'entrée  de  la  Baie  Française  et  de  12  m.  50  au  fond) 


164  LES  ORIGINES 

«  Ils  iilaatent,  dit  Dièreville,  5  ou  6  rangs  de  gros  arbres  tout 
entiers  aux  endroits  par  où  la  mer  entre  dans  ces  marais;  et, 
entre  chaque  rang,  ils  couchent  d'autres  arbres  le  long  les  uns 
sur  les  autres  et  garnissent  tous  les  vides  si  bien  avec  de  la  terre 
glaise  bien  battue  et  gazonnée  que  l'eau  n'y  peut  plus  passer. 
De  distance  en  distance  s'ouvrent  ou  se  ferment  vannes  ou 
esseaux.  Des  rangées  de  quatre  ou  cinq  rangs  forment  ainsi  des 
chaussées  d'exploitation.  La  moisson  abondante  qu'on  en  retire 
dès  la  deuxième  année,  après  que  l'eau  du  ciel  a  lavé  le  sol  de 
ces  terres,  dédommage  des  frais  qu'on  a  faits  ». 

Il  suffisait  parfois  d'ouvrir  les  vannes  tous  les  trois  ou  quatre 
ans  pour  renouveler  la  fécondité  du  sol  par  le  sol,  les  algues  et 
les  alluvions  de  la  mer.  «  Ce  limon  engraisse  si  prodigieusement 
la  terre,  dit  en  1748  une  Geographical  Ilistory  of  Nova  Scoiia, 
que,  sans  être  à  peine  cultivée,  toute  la  campagne  se  couvre 
de  riches  moissons.  Ainsi  le  fermier  en  ces  marais  trouve  en 
abondance  du  blé  et  du  foin,  tandis  qu'un  petit  coin  de  terre 
haute  lui  fournit  des  légumes  et  autres  produits  de  jardin.  » 
Une  fois  seulement  ces  fortes  digues  furent  emportées  par  un 
raz  de  marée;  une  autre  fois,  en  1704,  avons-nous  vu,  les 
Acadiens,  en  dignes  émules  des  Hollandais,  les  ouvrirent  eux- 
mêmes  pour  chasser  l'envahisseur.  Si  l'on  songe  que  ces  tra- 
vaux, parfois  entrepris  sur  une  vaste  étendue,  nécessitaient  la 
collaboration  prolongée  d'un  grand  nombre  de  travailleurs, 
on  avouera  cjue  ce  mode  d'exploitation  agricole  fait  autant 
d'honneur  à  l'esprit  d'initiative  et  d'entr'aide  des  Acadiensqu'à 
leur  ingéniosité  et  à  leur  énergie.  Si  l'on  songe,  en  outre,  que, 
plus  tard,  pour  réparer  ces  mêmes  digues,  les  Anglais  incom- 
pétents et  impuissants,  durent  recourir  à  la  main  d'oeuvre  aca- 
dienne,  on  est  en  droit  de  mépriser  les  vains  réciuisitoires  de  ces 
derniers  contre  l'inertie  et  l'incapacité  de  leurs  victimes. 

Les  Anglais  sans  gratitude  se  sont,  en  effet,  permis  d'ac- 
cuser de  «  paresse  »  ces  pionniers  de  leur  colonie  qui  l'ont  si 
heureusement  mise  en  valeur.  «  Ils  ne  daignent  pas,  dit  un  des 
gouverneufs  britanniques,  cultiver  les  terres  hautes,  parce  que 
le  travail  y  serait  plus  pénible;  ils  se  bornent  à  de  petites  ex- 


LE  PEUPLE         ACADIEN  165 

ploitations,  quoique  leurs  concessions  soient  très  grandes.  » 
Perrot  reconnaît,  en  effet,  (mémoire  de  1686)  qu'ils  «  ont  peu 
défriché  les  terres  hautes  où  ils  récoltèrent  un  peu  de  seigle  »; 
mais  il  ajoute  que  «  ces  terres  non  fumées  retournent  en  pâtu- 
rages propres  aux  moutons  qui  s'y  plaisent  fort  et  s'y  nour- 
rissent bien  ».  Un  autre  obstacle  est  signalé  par  Menneval 
(1688)  :  le  voisinage  des  hôtes  dangereux  des  forêts,  bêtes  et 
sauvages.  Pourquoi  les  Acadiens,  du  reste,  auraient-ils  culti- 
vé de  moins  bonnes  terres,  puisque  les  meilleures  suffisaient 
à  leurs  besoins  et  leur  fournissaient  du  surplus  pour  la  vente 
et  même  pour  l'exportation,  a  Ils  cueillent  assez  de  blé,  dit  ce 
même  Perrot,  pour  se  nourrir  et  pour  avoir  leurs  autres  néces- 
sités ».  «Ilsontensurabondance,  confirme  Villebon  en  1699,  des 
grains,  du  lin  et  du  chanvre  qu'ils  expédient  au  dehors.  »  En 
1701,  dit  Brouillan,  les  seuls  habitants  des  Mines  exportèrent 
800  barriques  de  blé.  Quand  le  besoin  les  y  poussa,  toutefois, 
ils  surent  entreprendre  ces  durs  défrichements  :  ainsi,  en  1689, 
on  comptait  déjà  136  arpents  défrichés  dans  les  terres  hautes 
de  la  vallée  de  Port  Royal;  en  1706,  à  la  suite  du  raz  de  marée, 
qui  inonda  les  basses  terres,  «  ils  reconnurent,  dit  Desgoutins, 
la  nécessité  de  s'attacjuer  aux  terres  hautes;...  ils  connaissent 
à  présent  qu'en  abandonnant  les  marais,  ils  produiront  du 
foin  qui  leur  donnerait  lieu  d'augmenter  leurs  bestiaux  et 
d'avoir  du  fumier  ».  Un  agronome  de  la  Nouvelle  Ecosse, 
M.  Cumming,  leur  rend,  d'ailleurs,  pleine  justice  :  «  Il  est  re- 
marquable que  les  Acadiens  choisirent  les  terres  cjui  sont  encore 
de  nos  jours  les  plus  appréciées  dans  les  Provinces  Maritimes  : 
la  vallée  d'Annapolis  et  les  terres  basses  du  fond  de  la  Baie  », 
«  les  meilleures  terres  de  l'Amérique  du  Nord  »,  dira  plus 
tard  Lawrence. 

Comme  les  Acadiens  s'établissaicnl  toujours  dan^les  vaUées, 
ces  terres  que  leur  concédaient  suzerains  ou  gouverneurs  s'é- 
tendaient d'ordinaire,  sous  forme  de  longs  rectangles  de  100 
à  200  arpents  en  moyenne  sur  une  longueur  de  1000  à  2000 
toises,  du  bord  de  la  rivière  au  flanc  des  collines  boisées;  elles 
présentaient  ainsi  à  leur  activité  la  phis  grande   variété    pos 


166 


LES 


ORIGINES 


sible  d'exploitation  agricole  :   prés,   eliamps,  vergers  et  bois. 
Comme  en  ces  terres  verdoyantes,  ils  plantaient  force  pom- 
miers, poiriers,  cerisiers  et  autres  arbres  fruitiers,  le  pays  prit 
vite,  selon  l'expression  de  Villebon  (1699),  l'aspect  d'une  u  pe- 
tite Normandie  »  qu'il  conserve  encore.  Outre  la  mise  en  va- 
leur des  marais,  le  voisinage  d'abondants  cours  d'eau  leur  of- 
frait un  autre  avantage  précieux  :  faute  de  chemins  dans  le 
pays,  (il  n'existait  qu'une  piste  forestière  vers  la  Hève  et  les 
projets  de  route  entre  Port  Royal  et  les  Mines  n'aboutirent  ja- 
mais) c'étaient  là  des  voies  naturelles  où  rapidement,    comme 
les  Indiens,  sur  la  surface  tour  à  tour  liciuide  et  glacée,  ils  se 
d('plaçaient  à  la  pagaie  en  été  et  sur  des    raquettes  en  hiver. 
La  proximité  des  forêts  en  amont  ne  leur  était  pas  moins  utile. 
De  leur  hache  vigoureuse,  ils  abattaient  sans  compter  tous  les 
arbres  :  chênes,  hêtres,  érables,  pins,  qu'exigeaient  leurs  mul- 
tiples besoins  de  construction  et  de  chauffage;  on  vante  encore 
les  immenses  flambées  de  leurs  longues  soirées  d'hiver  :  hi- 
vers de  cinq  mois,  de  décembre  en  avril.  Avec  le  bois  qu'ils 
excellaient  à  travailler  (ils  n'ont  pas  d'égaux  pour  le  manie- 
ment de  la  hache,  dit  Brouillan),  ils  se  bâtissaient  en  des  sites 
bien  choisis    (car  ils  n'étaient  pas  moins  sensibles  au  charme 
qu'à  la  commodité  des  lieux),  de  petites  maisons,  à  hauts  toits 
de  bouleau,  qui,  pour  être  de  chétive  apparence,  n'en  étaient 
pas  moins,  de  l'avis  de  certains  Anglais,  chaudes  et  conforta- 
bles; ils  se  construisaient  granges  et  étables  couvertes  de  chau- 
me; ils  plantaient  les  solides  palissades  de  leurs  vastes  enclos; 
ils  se  confectionnaient  de  frustes  mobiliers  et  de  rudes  instru- 
ments aratoires,  où  n'^Mlt  rait,  et  pour  cause,  que  fort  peu  de 
fer;  ils  se  faisaient  des  canots  d'écorce  pour  la  rivière,  des  bar- 
ques pontées  pour  la  pêche  en  mer,  voire  des  corvettes  et 
même,  en  1704,  une  frégate  la  Biche,  pour  la  défense  du  pays, 
»  bien  qu'ils  n'eussent,  dit  Dièreville,  jamais  vu  faire  ni  barques 
ni  chaloupes  ».  Enfin,  ils  expédiaient  vers  les  grands  ports 
de  France   un  nombre  toujours  croissant  de  beaux  grands 
mâts  bien  francs  pour  lesquels  leur  pays  se  trouva  justement 
fameux  :  101  en  1701  pour  le  prix  de  5.665  livres.  L'Acadie 


LE  PEUPLE  ACADIEN  16V 

pourrait  en  fournir  quatre  cargaisons  par  an,  dit  Desgoutins  en 
1702. 

Derrière  la  ferme  enclose  de  saules,  arbre  de  marais  dont  les 
souples  ramures  leur  étaient  précieuses,  ils  se  réservaient  un 
«  courtil  aussi  bien  planté  de  poiriers  et  de  pommiers  que  les 
meilleurs  de  Normandie  ».  Le  recensement  de  1698  compte 
1584  arbres  fruitiers,  dont  75  à  100  dans  certains  vergers.  Le 
cidre  de  la  Nouvelle  Ecosse,  dont  ils  furent  les  premiers  bu- 
veurs, est  encore  fameux.  Ils  y  ajoutaient  le  sirop  d'érable, 
dont  la  préparation  était,  comme  au  Canada,  l'occasion  d'une 
fête  printanière.  «  Ils  faisaient  même,  nous  dit  Diéreville, 
des  sommités  de  sapins,  du  levain  et  de  la  mélasse,  une  sorte 
de  bière,  qui  n'est  pas  mauvaise  [spruce-beer).  Mais  leur  plus 
ordinaire  boisson  est  l'eau;  et  ceux  qui  ne  boivent  pas  autre 
chose  ne  laissent  pas  d'être  vigoureux  et  résistants  au  travail  ». 

Sur  les  «  prés  salés  »  des  basses  terres  paissaient  leurs  nom- 
breux troupeaux  :  car  les  cjuelques  vaches  et  taureaux  impor- 
tés par  Aulnay  avaient,  en  quelques  générations,  donné  nais- 
sance à  un  riche  cheptel,  parfaitement  adapté  aux  conditions 
alimentaires  et  climatériqucs  de  la  région. 

«  Une  partie  de  leur  bétail,  dit  Perrot,  provient  de  l'île  de 
Sable,  où  s'est  autrefois  perdu  un  vaisseau  qui  en  contenait; 
ils  se  sont  beaucoup  multipliés  ».  «  On  élève  des  bestiau^i  autant 
qu'on  en  veut,  écrit  un  cadet  de  Gascogne,  égaré  en  ces  lieux, 
Lamothe-Cadillac;  le  bœuf  y  est  d'un  goût  merveilleux;  les 
moutons  y  sont  aussi  gros  et  grands  que  dans  les  Pyrénées; 
on  les  mène  sur  la  montagne,  c'est-à-dire  à  une  demi-lieue, 
où  ils  s'engraissent  extrêmement  à  cause  de  la  quantité  de  ser- 
polet qu'elle  produit.  Les  chevaux  y  sont  de  belle  taille,  bien 
traversés,  forts,  la  jambe  bonne,  l'ongle  dur,  la  teste  un  peu 
grosse;  mais  on  ne  prend  pas  soin  pour  en  élever,  à  cause  (ju'ou 
n'en  trouve  point  le  débit  ». 

Les  recensements  de  Port  Royal,  indifférents  au  nombre  de 
ces  chevaux  et  des  porcs,  donnent,  du  moins,  pour  les  bêtes  à 
cornes  les  chiffres  de  643  en  1686  et  982  en  1698,  pour  les  bêtes 
à  laine  627  et  1136  pour  ces  même  années,  et  cela  malgré  la 
guerre  qui  sévissait  alors. 


168  LES  ORIGINES 

Par  delà  les  pentes  de  leurs  domaines  se  déployaient,  plus 
vastes  chaque  année,  champs  de  blé.  de  seigle  et  de  bled  d'Inde 
(maïs)  et  même  chenevières  :  car  «  le  chanvre  et  le  lin  réus- 
sissent ».  dit  Villebon.  A  part  deux  ou  trois  années  de  disette 
dues  aux  ravages  anglais,  en  1698  et  1707  entre  autres,  il  n'y 
avait  guère,  en  effet,  que  des  années  d'abondance  qui  permet- 
taient, outre  la  vente  de  l'excédent,  de  plus  amples  emblavures 
à  chaque  saison  suivante.  De  1686  à  1698  et  à  1701,  la  progres- 
sion des  nouvelles  terres  cultivées  passe,  d'après  les  recense- 
ments officiels,  de  460  à  1275  arpents,  puis  à  1315.  Pour  moudre 
tant  de  grains  tournèrent  d'abord,  sur  les  deux  rivières  de 
Port  Royal,  les  roues  de  trois  moulins,  dont  un  servait  aussi  de 
«  scierie  à  planches  ».  On  en  fit  bien  d'autres.  «  A  l'exception 
des  artichaux  et  des  asperges,  dit  Dièreville.  ils  ont  en  abon- 
dance toutes  sortes  de  légumes  et  tous  excellents.  »  Aux  topi- 
nambours indigènes,  ils  avaient. en  effet,  ajouté  nos  vieux  légu- 
mes d'Europe  qui  réussissaient  à  merveille  :  entre  autres,  des 
navets  plus  moelleux  et  sucrés  que  ceux  de  France;  aussi  les 
mangeaient-ils,  conwne  des  marrons,  cuits  dans  les  cendres  »,  et 
surtout  des  «  choux  cabus  »  qui  atteignaient  une  prodigieuse 
grosseur.  «  sans  qu'on  en  prît  soin  ».  «  On  fait  de  plantureuses 
soupes  avec  ces  deux  légumes  et  de  grosses  pièces  de  lard  ». 
De  l'aveu  même  des  Anglais  en  1751.  «  leurs  racines  surpassent 
toutes  celles  de  l'Amérique  en  grosseur  et  en  goût  ».  Enfin,  il 
y  avait  «  quantité  de  volailles,  des  oyes,  des  coqs  d'Inde  et 
des  pigeons  francs  ». 

Ajoutez  à  tous  ces  produits  de  la  ferme  les  innombrables 
ressources  naturelles  du  pays;  gibier  de  poil  :  lapins  et  lièvres; 
gibier  de  plume  :  perdrix  «  d'un  fumet  admirable  »;  «  si  elles 
sont  plus  excellentes  que  les  nôtres,  dit  l'amateur  Dièreville, 
elles  sont  encore  quasi  du  double  plus  grosses  »;  ajoutez  les 
oiseaux  de  mer,  de  rivières  et  de  marais  :  canards,  oies,  cré- 
celles, outardes,  dont  les  œufs  aussi  bien  q\\(^  la  cliair  abon- 
daient; ajoutez  les  maintes  sortes  de  poisson  qui,  en  eau  douce 
comme  en  eau  salée,  pullulaient  :  truites,  anguilles,  saumons, 
éperlans,  alozes,  gaspareaux,  esturgeons,  sardines  et  morues, 


LE  PEUPLE  ACADIEN  169 

et  VOUS  ne  serez  pas  surpris  que  certains  de  leurs  villages  aient 
tôt  pris  le  nom  de  Cocagne  ou  de  C.hamps  Elysées.  Toutefois, 
en  vrais  paysans  français,  à  tous  ces  mets  plus  ou  moins  déli- 
cats, «  ils  préféraient  le  lard  dont  ils  mangeaient  deux  fois  par 
jour  ».  Quant  au  veau  et  à  l'agneau,  «  on  n'en  voit  jamais  sur 
leurs  tables,  ils  les  laissent  devenir  bœufs  et  moutons  ».  Or, 
(i  le  plus  grand  et  le  plus  gros  de  tous  les  bœufs,  dit  Dièreville, 
ne  vaut  que  50  livres  tout  entier  et  2  sols  la  livre  ;  c'est  un  prix 
réglé,  quoique  la  viande  en  soit  merveilleuse...  On  les  tue,  d'or- 
dinaire, au  début  de  l'hiver  et  on  les  sale  en  morceaux  pour 
l'année.  »  En  1671,  Talon  acheta  6.000  livres  de  viande  salée 
à  raison  de  deux  sols  la  livre.  Les  moutons  ont  beau  être  admi- 
rables, même  de  100  livres,  «  les  plus  beaux  ne  valent  que  8  li- 
vres; mais,  comme  on  les  garde  pour  avoir  la  laine,  on  ne  les 
vend  pas  ».  «  Leur  pays  abondait  tellement  en  provisions,  con- 
firme en  1750  Brmyn  Watson,  qu'on  achetait,  m'a-t  on  dit,  un 
bœuf  pour  cinquante  shillings,  un  mouton  pour  cinq  et  un 
minot  de  blé  pour  dix-huit  deniers  ».  De  même  le  lard  se  ven- 
dait 2  à  3  sols  la  livre,  les  poulets  10  sols  la  paire,  lièvres  et  per- 
drix 4  ou  5  sous  pièce,  les  œufs  5  sols  la  douzaine,  le  froment  40 
sols  le  boisseau  et  le  tout  à  l'avenant.  «  Heureux  pays,  heureux 
temps  !  »  aurait-on  pu  dire,  n'étaient  les  Anglais.  «  La  discorde 
de  chefs  ambitieux  [ce  n'est  vrai  que  des  Latour  et  des  Le  Bor- 
gne] contribua  sans  aucun  doute  au  fâcheux  état  de  choses  en 
Acadie,  avoue  l'historien  Beamish  Murdoch,  t.  I.  177;  mais  les 
incessantes  interventions  et  incursions  des  Anglais  de  Boston 
doivent  être  considérées  comme  les  principales  causes  qui  re- 
tardèrent les  progrès  de  la  colonisation  en  Acadie.  » 


IL  —  Développement  colonl\l 

L'inévitable  conséquence  de  tant  de  bien-être,  c'est  qu'en 
dépit  de  tous  les  obstacles,  fautes  et  malheurs,  la  colonie  crois- 
sait rapidement    en  nombre  et    s'organisait  lentement.    Des 


170 


LES 


ORIGINES 


quarante  femmes  de  la  première  heure  sortait  le  peuple  aca- 
dien  qui  s'implantait  au  sol  et  partout  multipliait. 

En  1671,  le  premier  soin  du  premier  gouverneur  M.  de  Grand- 
fontaine,  en  prenant  possession  de  sa  colonie,  fut,  sur  l'ordre 
de  Colbert,  d'en  faire  en  quelque  sorte  l'inventaire  en  dénom- 
brant tout  à  la  fois  la  population,  le  cheptel  et  le  rendement 
agricole.  \'oici  cet  important  recensement  mis  en  tableau  d'a- 
près les  Archives  du  Ministère  des  Colonies  (Carton  0^466). 


FAMILLES 


RÉCOLTES 


I'OHT-l^iO\'AL 


68, 

savoir  63  hom.  et  au- 
tant de  femmes,  plus 
5  veuves 


S->'J 


399 


3  hommes  et  3  femmes 


1 

1  liommo  et  1  femme 


1 


POBO.MKOU 
I  ^~ 

^      bestes  à  cura 
12 
I      châtres 

Cap  N  El  GRE 


417 
arpens 


6 
arpens 


r)25   barriques, 
33  minots. 
24  boisseaux. 


5   barriques. 


25. 

o 

bestes  à  corn. 

^ 

2.5 
chèires 

en  >rilin 

Pentagolet 


et  25  soldats  II  I  i  I 

MOUSKADABOLET 

13    personnes  j  |  I  '  I 

Saint-Pierre  dans  l'Isle  du  cap  Breton 
1     famille  |     5    |  |  |  4  arp.  [ 


Le  relevé  des  rôles  présente  des  totaux   plus  élevés,     savoir  : 

392  liommes,  femmes  et  enfants,  482  bêtes  à  corne  et  524  brebis. 
Le  recensement  nominatif  attribue  à  Port-Royal  : 

47  laboureurs,  4  tonneliers,  1  maçon,  2  charpentiers,  1  texier,  1  ma- 
réchal, 1  taillandier,  1    matelot,  1  tailleur,    2  armuriers,   I  chirurgien 

Voici  les  50  noms  des  63  familles  :  2  Bourgeois,  3  Gaudet,  Kuessy.  de 
Forcst,  Babin,  Daigre,  Hébert,  2  Blanchard,  Guérin,  Dupont  (ou  Du- 


LE  PEUPLE         ACADIEN  171 

puis),  4  Terriau,  Scavois,  Corporon,  4  Martin,  Pellerin,  Morin,  Brun, 
Gautrot,  Trahan,  Sire,  Thibaudeau,  Petitpas,  4  Bourg,  Boudrot 
Guilbault,  Labatte,  Laurent,  2  Landry,  Grange,  .Salé,  Doucet,  2  Girou- 
ard,  Balou.  Mncent,  Brault,  Leblanc,  Poirier,  Gougeon,  Commeaux, 
Pitre,  Bertrand,  Belliveau,  Cormier,  Rimbault,  Dugast,  Ricliard, 
2  Melanson,  Robicliaud,  Lanoue,  Mieux  d' Entremont.  Mais  ce  recen- 
sement est  incomplet,  puisqu'on  n'y  trouve  les  noms  ni  des  Le  Borgne, 
ni  des  Latour,  ni  des  Saint-Castin,  ni  des  d'Amoiu's,  seigneurs  d'Acadit\ 
ni  des  Arsenault,  ni  des  Aucoin  dont  les  noms  signalés  dès  1632  vont 
reparaître  en  1686,  ni  celui  du  Gouverneur  et  des  soldats,  ni  celui  des 
missionnaires,  dont  le  père  cordelier  Laurent  Molin  qui  le  signa. 
Enfin  il  n'est  fait  mention  ni  de  La  Hève  ni  du  Saint-Jean  ni  de 
Nepisiguit  où  vixait  toujours  Denys  et  son  fils.  L'année  suivante  vin- 
rent sur  le  Miramichi  quelques  lamilles  malouines  qui  s'établirent  à  la 
Baie  des  Vents  et,  de  là,  passèrent  sans  doute  à  l'Ile  Percée. 

De  ce  recensement,  il  appert  qu'il  n'y  avait  guère  alors  qu'un 
centre  important  de  peuplement  et  d'exploitation  agricole, 
Port  Royal,  et  qu'en  cette  contrée  même,  il  n'y  avait  pas  en- 
core 70  femmes.  En  1671,  Colbert  affecta  bien  6.000  livres  au 
<(  passage  et  nourriture  de  30  garçons  et  30  filles  »;  mais,  en 
fait,  il  ne  vint  l'année  suivante  que  5  femmes  et  53  hommes. 
Même  insuccès  à  Pentagoët  :  pour  les  22  hommes  (soit  14  sol- 
dats et8  engagés), Talon  demanda  en  vain  desufillesdeFrance». 

Pendant  les  cent  dix  ans  d'occupation  française,  la  métro- 
pole n'envoya  donc  en  Acadie  qu'une  soixantaine  de  familles  et 
cent  à  deux  cents  célibataires;  tous  ne  restèrent  même  pas. 
Ceux-ci  étaient,  pour  la  plupart,  des  soldats  libérés  ou  des  en- 
gagés volontaires.  Sans  doute,  les  jeunes  engagés,  une  fois  ex- 
piré leur  contrat  de  quatre  ou  cinq  ans,  restaient  souvent  dans 
la  famille  qui  les  avait  adoptés,  épousaient  même  une  fille  de 
la  maison  et,  riches  de  quelques  économies,  devenaient  à  leur 
tour  de  bons  colons  de  la  terre  acadienne.  Mais  les  soldats  libé- 
rés avaient  beau  recevoir,  s'ils  se  mariaient,  une  dot  pour  leur 
femme  et  une  ration  de  vivres  pour  un  an,  ils  ne  formaient 
qu'un  médiocre  appoint  de  colonisation,  tant  pour  la  qualité 
que  pour  le  nombre;  de  ces  déclassés  souvent  malingres,  une 
vingtaine  seulement  se  fixèrent  de  1705  à  1710,  donnant  lieu 
à  douze  mariages  dûment  enregistrés  à  Port  Royal.  En  un 
mémoire  de  1778  concernant  la  période  antérieure  à  1755, 
on  parle  bien  d'un  autre  élément  de  population  ; 


172  LES  ORIGINES 

«  Ils  avaient  accru  leur  poijulatioii  en  recevant  tous  les 
malheureux  que  les  naufrao'es,  la  misère  ou  la  désertion  leur 
amenaient;  ils  les  gardaient  chez  eux  pendant  trente  mois; 
après  quoi,  s'ils  les  reconnaissaient  honnêtes  et  bons  travailleurs, 
ils  leur  donnaient  leurs  filles  avec  leurs  bestiaux,  leur  bâtissaient 
une  maison  et  les  aidaient  à  défricher  leurs  terres.  Quant  aux 
fainéants  et  vauriens,  ils  les  renvoyaient  après  trente  mois, 
munis  de  quelque  secours  ». 

Comme  ces  apports  d'occasion  n'eurent,  croyons-nous,  ni 
grande  importance  ni  grande  valeur,  nous  devons  conclure 
qu'à  ce  point  de  vue  comme  aux  autres  la  colonie  acadienne 
vivait  presque  uniquement  de  ses  seules  ressources;  sa  popu- 
lation ne  s'accroissait  guère  que  par  sa  fécondité  naturelle, 
par  la  natalité  locale. 

De  quelle  origine  pouvait  bien  être  cette  population  aca- 
dienne? Assez  variée,  croyons-nous.  Comme  le  Sieur  de 
Monts  et  Poutrincourt  s'embarquèrent  au  Havre  et  à  Dieppe, 
il  est  vraisemblable  que  les  cjuelques  hommes  qui  restèrent 
avec  Biencourt  et  Lalour  étaient  surtout  normands,  comme  le 
chef  de  la  milice  de  ce  dernier,  Mius  d'Entremont;  il  est  égale- 
ment vraisemblable  qu'à  leurs  compatriotes  de  Touraine  Ra- 
zilly  et  Aulnay  s'adjoignirent  à  Auray  des  Bretons  tels  que  les 
Trahan.  Aulnay  fit  également  venir  des  Saintongeois  par  l'in- 
termédiaire de  son  agent  Le  Borgne, de  la  Rochelle,  qui  fit  éga- 
lement souche  en  Acadie  ;  —  les  Saint-Castin,  les  Bastarache  et 
les  O'bask  n'étaient  sans  doute  pas  les  seuls  basques. Les  Latour 
et  les  d'Amours  étaient  parisiens.  Enfin  n'oublions  pas  que  les 
Pitre,  les  Quessy,  les  Melanson.les  Colson  et  les  Paisley  étaient 
Ecossais.  Quant  au.x  engagés  et  aux  démobilisés,  ils  devaient 
venir  un  peu  de  toutes  nos  provinces,  en  particulier  de  celles 
de  l'Ouest.  Bref,  si  bigarrée  qu'elle  fût.  la  race  acadienne  était 
éminemment  française  et  surtout,  à  notre  avis,  tourangelle, 
bretonne,   normande  et  saintongeoise. 

Deux  mémoires  de    1684    {Collée.  Margry,  9.  282,  pp.    158- 
162)  nous  donnent  des  descriptions,  en  partie  statistiques,  des 


11 


LE  PEUPLE  ACADIEN  173 

■côtes  de  l'Acadie  qui,  bien  qu'incomplètes,  présentent  un  cer- 
tain intérêt  : 

u  A  Ristigoukchi,  rétablissement  de  Denys  de  France  se 
réduit  à  une  petite  habitation  avec  9  ou  10  personnes  et  à  un 
petitdéfrichement; commerce  du  bois; — àChedabouctou,  le  fort 
Saint-Louis  et  des  bâtiments  (appartenant  à  la  Compagnie  de 
pêche  sédentaire),  130  personnes  et  quelques  femmes  :  pêche 
sédentaire  et  tuerie  de  loups  marins;  construction  de  chaloupes  ; 
mine  de  charbon  ;  —  à  la  Hève,  4  à  5  pauvres  habitations  dont  la 
plus  forte  n'a  pas  plus  de  3  familles;  pêche  et  traite;  quelques 
défrichements;  — au  port  de  La  Tour,  deux  maisons;  un  Mius 
d' Entremont  et  un  Latour  avec  quelques  valets  et  6  à  7  per- 
sonnes très  pauvres;  — au  Cap  de  Sable,  même  nombre  de  per- 
sonnes qui  se  retirent  à  Port-Royal  en  hiver;  —  à  Port-Royal 
500  à  600  âmes  en  79  familles  dispersées  sur  dix  à  douze  lieues 
de  pays;  — aux  Mines,  120  à  150  personnes,  «  la  jeunesse  de  Port- 
Royal  »,  dont  les  défrichements  sont  considérables;  • —  à  Beau- 
bassin,  le  Sieur  de  la  Vallière  a  quelques  habitations  (120 
personnes  en  20  familles)  sur  des  «  prairies  admirables  »;  —  à 
la  Rivière  Saint-Jean,  une  douzaine  de  personnes,  en  3  famil- 
les, se  livrent  surtout  à  la  traite;  —  établissement  à  Gemsec;  ^ — 
à  la  Rivière-Sainte-Croix,  vingt  personnes,  en  4  familles,  se  li- 
vrent surtout  à  la  traite; -à  Megesse  (plus  tard  INIachias),  deux 
personnes;  -  à  l'Ile  d'Archimagon,  six  personnes;  -  à  Penta- 
gouët,  «  beau  pays  «  et  «  trois  belles  rivières  »,  Saint-Castin 
erre  avec  ses  sauvages  (environ  2.000). 

En  168G,  l'intendant  M.  de  Meulles  fait  un  nouveau  recen- 
sement; il  attribue  à  Port  Royal  (non  compris  30  soldats) 
592  âmes  (dont  218garçons  et  177  filles,  en  05  familles)  ;  à  Beau- 
bassin  127;  aux  Mines,  57;  au  Cap  du  Sable,  15,  à  la  Hève,  19; 
de  la  Rivière  Saint-Jean  à  Pentagoët,  16;  au  nord  de  la  Pénin- 
sule et  au  golfe  du  Saint-Laurent  59  (dont  G  à  Miramichi,  22  à 
24  à  Chedabouctou,  5  à  Nipisiguit,  5  à  l'Ile  Percée),  soit  en 
tout  environ  885  âmes.  Cette  fois  on  signale  à  Port  Royal 
Alexandre  le  Borgne,  «  seigneur  du  lieu  »  et  deux  Latour.  Char- 
les et  Jacques  et  on  relève  de  nouveaux  noms  à  Port  Royal  : 
Arsenault,  Barillot,  Bastarache  (nom  basque),  Benoît,  Bros- 
sard.  Brian, Colson,Duuaron,Fardel,  (iarault, Guillaume, Godin, 


174  LES  ORIGINES 

Henry,  Lort,  Leuron,  Margery.  Peselet,  Peltier,  Prijean,  Pel'erin^ 
Leprince,  Joan.  et  Tourengeau  ;  à  la  Hève,  Provost,  Labat.  X'e- 
sin,  Michel,  .Gourdeaux;  aux  ÎNIines,  Aucoin,  Labove,  La  Roche^ 
Pinot,  Rivet;  à  la  rivière  Saint-Jean,  trois  d'Amours;  à  Me- 
gias  ou  Machias.  Chesnet  sieur  du  Breuil;  à  Pentagoët,  Saint- 
Castin;à  Chignitou.  Le  Neuf  de  la  Vallière,  seigneur  de  Beau- 
bassin,  Mirande,  Labarre,  Mignault,  Cochin,  Cottard,  Mercier 
Blon,  Haché-(iallant,  Lavalle,  Lagassé;  à  Miramichi^  Denys  de 
Fronsac  et  ses  valets;  à  Chedabouctou,  le  sieur  de  la  Boulais  et 
20  valets;  àNépisiguy,  Enaut  (ou  Hesnault)  et  4  valets;  à  l'île 
Percée,  Boissel,  Lamotte,  Lépine,  Legarçon  avec  femmes  et 
enfants  (soit  52).  En  sa  Nouvelle  Relation  de  la  Gaspésie,  le 
père  récollet  Le  Clercq,  qui  fut  en  ces  lieux  missionnaire  des 
sauvages  en  1678,  ditquelesrécolletsde  la  Provinced'Aquitaine 
avaient  établi  une  mission  à  Nipisiguit  dès  1620,  c'est-à-dire  au 
temps  de  Nicolas  Denys  et  que  déjà  les  pères  Jésuites  de  Mis- 
cou  rivalisaient  de  zèle  avec  les  Récollets.  Il  ajoute  qu'à  Nipi- 
siguit Philippe  Hesnault.qui  avait  épousé  une  indienne,  culti- 
vait la  terre  avec  succès  et  recueillait  plus  de  froment  qu'il  n'en 
fallait  à  son  habitation;  faisant  la  pêche  en  grand  et  la' traite 
avec  les  Micmacs  de  la  région,  il  obtint  le  3  août  1689  une  conces- 
sion de  deux  lieues  de  front.  En  1689,  on  estime  à  11.249 
âmes  la  population  de  la  Nouvelle  France, dont  803  en  Acadie. 
En  1693,  un  troisième  recensement,  incomplet,  donne  une  po- 
pulation de  1.068  âmes,  ainsi  réparties  :  503  à  Port  Royal; 
119  àBeaubassin;307  aux  Mines;  50  au  Cap  de  Sable;  une  ving- 
taine à  la  Rivière  Saint-Jean  et  à  Sainte-Croix.  Parmi  les  ha- 
bitants du  Cap  de  Sable  on  signale  deux  Latour  dont  un,  de  38 
ans,  a  trois  enfants,  un  sieur  de  Poubomcoup  et  un  sieur  de 
Plemazans  qui  ont  épousé  deux  Latour  et  ont  quatre  et  cinq 
enfants.  Vers  cette  date  le  père  Rasle,  S.  J.,  fonda  une  mission 
chez  les  sauvages  de  Nanrantsouak,  près  de  Kennebec.  Les 
recensements  suivants,  de  plus  en  plus  incomplets,  donnent  en 
1698  à  Port  Royal  575  habitants  et  à  Beaubassin  178;  en 
1701,  à  Port  Royal,  à  Beaubassin  et  aux  ]\Iines,  1.134  habi- 
tants; en  1703,  1.300;  en  1707,  1.484;  enfin,  en  1714.  encore  en. 


LE  PEUPLE  ACADIEN  175 

.<"es  trois  localités  prises  ensemble,  1.  459  habitants,  ou  plutôt, 
d'après  le  recensement  du  père  Félix  Pain  (5  oct.  1714)  1.290 
■dont  637  à  Port  Royal  et  653  aux  Mines  (sous  99  noms  de  fa- 
mille dont  plusieurs  disparaîtront).  Des  nouveaux  noms  qui 
survivront  nous  ne  remarquons  guère  que  Guilbaut,  Laurier, 
Lapierre,  Lavergne,  Potier,  Saunier,  Véco. 

Que  conclure  de  ces  chiffres  qui  semblent  parfois  se  con- 
tredire? Un  fait  important  :  si  la  population  de  Port  Royal, 
après  s'être  considérablement  accrue  de  1671  à  1686,  diminue 
sensiblement  de  cette  dernière  date  à  1693  et  si  la  population 
de  Beaubassin  et  des  Mines  s'accroît  en  des  proportions  encore 
plus  considérables,  c'est  que  Port  Royal,  essaimant  déjà,  ré- 
pandait au-dehors  son  surplus  de  jeunesse;  trop  à  l'étroit  sur 
leurs  deux  rivières  que  défendaient  mal  un  fort  délabré  et  une 
garnison  insuffisante,  ses  habitants  allaient  chercher  plus 
loin  des  terres  plus  vastes,  plus  fertiles,  moins  accessibles  à 
l'ennemi;  la  petite  colonie  de  500  âmes  se  faisait  métropole. 

Au  fond  de  la  Baie  française,  Aulnay,  en  ses  voyages  d'ex- 
ploration, avait,  en  effet,  découvert  d'immenses  terres  d'allu- 
vion.  Son  chirurgien,  Jacob  Bourgeois  ne  les  avait  pas  oubliées  : 
vers  1672,  chargé  de  famille,  (il  avait  une  dizaine  d'enfants), 
il  s'en  fut,  malgré  son  âge,  après  avoir  réalisé  une  partie  de  ses 
terres  de  Port  Royal,  tenter  fortune  avec  ses  deux  aînés  dans 
le  fond  septentrional  de  cette  Baie  :  là,  en  un  lieu  appelé  Chi- 
gnitou  ou  Chignecto,  il  fonda  un  établissement  mi-agricole 
mi-commercial;  deux  gendres  suivirent;  puis  deux  beaux- 
frères  de  l'un  d'eux;  puis  un  autre  colon;  si  bien  qu'en  1676, 
(24  oct.)  quand  le  gendre  de  Nicolas  Denys,  le  sieur  Michel 
Le  Neuf  de  la  Vallière,  obtint  en  cette  région  le  fief  de  Beau- 
bassin  de  dix  lieues  de  front,  il  dut  reconnaître  les  droits  de  ces 
premiers  occupants,  s'entendre  avec  eux,  et,  enfin,  végétant, 
leur  céder  la  place  (1687).  «  Depuis  quinze  ans,  le  sieur  de  la 
Vallière  n'y  tient  plus  ni  feu  ni  lieu,  écrit  Desgoutins.  le  20  oct. 
1702;  ce  fut  feu  Jacob  Bourgeois  qui  y  mena  les  premiers  co- 
ions,  alors  que  le  chevalier  de  Grandfontaine  commandait  à 


176  LES  ORIGINES 

Pentagoët,  et  Pierre  Arseneau  en  mena  d'autres  quelque  temps    ^ 
après  ».  Les  colons  canadiens  de  la  Vallière  épousant  des  Aca-    .• 
diennes,  il  en  résulta  un  double  lien  entre  l'Acadie  et  le  Canada  ;    l 
car  c'est  par  là,  par  le  court  portage  de  Chédaïque,  que,  à     ,■ 
défaut  de  la  longue  voie  de  terre  du  Saint-Jean,  on  commu- 
niquait le  plus  souvent,  en  été  surtout,  d'un  pays  à  l'autre. 
C'est  par  cette  voie  qu'en  1686  l'intendant  de  Québec,  M.  de    ' 
Meulles  vint  visiter  Port  Royal.  Chemin  faisant,  il  y  constata    t 
la   prospérité  du   nouvel   établissement  :  «  sur  de  petites  émi--« 
nences  »,  il  compta  «  22  habitations,  ayant  chacune  trois  ou 
quatre  corps  de  logis,...  douze  à  quinze  bêles  à  cornes,  autant 
de  porcs  et  de  bêtes  à  laine  )),le  toutentouré  d'immenses  prai- 
ries qu'on  endiguait.  «  C'est  un  lieu  pour  y  faire  de  grandes 
nourritures  de  toutes  sortes  de  bestes  »,  dit  Perrot  à  la  même 
date.  Le  recensement  de  1686  attribue  déjà  à  ces  127  habitants 
426  arpents  de  terre  cultivée,  236  bêtes  à  cornes.  189  porcs  et 
111  moutons; celui  de  1698. (malgré  les  déprédations  deChurch) 
à  178  habitants,  352  bêtes  à  cornes, etc..  \'ers  1686  vint  un 
prêtre  de  Québec,  le  sulpicien  Claude  Trouvé,  et  fut  bâtie  la 
première  église.  En  1707,  la  population  s'élevait  à  270  âmes. 
Or,  dès  1698,  le  vieux  meunier  Thibaudeau,  de  laPrée  Ronde, 
en  amont  de  Port  Royal,  narguant  ses  67  ans,  était  venu  avec 
ses  quatre  fils  et  un  de  leurs  camarades  fonder  en  face  de  Beau- 
bassin,  à  Chipody,  un  établissement  rival  qui  dès  1707  comp- 
tait 57  habitants.  Bien  que  «  cette  région,  dira  Mascarène  en 
1720,  ait  du  blé  en  abondance  et  plus  de  bétail  qu'aucune  au- 
tre, les  habitants  s'y  adonnent  plus  que  d'autres  à  la  chasse  et 
au  trafic,  parce  que  leur  situation  près  de  l'isthme  s'y  prête 
mieux.  » 

Vers  l'Est,  au  fond  de  la  Baie  Française,  à  vingt-cinq  lieues 
de  Port  Royal  s'ouvrait  le  vaste  Bassin  des  Mines,  ainsi  dénom- 
mé à  cause  de  mines  de  cuivre  qui  servirent  bientôt  à  faire  cuil- 
lers et  outils.  Vers  1680,  un  ancien  tailleur  de  Port  Royal,  d'o- 
rigine écossaise.  Pierre Melanson,  dit  La  Verdure,  qui,  né  en 
1632du  tuteurdes  enfants  d'Aulnay  et  mari  d'une  Marguerite 
d'Entremont,  avait  été  major  des  troupes  en  1694,  s'en  alla. 


LE  PEUPLE  ACADIEN  177 

lui  aussi,  avec  sa  femme,  ses  sept  enfants  et  un  engagé,  s'éta- 
blir au  beau  milieu  des  plus  riches  terres  d'alluvion  de  tout  le 
pays,  à  la  Grand'Prée,  ce  site  devenu  si  fameux  dans  l'histoire 
et  dans  la  poésie.  Bientôt,  chef  de  la  milice,  il  devint  l'intermé- 
diaire habituel  entre  le  gouverneur  et  les  habitants,  vécut  cen- 
tenaire et  y  prospéra  si  bien  qu'en  1732,  son  testament  donna 
lieu  à  force  contestations.  Puis  vint,  un  peu  plus  tard,  se  fixer 
dans  une  autre  région  du  même  bassin  à  la  rivière  Saint- 
Antoine,  un  jeune  homme  de  vingt-six  ans,  Pierre  Terriau,  en 
compagnie  de  six  ou  sept  parents  ou  amis,  tous  jeunes  et  ma- 
riés, entre  autres  René  Leblanc  (le  futur  notaire),  Claude  et 
Antoine  Landry;  en  1685,  ils  étaient  déjà  trente-cinq  répar- 
tis  en   sept   familles. 

Les  habitants  sont  des  jeunes  gens  bien  faits  et  laborieux, 
confirme  Mgr  de  Saint- Vallier  en  juillet  1686,  qui  sont  sortis  de 
Port-Royal  comme  ceux  de  Beaubassin  pour  dessécher  leurs 
marais.  J'employai  un  jour  entier  à  contenter  leur  dévotion; 
le  matin  je  fus  occupé  à  les  exhorter,  à  les  confesser  et  à  les  com- 
munier à  ma  messe,  et  l'après-midi  à  baptiser  quelques  en- 
fants et  à  terminerdes  divisions  et  des  procès.  Ils  me  pressèrent 
en  partant  de  leur  donner  un  prêtre  et  ils  me  promirent  non 
seulement  de  le  nourrir,  mais  encore  de  lui  bâtir  une  église  et  un 
presbytère  dans  une  île  appartenant  à  l'un  d'eux  «.  «  Le  dit 
Thériot,  ajoute  Desgoutins  (9  sept.  1694)  est  le  plus  considérable 
des  Mines,  dont  il  est  comme  le  fondateur,  ayant  avancé  presque 
tous  ceux  qui  y  sont  venus  s'habituer,  sa  maison  étant  l'asile  de 
toutes  les  veuves  et  orphelins  et  gens  nécessiteux  ». 

La  Vallière  émit  sur  ces  terres  des  prétentions  injustifiées; 
l'intendant  de  Meulles  intervint  efficacement  et  les  habitants 
reconnurent  pour  suzerain  Alexandre  de  Belle-Isle  qui  ne  fit 
rien,  du  reste,  que  percevoir  ses  redevances  censitaires.  Le 
sol,  une  fois  endigué,  se  montra  tellement  fertile,  que  les  vieilles 
familles  de  Port  Royal  ne  purent  plus  retenir  leurs  enfants; 
ils  voulaient  tous  aller  en  ce  pays  de  Cocagne;  il  y  en  eut  bien- 
tôt à  la  rivière  aux  Canards,  à  la  rivière  des  Gaspereaux  (nom 
d'un  poisson),  à   la  rivière  des  Vieux  Habitants,  à  Pisiquid. 


178  LES  ORIGINES 

«  Plus  de  quarante  jeunes  gens,  dit  un  rapport  de  1690,  sont 
allés  s'établir  à  Beaubassin  et  aux  .Mines  :  ce  qui  causait  du 
<^hagrin  aux  pères  et  mères  de  se  voir  abandonnés  de  leurs 
enfants  ».  «  Les  marais  étant  tous  occupés  à  Port  Royal,  dit 
Perrot  (1686),  la  jeunesse...  s'en  est  allée  comme  essaim  à  tiois 
lieues  de  là, en  un  lieu  appelé  les  Mines.  Un  des  nouveaux  habi- 
tants y  a  fait  un  moulin  à  eau  de  son  propre  génie.- Il  y  a  com- 
munication de  là  avec  Port  Royal  en  trois  jours  par  terre.  » 
En  1702,  sept  cents  toises  de  marais  étaient  déjà  endiguées. 
En  1686  il  y  avait  aux  Mines  10  familles  comptant  57  âmes; 
en  1689,  31  en  comptant  164;  en  1693.  57  en  comptant  307: 
en  1703,  61  en  comptant  4"21  ;  en  1707,88  en  comptant481  !  Dès 
1688.  Tévêque  de  Québec  envoya  aux  Mines  le  premier  prêtre, 
l'abbé  Jean  Baudoin,  puis  le  sulpicien  Louis  Geoffroy  qui,  en 
1689, bâtit  la  première  église  paroissiale  Saint-Charles  et  fonda 
la  première  école.  Puis  vinrent  les  abbés  Buisson  de  Saint 
Cosme  et  Guay,des  missions  étrangères. et  en  1703  des  récollets, 
de  la  province  de  Saint  Denis,  en  1702  le  père  Bonaventure 
Masson  qui.  après  les  dégradations  de  Church.  reçut  du  roi  de 
France  un  ornement  complet  pour  son  église  (calice,  ciboire  et 
ostensoir  en  argent)  et  en  1715  le  Père  Félix  Pain  qui  a  ser- 
vi à  Longfellow  de  prototype  pour  son  Père  Félicien  dans 
Evangeline..  Enfin,  au  fond  même  du  Bassin  des  Mines,  s'éta- 
blit en  1686  le  tisserand  Mathieu  Martin  ;  son  exploitation  pros- 
péra si  bien,  elle  aussi,  que,  comme  il  était  le  «  premier  né  en 
Acadie  ».  on  l'anoblit  le  28  mars  1689;  «  tisserand  par  la 
grâce  de  Dieu  et  seigneur  par  la  grâce  du  Roy  »,  il  devint 
ainsi  Martin,  sieur  de  Saint-Mathieu,  en  son  fief  d'Ouccobé- 
gui  (Cobeguid)  de  deux  lieues  de  profondeur  (en  face  de  la  ri_ 
vière  Chicabénacadi)  avec  droits  de  chasse,  de  pêche  et  de 
traite.  Quand  il  mourut  vers  1733,  le  sous-gouverneur  Arm- 
«trong  contesta  les  clauses  de  son  testament.parce  qu'il  s'était 
montré  hostile  à  la  domination  anglaise.  En  1693,  trois  autres 
familles  s'étaient  jointes  à  la  sienne;  en  1707,  ils  étaient  81; 
en  1714,  175. 

Dès  lors,  «  les  Mines,  écrit  Dièreville,  fournirent  plus  de  blé 


LE  PEUPLE  A    C    A    D    I    E    N  179' 

que  tout  le  reste  du  pays;  ««  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  toute 
la  colonie,  »  ajoute  un  autre;  «  700  à  800  barriques  par  an  » 
précise  Brouillan  en  1700.  «  Cet  endroit,  dira  Mascarène  en 
1720,  pourrait  devenir  le  grenier,  non  seulement  de  cette 
province,  mais  aussi  des  gouvernements  voisins.  Une  prairie- 
de  près  de  quatre  lieues  y  produit  d'excellent  blé  ».  Toute  cette 
riche  région  endiguée  rappelait  à  l'ingénieur  Jacau  de  Fiedmont 
les  polders  de  Flandre.  Ainsi,  l'équilibre  se  trouvait  rompu  en 
Acadie  :  en  1707,  alors  que  Port  Royal  n'avait  plus  que  554 
habitants,  le  bassin  des  Mines  en  comptait  659  et  Beaubassin 
avec  Chipody  325.  Toute  l'activité,  en  même  temps  que  toute 
la  jeunesse,  passait  de  l'entrée  de  la  Baie  Française  en  son 
fond;  Port  Royal  n'était  plus  qu'une  vieille  capitale  officielle^ 
avec  son  gouverneur,  sa  garnison,  son  vieux  fort  et  ses  vieilles 
familles.  Très  tôt  Beaubassin  et  les  Mines  eurent,  outre  leurs 
prêtres,  leur  milice.  En  1690,  après  la  prise  de  Port  Royal. 
«  les  Anglais,  est-il  dit,  n'osèrent  pas  aller  à  Beaubassin  et  aux 
Mines  où  domine  la  jeunesse.  » 

Dès  la  fin  du  régime  français  on  dénombre  à  part  les  divers 
groupements  des  Mines  :  à  la  Grand'Prée,  49  ménages  (285 
âmes),  à  Gaspareau,  5  (108  âmes),  aux  Habitants  25  (108), 
aux  Canards  11  (77  âmes),  à  Vieux  Logis  5  (35  âmes) 
goit  95  ménages  et  540  âmes.  Mais  Piziquid,  à  15  milles  de  la 
Grand'Prée,  comptait  déjà  344  âmes  en  53  ménages  et  Cobe- 
guid  156  en  24,  soit  en  tout  1.040  habitants  en  172  ménages. 
Bientôt  furent  érigés  en  paroisse,  Piziquid,  la  Rivière  aux- 
Canards(Saint-Joseph),  Cobeguid  (Saint-Pierre  et  Saint-Paul)  ; 
et  Piziquid  dut  même  se  subdiviser  en  Notre-Dame  de  l'As- 
somption et  la  Sainte-Famille.  Comme  on  estime  en  1713  à 
2.528  la  population  acadienne  qui  n'était  en  1671  que  de  392. 
on  constate  qu'en  42  ans  de  régime  français,  malgré  guerres 
et  disettes,  cette  population  avait  plus  que  sextuplé.  Or,  ce 
fut  une  «  loi  d'accroissement  »,  même  sous  la  domination  an- 
glaise,qu'en  dépit  d'émigrations  et  de  persécutions  elle  doubla 
tous  les  seize  ans.  Peut-être  n'est-il  pas  dans  les  temps  moder- 
nes de  plus  bel  exemple  de  fécondité  humaine,  si  ce  n'est  ce- 


180  LES  ORIGINES 

lui  des  Boers  avec  lesquels  nos  Acadiens,  ont  du  reste,  plus 
d'un  trait  de  ressemblance.  Les  Acadiens  ont  donc  éloquem- 
ment  démenti  le  faux  et  funeste  adage  de  Montesquieu.  «  L'ef- 
fet des  colonies  est  d'affaiblir  le  pays  d'où  on  les  tire,  sans  peu- 
pler ceux  où  on  les  envoie.  »  Les  Acadiens  ont  peuplé  leur  Aca- 
die  sans  affaiblir  la  France,  et  ils  l'auraient,  au  contraire, agran- 
die et  enrichie  si  elle  l'avait  bien  voulu. 

A  quel  titre  ces  Acadiens  possédaient-ils  leurs  terres?  Ils 
étaient  ou  seigneurs  ou  censitaires,  tout  le  pays  étant  depuis 
1674,  déclaré  «  domaine  du  roi  ».  En  reprenant  possession  de 
l'Acadie,  Colbert  avait,  avons-nous  vu,  renoncé  au  système 
des  grandes  concessions  territoriales,  qui  avait  échoué  tant  par 
l'incapacité  des  grandes  compagnies  que  par  l'impuissance 
des  particuliers,  fussent-ils  un  Poutrincourt  ou  un  Aulnay.  Le 
système  des  petites  concessions  de  quelques  lieues  carrées, 
mieux  proportionnées  aux  efforts  individuels,  sembla  plus 
pratique.  Ainsi,  les  Le  Borgne,  qui  en  1657  avaient  reçu  «  tou- 
tes les  terres  situées  depuis  la  Baie  \'erte  jusquà  la  Nouvelle 
Angleterre  ».  durent  en  1667  se  contenter,  «  pour  trois  ans, 
des  terres  situées  de  la  rivière  Verte  à  celle  des  Mines  et  dix 
lieues  de  profondeur,  l'ancienne  concession  étant  reconnue  trop 
étendue.  »  Il  est  vrai  que  l'héritier  direct  d'Emmanuel  Le  Bor- 
gne, qui  prit  le  titre  de  sieur  de  Belle-Isle,  resta  le  seigneur  au 
moins  titulaire  de  Port  Royal  et  des  Mines  (13  mai  1686)  et 
qu'au  Cap  de  Sable  les  Miusd 'Entremont  demeurèrent  en  posses- 
sion de  la  baronnie  de  Pobomcouq  que  Latourleur  avait  con- 
cédée. 

Puis,  sur  l'initiative  de  Colbert,  une  vingtaine  de  petites 
seigneuries  furent  constituées,  dont  les  principales  sont  celles 
de  Lemoyne  d'Iberville  à  Ristigouche  (1690),  de  Louis  d'A- 
mours, sieur  de  Chauffour,  à  Ritchibouctou,  (1684),  de  Denys 
de  Fronsac,  petit-fils  de  Nicolas  Denis,  à  Miramichi  (1687),  de 
Leneuf  de  la  Yallière  à  Chignitou  ou  Beaubassin  (1676),  de 
Villieu  à  Chipody  (1700),  du  baron  de  Saint-Castin  à  Penta- 
goët,  de  Martin  d'Arpentigny  (mari  de  JeannedeLatourjàlari- 


LE  PEUPLE  ACADIEN  181 

vière  Saint-Jean,  (1672),  de  Joybert  deSoulangesâ  Nachouac 
et  au  fort  de  Jemseck  (1676),  de  Mathieu  d'Amours,  sieur  de 
Preneuse,  entre  Jemseck  et  Naxouat  (1684),  de  René  d'Amours, 
sieur  de  Clignancourt  à  Médoctet  sur  les  deux  rives  du  Saint 
Jean  (1684),  de  Lotbinièresur  la  rivière  de  Sainte-Croix,  (1695) 
de  Lamothe-Cadillac  au>^  Monts  Déserts  (1690),  etc..  Tous  ces 
fiefs  en  terre  continentale  étaient  de  la  mouvance  de  Québec. 
D'autres  roturiers  que  Martin  de  Saint-Mathieu  furent  ano- 
blis par  l'octroi  de  pareils  fiefs.  Parmi  les  nombreuses  censives, 
il  suffit  de  relever  les  noms  de  Pierre  Chenest,  sieur  du  Breuil, 
sur  le  petit  Naxouat  (1689),  de  Vincent  de  Saint-Castin  à  Jem- 
seck, (1689)  de  Desgoutins  à  la  Rivière  Saint-Jean  (1695)...; 
ils  étaient  légion.  Les  censitaires  n'avaient  pas  d'autres  char- 
ges que  de  faibles  redevances  versées,  soit  aux  seigneurs,  soit 
à  la  couronne,  et  des  dîmes  prélevées  pour  les  frais  du  culte 
(  «  le  27^  de  leur  récolte  »,  dit  Halibutron)  Colbert.  avait  défen- 
du d'augmenter  ces  dîmes  et  redevances,  de  troubler  les  ha- 
bitants dans  la  possession  de  leurs  terres,  dans  leur  commerce 
et  dans  leur  pêche.  Aussi,  bien  c[ue  les'concessions  fussent  «  trop 
grandes  «  au  gré  de  Perrot  (16821  et  «  mal  faites  »  au  gré  de 
Menneval  (1688'),  ces  paysans  d'Acadie,  moins  tracassés  et 
moins  obéré-^  que  ceux  de  France,  ne  pouvaient,  encore  à  ce 
p^ùnt  de  vue,  ([ue  s'estimer  heureux  sur  leurs  bonnes  et  amples 
terres  et  y  largement  prospérer. 


III.  —  Mœlt.s  acadiennes. 

4'ous  ces  droits  de  possession  p('nibl('ment  acquis,  tous  ces 
rudes  labeurs  de  colonisation  attachaient  de  plus  en  plus  fer- 
mement les  Acadiens  à  une  terre  généreuse  qui  devenait  la 
patrie  de  leurs  enfants.  Mais,  tout  en  se  faisant  de  plus  en  plus 
agriculteurs  pendant  la  belle  saison,  bon  nombre  d'Acadiens 
n'en  redevenaient  pas  moins  volontiers, pendant  les  quatre  ou 
cinq  mois  de  gel  et  de  neige,  pêcheurs  et  chasseurs,  comme  au 
temps  des  Biencourt  et  des  Latour.  Ce  pays,  qui  est,  avons- 


182  LES  ORIGINES 

nous  dit,  lun  des  plus  giboyeux  et  poissonneux  qui  soient  ai/ 
monde,  offrait  tant  d'attraits  à  leur  humeur  sportive  1  Pour 
ne  parler  que  du  plus  gros  gibier,  c'était, en  octobre  et  novem- 
bre la  chasse  au  castor  et  à  l'orignal,  sorte  d'élan;  en  novem- 
bre, le  massacre  sur  la  glace  des  plioques  alors  appelés  veaux 
marins,  ou  l'affût  pour  l'ours  et  la  loutre;  en  janvier,  le  loup- 
de  mer  remontait  les  rivières;  en  février  et  mars  on  traquait 
le  caribou  et  autres  cerfs;  en  mars,  abondait  festurgeon  et  le 
saumon  et,  en  toute  saison,  la  morue.  En  1701,  un  certain  Pierre- 
Landry'  avait  organisé  une  véritable  entreprise  de  pêcheries  qui 
rivalisait  avec  celle  des  Entremont  à   Pobomcoup,   et  Port 
Royal  n"avait  cessé  d'être  uncentre  important  de  pelleteries  que 
ravitaillaient  les  Micmacs  et  les  coureurs  des  bois.  Il  y  avait,  n 
vrai  dire,  bien  d'autres  postes  de    traite,  plus  ou  moins  forti- 
fiés, aux  embouchures  des  fleuves,  aux  confluents  des  riviè- 
res, aux  croisements  des  pistes  indiennes;  tels,  sur  le  conti- 
nent, les  établissements  de  Latour  sur  le  Sain! -Jean,  de  iVico- 
las  Denys  à  Miscou  et  Nepisiguit,  de  Fronsac  à  Miramichi,  de 
la  Vallière  à  Beaubassin. 

Peu  à  peu,  toutefois,  avec  les  progrès  naissants,  s'imposa 
l'inévitable  loi  de  la  division  du  travail  :  la  sélection  d'Abel  le 
chasseur  et  de  Gain  le  laboureur.  Alors  que  la  plupart  des  co- 
lons primitifs,  sociables,  sédentaires  et  laborieux,  se  plaisaient 
au  foyer  de  leur  ferme  devenue  confortable,  d'autres,  (ceux 
surtout  des  groupements  isolés  et  lointains),  plus  instables, 
plus  indociles,  plus  avides  de  nouveauté  que  de  sécurité,  quit- 
taient les  villages,,  s'en  allaient  en  compagnie  de  «  capitaines 
des  sauvages  »,  les  Saint-Castin,  les  Damours,  les  Chauffour, 
vivre  dans  les  forêts  la  vie  d'aventures,  se  livrer  dans  les  «  ca- 
barets rouges  »  à  la  troque  des  fourrures,  cohabiter  avec  les 
Peaux-Rouges,  boire  avec  eux  force  rasades  d'âpre  eau-de-vie, 
(bien  que  la  vente  en  fût  souvent  interdite,)  se  délecter  en  de 
fades  «  repas  de  chien  »  sans  sel  ni  poivre.  Quelques-uns.  à 
vrai  dire,  épousant  des  squaws,  s'abandonnèrent  encore  plus 
complètement  à  la  vie  sauvage,  gaspillant  ainsi  leur  rude  éner- 
gie en  de  vains  efforts,  finissant  en  déclassés,  «  enfants  perdus  >: 


LE  PEUPLE  ACADIEN  183 

pour  toute  civilisation.  Aussi  la  «  course  dans  les  bois  »  fut-elle 
de  plus  en  plus  déconseillée  par  les  prêtres  comme  par  les  gou- 
verneurs :  «  Mieux  vaut  moins  s'occuper  de  chasse  et  de  traite, 
disait  un  rapport  de  1696,  et  plus  d'agriculture  ».  On  dut  donc 
admonester  tout  concessionnaire  qui,  pour  la  troque,  négli- 
geait ses  terres;  bien  des  concessions,  faute  d'exploitation,  fu- 
rent annulées.  Du  reste,  le  temps  travaillait  contre  cette  dé- 
perdition de  forces  sociales  :  car  les  profits  de  la  traite  ne  ces- 
saient d'aller  en  diminuant.  Tandis  qu'à  l'origine  le  naïf  sau- 
vage échangeait  une  peau  de  castor  contre  une  aiguille,  un 
grelot,  un  miroir  de  fer  blanc,  il  devint  à  la  longue  plus  exi- 
geant; le  castor  finit  même  par  n'être  plus  une  avantageuse 
«  monnaie  d'échange  »,  lorsqu'en  1695  se  trouva  constituée  une 
réserve  de  quatre  millions  de  livres  qui  ne  pouvait  plus  s'écouler 
qu'en  dix  ans.  Ainsi  déchut,  en  1674,  la  Compagnie  des  Indes 
Occidentales,  dont  les  droits  exclusifs  ne  persistèrent  que  sur 
<îertains  points.  N'empêche  qu'en  temps  de  guerre,  trappeurs 
et  métis  nous  rendirent  de  fiers  services  :  intermédiaires  et 
même  interprètes  entre  nos  officiers  et  les  sauvages,  ils  devin- 
rent les  chefs  naturels  des  tribus  auxquelles  ils  s'étaient  joints 
et,  les  encadrant,  ils  les  menèrent  hardiment  et  mainte  fois 
victorieusement  au  combat  contre  les  Anglais;  trop  souvent 
aussi  ils  les  menèrent  en  territoire  ennemi  à  des  pillages  sans 
scrupules  et  à  des  massacres  sans  pitié  qu'ils  expièrent  dure- 
ment. 

Quant  à  la  grande  pêche  sur  les  bancs  et  le  long  de  la  côte 
atlantique,  elle  était  en  quelque  sorte  réservée  aux  pêcheurs  du 
dehors  qui  en  exportaient  les  produits  aux  populations  ca- 
tholiques de  l'Europe  et  des  Iles.  Malheureusement,  comme 
nous  l'avons  mainte  fois  signalé,  nos  pêcheurs  basques,  bre- 
tons et  normands  ne  cessèrent  d'être  menacés  en  leur  mono- 
pole par  l'àpre  rivalité  britannique;  malgré  nos  droits  ex- 
clusifs,les  navires  bostonais  venaient  de  plus  en  plus  nombreux, 
dès  le  petit  printemps, jusqu'à  Canseau  rafler  cette  riche  manne 
demer  qu'était  la  morue.  Il  n'en  coûtait  guère,  en  effet,  à  la 
-conscience  de  ces  trafiquants  puritains  des'enrichir  par  la  vente 


184  LES  ORIGINES 

aux  papistes  de  cet  odieux  mets  de  carême.  Et  puis,  il  y  eut 
longtemps  le  gênant  monopole  de  la  Compagnie  de  Pêche  Sé- 
dentaire, dont  le  siège  à  Chedabouctou  commandait  le  dé- 
troit de  Canseau.  La  mer  n'en  eut  pas  moins  ses  aventuriers 
acadiens. D'aucuns,  non  moins  flibustiers  parfois  que  pêcheurs. 
se  risquaient  fort  loin  sur  leurs  méchantes  barques  pontées. 
Pendant  la  paix,  ils  allaient,  frustes  armateurs,  vendre  à  Bos- 
ton et  jusqu'aux  Antilles  denrées,  bestiaux,  toisons,  pellete- 
ries, et  s'en  revenaient  en  contrebandiers  troquer  sous  le 
manteau  métaux,  outils,  armes  et  munitions  au  grand  dam 
des  fonctionnaires  français,  fort  marris  d'être  ainsi  «  appro- 
visionnés par  nos  amis  les  ennemis  ».  Pendant  la  guerre,  ils 
s'armaient  en  corsaires  intrépides  et,  de  leur  repaire  de  Port 
Royal,  couraient  sus  à  l'Anglais  dont  ils  ruinaient  le  com- 
merce en  Nouvelle  Angleterre.  Ainsi,  par  le  négoce,  la  course 
ou  l'exploitation  de  domaines  grandissants,  s'édifiaient  quel- 
ques fortunes,  comme  celles  des  Nicolas  Gautier  et  des  Joseph 
Leblanc,  qui  devaient  plus  tard  si  énergiquement  résister  à  la^ 
domination  anglaise.  A  l'écart,  en  leur  manoir  fortifié  de 
Pobomcoup,  le  clan  à  demi-barbare  des  Entremont  vivait  de- 
pêche  et  de  chasse  bien  plus  que  de  culture  régulière. 

En  somme,  c'étaient  là.  de  rares  exceptions.  La  plupart  des 
Acadiens  restaient  de  simples  paysans  attachés  à  leur  glèbe 
féconde,  non  pas  pauvres,  à  vrai  dire,  puisqu'ils  ignoraient 
presque  l'usage  de  l'argent,  mais  sans  fortune;  ils  se  conten- 
taient de  vivre  largement  du  fruit  de  leurs  labeurs. 


Là  le  riche  était  pauvre  en  son  honnêteté, 
Et  le  pauvre  ignorait  ce  qu'est  la  pauvreté 


I 


«  Pour  l'argent,  dit  Perrot  (1686),  ils  n'en  ont  point  et  le  con- 
naissent très  peu  :  ce  qui  fait  que  ni  l'avarice  ni  l'ambition  n'ont 
encore  beaucoup  d'entrée  chez  eux  ».  Ainsi,  ajoute-t-il,  «  la 
dot  de  mariage  ne  passe  guère  "20  à  "2.0  livres  en  denrées.  Quand 
elle  est  plus  forte,  on  y  ajoute  un  lit  de  plume;  ce  sont  là  les 
plus  opulentes.  Ils  se  mettent  si  peu  en  peine  de  toutes  ces  choses 


LE  PEUPLE  ACADIEN  185 

<jue  leur  contrat  ne  se  fait  guère  que  six  mois  ou  un  an  après 
la  consommation  du  mariage  ».  De  même,  «  quand  père  et  mère 
sont  sur  l'âge  et  qu'ils  ont  des  enfants  mariés,  ils  leur  cèdent  tout 
l'héritage,  à  condition  qu'ils  soient  nourris  et  entretenus 
leur  vie  durant  et  qu'ils  paient  à  leurs  frères  et  sœurs  leur  part 
qui  n'est  cju'à  proportion  du  bien;  quekiuefois,  c'est  l'aîné, 
tantôt  le  cadet,  ils  n'y  prennent  pas  garde;  c'est  d'ordinaire 
■celui  qui  s'accommode  le  mieux  avec  le  père  et  la  mère  ». 

Ainsi,  presque  tous  égaux  entre  eux,  complaisants  échan- 
jgeurs  de  produits  et  de  corvées  agricoles,  les  Acadiens  prati- 
quaient une  sorte  de  communisme  spontané  que  seules  ren- 
■daient  possible  l'abondance  de  leurs  terres  et  la  solidité  de 
leurs  vertus.  Ayant  mêmes  mœurs  et  mêmes  sentiments,  ils 
se  trouvaient  d'ordinaire  unanimes.  «  L'intérêt  de  la  postérité, 
dit  le  pasteur  Hugh  Graham,  l'emportait  toujours  chez  eux 
:sur  l'intérêt  personnel.  »  Sur  l'ample  concession  censitaire  qui 
lui  était  octroyée,  le  chef  de  famille  vivait,  entouré  de  ses  en- 
fants et  petits-enfants,  en  un  groupement  patriarcal  qui  du- 
rait souvent  plusieurs  générations  et  s'appelait,  par  exem- 
ple, le  village  des  Héberts,  le  hameau  des  Richards,  la  Prée 
■des  Bourgs,  le  Pont  aux  Buots,  la  butte  à  Mirands,  etc.. 

Là,  «  dit  le  Mémoire  de  1762,  ils  vivaient  comme  les  anciens 
patriarches  au  milieu  de  leurs  troupeaux  dans  l'innocence  et 
l'égalité  des  premiers  siècles...  Leur  commerce  restait  proportion- 
né à  leurs  besoins,  et  leurs  besoins  étaient  aussi  simples  que  leurs 
mœurs  frugales  ».  «  Leur  communauté  ressemble  à  une  grande 
iamille,  confirme  un  étranger,  Moorson.  Que  parmi  eux  la  veuve 
reste  seule,  sans  soutien,  ses  voisins  s'unissent  pour  cultiver 
son  champ,  récolter  sa  moisson,  couper  son  bois.  Les  secondes 
noces  se  voient  rarement.  Les  orphelins  sont. toujours  reçus  dans 
les  familles  de  leurs  parents  ou  de  leurs  amis  qui  ne  font  aucune 
différence  entre  eux  et  leurs  propres  enfants  ».  «  Les  pauvres 
d'un  village,  dit  un  autre,  étaient  soutenus  par  le  reste  des  habi- 
tants :  on  se  les  passait  comme  du  pain  bénit  ».  Des  jeunes  gens 
se  mariaient-ils,  ditBrooke  Watson,  «  tout  le  village  s'employait 
à  établir  les  nouveaux  mariés  :  on  leur  bâtissait  une  maison, 
•on  défrichait  un  morceau  de  terre  suffisant  à  leur  entretien 
immédiat,  on  leur  fournissait  du  bétail,  des  porcs,  des  volailles, 


186  LES 


ORIGINE 


et  la  nature, secondée  par  leur  propre  industrie. les  mettait  bien- 
tôt à  mèiiie  d'aider  les  autres  ».  Ainsi  «  ils  allaient  au-devant  des- 
besoins les  uns  des  autres  avec  une  bienveillante  libéralité  :- 
ilsn'exigeaient  pointd'intérêt  pour  desprêts  d'argent  ou  d'autres- 
propriétés  [Pierre  Terriau,  par  exemple,  fournit  du  blé  sans-, 
intérêt  à  ses  associés  des  Mines].  Ils  étaient  humains  et  hospita- 
liers à  l'égard  des  étrangers  ».  {Arch.  Aff.  éir.  Corr.  pol.  Angl. 
vol.  448,  f.  218-220). 

Leur  honnêteté  foncière  ignorait  à  tel  point  la  méfiance 
qu'ils  ne  faisaient  usage  ni  de  clefs  ni  de  serrures  et  c[ue,  pai 
un  temps  chaud,  ils  déposaient  leurs  vêtements  le  long  deiî 
routes  pour  les  reprendre  au  retour.  «  Gens  d'un  naturel  doux] 
dit  en  1680  l'abbé  Petit,  curé  de  Port  Royal,  il  n'y  a  parmi 
eux  ni  jurements  ni  ivrognerie.  »  «  On  découvre  rarement  chei 
eux,  dit  un  autre,  des  idées  de  malice  et  de  vengeance.  » 

Au  cours  de  leurs  longs  loisirs  d'hiver,  Acadiens  et  AcaJ 
diennes  se  livraient  à  tous  les  métiers  que  les  dures  nécessités 
de  l'isolement  imposaient  à  leurs  mains  ingénieuses.  En  1688J 
par  exemple,  Menneval  avait  vainement  demandé  à  la  métro- 
pole des  ouvriers  de  toute  sorte. 

«  Les  habitants  de  l'Acadie  sont  fort  industrieux  et  adroits 
à  toutes  choses,dit  Perrot  (  1686),la  nécessité  les  ayant  contraints 
à  le  devenir.  Ils  font  eux-mêmes  ce  qui  leur  est  nécessaire  dans 
le  domestique;  chaque  particulier  qui  avait  quelque  idée  se 
l'étant  communiquée  de  l'un  à  l'autre,  ils  s'en  sont  utilement 
servis  dans  l'occasion,  assez  pour  se  conserver  et  maintenir  jus- 
qu'à présent  sans  le  secours  de  la  France  et  pour  pouvoir  dans 
la  suite  se  fortifier  pour  peu  qu'on  les  assiste. Ils  sont  tisserands, 
maçons,  charpentiers,  menuisiers,  taillandiers,  font  des  bâti- 
ments  pour  aller  le  long  des  côtes  [une  frégate  même,  avons-nous 
vu],  font  des  bas,  des  gants  et  des  bonnets  ». 

En  effet,  ils  se  fabriquaient,  à  la  façon  indienne,  des  sortes 
de  mocassins  de  cuir;  ils  se  façonnaient  de  rares  outils  avec  le 
fer  troqué  contre  leurs  denrées;  ils  se  tissaient  avec  le  lin  de 
leurs  champs,  (qui  abondait  surtout  aux  Mines),  et  avec  la 
jaine  de  leurs  moutons  de  sombres  «  droguets»  que  leurs  fem- 


LE  PEUPLE  ACADIEN  187 

wes  teignaient  en  noir  et  en  vert,  les  seules  couleurs  qu'ils 
pussent  obtenir,  et  qu'elles  ornaient  ensuite  de  fils  rouges 
.arrachés  à  des  étoffes  anglaises.  «  Ces  objets,  dit  le  capitaine 
Brook  Watson,  avec  les  fourrures  d'ours,  de  castor,  de  renard, 
de  loutre  et  de  martre,leur  donnaient,non-seulementle  confort, 
mais  bien  souvent  de  jolis  vêtements  ».  En  un  temps,  à  vrai 
dire,  ils  reçurent  de  la  Gàtine  du  Poitou  de  grosses  étoffes,  en 
échange  de  leurs  pelleteries  qu'on  «  chamoisait  »  à  Niort. 
Ainsi  vêtus  des  mêmes  gros  draps,  les  hommes  se  distin- 
guaient par  leurs  lisières  aux  jambes,  leurs  boucles  de  ruban, 
leurs  nœuds  flottants,  les  femmes  par  leurs  fichus  bordés  de 
teintes  vives  qui  enveloppaient  leur  tête  et  leurs  épaules- 
Il  ne  se  mariait,  disait  un  dicton,  jeune  fille  qui  ne  sût  tis- 
ser paire  de  draps,  ni  jeune  homme  qui  ne  sût  faire  paire  de 
roues,  «  ces  qualités  étant  jugées  indispensables  à  leur  établis- 
;  sèment.  » 

Et  nous  ne  saurions  trop  vanter 

Leur  adresse  et  leur  industrie; 

Sans  avoir  appris  de  métiers. 

Ils  sont  à  tout  bons  ouvriers... 

A  voir  seulement  un  modelle 

Ils  trouvent  tout  aisé  pour  V exécution; 

Loin  de  les  rebuter,  Vouvrage  les  anime. 

En  présence  de  tous  ces  témoignages  daclivité  habile  et 
-variée,  on  se  demande  comment,  en  sa  haine  de  renéf^at  Mas- 
•çarène  a  pu,  en  1720,  accuser  les  Acadiens  d'être  «  peu  labo- 
rieux »,  de  «  mal  améliorer  leurs  terres  »,  de  «  vivre  au  jour 
le  jour  ».  Un  historien  anglais  a,  de  même,  adressé  aux  Aca- 
riens le  non  moins  absurde  reproche  de  ne  pas  avoir  de  «  vé- 
ritables âmes  de  pionniers  ».  Toute  leur  histoire  n'est-elle 
pas  la  preuve  du  contraire?  I\'étaient-ils  donc  [)as  des  pion- 
nier, les  premiers  colons  de  Port  Royal,  de  Beaubassin,  des 
Mines,  de  Cobeguid,  de  Piziquid,  etc.?  La  vérité,  toutefois, 
■est  que,  si  hardiment  qu'ils  s'élançassent  dans  rinconini,  ces 
créateurs  de  premières  «  habitations  »  ne  se  résignaient  pas 


188  LES  ORIGINES 

longtemps  à  l'isolement.  Ils  n'avaient  pas  rhum.eur  sombre, 
ombrageuse,  intolérante  des  puritains  de  la  Nouvelle  Angle- 
terre dont  l'autocratie  théocratique  s'affirmait, plus  farouche, 
dans  la  solitude  des  lieux  sauvages;  non,  ils  avaient  l'hu- 
meur sociable  des  Latins,  l'allégresse  expansive  des  Français, 
l'àme  collective  des  catholiques  :  ils  aimaient  à  unir  leurs  vies, 
leurs  travaux,  leurs  prières.  Leur  site  choisi,  ils  appelaient 
près  d'eux  leurs  parents,  amis,  compatriotes,  et  défrichaient 
ensemble,  s'organisaient  en  commun,  et,  aussitôt  le  groupe 
constitué,  ils  se  bâtissaient  une  église  et  demandaient  un  prê- 
tre. Ainsi,  en  1703,  les  habitants  de  Port  Royal  souscrivirent 
800  livres  pour  la  construction  d'une  nouvelle  église.  Une  fois 
installés,  ils  devenaient  tout  naturellement  sédentaires,  s'é- 
prenant  des  lieux  qu'ils  avaientadaptés  à  eux-mêmes, auxquels 
s'associaient  leurs  vies,  où  grandissaient  et  pullulaient  leurs 
enfants.  Or,  notre  susdit  historien  leur  préfère  le  colon  anglo- 
saxon  qui,  n'ayant  en  vue  que  le  gain,  ne  s'attache  à  rien, 
passe  d'une  exploitation  agricole  à  une  autre,  pourvu  que  la 
dernière  lui  rapporte  davantage,  sème  ses  enfants  au  hasard 
de  ses  déplacements  et  ne  s'arrête  quelque  part,  lorsque  les 
forces  lui  manquent,  que  pour  jouir  d'un  confort  opulent 
peut-être,  mais  généralement  de  mauvais  goût.  De  ces  deux 
conceptions  de  la  vie,  laquelle  implique  le  plus  de  sentiment, 
le  plus  d'affection,  le  plus  de  délicatesse,  l'idéal  le  plus  élevé? 
N'y-a-t-il  pas  au  fond  de  l'une  d'elles  un  matérialisme  vul- 
gaire, une  cupidité  grossière,  un  morne  égoïsme? 

Le  trait  dominant  de  leur  caractère  fut,  toutefois,  dès    l'o- 
rigine, une  énergie  obstinée  :  «  entêté  comme  un  Acadien  »  est 
resté  dans  l'Amérique  du  Nord  un  dicton  populaire.  Il  leur; 
fallait,  en  effet,  une  énergie  peu  commune  pour  fonder,  en 
pays  neuf,  leurs  installations  précaires,  sans  aucune  aide  dej 
l'Etat  en  dépit  même  des  entraves  de  l'administration  et  de-j 
tous  les  obstacles  de  la  nature;  mais  il  leur  en  fallait  plus  en- 
core peut-être,  lorsqu 'après  avoir  fui  dans  la  forêt  devant  lesl 
incursions  anglaises,  ils  retrouvaient  au  retour  leurs  moissons:] 
incendiées,  leurs  troupeaux  massacrés,  leurs  maisons  en  rui-i 


LE  PEUPLE  A    C    A    D    I    E    N  189 

nés,  leurs  digues  rompues,  tout  à  recommencer  comme  au  pre- 
mier jour;  eh  bien  !  ils  recommençaient. 

A  lutter  ainsi  contre  les  hommes  et  les  choses,  ils  avaient  na- 
turellement appris  à  être  «  très  indépendants  de  caractère»,  à 
«  dérider  de  tout  par  eux-mêmes  ».  On  leur  a  même  fait  un 
grief  de  «  vivre  en  vrais  républicains  ».  dit  Brouillan  (1700) 
«  impatients  de  toute  autorité  »,  d'être  «  à  demi  républicains  », 
«  ingouvernables  »,  de  préférer,  comme  les  gens  de  la  Hève 
par  exemple,  métis  mi-chasseurs  mi-pêcheurs,  «  passer  en  pays 
étranger  plutôt  que  de  se  soumettre  à  leur  nation  ».  La  vérité 
est  que,  trop  souvent  mal  gouvernés  ou  nullement  gou- 
vernés, ou  même  lamentablement  sacrifiés,  ils  développèrent, 
jusqu'à  l'excès  peut-être,  l'une  des  plus  viriles  qualités  de 
l'homme,  la  confiance  en  soi.  l'art  de  se  passer  d"autrui.  Com- 
ment ne  pas  admirer,  au  lieu  de  blâmer,  une  vertu  qui  fit  leur 
force  et,  malgré  les  pires  épreuves,  assura  leur  vitalité  natio- 
nale? Les  Anglais  en  surent  quelque  chose  :  «  En  cette  popu- 
ation  entêtée,  se  plaint  Wilmot  (1764),  les  impressions  sont 
.profondes;  il  est  impossible  de  les  faire  disparaître  complè- 
tement ». 

De  cette  obstination  naturelle  provient,  en  effet,  leur  fidèle 
attachement  à  leur  race  comme  à  leur  religion  :  double  base 
solide  d'un  patriotisme  que  prouve  toute  leur  histoire.  Dès 
1708,  le  bon  Dièreville  se  fit  un  devoir  de  célébrer  en  vers  cet 
amour  de  la  patrie,  ce  patriotisme  qui.  pour  n'avoir  pas  encore 
de  nom  français,  n'en  existait  pas  moins  dans  le  cœur  des  Aca- 
diens. 


Cent  fois  la   youvelle  Angleterre.... 

A  voulu  les  soumettre  et  ranger  sous  sa  loy. 

Ils  ont  plutôt  souffert  tous  les  maux  de  la  guerre 

Que  de  vouloir  quitter  le  party  de  leur  Roy. 

De  tous  leurs  bestiaux  le  carnage, 

De   leurs    moissons    le    brûlemenl, 

El  de   leurs   meubles   le  pillage, 
Celait   des    ennemis    le    commun    traitement. 


190  LES  ORIGINES 

Dans  quel  temps  marquaienl-ils  avoir  lanl  de  conslancet 

Dans  le  temps  même  que  la  France 

ye  pouvait  pas  les  soulager. 
Et   qu'on    leur   promettait    une   entière   assistance 

S'ils  avaient   bien    voulu  changer. 
Ils  ne  se  laissaient  pas  aller  à  cette  amorce; 

Ils   ne   voulaient   pas   être    Anglais, 
Et   de   tout   leur   courage   ils  défendaient   leurs   droits; 

Contraints  de  céder  à  la  force. 
Tous  vaincus  qu'ils  étaient,  ils  demeuraient  François... 

Que  de  peuples  réduits  à  leur  extrémité, 
Pour  être  plus   heureux,    auraient   changé  de   maîtres  ! 

Si.  par  la  force  des  choses,  ils  changèrent  de  maîtres,  eux 
ne  changèrent  pas  de  cœur.  «  Au  milieu  des  Anglais,  dit  le 
Mémoire  de  1762,  leurs  vœux  furent  toujours  pour  la  France  ». 
«  Louis  XIV,  disaient-ils,  peut  bien  céder  les  champs  où, 
nous  demeurons;  mais  l'amour  de  la  patrie  ne  change  pas 
par  les  traités  ». 

La  religion  surtout  leur  fut  une  grande  force.  Leur  catho- 
licisme leur  était  d'autant  plus  cher  qu'ils  eurent  davantage 
à  pâtir  des  violences  d'ennemis  protestants.  Et  cette  religion, 
par  ses  pratiques  comme  par  sa  doctrine,  sut  réprimer  en  leur 
nature  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  rude  à  l'excès.  En  leur  so- 
ciété embryonnaire  oîi  la  métropole  n'intervenait  guère  que 
pour  les  gêner,  ils  ne  reconnaissaient  pas  d'autre  autorité; 
morale  que  celle  du  prêtre  et  la  paroisse;  mais  celle-là  était 
pour  eux  toute-puissante. 

A  part  les  deux  prêtres  séculiers  de  Poutrincourt  (abbésj 
Nicolas  Aubry  et  Jessé  Fléché)  et  les  jésuites  de  la  marquise  de 
Ouercheville  (PP.  Biard.  Ouentin  et  Massé),  les  Acadiens 
<^urent  pour  pasteurs  au  début  des  Capucins,  puis  surtoui 
<les  Récollets  des  provinces  d'Aquitaine,  de  Paris  et  d(j 
Bretagne:  Nicolas  Denys  en  accueillit  très  tôt  à  Saint-Pieri 
<le  Népisiguit.  Parmi  eux  se-  distinguèrent  les  PP.  Igna( 
-4't  Balthazar  de  Paris,  au  temi)5  d'Aulnay.  puis  le  Père  Félix 
Pain  (1702-1721)  [prototype  du  Père  Félicien,  d'Ecangetine], 


LE  PEUPLE  ACADIEN  191 

Les  Récollets  ayant  été  chassés  par  Emmanuel  Le  Borgne,  l'A- 
cadie  n'eut  pas  de  1652  à  1664  d'autres  missionnaires  que  les- 
jésuites  qui,  de  1657  à  1662,  vinrent  de  temps  à  autre  à  Ché- 
dabouctou  et  à  la  Baie  des  Chaleurs,  en  particulier  à  Saint 
Charles  de  Miscou;  en  1694,1e  Père  Vincent  Bigot  fonda  la 
mission  de  Pentagoët  et  le  Père  Rasle  celle  de  Narantsouak; 
en  1701,  le  Père  Aubery  celle  de  Méducti  ou  Médocktec.  Sous 
les  gouverneurs  français  vinrent  surtout,  à  part  le  père  corde- 
lier  Laurent  Molin  qui  fit  le  premier  recensement,  des  prêtre? 
de  Saint-Sulpice  et  des  Missions  Etrangères;   à  Saint-Jean- 
Baptiste  de  Port  Royal,  Louis  Petit,  M.  E.  (1676-1694),  Abel 
Mandoux,  M.  E.  (1694-1702),  le  père  récollet  Ivélix  Pain  (1702- 
1704),  le  père  Justinien  Durand  (1704-1720);  à  Saint-Charles 
de  la  Grand'Prée,  Louis  Geoffroy,  P.  S.  S.  (1687-1692),  Buis- 
son de  Saint-Cosme,  .M.  E.  (1692-1698),  Guay,  M.  E.  (1699- 
1702),  le  père  récollet  Bonaventure  Masson  (1703-1715);  à 
Beaubassin,  Claude  Trouvé,  P.  S.  S.    (1686-1704)    etc..  san? 
parler  des  missionnaires  fixés  ou  errant  tout  le  long  de  l'im- 
mense côte,  de  Pentagoët  à  la  Baie    des  Chaleurs.  Vers  1690, 
les  cures  fixes  de  Port  Royal  et  des  Mines,  dit  le  gouverneur 
Villebon,  rapportaient  à  leurs  titulaires  environ  1500  livres; 
(la  dîme  étant  le  27®  des  récoltes);  somme  relativement  consi- 
dérable, puisque  le  mieux  rétribué  des  gouverneurs,   M.  de 
Grandfontaine  ne  reçut- jamais  que  2.400  livres;  mais  les  vi- 
caires et  surtout  les  missionnaires  eurent  fort  à  pàtir  :  car, 
si  en  1701  le  curé  des  Mines  recevait  800  livres,  en  1708  le 
gouvernement  ne  donnait  plus  pour   les    missions    que   500 
livres  en  tout,  dont  100  au  curé  des  Mines,  100  au  curé  de  Port 
Royal,  100  au  curé  de  Beaubassin,  100  au  missionnaire  des 
Micmacs  et  100  à  la  disposition  de  l'évêque.  Il  est  vrai  qu'en 
1705,  par  exemple,  le  roi  donna  à  la  paroisse  des  Mines  un  or- 
nement complet  d'église  dont  <;  un  ostensoir,  un  calice  et  un 
ciboire  ».  Qu'ils  fussent  réguliers  ou  séculiers,  à  quelque  ordre 
ou  congrégation  qu'ils  appartinssent,  ces  pasteurs  religieux 
n'étaient  pas  pour  leurs  ouailles  de  simples  directeurs  de  cons- 
cience; ils  furent  aussi  des  instructeurs  dans  les  écoles,  de? 


192  LES  ORIGINES 

guides  politiques  dans  les  difficultés  avec  les  Anglais,  des  arbi- 
tres dans  les  querelles  litigieuses  et  les  dissensions  familiales, 
si  rares  que  fussent  ces  dernières.  En  1703,  fut  fondée  à  Port 
Royal  par  le  Père  Patrice  René  la  première  école  régulière; 
plus  tôt  encore,  aux  Mines,  une  autre  par  l'abbé  Louis  Geof- 
froy. Il  en  résulte  que  les  Acadiens  ne  furent  pas  aussi  illettrés 
qu'on  a  bien  voulu  le  dire  :  beaucoup  signèrent  leurs  noms  en 
<les  actes  divers  iet  surent,  même  en  l'absence  de  leurs  prêtres, 
donner  à  leurs  pétitions  et  doléances  une  forme  intelligible 
et  quelquefois  même  oratoire  à  l'excès;  à  cet  égard,  ils  ne  le 
cédaient  guère  aux  gens  de  leur  classe,  à  cette  époque,  en  France 
et  même  en  Angleterre. 

Sur  la  foi  de  Raynal  et  d'autres  panégyristes  qui  affir- 
ment que  ces  pasteurs  religieux  dressaient  les  actes,  recevaient 
les  testaments  et  réglaient  tous  les  litiges,  on  a  peut-être  exa- 
géré le  rôle  judiciaire  des  prêtres  et  atténué  les  inévitables  con- 
flits d'intérêts.  En  1688,  Menneval  constate  :  «  Les  concessions 
•de  terre,  ayant  été  assez  mal  faites  jusqu'ici,  font  la  matière 
(le  beaucoup  de  contestations;  je  les  règle  du  mieux  que  je 
puis;  mais  il  faudra  dans  la  suite  les  confirmer  ou  rectifier  ». 
Ces  contestations  furent  d'autant  plus  inévitables  que  les 
Acadiens  pullulèrent  bientôt  sur  des  terres  trop  étroites. 
Nous  savons,  d'autre  part,  qu'il  y  eut  de  bonne  heure  des  no- 
taires à  Port  Royal,  puisque  Charles  Latour  et  Louise  Motin 
signèrent  leur  contrat  devant  l'un  d'eux;  nous  connaissons 
même  les  noms  de  plusieurs  tabellions  de  Port  Royal  :  entre 
autres.  Me  Conraud  (1679),  M^  Domanchin  (1681),  M^  Lopi- 
not  (1710);  René  Leblanc,  notaire  des  Mines,  est  devenu  fa- 
meux. Nous  nous  rappelons  que  Desgoutins  fut  nommé  juge 
à  Port  Royal.  Philippe  Mius  d'Entremont  resta,  jusqu'à  son 
extrême  vieillesse,  procureur  du  Roi.  Dès  1651,  Guillaume  le 
Bel,  subrogé-tuteur  des  enfants  d'Auhiay,  fut  grand  prévost 
de  justice  en  Acadie.  En  1699.  M.  de  Brouillan  demanda  le 
renouvellement  annuel  du  syndic  de  Port  Royal.  Non;  si 
prêts  qu'ils  fussent  à  accepter  l'autorité  de  leurs  prêtres,  les 
Acadiens  sentaient  déjà,  en  des  conflits  complexes  et  des 
contrats  épineux,  la  nécessité  de  procédures  régulières. 


LE  PEUPLE  ACADIEN  193 

En  dépit  de  la  vie  licencieuse  que  menaient  certains  coureurs 
des  bois  parmi  les  sauvages,  les  mœurs  des  Acadiens  séden- 
taires n'en  restèrent  pas  moins  pures,  «  remarquablement  pu- 
res »,  de  l'avis  même  des  Anglais.  «  Pendant  quarante-deux  ans, 
•dit  un  Mémoire  de  1778  {Aff.  élr.  Mém.  et  doc.  Amer.  XLVIII, 
p.  18),  ils  n'ont  pas  eu  un  crime  à  punir  ».  «  Les  annales  aca- 
diennes,  a-t-on  dit,  ne  contiennent  pas  un  cas  de  crime  ni  de 
vol,  de  débauche  ni  de  naissance  illégitime.  »  «  Nous  savons 
que  vous  n'êtes  adonnés  à  aucun  vice  ni  à  aucune  débauche, 
déclare  le  gouverneur  Cornwallis.  »  «  Je  n'ai  jamais  entendu 
parler  d'infidélité  parmi  eux  »,  confirme  un  autre.  «  Je  ne  me 
rappelle  pas  un  seul  exemple  de  naissance  illégitime  »,  ajoute 
un  troisième.  «  Nulles  débauches  de  femmes  »,  certifie  l'abbé 
Petit.  Il  va  de  soi  que,  la  jeunesse  étant  aussi  chaste  que 
robuste,  les  mariages  étaient  aussi  précoces  que  féconds.  Une 
fille  sur  cinq  se  mariait  à  seize  ans.  «  Les  femmes  acadiennes, 
dit  Lamothe  Cadillac,  sont  presque  toutes  bonnes  ménagè- 
res, ayant  un  grand  naturel  pour  les  enfants.  »  «  Les  familles 
acadiennes  sont  plantureuses  en  progéniture  »,  constate  un 
voyageur.  Et  notre  Dièreville  de  reprendre  son  dithyrambe: 

De   la   veiiu   c'est   te  séjour. 

Les  femmes  n'ont  rien  pour  les  fwmmes 

Si  Vtiymen  ne  permet  F  amour... 

Ne    partageant    point     leurs    tendresses, 

Dès    les    premiers    transports    de    la    verte    jeunesse. 

Ils     ont     des     enfants    jusqu'à  ce     qu'ils  soient  vieux. 

Sur  ces  terres  fertiles  où  ne  manquait  que  la  main-d'œuvre, 
ies  naissances  étaient,  du  reste,  accueillies  avec  joie  comme  un 
trésor  de  plus  :  «  C'est  la  richesse  du  pays,  dit  Dièreville; 
quand  ils  sont  en  état  de  travailler,  ils  le  font  de  très  bonne 
heure  ».  Aussi,  n'était-il  pas  rare  de  voir  des  familles  de  dix, 
de  quinze  et  même  de  vingt  enfants.  «  Deux  couples  voisins 
«t  bien  unis  par  l'amour  et  l'hymen  ont  fait  à  l'cnvy  l'un 
de  l'autre  chacun  dix-huit  enfants,  tous  vivants,  constate 
le  narquois  Dièreville;  c'est  être  fort  habile  en  ce  métier;  ce- 

I.AUVRIÈRE    T.       I  •  7 


194  LES  ORIGINES 

pendant  un  autre  couple  a  été  jusqu'à  vingt-deux  et  en  pro^ 
duit  encore  davantage.  »  Si  grande  était,  en  outre,  la  longévité 
de  ces  corps  sains,  en  des  milieux  salubres.  que  plus  d'un  octo- 
génaire en  arrivait  à  coinpter'autour  de  lui  jusqu'à  cent  reje- 
tons, tant  enfants  que  petits-enfants  et  arrière-petits-enfants. 

Bref,  «  c'était  un  peuple  fort  et  sain,  avoue  un  de  leurs  spo- 
liateurs Moïse  de  les  Derniers,  le  peuple  le  plus  innocent  et  le 
plus  vertueux  que  j'aie  jamais  connu  ou  dont  j'aie  lu  le  récit 
en  aucune  histoire  «;  «  un  peuple  honnête,  actif,  sobre  et  ver- 
tueux »,  confirme  le  capitaine  Brooke  Watson.  «  La  simpli- 
cité et  la  bienveillance  étaient  leurs  caractères  prédominant  s  », 
conclut  le  pasteur  Hugh  Graham. 

Ajoutons  qu'en  dépit  de  toutes  les  tribulations,  c'était  un 
peuple  heureux,  aussi  heureux  qu'il  le  méritait.  «  Ils  parais- 
saient toujours  joyeux  et  gais,  dit  Moïse  de  les  Derniers,  et 
unanimes  en  presque  toute  occasion.  »  «  Plus  je  considère  ce 
peuple,  écrit  en  pleine  guerre  (1708)  le  dernier  de  ses  gou- 
verneurs français,  plus  je  pense  que  ce  sont  les  gens  les  plus 
heureux  du  monde;  les  voilà  presque  entièrement  relevés  des- 
pertes que  leur  avaient  causées  les  invasions  anglaises,  il  y  a- 
deux  ans  ». 

Ils  prennent  le  temps  comme  il  vient  : 
S'il  est  Ijon,  ils  se  réjouissent, 
El,  s'il  est  mauvais,  ils  pâlissent. 
Chacun  comme  il  peut  se  maintient 
Sans    amhilion,     sans    envie. 

Nés  Français,  une  gaîté  spontanée,  «  avide  de  réjouissan- 
ces »,  tempérait  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  rude  en  leurs  la- 
beurs et  de  fruste  en  leurs  manières.  Les  travaux  des  champs  et 
des  bois  se  faisaient  en  commun;  les  parties  de  canotage 
n'étaient  pas  rares;  mais,  en  hiver  surtout,  durant  les  longues 
veillées  du  soir,  devant  les  grandes  flambées  de  bouleau  et  de 
pin,  on  se  livrait  aux  joies  d'une  cordiale  hospitalité  :  on  se  réu- 
nissait entre  amis  et  voisins,  tous  un  peu  parents;  on  buvait 
«  le  cidre  doux  »  ou  le  sirop  d'érable,  ou  même  un  peu   de  vin- 


LE  PEUPLE  ACADIEN  195 

.de  France  débarqué  clandestinement  de  quelque  barque  de 
pêche  ;  on  racontait  des  histoires,  —  légendes,  semblait-il, —  du 
vieux  pays  de  là-bas  qu'avaient  seuls  connu  les  ancêtres  en 
leur  enfance;  on  chantait  les  vieilles  chansons  du  temps  jadis; 
on  dansait  même;  («  les  chansons  rustiques  et  la  danse,  dit 
Watson,  étaient  leurs  principaux  amusements  »)  ;  on  entre- 
tenait ainsi,  sans  trop  le  savoir,  en  ce  coin  perdu  d'Amérique, 
la  flamme  vive  de  la  sociabilité  française.  «  Ils  paraissent  tou- 
jours heureux  et  gais,  dit  un  témoin.  »  Et  Dièreville  de  repren- 
.dre  son  refrain  : 


De   ce  séj.our  les   Habitons, 
Où  chacun  pour  vivre  travaille. 
Ne  laissent  pas  cVêtre  conte ns... 
Chacun  sous  un  rustique  toit 
Vuide  en  repos  la  Huche  et  la  Futaille 
Et   se   chauffe    bien   en   temps  froid 
Sans  acheter  le  bois  denier  ni  maille. 
Où   irouve-t-on   des   biens  si   doux'l 
Ce  pays  pourrait  être  un  pays  de  Cocagne  : 
S'il  avait   seulement  un    coteau  de   Champagne, 
H  serait  le  meilleur  de  tous. 


«  Avec  leur  disposition  joyeuse  et  leurs  habitudes  morales,  a 
•dit  un  historien,  ils  jouissaient  peut-être  de  tout  le  bonheur 
■compatible  avec  la  fragilité  humaine.  »  «  S'il  est  un  peuple 
qui  ait  rappelé  l'âge  d'or,  reprend  Moïse  de  les  Derniers,  c'é- 
tait celui  des  anciens  Acadiens.  »  «  Avant  l'intervention  an- 
glaise, dit  le  capitaine  Brook  Watson,  ils  jouissaient  assuré- 
ment de  toutes  les  joies  de  la  vie  rurale,  en  une  innocence  et 
une  simplicité  arcadiennes  que  ne  corrompait  pas  le  luxe,  que 
n'entravaient  pas  les  tyranniques  coutumes  de  la  civilisation.  » 
«  Tous  ceux  qui  les  ont  connus,  dit  le  Mémoire  de  1762,  par- 
lent avec  attendrissement  de  leurs  verliis  el  «h-  leur  bon- 
.lieur.  » 

Il  n'y  avait  donc  pas, dans  la  fameuse  description  de  Raynal, 


196 


LES 


ORIGINES 


SOUS  le  ton  déclamatoire  du  moraliste,  autant  d'exagératioit 
qu'on  s'est  plu  à  le  dire  ; 

«  Les  petits  différends  qui  pouvaient  s'élever  de  loin  en  loin  étaient 
toujours  terminés  à  l'amiable...  On  ne  connaissait  pas  la  misère, 
et  la  bienfaisance  prévenait  la  mendicité.  Les  malheurs  étaient, 
pour  ainsi  dire,  réparés  avant  d'être  sentis...  C'était  une  socicîé 
de  frères,  également  prêts  à  donner  ou  à  recevoir  ce  qu'ils  croyaient 
commun  à  tous  les  hommes...  On  ne  vit  jamais  dans  cette  Société 
de  commerce  illicite  entre  les  deux  sexes...  Oui  est-ce  qui  ne  sera 
pas  touché  de  l'innocence  des  moeurs  et  de  la  tranquillité  de  celte 
heureuse  peuplade '1  Qui  est-ce  qui  ne  fera  pas  des  vœux  pour  son 
bonheur  ?  ». 

Or,  déjà  ce  bonheur  touchait  à  sa  fin. 


Sources  et  autres  références. 

Arch.  Xal,  Colonies.  —  Acadie   r."D  vol.  I-VII,  Carton  X,  1686-1G88. 
références  déjà  indiquées  au  chapitre  précédent). 

M.  203-5.  —  Missions  étrangères. 

M.  242.  —  Jésuites,  etc 

M.M.     501-3.    —    Missions   étrangères,    1657- 

1789. 
MM.  648-55.  —  Jésuites  au  XVI^  siècle. 

Arch.  Minist.  Colonies.  —  Gl  carton   466    (Recens,   de    1671,    1686, 
1689,  1695,   1698,  1700,  1703,  1707,). 

Arch.  Min.  Aff.  étr.  —    Corr.  pol.  Angleterre,  vol.  448  fol.  218-220. 

Bibliolh.  Nal.  Mss.  —  Coll.  Margry  9.282,  p.  158-165. 

Arch.  Can.  —  Rapport  1905  11,  57-82. 

Elal  présent  de  VEglise  el  des  Colonies  en  Nouvelle  France,  par  l'Evê- 
que  de  Québec  [Mgr  de  Saint- Vallier]  (1688). 

Le  Canada  Français  (1884-5).  —  Documents  sur  l'Acadie. 

DiÈREViLLE.  —  Relation  du  voijaçje  de  V Acadie  ou    Nouvelle    France, 
Rouen  1708. 

Le  Père  Chrétien    Le  Ci.ercq.  —  Nouvelle  relation  de  la  Gaspésie, 
Paris,  1695. 

B.  Murdoch.  —  Hisl.  of  Nova  Scotia.  —  I,  152,  156,  166,  169,  171, 
182,  248-9,  251,  254,  259,  260,  280. 

Rameau  de  Saint  Père. —  Une  colonie  féodale,  1,  142,  182,  205,  216, 
275,  280,  313;  II,  205,  212,  223,  262,  275,  313,  3.32-5. 

Rameau  de  Saint-Pére.  —  La  France  aux  colonies,    Paris  1859,  pp. 
124,   128. 

P.  C.  DE  RocHEMONTEix.  —  Lcs  jésuHes  et  la  Nouvelle   France,  I. 

W.  F.  Ganong.  —  Hisl.  Sites  in  New  Brun.'tw.  Origins  of  Selllem.  in 
N.  Br.  —  (Soc.  roy.  Can.  V,    1889.  pp.    213-357;  X,  1904,    pp.    3-185. 

H.  Lorin.  —  Comte  de  Frontenac,  op.  cit 

R.    P.   Le  Jeune.  —   Tabl.   synopt.   d'Hisl.   de  l'Acadie,   pp.  57-82. 

Abbé  Casgrain.  —  Les  Sulpiciens  et  les  prêtres  des  Missions  étran- 
gères en  Acadie,  Québec,  1897. 


DEUXIÈME    PARTIE 


LA   CRISE 


Chapitre  VII.   —  Entraves  (1710-1720) 
Chapilre  VIII.—  Ruses  (1720-1740) 
Chapitre  IX.      — Fausse  sécurité  (1740-1748) 
Chapitre  X.       —  Alarmes  (1748-1750) 
Chapitre    XI.    —  Hostilités  (1750-1752) 


CHAPITRE  VII. 


T 


ENTRÂYES 

(1710-1720) 

^W^ouT  le  bonheur  de  ce  peuple  naissant  devait  être  anéanti 
par  l'implacable  acharnement  de  ses  ennemis.  Aussitôt 
vainqueur,  le  général  Xicholson,  laisse  pour  le  remplacer 
à  Annapolis  l'officier  écossais  Samuel  Vetch,  qui  en  1706  avait 
été  condamné  à  200  livres  d'amende  pour  contrebande;  dès 
le  11  octobre  1710,  ce  Vetch  menace  le  gouverneur  du  Ca- 
nada Vaudreuil  de  se  venger  sur  les  principaux  habitants  de 
toute  incursion  indienne  ou  française  en  Nouvelle  Angle- 
terre et  de  réduire  en  esclavage  ces  mêmes  habitants  si  les 
prisonniers  anglais  ne  sont  pas  rendus;  iniques  procédés 
de  violence  et  d'intimidation  qu'on  a  justement  reprochés 
aux  Allemands  en  cette  dernière  guerre  et  dans  la  pré- 
cédente. Le  14,  le  conseil  de  guerre  se  réunit  et  décide 
que,  «  les  termes  de  la  capitulation  ne  s'appliquant  qu'aux 
500  habitants  de  Port  Royal  et  de  sa  banlieue,  tous 
les  autres  habitants  se  trouvent  entièrement  à  la  discrétion 
des  armes  victorieuses  de  Sa  Majesté  »,  [étant  libres,  ils  avaient, 
au  moins,  le  droit  de  se  défendre  les  armes  à  la  main],  et  il 
déclare  cjuc,  «  tant  pour  soumettre  entièrement  les  Indiens  à 
Sa  Majesté  que  pour  les  convertir  à  la  religion  protestante, 
il  faudra  déporter  ions  les  Fronçais  hors  du  pays,  sauf  ceux 
qui  passeraient  au  protestantisme;  il  serait  fort  avantageux 
pour  la  Couronne  que  l'on  procédât  à  cette  mesure  avec  toute 
la  célérité  possible  et  qu'on  les  remplaçât  par  des  familles  pro- 
testantes  envovées   de    Grande-Bretagne   et  d'Irlande,    tant 


200  LA  CRISE 

pour  cultiver  et  améliorer  les  terres  que  pour  développer  les 
pêcheries  et  les  constructions  navales,  lecommerce  des  fourrures 
étant  considérable  ».  La  première  pensée  des  Anglais  vain- 
queurs fut  donc  bien,  comme  antérieurement,  la  déportation 
des  Acadiens. 

Dès  1710,  les  instructions  royales  pour  la  levée  des  troupes 
en  Nouvelle  Angleterre  avaient  aussi  prévu  et  encouragé  l'éta- 
blissement de  sujets  anglais  en  Nouvelle  Ecosse.  «  Vous  assu- 
rerez en  notre  nom  tous  ceux  d'entre  eux  qui  contribueront 
à  la  réduction  de  Port  Royal  et  de  tous  autres  lieux  contigus 
appartenant  à  l'ennemi,  qu'ils  bénéficieront,  par  rapport  à 
tous  nos  autres  sujets,  d'un  droit  de  préférence  en  ce  qui  con- 
cerne tant  le  sol  que  le  commerce  du  pays,  une  fois  qu'il  sera 
conquis  ».  Le  26  novembre,  le  gouverneur  provisoire  précise 
son  nouveau  plan,  en  demandant  «  le  transport  gratuit  de 
^quatre  ou  cinq  cents  familles  de  colons  protestants  avec  armes, 
vivres  et  outils  ».  Il  requiert,  en  outre,  deux  pasteurs  parlant 
le  français  afin  de  convertir  au  protestantisme  beaucoup 
d  Acadiens.  Voilà,  sans  parler  de  l'intolérance  religieuse,  un 
projet  d'expropriation  et  d'expulsion  en  parfait  accord  avec 
ceux  de  1623  et  de  1666  (cf.  p.  43  et  112)  et  ceux  de  1750 
à  1775.  Afin  de  s'assurer  pleine  et  entière  possession  de  l'Aca- 
die,  la  première  et  la  dernière  pensée  des  Anglais,  on  ne  saurait 
trop  y  insister,  fut  d"en  cliasser  les  habitants  sans  le  moindre 
souci  du  droit  et  de  Ihumanité,  pour  d'uniques  raisons  de  lucre, 
de  conquête  et  de  fanatisme.  La  permanence  de  cette  politique 
égoïste  et  violente  prouve  sa  parfaite  conformité  avec  la 
mentalité  anglaise  pendant  un  siècle  tt  demi. 

En  attendant  qu'il  fût  décidé  de  leur  sort,  les  habitants  des 
Mines,  tout  comme  ceux  de  Port  Royal,  sont  traités  en  pri- 
sonniers de  guerre,  bien  qu'ils  ne  le  fussent  point.  Par  l'inter- 
médiaire de  son  acolyte,  le  huguenot  Mascarène  qui,  selon  ses 
habitudes,  usera  et  de  l'intimidation  et  de  la  persuasion, 
le  colonel  Vetch,  suppléant  de  Nii  linison,  impose  aux  premiers 
(12  novembre-4  dccembre)  une  contribution  de  6.C00  livres 
en  argent,  castors  ou  autres  pelleteries,  plus  20  pistoles  par 


ENTRAVES  201 

mois  pour  sa  tab'e;  inoyennant  quoi  ils  ont  le  généreux  droit 
de  ne  trafiquer  qu'avec  les  gens  d'Annapolis  à  des  prix  qui 
leur  seront  imposés;  le  vieux  Pierre  Mélanson  fut  avec  Alexan- 
dre Bourg  et  deux  Landry  chargé  de  se  livrer  à  ces  iniques 
extorsions.  Lui-même,  Vetch,  parcourt  le  pays,  incendiant 
les  fermes  de  quiconque  résiste;  il  jette  en  prison  le  père 
Justinien  et  sept  habitants,  dont  un  y  meurt;  il  menace  d'ex- 
porter aux  Antilles  quiconcjue  se  soulève.  Des  maisons  sont 
pillées,  des  habitants  molestés.  De  pareilles  menaces,  de  pa- 
reilles exactions,  de  telles  barbaries  tiennent  16  pays  dans  un 
état  d'inquiétude  et  de  fermentation  qui  bientôt  alarme  les 
coupables  eux-mêmes;  d'autant  que  la  maladie  a  réduit  leur 
garnison  à  cent  hommes.  Vite  on  demande  des  renforts  pour 
contenir  les  habitants  et  les  sauvages  qu'on  a  si  sottement 
surexcités;  on  demande  des  frégates  pour  éloigner  les  corsaires 
qui  gênent  le  ravitaillement  par  Boston.  «  Traités  comme  des 
nègres  »,  les  habitants  de  Port  Royal,  s'autorisant  de  l'article 
5  de  la  capitulation,  adressent  une  supplique  au  gouverneur 
du  Canada  :  k  Nous  vous  prions  de  bien  vouloir  nous  donner 
secours  pour  nous  tirer  de  ce  pays  auprès  de  vous,  ayant  eu 
le  malheur  d'être  pris  par  les  Anglais  ». 

Enfin,  le  11  avril  1713  est  signé  le  traité  d'Utrecht  qui, 
apparemment,  règle  la  situation.  On  ne  saurait  trop  en  lire 
et  en  méditer  le  texte  dont  les  termes,  même  les  plus  insigni- 
fiants, eurent  la  plus  grande  influence  sur  les  destinées  de 
l'Acadie  et  des  Acadiens. 

Arlicle  12.  —  Le  Roi  très  chrétien  devra  livrer  à  la  Reine  de 
Grande-Bretagne  la  Nouvelle  Ecosse  [c'était  la  première  fois 
qu'en  un  traité  anglo-français  paraissait  cette  expression 
géographique  qui  fut  imposée  par  la  reine  Anne]  ou  Acadie  tout 
entière,  comprise  en  ses  anciennes  limites,  [formule  imposée  par 
le  secrétaire  d'Etat  Saint-John,  plus  tard  lord  Bolingbroke] 
et  aussi  la  cité  de  Port-Royal  maintenant  Annapolis-Royal, 
[addition  imposée  par  la  Reine  Anne]  ainsi  que  tout  ce  qui 
dépend  des  dites  terres  et  îles  de  ce  pays.  [Novam  Scoliam  sire 
Acadiam  iolam,  limitibus  suis  anliquis  comprehensain,  iil  eliam 
^Porlus  Regii  nrbem,  niinc  Annapolim  Regiam  diclom,  cœleraqiie 


2Q2  LA  CRISE 

omnia  in  istis  regionlbiis  qiiœ  ab  iisdem  terris  el  insiilis 
pendent.] 

Article  10.  —  Des  commissaires  seront  nommés  pour  fixer 
les  limites  entre  les  possessions  anglaises  et  les  possessions  fran- 
çaises. 

Article  \ A. — Dans  toutes  les  dites  places  et  colonies  cé- 
dées par  le  Roi  très  chrétien,  les  sujets  du  Roi  auront  la  liberté 
de  se  retirer  ailleurs  dans  Vespacc  d'un  an  avec  tous  leurs  effets 
mobiliers;  ceux  qui  voudront  néanmoins  demeurer  et  rester  sous 
la  domination  de  la  Grande-Bretagne  devront  jouir  du  libre 
exercice  de  leur  religion  conformément  à  F  usage  de  l' Eglise  ro- 
maine, (lulanl  que  le  permettent  les  lois  de  la  Grande-Bretagne. 

Ce  dernier  article  ne  semblant  pas  assez  explicite,  Louis  XIV 
consentit,  sur  la  demande  de  la  Reine  Anne,  à  libérer  des 
prisonniers  protestants  condamnés  aux  galères  :  «  Le  Roi 
a  mis  tout  en  usage,  écrit  le  Ministre  le  l^'"  juin  1713,  pour  ob- 
tenir de  la  Reine  que  les  Acadiens  soient  autorisés  à  vendre 
leurs  immeubles  ».  En  effet,  le  23  juin  1713.  la  Reine  Anne  en- 
joint au  gouverneur  de  la  Nouvelle  Ecosse,  Nicholson,  «  de 
permettre  à  ceux  de  nos  sujets  qui  ont  des  terres  ou  des  biens 
en  notre  gouvernement  d'Acadie  et  de  Terre-Neuve  et  qui... 
veulent  devenir  nos  sujets  de  retenir  et  posséder  les  dites 
terres,  sans  être  molestés,  aussi  intégralement  et  librement 
que  nos  autres  sujets,  ou  bien  de  les  vendre  s'ils  aiment  mieux 
se  retirer  ailleurs  ».  Le  Roi  propose  même  à  la  Reine,  le  4  fé- 
vrier suivant,  de  «  nommer  des  commissaires  pour  l'estima- 
tion de  ces  biens  ».  Cette  lettre  de  la  Reine  Anne  ajoutait 
donc  au  traité  le  droit  pour  tous  les  Acadiens,  tant  ceux  de 
la  banlieue  que  les  autres, de  disposer  de  leurs  biens  immeubles, 
comme  de  leurs  biens  meubles,  c'est-à-dire  de  vendre  et  d'a- 
liéner les  premiers  comme  d'emporter  les  seconds.  En  outre, 
elle  n'imposait  plus  de  limite  de  temps  pour  le  départ,  ainsi 
que  le  reconnaît  l'un  des  pires,  adversaires  des  Acadiens, 
l'arcliiviste  néo-écossais  Thomas  Akins  (p.  12.  note)  :  «  La 
lettre  de  la  Reine  Anne,  dit-il,  étendait  aux  habitants  de 
l'Acadie  le  droit  de  rester  sans  limite  de  temps  ».  Or,  comment 
se  fait-il  qu'à  la  différence  des  habitants  de  Plaisance  qui  tous, 


ENTRAVES  203 

sauf  quatre,  passèrent  dans  l'Ile  Royale,  les  Acadiens  qui  tous, 
sauf  deux  familles  de  Nouvelle  Angleterre,  voulaient  partir. 
ne  purent  quitter  le  territoire  anglais?  La  faute  n'en  fut  ni  aux 
habitants  français  ni  aux  autorités  françaises;  elle  incombe 
entièrement  aux  autorités  anglaises. 

Pour  bien  comprendre  les  événements  qui  vont  suivre,  il 
est  indispensable  de  connaître  la  situation  territoriale  déter- 
minée par  le  traité  d'Utrecht.  Les  «  anciennes  limites  »  de 
l'Acadie  n'ayant  pas  été  fixées,  les  Français  se  croyaient  en 
possession  du  continent,  de  la  rivière  de  Pentagouët  au  Golfe 
du  Saint-Laurent  (c'est-à-dire  tout  le  JNorenYbègue  de  Jacques 
Cartier  et  de  Nicolas  Denys,  y  compris  la  côte  des  Etchemins). 
Au  pied  de  la  lettre,  ils  étaient  en  droit  de  se  considérer  comme 
n'étant  dépossédés  que  de  Port  Royal  et  de  V «ancienne  Acadie», 
vraisemblablement  celle  de  Latour,  telle  que  l'avaient  détermi- 
née les  conventions  dudit  Latour  avec  Sir  William  Alexander 
en  1629  et  les  contestations  de  Sir  William  Temple  en  1G68; 
les  unes  et  les  autres  ne  comprenaient  sous  le  nom  de  «  pays 
et  côtes  de  l'Acadie  «  cjue  les  baronnies  de  la  Hève  et  du  Cap  do 
Sable. 

Si  les  Français  avaient  perdu  Terre-Neuve  et  cette  partie 
de  l'Acadie  péninsulaire,  la  possession  de  l'Ile  Royale  du  Cap 
Breton  et  de  l'Ile  Saint-Jean  leur  était  à  tout  le  moins 
nettement  confirmée.  Que  valaient  ces  Iles? 

Séparée  de  la  péninsule  acadienne  par  le  détroit  ilc 
Canseau  à  peine  large  d'une  lieue,  l'Ile  du  Cap  Bn-lou 
n'est,  à  vrai  dire,  cju'un  prolongement  de  la  côte  atlantique 
de  la  Nouvelle  Ecosse  vers  le  nord-est  dans  la  direction 
de  Terre-Neuve.  Au  point  de  vue  agricole,  la  valeur  du  pays 
est  médiocre:  c'est  une  terre  rocheuse,  peu  fertile,  toute  entre- 
coupée de  baies  et  de  lacs  salés,  soumise  à  un  rude  climat  si 
brumeux  et  si  froid  que  le' blé  n'y  mûrit  guère.  Encore  toute 
couverte  de  hêtres  et  de  pins,  elle  n'était  guère  fréquentée  en 
été  que  par  les  pêcheurs  qui  y  séchaient  leur  poisson  et  en 
hiver  que  par  des  traitants  qu'attirail  lecommercedéclinniil  des 


204  LA  CRISE 

pelleteries.  Ainsi,  la  Compagnie  de  Pêche  Sédentaire  et  en  parti- 
culier le  Sieur  Gabriel  Gautier  qui,  en  mai  1686,  en  avaient  reçu 
concession  de  Colbert,  continuaient  la  double  œuvre  d'exploi- 
tation commerciale  qu'avait  commencée,  dès  le  début  de  la 
colonisation,  le  vieux  Nicolas  Denys  en  ses  établissements  de 
Sainte-Anne  et  surtout  de  Saint-Pierre.  Quant  aux  éphémères 
établissements  écossais  de   Gordon    de  Lochinvar  avec  sa  ba- 
ronnie  de  Galloway  (1621)  et  de  Lord  Ochiltrie  avec  ses  50  co- 
lons de   Port-aux-Baleines   (1629)   dans  les    temps  fastueux 
du  poète  Sir  William  Alexander,  il  n'en  restait  trace.  Vers  1672, 
Colbert  avait  songé  à  tirer  parti  de  son  charbon  pour  le   raffi-' 
nage    des  mélasses    des   Antilles,    et  de    ses   superbes   forêtsj 
de  chêne  pour  la  construction  des  navires;  il  projetait  tout  uni 
plan  d'exploitation  commerciale. 

Dès  le  30  novembre  1706,  un  remarquable  rapport  anonyme] 
montrait  à  Pontchartrain  l'importance  du  Cap  Breton  tant 
au   point  de  vue  militaire  qu'au  point  de    vue  commercial] 

«  L'Etablissement  proposé,  conchiait-il,  {Arch.  Nal.  col.  C  ^  ^  "j 
vol.  VIII,  f.  10-39)  réunit  toutes  les  pesches  dans  les  mains  des] 
François,  en  donne  l'exclusion  absolue   aux    Anglois,  deffent 
les  Colonies  de  Canada,   de  Terre-Neuve  et  de  l'Acadie  contre 
tous  leurs  efforts,  empeschent  [sic]  qu'ils  ne  se  rendent  maistresl 
de  tous  ces  grands  pays  et  par  là  mesme  de  toutes  les  pesches;] 
il  ruine  leur  colonie  de  Boston  en  les  excluant,  et  ce  sans  leur] 
faire  la  guerre;  il  est  le  refuge  des  vaisseaux  incommodés  qui 
fréquentent  ces  mers  ou  pour  la  pesche  ou  pour  les  voyages  de 
Canada  ;  il  devient  le  rendez-vous  et  l'entrepôt  des  vaisseaux  desl 
Indes,   des   Isles  de  l'Amérique,   de  la   Nouvelle   Espagne;   il] 
augmente  le  nombre  des  matelots;  il  facilite  le  commerce  def 
Canada  et  favorise  le  débit  de  ses  grains  et  de  ses  denrées;! 
il  fournira  les  arceneaux  de  Sa  Majesté  de  mâts,  de  vergues,  dej 
bordages...  de  bray,  de  goldrons,  d'huiles  de  poisson,  de  char-l 
bon  de  terre,  de  piastre  et  mesme  de  molues  pour  les  victuaillesj 
de  ses  équipages;  ...il  augmente  la  domination  de  Sa  Majesté,! 
le  commerce  de  ses  sujets,  les  droits  de  ses  fermes  et  la  consom- 
mation des  sels  et  des  denrées  de  Sa  Majesté  ». 

En  des  projets  très  précis  de  1709  et  de  1710,  les  intendants] 
Raudot  père  et  fils,  fonctionnaires  actifs,  zélés  et  précis,  com- 


ERNTAVES  205 

prenaient  le  Cap  Breton  dans  leur  vaste  plan  de  réorganisation 
de  la  Nouvelle  France  :  ils  voulaient  en  faire  le  centre  du  com- 
merce français,  (bois,  pêcheries  et  constructions  navales) 
non  seulement  avec  l'Acadie,  Terre-Neuve  et  le  Canada,  mais 
encore  avec  la  Nouvelle  Angleterre,  comme  le  lieu  de  transit 
entre  la  Métropole,  la  Nouvelle  France  et  même  les  Antilles; 
ils  y  envisageaient  même  une  sorte  de  libre  échange.  Il  fallait 
donc  au  plus  tôt  protéger  ce  point  vital.  A  la  suite  du  traité 
d'Utrecht,  il  était  évident  qu'au  seul  point  de  vue  stratégique, 
la  perte  de  Terre-Neuve  et  de  l'Acadie  donnait  au  Cap  Breton 
une  importance  capitale  :  cette  dernière  de  nos  provinces  mari- 
limes  devenait  le  poste  avancé  du  Canada,  sa  porte  d'entrée 
et  de  sortie,  son  unique  rempart  du  côté  des  mers;  sa  perte, 
au  contraire,  entraînait  la  perte  de  la  Nouvelle  France. 

Le  16  mars  1713,  le  Conseil  de  la  Marine  décide  donc  d'éta- 
blir solidement  la  pêche  sédentaire  au  Cap  Breton  et  d'y  faire 
passer  du  Canada  et  deTerre-Neuve  des  officiers,  des  ingénieurs 
■et  cent  hommes  de  troupes.  Le  10  avril,  il  songe  à  y  faire  venir 
Saint-Castin  et  ses  sauvages,  des  Acadiens  et  des  Récollets. 
Lorsque  le  2  septembre  1713  le  gouverneur  de  Terre-Neuve, 
Saint-Ovide  de  Brouillan,  prend  possesssion  d-e  l 'Ile  en  com^pagnie 
de  l'ingénieur  Lliermitte  et  de  quelques  officiers,  il  n'y  trouve 
■qu'un  Français,  25  à  30  familles  sauvages  et  les  ruines  (fosses 
comblées,  sillons  aplanis  et  pommiers)  des  établissements  de 
Denys.  Après  de, longues  hésitations,  malgré  l'avis  du  pilote 
Guyon,  de  Québec,  et  du  capitaine  Denys  de  la  Ronde  (petit- 
neveu  de  Nicolas  Denys),  on  choisit  pour  résidence  principale 
le  Hâvre-à-l'Anglais  qu'on  appelle  d'abord  Port  Saint-Louis, 
puis  définitivement  Louisbourg,  et  pour  r<'sidence  secomlaire 
Sainte-Anne  qu'on  nomme  Port  Dauphin.  De  Louisbourg, 
dont  les  terres  sont  mauvaises,  mais  la  rade  bonne,  pntfonde, 
bien  abritée,  capable  de  contenir  plus  de  300  bateaux,  on  décide 
de  faire  une  ville  qui  soit  à  la  fois  une  forte  place  militaire  et 
un  grand  port  de  pêche  et  de  commerce;  de  Port  Dauphin,  au 
contraire,  dont  la  rade  est  médiocre,  mais  les  terres  meilleures, 
•on  se  propose  de  faire  le  prineipal  rentre  agricole.  A  Louisbourg 


206  LA         CRISE 

on  installe  donc  la  garnison  de  Plaisance  et  la  plupart  des  pê- 
cheurs de  Terre-Neuve  et  de  l'île  Saint-Pierre;  d'autres  s'éta- 
blissent à  Port-Dauphin,  à  Port-aux-Baleines,  à  Scatari  et  ail-- 
leurs  encore. Il  y  eut  bientôt,  au  dire  de  Vetch,  50  familles  (150 
personnes,  écrit  Lhermitte  le  7  septembre  1713;  en  réalité- 
20  familles,  dont  des  Vigneau  et  des  Daccarette  d'après  le 
recensement  de  nov.  1714);  elles  reçurent  dix-huit  mois  de 
provisions,  des  bâtiments  et  du  sel  pour  la  pêche;  elles  dispo- 
saient de  82  à  107  barques. 

Au  printemps.  (20  mai-7  juin  1714).  vinrent  Vaudreuil  et 
Bégon,  gouverneur  et  intendant  du  Canada.  Avec  Lhermitte 
ils  discutèrent  les  plans  de  la  nouvelle  ville  et  de  ses  forts; 
mais  on  n'avait  ni  chaux,  ni  bonne  pierre,  ni  clous,  ni  outils^ 
ni  argent.  On  ne  s'en  préoccupa  pas  moins  dès  lors  d'attirer" 
dans  la  colonie  en  création  des  familles  acadiennes  : 
70  chefs  de  famille  vinrent  en  l'automne  1714  choisir  des 
terres  pour  eux  et  leurs  compatriotes;  mais  12  à  15  seu- 
lement se  fixèrent  dans  l'isthme  de  Saint-Pierre,  où  les 
terres  et  les  bois  leur  semblèrent  de  meilleure  qualité 
et  la  pêche  plus  abondante  et  plus  facile.  On  dénomma 
l'endroit  Port  Toulouze  en  l'honneur  du  fils  naturel  de  Louis 
XIV,  alors  président  du  Conseil  de  la  Marine  (président 
intelligent  et  actif)  ;  on  résolut  d'y  élever  un  fort,  on  se  proposa 
d'accorder  10.000  livres  pour  le  transport  des  Acadiens;  mais 
l'établissement  périclita. L'ancien  gouverneur  de  Terre-Neuve, 
I\I.  de  Costebelle,  qui,  gendre  de  Charles  Latolir,  avait  fait  ses 
preuves, fut  en  1714  nommé  gouverneur  de  la  nouvelle  colonie 
avec  ordre  de  l'organiser  au  plus  tôt.  Un  crédit  de  800.000  li- 
vres (à  raison  de  200.000  par  saison  de  huit  mois)  fut  ouvert 
pour  la  création  de  Louisbourg  ;  et  les  travaux  civils  et  mili- 
raires,  confiés  à  des  ingénieurs  de  mérite,  furent  ap- 
prouvés par  le  maréchal  d'Asfeldt.  Il  y  eut  bientôt  sept  com- 
pagnies, dit  Vetch  (27  nov.  1714). 

«  Les  Anglois  se  doutent  bien  de  l'importance  de  ce  poste* 
écrivait  Pontchartrain  en  son  rapport    {Arch.  Col.  C^^^volr 


ENTRAVES  207 

.:37,  fol.  -^6).  et  ils  en  prennent  ombrage.  Ils  voient  qu'il  portera 
préjudice  à  leur  commerce  et  qu'en  temps  de  guerre  il  menacera 
leur  navigation.  Aussi,  dès  les  premières  hostilités,  ne  manque- 
ront-ils pas  d'user  de  tous  les  moyens  pour  s'en  emparer.  Il 
faut  donc  le  fortifier  solidement.  Si  la  France  perdait  cette  île, 
pareille  perte  serait  irréparable  :  car  elle  entraînerait  la  perte  de 
toutes  ses  possessions  en  Amérique  septentrionale  ». 

On  ne  songea  guère  tout  d'abord  à  l'Ile  Saint- Jean  dont  la 
valeur  stratégique  était  nulle,  mais  dont  la  valeur  agricole 
était  plus  grande  qu'on  ne  pensait.  Si  Cabot  l'avait  vraiment 
aperçue  en  1498  il  l'avait  bien  mal  décrite  comme  «  stérile  et 
remplie  d'ours  blancs  ».  Jacques  Cartier  en  sa  Relation  originale 
(1534),  tout  en  la  prenant  pour  le  continent,  l'avait  mieux 
•  dépeinte  comme  «  la  plus  belle  terre  qui  se  puisse  voir,  pleine 
de  beaux  arbres  et  de  belles  prairies.,  mais  basse,  sans  havres, 
toute  bordée  de  sables...  Les  terres  où  il  n'y  a  pas  de  bois  sont 
très  belles,  toutes  pleines  de  pois,  de  groseilles  rouges  et 
blanches,  de  fraises..., et  d'un  blé  sauvage  qui  ressemble  à  du 
seigle;  il  semble  avoir  été  semé  là  et  labouré.  »  Oui  donc  l'aurait 
semé  et  labouré  sinon  nos  pêcheurs  basques,  bretons  ou  nor- 
mands qui  depuis  longtemps  fréquentaient  ces  parages?  En  1603, 
dit-on,  Champlain  aurait  baptisé  du  nom  de  .Saint-Jean  celte 
terre  vierge  où  il  aurait  abordé  le  24  juin.  Cette  longue  île 
plate,  qui  déploie  son  croissant  déchiqueté  le  long  de  la  côte 
du  Golfe  Saint-Laurent,  n'avait  encore  été  guère  exploi- 
tée pour  ses  bois,  ses  fourrures  et  ses  pêcheries  que  par  l'en- 
treprenant Nicolas  Denys  à  qui  la  convention  de  1653  l'a- 
vait attribuée,  par  François  Doublet,  de  Honfleur,  qui,  avec 
ses  associés,  sur  autorisation  de  la  Compagnie  de  la  Nou- 
velle France,  y  aurait  établi  des  pêcheries  vers  1663,  et  par 
cle  négligents  concessionnaires,  comme  ceux  de  la  Compa- 
gnie de  Pêche  Sédentaire  à  qui  elle  fut,  ainsi  que  les  Iles 
-de  la  Madeleine,  cédée  en  mai  1686;  elle  possédait  pourtant  de 
vastes  terrains  fertiles  où  campaient  quelques  inoffensives 
tribus  de  Micmacs.  Ces  terres  arables  attirèrent  peu  à  peu 
l'attention  des  gouverneurs    de    l'Ile    Royale    sur  cette     île 


208  L    A  C    R    I    s    E 

qui  relevait  de  leur  gouvernement.  Dès  1712,  M.  de  Coste- 
belle  l'avait  en  quelque  sorte  «  prospectée  ».  En  1715, 
les  Acadiens  manifestèrent  leur  préférence  pour  elle  ; 
en  1716,  des  Acadiens  de  Port  Royal  vinrent  la  visiter, 
mais  n'y  restèrent  pas.  «  Si  l'Ile  Saint-Jean  s'établissait,  déli- 
béra le  Conseil  de  Louisboug  en  août  1720,  il  y  a  apparence - 
qu'il  pourrait  y  passer  nombre  d'Acadiens,  parce  que  la  terre 
est  bonne;  mais,  pour  l'Ile  Royale,  on  n'y  doit  pas  compter, 
attendu  qu'il  y  a  peu  de  pâturages  et  que  la  plupart  des  terres- 
ne  valent  rien  ». 

Naturellement,  la  politique  du  gouvernement  français  fut 
d'amener  vers  ces  colonies  en  formation,  tout  d'abord  dans  la 
première.  les  colons  expérimentés  de  l'Acadie.  «  Outre  les 
défrichements  des  terres  de  l'Ile  Royale,  dit  un  rapport  du 
temps,  ils  fourniraient  à  cette  colonie  un  nombre  considérable 
de  bons  ouvriers  qui  contribueraient  bien  mieux  à  son  établis- 
sement que  des  personnes  qui.  envoyées  de  France,  ne  se- 
raient faites  ni  au  climat  ni  aux  usages  du  pays  ».  Aussi,  à 
partir  du  mois  de  mars  1713,  notre  ministre  Pontchartrain  ne 
cesse  d'adresser  lettre  sur  lettre  à  ses  gouverneurs  du  Canada 
et  de  l'Ile  Royale  et  même  aux  missionnaires  de  l'Acadie, 
pour  les  presser  d'opérer  ce  transfert  des  Acadiens.  «  L'im- 
portant, écrit-il,  est  que  les  Acadiens  quittent  l'Acadie  ». 
«  Ce  qui  est  sûr,  ajoute  un  autre  rapport  (29  août  1714), 
c'est  qu'on  ne  doit  rien  épargner  pour  que  les  habitants  sor- 
tent. Il  est  sûr  que,  s'ils  sortent,  les  Anglais  ne  peuvent  garder 
le  pays.  »  «  S'ils  préfèrent  l'Ile  Saint-Jean  ou  la  Baie  des  Cha- 
leurs, ajoute-t-il,  il  ne  faut  pas  les  contrarier  ».  En  loyaux 
sujets  de  leur  roi,  en  fidèles  serviteurs  de  leur  religion,  ces  éner- 
giques paysans  français  ne  demandaient  pas  mieux,  ainsi 
qu'ils  le  signifièrent  dès  la  signature  du  traité,  que  de  passer 
sur  les  terres  incultes  des  colonies  françaises,  dussent-ils 
abandonner  sans  profit  les  riches  terrains  améliorés  par  leurs 
soins. 


ENTRAVES  209 

«Nous  ne  prêterons  jamais,  déclarent-ils  le  ^S  septembre  1713 
au  père  récollet  Félix  Pain,  le  serment  de  fidélité  à  la  reine 
de  Grande-Bretagne  aux  dépens  de  ce  que  nous  devons  à  notre 
pays  et  à  notre  religion;  et,  si  l'on  s'efforce  d'attenter  à  l'un  ou 
à  l'autre  de  ces  deux  articles  de  notre  fidélité,  nous  sommes 
prêts  à  tout  quitter  plutôt  que  de  violer  en  quoi  que  ce  soit  l'un 
de  ces  articles.  En  outre,  nous  ne  savons  pas  comment  les  Anglais 
nous  traiteront.  S'ils  nous  entravent  quant  à  notre  religion  ou 
s'ils  morcellent  nos  établissements  pour  diviser  nos  terres  entre 
des  gens  de  leur  nation,  nous  les  quitterons  entièrement  ». 
«  Quarante  des  habitants  de  l'Acadie,  confirme  un  mémoire 
de  1714,  sont  venus  à  l'Ile  Royale  pour  prier  AI.  de  Vaudreuil 
[gouverneur  du  Canada]  de  représenter  au  Roy  le  zèle  qu'ils  ont 
pour  son  service  et  la  religion  et  supplier  Sa  Majesté  de  considé- 
j  rer  que,  malgré  les  propositions  qui  leur  ont  été  faites  par  les 
Anglais,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  n'ait  mieux  aimé  donner  àSa  Ma- 
jesté des  preuves  de  fidélité  en  abandonnant  son  bien  pour  venir 
s'établir  au  Port  Dauphin  que  rester  en  Angleterre  où  on  leur 
offre  de  leur  laisser  leurs  maisons,  leurs  terres  et  leurs  commodi- 
tés dont  ils  jouissent  ». 

Voilà  qui  est  net  et  péremptoire.  Sans  doute,  certains  Aca- 
diens  hésitèrent  quelque  temps  lorsqu'en  l'été  de  1713  leurs 
délégués  apprirent  l'insuffisance  des  terres  de  l'Ile  Royale 
tant  pour  leur  alimentation  que  pour  celle  de  leurs  troupeaux. 

«  Il  n'y  a  pas  dans  toute  l'île,  disent-ils  le  23  septembre, 
de  terres  propres  à  l'entretien  de  nos  familles,  puisqu'il 
n'y  a  pas  de  prairies  suffisantes  pour  la  nourriture  de  notre 
bétail,  d'où  nous  tirons  notre  principale  subsistance.  ...Ce  serait 
nous  exposer  à  mourir  de  faim,  chargés  de  famille  comme 
nous  le  sommes,  que  de  quitter  nos  demeures  et  nos  défriche- 
ments, sans  autres  ressources  que  de  prendre  de  nouvelles  terres 
incultes  dont  le  bois  sur  pied  doit  être  enlevé  sans  aide  ni 
avances  ». 

Mais  ces  hésitations  bien  compréhensibles  cédèrent  vite 
devant  les  rassurantes  et  généreuses  propositions  qui  leur 
furent  faites  au  nom  du  roi  :  transport  gratuit  à  l'Ile-Royale 
des  familles  et  de  leurs  biens,  octroi  de  terres  ne  relevant  que 
de  la  Couronne,  exemption  de  tous  impôts  pendant  dix  ans, 


"210  LA  CRISE 

allocation  de  subsistances  pendant  un  an.  Rien  ne  s'opposait 
donc  plus  à  la  transmigration  des  Acadiens  en  territoire  fran- 
çais :  ni  empêchement  matériel,  ni  opposition  légale.  «  Plu- 
sieurs d'entre  eux  qui  ont  peu  de  bien  sont  déjà  passés  au 
Cap  Breton  cet  été,  avoue  Vetch  le  24  novembre  1714;  les 
autres  ont  l'intention  d"en  faire  autant  l'été  prochain,  dès  que 
la  moisson  sera  finie  et  le  blé  rentré  ». 

Seul  le  mauvais  vouloir  des  Anglais  s'opposa  :  les  gouver- 
neurs anglais,  en  effet,  ne  tenaient  pas  moins  à  garder  les 
Acadiens  que  les  gouverneurs  français  à  les  attirer  vers  eux  : 
car  eux  aussi  estimaient  hautement  les  qualités  coloniales  de 
ce  petit  peuple  aguerri,  dont  ils  portaient  le  nombre  à  2.500 
âmes' réparties  en  500  familles. 

'(  Cent  Français  nés  dans  le  pays,  dit  le  sous-gouverneur 
\'etch  '•24  nov.  1714)  parfaitement  habitués  aux  forêts,  ha- 
biles à  glisser  sur  des  racjuettes  et  à  manœuvrer  des  canots  d'é- 
coroe,  sont  de  plus  grande  valeur  et  d'un  plus  grand  service 
que  cinq  cents  hommes  nouvellement  arrivés  d'Europe.  Il  faut 
•en  dire  autant  de  leur  habileté  à  la  pêche  et  à  la  culture  du  sol  ». 

N'oublions  pas  les  raisons  mercantiles  :  «  Le  commerce  des 
fourrures  qui  est  considérable,  dit  Vetch,  passera  avec  les 
Indiens  au  cap  Breton  ».  «  La  disparition  de  leurs  5.000  bo- 
vins, porcs  et  moutons,  ajoute-t-il,  ruinera  entièrement  la 
colonie.  »  [Le  1®^  novembre  1715  son  successeur  Caulfeild 
parle  de  2.000  bovins,  de  2.000  ovins,  de  1.000  porcs  et  de 
10.000  boisseaux  de  blé,  à  Annapolis;  de  3.000  bovins,  4.000 
ovins.  2.000  porcs  et  20.000  boiss'^aux  de  blé,  aux  Mines]. 
La  substitution  du  bétail  de  la  Nouvelle  Angleterre  coû- 
terait au  bas  mot  40.000  livres  sterling.  A  défaut  de  colons, 
la  Nouvelle  Ecosse  n'avait  reçu  à  Annapolis  que  cinq  ou  six 
marchands  de  Boston  qui,  avec  les  officiers,  constituaient  le 
seul  élément  anglais.  Or.  garnison  et  marchands  avaient  be- 
soin, pour  vivre  et  se  maintenir,  du  bétail,  des  produits  agr'- 
■coles.  de  la  clientèle  et  de  la  main-d'œuvre  des  Acadiens. 


ENTRAVES  211 

«  Le  passage  des  Acadiens  et  de  leur  bétail  au  Cap  Breton, 
continue  Vetch.  serait  un  grand  renfort  pour  cette  colonie,  [qui 
deviendrait  ainsi  la  plus  puissante  colonie  française  d'Amérique 
et  la  plus  dangereuse  pourle  commerce  et  la  sécurité  britannique] 
De  même,  ce  serait  pour  la  Nouvelle  Ecosse  la  ruine  totale, 
à  moins  que  celle-ci  ne  soit  pourvue  d'une  colonie  anglaise; 
mais  cela  exigerait  plusieurs  années  [et  d'énormes  dépenses]. 
Il  est  donc  d'un  grand  avantage  pour  la  Couronne  que  les  ha- 
bitants français  restent  ici  avec  leur  cheptel,  pourvu  qu'on 
trouve  le  moyen  de  les  maintenir  fidèles  à  leur  allégeance  en 
casdeguerre  avec  la  France»;  «chose  difficile,  ajoute-t-il  ailleurs, 
tant  que  resteront  parmi  eux  des  prêtres  dont  ils  acceptent 
entièrement  la  direction  ».  [Il  y  a  déjà  là  en  germe  toute 
la  politique  future  de  Mascarène  et  de  Shirley].  «  Sans  eux, 
confirme  le  major  Caulfeild  en  1715,  nous  ne  pourrions  passer 
l'hiver  sans  périr  de  misère;  nous  n'avons  i>as  d'autre  moyen  de 
vivre  que  de  nous  adresser  à  eux  ». 

Bien  pis  :  réduite  à  3'2(l  hommes  (cinq  compagnies  à  Anna- 
polis  et  quatre  à  Canseau),  cette  même  garnison  était,  en  l'ab- 
sence des  Acadiens,  exposée  aux  attaques  des  Indiens,  qui  ne 
détestaient  pas  moins  les  Anglais  qu'ils  aimaient  les  Français. 

«  Quelques  démarches  qu'aient  pu  faire  les  Anglais  pour  se 
concilier  les  nations,  écrit  le  gouverneur  de  l'Ile  Royale,  ils 
n'ont  pu  en  venir  à  bout  ».  «  Ce  sont,  dit  Costebelle  (9  septem- 
bre 1715),  des  ennemis  irréconciliables  de  la  nation  anglaise  ». 
«  Il  est  certain,  écrit  l'intendant  Bégon  25  septembre  1715. 
que,  si  l'on  pouvait  parvenir  à  retirer  de  l'Acadie  tous  les 
Français,  les  Anglais  abandonneraient  le  Port  Royal  et  même 
toute  l'Acadie,  non  seulement  pour  le  défaut  de  secours,  mais 
encore  par  la  crainte  qu'ils  ont  des  sauvages,  qui  est  au  delà 
de  ce  qu'on  peut  dire,  desquels  les  Français  les  mettent  à 
l'abri  ».  Si  les  Français  nous  quittent,  avoue  le  lieutenant 
gouverneur  Caulfeild  (l^r  novembre  1715),  nous  ne  pourrons 
jamais  faire  subsister  nos  familles  anglaises  ni  les  protéger  contre 
les  insultes  des  Indiens,  nos  pires  ennemis;  leur  présence  pour 
nous  est  une  sauvegarde  contre  ces  barbares  ».  [11  s'inquiète 
même  de  la  présence  de  900  à  l.dOO  Acadiens  capables  de 
porter  les  armes  (24  déc.  1716]. 

Voilà  bien  des  raison?  tant  mercantiles  que  militaires  qui 


212  L    A  C    R    I    s    E 

plaident  auprès  des  Anglais,  en  faveur  du  maintien  à  tout 
prix  des  habitants  français  :  l'Acadie  sans  les  Acadiens  était 
pour  l'Angleterre  vide,  onéreuse,  dangereuse  même. 

Aussi,  les  gouverneurs  de  la  Nouvelle  Ecosse  employèrent-ils 
tous  les  moyens,  même  les  plus  pdieux,  pour  s'opposer  à  la 
loyale  exécution  du  traité  d'Utrecht.  Tout  d'abord,  en  l'ab- 
sence du  gouverneur  Xicholson,  son  suppléant  Vetch  s'oppose 
au  départ  des  Acadiens  sous  prétexte  qu'il  fallait  l'autorisation 
du  gouverneur  lui-même;  or,  Xichoison  eut  bien  soin  de  ne 
venir  qu'après  l'expiration  du  délai  réglementaire  d'un  an. 
Mais  Vetch  avait  déjà  eu  recours  à  des  mesures  d'opposition 
plus  énergiques  que  cette  casuistique  de  diplomate  aux  abois. 

«  Les  Acadiens  ont  fait  connaître  à  M.  de  \'audreuit.  dit  le 
mémoire  français  de  1 714,  la  grande  nécessité  où  ils  sont  réduits 
et  l'impossibilité  de  pouvoir  s'établir  à  l'Ile  Royale  si  on  ne  leur 
envoie  pas  quelques  bâtiments  et  des  agrès  pour  ceux  qu'ils  ont 
à  eux.  Ils  ont  aussi  fait  connaître  que  le  gouverneur  anglais 
({ui  commande  à  l'Acadie  veut  empêcher  qu'il  y  vienne  aucun 
bâtiment  pour  les  en  tirer  [on  se  prévalait,  en  effet,  du  fameux 
acte  de  navigation],  ni  qu'on  leur  apporte  des  agrès  pour  les 
leurs;  ce  qui  est  tout  à  fait  contraire  au  traité  de  paix  ». 

«  Les  Acadiens  sont  maltraités  par  les  Anglais,  écrit  Pont- 
chartrain  le  "28  février  1714;  il  faut  faire  tout  le  possible  pour 
attirer  ces  pauvres  gens  à  l'Ile  Royale  ». 

En  l'absence  du  gouvernrnir  français,  son  suppléant  le  major 
Lhermitte,  écrit  donc  de  Louisbourg  le  11  juillet  1714  au  gou- 
verneur anglais  Nicholson  : 

«  Ayant  appris,  Monsieur,  par  plusieurs  des  habitants  de 
Port  Royal,  des  Mines  et  de  Beaubassin.que  celui  qui  commande 
en  votre  absence  [le  colonel  Vetch]  leur  a  fait  défense  de  sortir 
et  même  en  a  refusé  la  permission  à  ceux  qui  lui  ont  demandé, 
ceci  fait  que  les  habitants,  qui  seraient  à  présent  établis  sur  les 
terres  du  Roy,  se  trouvent  la  plupart  hors  d'état  de  se  retirer 
cette  année,  quoiqu'ils  aient  un  an  à  le  faire  après  que  la  per- 
mission leur  en  sera  accordée;  ils  ont  paru  n'avoir  rien  de  plus 
à  cœur  que  d'obéir  à  leur  Roy  et  de  se  retirer  dans  un  endroit 


ENTRAVES  213 

((u'il  n'a  établi  qu'en  vue  de  leur  donner  les  mêmes  terres  dont 
ils  jouissent  à  l'Acadie.  C'est  ce  qui  m'a  déterminé,  Monsieur, 
suivant  l'ordre  que  le  Roy  m'en  donne,  d'y  envoyer  M.  de  la 
Ronde-Denys  à  qui  j'ai  remis  en  main  les  ordres  de  la  Reine 
Anne,  il  conférera  avec  vous  des  raisons  pour  lesquelles  ils 
sont  détenus.  J'espère,  Monsieur  que  vous  rendrez  toute  la  jus- 
tice due  et  que  vous  n'aurez  d'autre  vue  que  de  suivre  les  volon- 
tés de  la  Reine  ».  {Arch.  Nat.  Acadie  Corr.  géa.  C^^d  vol.  8). 

Le  20  juillet  arrive  donc  à  Port  Royal  le  capitaine  M.  de  la 
Ronde,  en  compagnie  d'un  autre  officier  M.  de  Pensens. 
Les  instructions  du  major  Lhermitte  au  capitaine  de  la  Ronde 
portent  : 

«  Qu'il  soit  permis  à  ceux  qui  ne  pourront  pas  évacuer  cette 
année  de  rester  jusqu'à  l'année  prochaine,  vu  qu'ils  ont  un  an 
pour  se  retirer  et  qu'on  les  en  a  empêchés  jusqu'à  présent;  par 
conséquent,  l'année  ne  doit  commencer  que  du  jour  que  la  per- 
mission leur  en  sera  donnée;  [quoi  de  plus  équitable?]  en  cas 
qu'on  lui  fasse  des  objections  sur  ces  articles,  il  a  [entre  ses 
mains]  les  ordonnances  de  la  Reine  sur  lesquelles  il  se  doit 
régler  et  demander  à  M.  Nicholson  de  les  faire  exactes; 
prendre  garde  de  ne  se  relâcher  sur  aucun  article  »,  et  d'organi- 
ser incontinent  «  de  concert  avec  les  missionnaires  l'évacua- 
tion des  habitants  >>. 

Ces  Messieurs  sont  fort  aimablement  reçus  par  le  gouverneur 
Nicholson,  enfin  rentré  dans  son  gouvernement  :  on  s'accorde 
pour  consulter  en  commun  les  habitants,  «  afin  de  savoir  leurs 
intentions  ».  Deux  assemblées  ont  lieu,  qui  permettent  au  capi- 
taine Denys  de  la  Ronde  d'établir  le  dénombrement  approxi- 
matif des  Acadiens  (2.400,  dont  910  à  Annapolis,  874  aux  Mi- 
nes, 157  plus  351  à  Cobeguid);  on  n'évalue  qu'à  128,  chiffre 
notoirement  insuffisant,  le  nombre  des  habitants  de  Beau- 
bassin  et  de  ('hipody,  qu'on  estimait  être  sûrement  en  terre 
française.  Plein  d'égards,  Nicholson  autorise  les  deux  officiers 
français  à  s'adresser  aux  habitants. 

«  Ayant  assemblé  les  habitants  des  Mines,  dit  Denys  de  la 
Ronde  (mémoire  de  1717).  je  leur  fis  sentir  [)ar  un  discours  pa- 


214  L    A  C    R    I    s    E 

thétique  les  fortes  raisons  qu'ils  avaient  de  se  méfier  du  calme^ 
dont  la  Cour  d'Angleterre  les  laissait  jouir,  les  risques  infinis 
qu'ils  couraient  de  s'endormir  dans  une  si  douce,  mais  trompeuse 
situation...  ;  que  je  ne  croyaispasqu'ilconvînt  que  le  mouvement 
fût  universel  pour  le  présent,...  mais  qu'il  suffisait  qu'une  jeu- 
nesse forte  dont  je  connaissais  la  bonne  volonté  se  disposât 
à  venir  préparer  les  voies  à  l'Ile  Royale;...  que  six  familles  dont 
le  chef  fût  jeune,  fort  et  de  bonne  volonté,  vinssent  faire  à  Port 
Toulouze   l'épreuve   des   terres   qui   leur   étaient   destinées    ». 

De  son  côté,  Nicholson  promet  à  ceux«  cjui  voudraient  rester 
les  mêmes  avantages  qu'aux  sujets  de  la  Reine  »  et  que,  «  si 
leurs  prêtres  ne  voulaient  pas  rester,  la  Reine  leur  en  enverrait 
d'Irlande  ».  Nicholson  en  fut  pour  ses  promesses  et  La  Ronde 
pour  ses  réserves  :  ce  ne  furent  pas  six  jeunes  chefs  de  famille 
qui  se  décidèrent. Les  trois  cents  chefs  de  famille  de  Port  Royal, 
des  Mines  et  de  Cobeguid  «  en  présence  de  Nicholson  »  signèrent 
le  document  suivant  : 

«  En  ce  jour,  fête  de  S^int  Louis  (13  août  1714),  nous  soussi- 
gnés, avec  toute  la  joie  et  la  satisfaction  dont  nous  sommes 
capables,  donnons  par  la  présente  la  preuve  éternelle  que  nous 
voulons  vivre  et  mourir  en  fidèles  sujets  de  Sa  Majesté  très 
Chrétienne,  et  nous  engageons  à  nous  rendre  à  l'Ile  Royale  et  à 
nous  y  établir,  nous  et  nos  descendants  ». 

Voilà  qui  est  net  :  «  Tous  jusqu'au  dernier  optèrent  pour  le 
départ,  »  confirme  un  officier  huguenot  de  la  garnison  anglaise, 
IMascarène.  Cette  unanimité  n'eut  pas,  on  le  conçoit,  Thcur 
de  plaire  au  général  Nicholson  ;  au  lieu  de  s'exécuter  sur  le 
champ,  il  admet  la  prorogation  du  délai  d'un  an;  mais,  pour 
gagner  encore  du  temps,  il  prétend  nécessaire  d'en  référer  à 
la  Reine,  tant  au  sujet  de  la  construction  des  bateaux  indis- 
pensables aux  Acadiens  pour  le  transport  de  leurs  bestiaux  et 
de  leurs  grains  qu'au  sujet  de  la  vente  même  de  leurs  habita- 
tions, pourtant  dûment  spécifiée  dans  la  lettre  de  la  dite  Reine 
dont  il  avait  entre  les  mains  le  texte  même  adressé  à  lui  per- 
sonnellement. Or,  la  reine  meurt  sur  ces  entrefaites,  le  17  août.- 


ENTRAVES  215 

î^es  deux  délégués  n'ont  pas  plus  tôt  quitté  Port  Royal  avec 
une  quinzaine  d'Acadiens  que  Nicholson,  sans  demander  de 
nouvelles  instructions,  défend  aux  Acadiens  de  faire  venir 
de  Boston  ni  de  recevoir  de  l'Ile  Royale  les  agrès  et  apparaux 
nécessaires  à  leurs  bateaux.  Alors  qu'ils  voulaient  tous  partir, 
■confirme  en  deux  lettres  d'avril  1748,  Mascarène,  officier  an- 
glais alors  présent,  ils  en  furent  empêchés  par  Nicholson  qui 
leur  interdit  de  partir  sur  des  bateaux  construits  en  territoire 
anglais.  Nicholson  fait  même  saisir  ces  bateaux  et  ces  cha- 
loupes qu'ils  avaient,  en  grand  nombre,  construits  de  leurs 
mains,  et  les  fait  vendre  à  vil  prix.  (Il  y  en  avait  en  1715  «  dix 
de  20  à  50  tonneaux,  tant  au  Port  Royal  qu'aux  Mines  »; 
-<(40à  50  sloops», au  dire  deVetchj.Il  avait  promis  une  prompte 
expédition  des  négociations  en  cours  :  en  1716,  on  l'attendait 
encore;  on  l'attendit  toujours.  En  1715,  les  Acadiens,  en  leur 
bonne  foi,  l'attendaient  avec  une  telle  confiance  que  la  plu- 
part n'ensemencèrent  pas  leurs  terres,  tant  ils  comptaient, 
cette  année-là-,  manger  leur  pain  en  terre  française.  Le  4  ma 
1715,  le  gouverneur  suppléant  Caulfeild  confirme,  en  effet, 
-que  les  Acadiens  refusent  le  serment  et  veulent  quitter  la 
colonie.  (T/ï.  .4 A'i/2s.  Select.  N .  Se .  Arch.  p.  4). 

Le  4  juin,  M.  de  Pontchartrain  s'étonne  «  de  la  manière  dure 
et  injuste  avec  laquelle  Te  général  Nicholson  a  traité  les  habi- 
tants de  l'Acadie  et  de  l'opposition  qu'il  a  formée  à  la  sortie 
de  leurs  biens  meubles  et  à  la  vente  des  biens  immobiliers  : 
ce  qui  est  contraire  non  seulement  aux  ordres  qu'il  avait 
reçus  de  la  feue  reine  d'Angleterre,  mais  encore  à  ce  dont  il 
avait  convenu  lui-même  avec  MM.  de  la  Ronde  et  Pensens. 
M  J'ai  écrit  sur  tout  cela  à  M.  d'Ibervilleà  Londres  [12  novem- 
bre 1714]  pour  qu'il  porte  de  vives  plaintesau  roid'Angleterre.  » 
Notre  ambassadeur  s'exécute  :  on  lui  répondit  sans  doute  jiar 
de  belles  paroles;  mais  d'acte  point.  Aussi  M.  de  Pontchartrain 
propose-t-il  d'envoyer,  pour  le  transport  des  Acadiens,  des  na- 
vires du  Cap  Breton  et  même  directement  de  France;  il  se 
heurte  au  u  refus  absolu  qu'ont  toujours  fait  les  gouverneurs 
.anglais  que  les  vaisseaux  du  Roi  vinssent  en  Acadie.  » 


216  LA  CRISE 

Le  7  septembre  1715,  sur  les  instances  du  Père  Dominique 
de  la  ]\Iarche,  supérieur  des  Récollets  de  cette  province, 
parlant  «  au  nom  des  Missionnaires  et  des  pauvres  peuples  de 
l'Acadie  »,  pour  «  la  gloire  de  Dieu  et  l'honneur  du  Prince  », 
le  Conseil  de  Louisbourg  décide,  afin  de  «  répondre  à  Timpa- 
tience  où  sont  les  Acadiens  d'abandonner  leurs  terres,  leurs 
maisons  et  toutes  les  commodités  dont  ils  jouissent  pour  venir 
assurer  leur  religion  et  celle  de  leurs  enfants  »,  d'envoyer,  dès 
maintenant  en  cette  fin  de  saison,  une  première  frégate  char- 
gée de  leur  porter  des  agrès  et  de  ramener  de  Port  Royal  et 
autres  lieux  ceux  des  Acadiens  qui  se  présenteraient  ;  mêmes 
entraves,  même  impuissance;  on  prétextait  toujours  le  fameux 
Acte  de  Navigation. 

Un  précieux  mémoire  de  Vetch  en  date  du  "24  novembre 
1714  révèle,  en  même  temps  que  cette  cauteleuse  politique  an- 
glaise, ses  buts  et  ses  moyens  :  Des  2.500  Acadiens,  répartis  en 
500  familles,  est-il  dit,  tous,  (sauf  deux  qui  venaient  de  Nou- 
velle Angleterre),  se  sont  engagés  à  partir;  s'ils  partent,  le 
pays  sera  désert,  la  garnison  sans  vivres,  la  place  exposée 
aux  attaques  des  Indiens  et,  par  contre,  Louisbourg  sera 
renforcé,  ravitaillé,  doublé  de  valeur.  Les  5.000  bêtes  à  cornes 
et  tout  le  petit  bétail,  représentant  un  appoint  de  40.000 
livres,  seront  irrémédiablement  perdus  pour  la  colonie  anglaise 
et  définitivement  acquis  pour  la  colonie  française;  or.  on 
a  promis  de  répartir  entre  les  soldats  et  les  officiers  britan- 
niques tous  ces  biens,  toutes  ces  terres  et  tout  le  commerce 
du  pays  conquis.  Et  puis,  qui  achèterait  des  terres  acadiennes 
en  Nouvelle  Ecosse  quand  on  peu  en  avoir  pour  rien  en  d'au- 
tres colonies?  —  Dès  lors,  on  comprend  pourquoi  les  Anglais 
firent  tout  leur  possible  pour  maintenir  les  Acadiens  prison- 
niers chez  eux  :  il  s'agissait  de  les  exploiter  d'abord  et  de  les 
dépouiller  ensuite.  Cette  vile  politique,  dont  la  perfidie  me- 
nait à  la  violence,  dura  plus  de  quarante  ans. 

Les  Acadiens  changèrent-ils  d'avis  avec  le  temps'?Nullement. 
«  Tous  les  habitants  de  l'Acadie  ont  pris  la  résolution  d'aller 
s'établir  à  l'Ile  Royale  »,  écrit  (10  juillet  1715)  le  père  Justi- 


ENTRAVES  217 

iiien,  de  Port  Royal.  «  Les  peuples  de  l'Acadie  sont  déterminés 
à  tout  abandonner  pour  sortir  de  la  domination  des  Anglais  », 
confirme  le  Père  Dominique, en  mars  1716.  «  Ilsrestent  disposés 
il  une  entière  évacuation,  lit-on  encore,  dès  qu'ils  auront  des 
bâtiments  pour  les  transporter  avec  leurs  familles  et  leurs 
effets  ».  «  Ils  sont,  dit  un  mémoire  de  1717  signé  Le  Rond  et 
Pensens,  inflexiblement  disposés  à  abandonner  tous  leurs 
biens  et  toutes  leurs  terres,  si  leurs  missionnaires  leur  étaient 
enlevés  ou  si  les  Anglais  se  mettaient  en  état  d'exiger  d'eux 
rien  qui  leur  parût  ou  contraire  à  la  religion,  ou  opposé  aux 
sentiments  qu'ils  ont  toujours  eus  pour  leur  légitime  souverain  » 
Un  rapport  du  Conseil  de  la  Marine  conclut,  en  mai  1719, 
«  qu'ils  étaient  dans  la  même  résolution  et  prêts  à  se  retirer  sur 
les  terres  de  la  domination  de  France  ».  Caulfeild  espérait,  du 
moins,  en  l'avenir.  «  Bien  que  nous  ne  puissions  espérer 
d'eux  grand  profit,  écrit-il  le  l^""  novembre  1715,  peut-être 
avec  le  temps  leurs  enfants  s'adapteront-ils  à  notre  consti- 
tution )).  Or,  quarante  ans  plus  tard,  les  Acadiens  et  leurs 
enfants  n'avaient  pas  changé  de  sentiments. 

Malheureusement,  ce  qui  ne  changeait  pas  non  plus,  c'était 
l'obstination  des  Anglais,  quoique  leurs  procédés  variassent 
sans  cesse.  On  se  gardait  toujours  bien  de  contester  le  bon  droit 
par  trop  évident  des  Français,  lequel  se  dégageait  de  conven- 
tions écrites,  fort  explicites;  on  usait  tour  à  tour  de  moyens 
violents  et  de  procédés  dilatoires  pour  se  dérober  à  l'exécution 
de  ces  conventions.  Nicholson  était  «  énergique  et  plein  de 
ressources,  dit  Parkman,  mais  pervers,  entêté  et  sans  scru- 
pules )).  Il  le  prouva  bien.  Il  avait  tout  d'abord  interdit  aux 
Acadiens  l'entrée  du  fort  de  Port  Royal  et  toute  relation  tant 
«ivec  les  soldats  qu'avec  les  sauvages;  il  défend  maintenant  à 
tout  sujet  anglais  de  leur  acheter  des  terres  ou  des  biens 
-quelconques,  les  déclarant  tous  «  des  rebelles  »  qui  «  mérite- 
raient qu'on  allât  leur  couper  la  gorge  dans  leurs  maisons  «. 
Jl  s'oppose  à  ce  que  les  missionnaires  correspondent  avec 
J'évêque  de  Québec  et  même  se  mêlent  des  affaires  de  leurs 
vOuailJes.  «  Si  son  dessein  s'était  réalisé,  dit  Caulfrild,  il    n'v 


218  LA  CRISE 

aurait  plus  un  seul  habitant  dans  le  pays,  plus  même  de  gar- 
nison ».  Voyant  donc  les  funestes  conséquences  de  ses  excès^ 
notre  maladroit  général  se  ravise,  puisque  la  nécessité  l'y 
oblige;  il  accueille  les  «  prétendus  rebelles  ».  trafique  avec 
eux,  «  les  ménage  »  tout  en  «  leur  faisant  entendre  »  que.  «  s'ils 
partent,  ils  ne  pourront  disposer  de  leurs  meubles  et  de  leurs 
bestiaux,  mais  seulement  de  quelques  vivres  ».  Vetch  et  les 
autres  officiers  blâment  la  conduite  de  leur  supérieur,  «  ses 
tracasseries  »,  disent-ils,  «  son  inconcevable  méchanceté  »; 
mais,  en  fait,  dès  qu'ils  en  ont  l'occasion,  ils  agissent  comme 
lui  et  pour  les  mêmes  motifs. 

«  J'ose  suggérer  à  vos  Seigneuries,  écrit  ^'etch  aux  Lords 
of  Trade  en  mars  1715,  d'expédier  au  plus  tôt  des  ordres  pour 
empêcher  une  émigration  des  habitants  français  avec  leurs  ef- 
fets et  leurs  bestiaux  vers  le  Cap  Breton  :  un  pareil  événement 
aurait  pour  effet  de  causer  en  Nouvelle  Ecosse  une  ruine  qui 
nous  coûterait  plus  de  40.000  livres  et  de  faire  immédiatement 
du  Cap  Breton  une  colonie  plus  populeuse  et  plus  riche  qu'elle 
ne  pourrait  le  devenir  en  bien  des  années  ».  «  Si  ces  2.500  Aca- 
diens  vont  s'établir  au  Cap  Breton,  avait-il  déjà  dit  en  novem- 
bre 1714,  cette  île  deviendra,  du  jour  au  lendemain,  la  plus  flo- 
rissante colonie  des  Français  en  Amérique  et  un  danger  perma- 
nent pour  les  postes  britanniques  et  pour  le  commerce  anglais 
en  général  ».  Et  il  ajoute  le  "21  février  1716  :  «  Comme  un  pays 
sans  habitants  ne  compte  plus,  le  départ  des  Acadiens  avec 
leiirs  bestiaux...  entraînerait  la  ruine  de  la   Nouvelle    Ecosse  ». 

Cet  ancien  contrebandier  qu'était  Vetch  n'aurait  donc  pas 
été  plus  équitable  pour  les  Acadiens  que  son  chef  brutal  et 
déloyal.  «  Il  a  déjà  donné  des  preuves  de  mauvaise  volonté  et 
de  haine  à  l'égard  des  Acadiens  »,  écrivait  Pontchartrain  dès 
juin  1714.  Le  3  mai  1715,  le  lieutenant-gouverneur  Caulfeild 
demande  de  nouvelles  instructions  pour  retenir  les  habitants 
des  Mines;  sinon  «la  garnison  ne  pourra  subsister,  l'hiver  sui- 
vant »,  car  elle  n'a  plus  ni  blé,  ni  crédit.  En  présence  de  tant  d( 
témoignages  tant  anglais  que  français,  on  se  demande  com- 
ment des  historiens  britanniques  osent  affirmer  que  les  Aca- 


ENTRAVES  219 

■diens  ne  voulurent  jamais  partir,  que  les  autorités  françaises 
ne  firent  rien  pour  faciliter  leur  départ,  que  les  autorités  an- 
glaises ne  firent  rien  pour  gêner  ce  départ.  De  telles  assertions 
contredisent  d'une  manière  flagrante  la  plus  évidente  vérité, 
manifestée  sous  tant  de  formes,  et  mettent  en  doute  la  bonne 
foi  de  ces  auteurs. 

Maintenant  que  ces  indispensables  Acadiens  se  trouvaient  de 
force  retenus  dans  le  pays,  il  fallait,  par  un  lien  moral,  tâcher 
-de  les  y  attacherplus  fermement  encore  :  puisque  ces  «  rebelles  » 
étaient  en  somme  honnêtes  et  pieux,  il  fallait  par  un  serment 
asservir  leur  conscience.  Ce  fut  le  lieutenant-gouverneur 
Thomas  Caulfeild  qui  inaugura  cette  politique  de  contrain- 
te morale.  On  profita  de  l'avènement  du  roi  Georges  pour 
exiger  des  habitants  français  le  serment  d'allégeance  à  la 
Couronne  britannique  :  deux  officiers  anglais,  le  commissaire 
P.  Capoon  et  l'enseigne  Th.  Button,  furent  en  janvier  1715 
délégués  auprès  des  divers  groupements  des  Mines,  de  She- 
kenecto,  de  la  Rivière  Saint-Jean,  de  Pasmacody  et  de  Pe- 
nopscot  pour  leur  réclamer  le  serment  d'allégeance,  s'enqué- 
rir de  leurs  sentiments  à  l'égard  de  la  Couronne  et  les  induire 
à  venir  à  Annapolis  vendre  leurs  denrées.  Résultats  nuls  : 
•  des  quatre  formules  proposées,  deux  étaient  contraires  à  la 
foi  catholique.  «  Les  habitants  de  ce  pays,  qui  sont  pour  la 
plupart  fTançais,\refusent  de  prêter  serment,  écrit  Caulfeild 
le  3  mai;  d'autre  part,  ils  se  sont  entièrement  refusés  à  quit- 
ter cette  Colonie  et  à  aller  s'établir  sous  la  ])r(ttection  du  gou- 
vernement français  ».  La  première  de  ces  affirmations  est 
vraie;  la  seconde  est  fausse.  En  voici  les  preuves  : 

-  «  Nous  avons  l'honneur  de  vous  dire,  écrivent  et  signent  le 
12  mars  1715,  les  habitants  des  Mines,  cjue  l'on  ne  peut  être  plus 
ireconnaissants  que  nous  le  sommes  des  bontés  que  le  roi  Georges, 
que  nous  reconnaissons  être  légitime  souverain  de  la  Grande- 
Bretagne,  veut  bien  avoir  pour  nous,  et  sous  la  domination 
duquel  nous  nous  ferions  une  véritable  joie  de  rester  si  nous 
m'avions  pris,  dès  Tété  dernier,  la  résolution  de  retourner  sous 


220  LA  CRISE 

la  domination  de  notre  Prince,  le  Roy  de  France,  ayant  même 
donné  tous  nos  seings  à  l'officier  envoyé  de  sa  part,  auquel  nous 
ne  pouvons  contrevenir  jusqu'à  ce  que  leurs  Majestés  de  France 
et  d'Angleterre  aient  disposé  autrement,  quoique  nous  nous 
obligions  avec  plaisir  et  par  reconnaissance,  pendant  que  nous 
resterons  ici  à  La  Cadit,  de  ne  rien  faire  ni  entreprendre  contre 
Sa  Majesté  Britannique  ». 

A  Beaubassin,  même  réponse  (28  mars)  :  «  Nous  ne  pou- 
vons donner  aucune  décision...  jusqu'à  ce  que  Sa  Majesté  très 
Chrétienne  et  Sa  Majesté  Britannique  soient  convenues  en- 
semble sur  les  articles  qu'on  leur  a  proposés  ».  A  Port-Bk)yal, 
où  les  habitants  français  vivaient  sous  la  portée  des  canons 
du  fort  anglais  »,  un  peu  plus  de  précision  apparente  :  trente- 
cinq  signatures  suivent  l'engagement  suivant  : 

«  Moy  je  promes  sincerrement  et  jure  que  je  veut  estre  fidelle 
et  tenir  une  véritable  alégence  à  sa  majesté  le  roi  George, 
tant  que  je  sere  à  Lacadie  et  nouvel  Ecosse,  et  qu'il  me  sera 
permy  de  me  retiré  là  où  je  jugeré  à  propos  avec  tous  mais  bien 
meuble  et  effet,  quand  je  le  jugeré  à  propos  sans  que  nulle  per- 
sone  puisse  men  empesché.  Annapolis  Royal  le  22^  janvier 
171fi  >)  (.s/c). 

On  voit  que  les  habitants  de  Port-Royal  ne  s'engageaient  ] 
strictement  que  jusqu'au  jour  de  leur  départ  et  que,  les  condi- 
tions de  ce  proche  départ,  ils  ne  manquaient  pas  de  les  rappeler 
avec  la  plus  parfaite  précision.  En  fait,  tous  les  Acadiens  n'at- 
tendaient pour  partir  que  le  résultat  des  délibérations  de  Lon- 
dres à  leur  sujet  :  «  Les  gens  des  Mines,  avoue  Caulfeild  lui- 
même  le  16  mai  1716,  attendent  avec  impatience  les  décisions 
qui  les  concernent  ».  «  Ils  sont  tous  du  même  avis,  confirme-t-il 
le  24  octobre  1716,  et  l'on  ne  peut  guère  compter  sur  leur  ami- 
tié ».  Le  malheur  est  que  ces  décisions  ne  furent  jamais  prises  : 
«  Il  n'est  arrivé  aucuns  nouveaux  ordres  de  la  Cour  d'Angle- 
terre pour  lever  les  difficultés  que  le  général  Nicholson  fit  en 
1714  »,  écrivait  en  mars  1716  le  gouverneur  du  Cap  Breton. 
C'est  ainsi  que  le  délai  d'un  an  se  trouva  indéfiniment  pro- 
longé pour  le  grand  malheur  des  Acadiens. 


ENTRAVES  221 

Le  gouverneur  Costebelle  avait  beau  dire  (7  septembre  1715) 
qu'il  ne  pouvait  y  avoir  prescription  puisque  les  Acadiens  n'a- 
vaient matériellement  pu  jouir  des  délais  légalement  consentis^ 
le  temps  n'en  travaillait  pas  moins  contre  eux.  «  Il  paraît  à 
craindre,  prévoyait  le  père  Dominique  de  la  Marche  dès  1715, 
que  ces  peuples,  se  regardant  comme  abandonnés,  ne  se 
butent.  Les  Anglais  ne  pourront  que  profiter  de  l'accablement 
dans  lequel  les  jetterait  un  tel  abandon  ».  Forcés  de  rester  en 
Acadie,  les  Acadiens  devaient,  en  effet,  s'y  créer  des  moyens 
de  subsistance  et,  par  conséquent,  labourer,  semer,  récolter, 
bref  améliorer  leurs  terres;  et  plus  ils  les  amélioraient,  plus 
elles  leur  devenaient  précieuses,  plus  ils  s'y  attachaient. 
C'est  bien  ce  que  constate  Caulfeild  en  mai  1716  : 

«  Ils  font  tous  préparatifs  d'amélioration;  »  et  en  octobre  : 
«  Je  suis  convaincu  qu'ils  ne  quitteront  le  pays  qu'à  regret  >;. 
«  Il  ne  serait  pas  trop  extraordinaire,  craignent  en  effet  MM.  de 
La  Ronde  et  Pensens  (mémoire  de  1717),  que  des  peuples,  péné- 
trés du  repos  et  de  l'abondance  dont  ils  jouissent  et  d'ailleurs 
peu  instruits  des  ressorts  politiques  d'une  puissance  qui,  sous 
les  apparences  trompeuses  d'une  fausse  douceur,  ne  cherche 
qu'à  les  familiariser  à  son  joug  et  se  les  assurer,  se  détermi- 
nassent à  préférer  le  bien  réel  aux  avantages  qu'on  les  flatte 
qu'ils  jouiraient  à  l'Ile  Royale  ».  Ce  n'était  que  trop  bien  com- 
prendi'e  la  faiblesse  humaine  des  Acadiens  et  «  la  fausse  dou- 
ceur des  Anglais  ). 

En  novembre  1717,  nouvelle  tentative  du  successeur  de 
Caulfeild,  le  capitaine  John  Doucette  (apparemment,  d'origine 
huguenote).  Ce  nouveau  lieutenant-gouverneur  n'est  pas  plus 
tôt  arrivé  à  Annapolis  (28  octobre)  qu'il  écrit  au  Secrétaire 
d'Etat  (5  nov.).  «  J'ai  envoyé  aux  gens  du  voisinage  somma- 
tion de  signer  l'un  des  papiers  ci-inclus;  s'ils  le  font,  je  leur 
promets  la  même  protection  et  la  même  liberté  qu'aux  autres 
sujets  de  Sa  Majesté;  sinon,  je  ne  pourrai  nullement  autoriser 
leurs  bateaux  à  franchir  ce  fort,  pour  trafiquer  ou  pêcher  sur 
la  côte.  Sur  quoi  ils  rédigèrent  le  papier  ci-inclus  ».  A  la 
formule  sans  réserve  de  Doucette,  «  un  petit  nombre  d'habi- 


'Z.i'Z  LA  CRISE 

tants  »  [de  Port-Royal  et  de  sa  banlieue],  réclamant  «  une 
assemblée  des  députés  des  Mines,  de  Beaubassin  et  de  Cobe- 
guid  »,  substituèrent  les  réserves  suivantes  : 

«  Pour  le  présent,  nous  ne  pouvons  que  répondre  que  nous 
sommes  prêts  à  acquiescer  aux  demandes  à  nous  proposées,  dès 
que  Sa  Majesté  nous  aura  fait  la  faveur  de  pourvoir  aux  moyens 
de  nous  protéger  contre  les  triblis  sauvages  toujours  prêtes  à 
nous  molester...  Sinon,  nous  ne  saurions  prêter  le  serment  à 
nous  demandé  sans  nous  exposer  à  être  à  tout  moment  égorgés 
étiez  nous  par  ces  sauvages  qui  en  font  menace.  Si  l'on  ne  trouve 
d'autres  moyens,  nous  sommes  prêts  à  jurer  que  nous  ne  pren- 
drons les  armes  ni  contre  Sa  Majesté  Britannique,  ni  contre  la 
France,  ni  contre  aucun  de  leurs  sujets  ou  alliés  ». 

C'était  là  le  fameux  serment  de  neutralité  militaire  qui  va 
pendant  près  de  quarant«'«ns  être  l'objet  de  difficultés,  de 
discussions  et  de  dangers  sans  nombre.  A  moins  qu'on  ne 
voulût  armer  les  Acadiens  contre  les  soldats  de  France  ou 
leurs  frères  de  l'autre  côté  de  la  Baie,  rien  ne  semblait  plus 
juste  et  plus  sage  que  d'accepter  dès  maintenant  ce  libéral 
engagement  de  neutralité  qui.  en  fait,  devait  être  accepté 
quelques  années  plus  tard  et  qui,  en  1760,  fut  sans  nulle  hési- 
tation octroyé  aux  Loyalistes  de  cette  même  province. 
Mais  alors  on  ne  transigea  pas  avec  les  Acadiens. 

«  Si  vous  n'acceptez  pas  le  serment  d'allégeance,  écrivait 
Doucette  aux  habitants  des  Mines  le  12  mars  1718,je  serai  obligé 
-de  vous  faire  interdire  tout  commerce  tant  avec  les  sujets  bri- 
tanniques qu'avec  les  sujets  français  du  Canada  et  du  Cap 
Breton.  [Il  leur  interdit  de  même  la  pêche].  Sachez  sous  quelle 
domination  vous  vivez,  et  ne  prétendez  pas  décliner  ce  qu'on 
vous  offre  de  signer.  11  vous  faut  ou  devenir  sujets  du  Roi  de 
<irande-Bretagne  et  rester  en  Nouvelle  Ecosse  ou  devenir  sujets 
du  Roi  de  France  et  vous  retirer  sous  sa  domination  ». 

Inquiets,  les  habitants  de  Port-Royal,  des  Mines  et  de  Beau- 
liassin   écrivent  en   1718  au  gouverneur  de  l'île  Royale  : 

«  Aujourd'hui  il  semble  qu'on  veuille  nous  contraindre  de 


ENTRAVES  223" 

prèter  le  serment  de  fidélité  ou  d'abandonner  le  pays.  11  nous 
est  absolument  impossible  de  faire  ni  l'un  ni  l'autre.  Nous  som- 
mes résolus  à  ne  point  faire  de  serment  parce  que  nous  sommes 
de  bons  et  vrais  sujets  du  Roi  très  Chrétien,  et  nous  ne  pouvons- 
abandonner  sans  des  facilités  convenables  qui  nous  étaient  pro- 
mises de  la  part  de  la  Cour  de  France  et  qui  nous  ont  toujours 
été  refusées  de  la  part  de  la  Cour  d'Angleterre.  Comme  notre 
situation  est  très  rude  et  que  la  conjoncture  dans  laquelle  nous 
nous  trouvons  est  très  épineuse,  nous  vous  supplions  de  nous 
honorer  de  vos  charitables  conseils  au  cas  qu'il  nous  serait  fait 
de  nouvelles  instances  ». 

John  Doucette  voulut  amener  les  missionnaires  à  exercer 
une  pression  sur  leurs  ouailles;  mais  le  Père  Félix  Pain,  des 
Mines,  lui  répondit  en  mars  1718  que,  n'ayant  pas  à  se  mêler 
des  affaires  temporelles,  il  refusait  de  s'occuper  du  serment 
d'allégeance. 

Or,  l'année  suivante,  ce  même  Doucette  ose  se  plaindre  au 
gouverneur  de  l'île  Royale  de  la  présence  des  habitants  fran- 
çais comme  d'un  «  grand  dommage  pour  le  Roi  George  >\  vu 
qu'elle  empêche  «  de  garnir  les  plantations  avec  des  sujets  de 
8a  Majesté  »;  M.  Saint^Ovide  de  Brouillan  lui  répond  verte- 
ment que  «  ce  retardement  «  était  bel  et  bien  dû  «  à  l'impossi- 
bilité dans  laquelle  Monsieur  de  Nicholson  et  autres  comman- 
dants de  la  Cadie  les  ont  mis  de  pouvoir  exécuter  les  conven- 
tions que  l'on  avait  faites  »;  et,  en  réponse  à  une  demande  d'in- 
tervention française  en  faveur  de  la  politique  anglaise  (15  avril 
1718), le  gouverneur  du  Canada,  M.  de  Vaudreuil,  reproche  à  ce 
même  Doucette  «  de  refuser  aux  Acadiens  leurs  passeports 
et  la  liberté  d'emmener  leurs  bestiaux  et  leurs  biens  »  (22  sept. 
1718).  Ainsi  pris  en  flagrant  délit  de  duplicité,  John  Doucette 
se  tint  coi.  Il  se  vengea  plus  tard  :  en  1724,  un  parti  de  sau- 
vages ayant  attaqué  la  garnison,  Doucette,  pour  une  maison 
anglaise  détruite,  en  fit  brûler  trois  françaises;  c'est  là  ce 
qu'il  appelait  de  «justes  représailles  ».  Cependant;  les  autorités 
de  Londres  conseillaient  la  patience  :  «  Tant  qu'il  n'y  a  pas 
de  colons  anglais,  tant  que  les  sauvages  sont  hostiles,  disaient- 
ils,  ne  punissez  pas  ces  Français  insoumis  comme  ils  le  méri- 
tent ».  Les  malheureux  ne  perdirent  rien  à  attendre. 


'224  LA         CRISE 

Les  Anglais,  qui  ont  tant  blâmé  notre  incurie  en  Acadie,  la 
surpassèrent  pendant  près  de  quarante  ans.  Alors  que  les  gou- 
verneurs Nicholson  et  Philipps  dépensaient  royalement  en  An- 
gleterre ou  ailleurs  leurs  gros  traitements  coloniaux,)  avec  ses 
20,000  livres  par  an,  Philipps  se  fit  une  fortune  de  100.000  li- 
vres), leurs  suppléants  Vetch,  Caulfeild,  Doucette,  Armstrong, 
Mascarène,  mal  rétribués,  pas  même  remboursés  de  leurs  frais 
et  avances,  ne  cessaient  de  s'endetter,  incapables  de  tenir 
leur  rang,  obligés  de  subvenir  avec  leurs  propres  ressources 
aux  dépenses  les  plus  urgentes;  aussi  rien  d'étonnant  si  l'un 
d'eux,  Armstrong,  criblé  de  dettes,  s'appropria  les  redevances 
{quil-rents)  des  Acadiens  et,  pris  en  flagrant  délit,  se  suicida 
(décembre  1739).  Leur  correspondance  à  tous  [celle  d'Arm- 
strong,  en  particulier,  le  28  février  1716]  déborde  de  plaintes 
amères  concernant  le  délabrement  intérieur  et  extérieur  du 
fort  exposé  au  moindre  coup  de  main,  («  par  plusieurs  larges 
brèches,  dit  Philipps  en  avril  1720,  dix  hommes  entreraient  de 
front  »)  concernant  la  détresse  de  la  garnison  (cinq  compagnies 
dé  200  hommes  en  tout)  mal  vêtue,  mal  nourrie,  mal  logée,  mal 
armée,  sans  couchages  ni  médecines,  concernant  la  fréquence 
des  désertions  et  des  mutineries,  concernant  l'exploitation 
éhontée  et  même  la  contrebande  des  trafiquants  de  Boston. 
«  J'ai  peine  à  voir,  gémit  Caulfeild  (15  mai  1716),  nos  troupes 
manquer  de  literie  et  de  vêtements;  malgré  mes  multiples 
réclamations,  leur  état  misérable  inspire  la  pitié  ».  Quatre  ou 
cinq  goélettes  venaient  bien  de  Boston  trois  fois  par  saison 
vendre  à  Annapolis  pour  10.000  livres  sterling  d'étoffes  anglai- 
ses et  de  denrées  coloniales;  mais  elles  prenaient,  dit  Philipps 
(juillet  1720),  «  un  bénéfice  de  400  à  500  pour  cent  ».  Aussi 
était-ce  vers  Louisbourg  que  les  Acadiens  dirigeaient  le  com- 
merce de  leurs  denrées  et  les  Indiens  celui  de  leurs  plumes  et 
fourrures  (Armstrong,  28  fév.  1716). 

En  1718,  un  vague  plan  de  colonisation  à  C.hibouctou 
(200  habitants,  pêche,  culture,  exploitation  des  bois)  n'aboutit 
[tas.  «  Comme  on  ne  peut  compter  sur  ces  papistes  acadiens, 


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CANSEAU    ET   SES   PARAGES 
(Bibl.  Nat.  ;   Cabinet  des  Estampes.) 


n 


ENTRAVES  225 

^crit  le  gouverneur  Philipps  (11  mars  1718),  la  seule  bonne 
méthode  de  s'assurer  leur  allégeance  est  de  coloniser  le  pays 
avec  des  sujets  de  Sa  Majesté  et  d'en  organiser  la  défense 
■en  réparant  les  forts  et  en  bâtissant  de  nouveaux  »;  aux 
«inq  compagnies  d'Annapolis,  il  faut  en  ajouter  trois  de  Terre- 
Neuve.  (3  janvier  1720). 

«  Les  Français,  ajoute-t-il  en  juillet  1720,  ont  si  bien  tiré 
parti  de  notre  négligence  en  ce  pays  que  leur  influence  l'empor- 
te sur  la  nôtre  tant  auprès  des  habitants  qu'auprès  des  indi- 
gènes: et  l'autorité  du  Roi  [d'Angleterre]  est  à  certains  égards 
méprisée  et  raillée  :  car  elle  dépasse  peu  la  portée  de  ce  fprt 
[d^'Annapolis],  faute  de  moyens  suffisants  pour  étendre  notre 
influence  sur  les  diverses  régions  habitées  ». 

On  a  donc  peur  des  sauvages,  peur  des  Acadiens,  peur  des 
Français,  et  la  peur  est  mauvaise  conseillère.  On  a  beau 
réclamer  des  forts,  des  troupes,  des  vaisseaux.  Rien  ne 
vient  :  ni  soldats,  ni  munitions,  ni  colons  même.  «  Les 
cinq  ou  six  familles  anglaises  de  la  Nouvelle  Ecosse,  continue 
Philipps  (août  1734),  sont  pires  qu'inutiles  :  car  elles  ne 
veulent  ni  défricher  ni  cultiver  ».  Doucette,  comme  Philipps, 
déplore  que,  par  la  traite  avec  les  sauvages  et  le  trafic  de  la  Baie 
Verte,  (échange  de  viande  et  de  blé  acadien  contre  les  pro- 
duits français  de  Louisbourg),  la  France  tire  plus  d'avantages 
commerciaux  de  la  Nouvelle  Ecosse  que  l'Angleterre;  grave 
grief  mercantile  pour  un  peuple  de  marchands.  Mascarène  va 
jusqu'à  dire  qu'on  ne  fait  cju 'entretenir  une  colonie  anglaise 
pour  le  profit  de  la  France. 

Tous  les  projets  d'exploitation  et  de  colonisation  venaient 
•échouer  contre  l'inertie  de  la  nouvelle  organisation  métropo- 
litaine :  car  fort  bureaucratiquement,  the  Board  of  Trade  and 
Plantations,  se  contentait  d'enregistrer  et  de  transmettre 
plaintes  et  doléances,  de  prodiguer  conseils  vagues  et  timorés, 
sans  jamais  rien  faire.  On  ne  fit,  en  effet,  pas  plus  de  fortifica- 
'Cations  sérieuses  à  Canseau  à  cause  des  Français  qu'à  Chignec- 
itou  à  cause  des  sauvages;  on  n'établit  ni  la  Hève,  ni  Chibouc- 

LAfVRIKRF,  t.    I.  8 


226  LA       CRISE 

tou,  malgré  les  instances  de  ramiraiité  anglaise.  «  C'est  grand 
dommage,  gémissaitunfonctionnairede  Port-Royal,  H.  Newton, 
qu'une  si  belle  et  si  riche  province  reste  si  longtemps  négligée  ». 
Bref,  sous  l'indolent  Walpole,  les  Anglais  tiraient  de  la  Nouvelle 
Ecosse  un  moins  bon  parti  encore  que  les  Français  de  l'Aca- 
die  sous  l'incapable  Pontchartrain  :  car  nous  peuplions  au 
moins  et  défrichions,  alors  qu'eux  ne  faisaient  que  pêcher  et 
trafiquer.  L'inerte  John  Bull  s'endormait  en  sa  traditionnelle 
politique  :  the  dog  in  ihe  manger.  On  conçoit  qu'en  présence 
d'un  tel  laisser-aller  les  Acadiens  envisageassent  comme  inef- 
fective et  temporaire  la  précaire  occupation  de  leur  pays  par 
trois  cents  misérables  soldats  anglais  qui,  en  'somme,  dépen- 
daient d'eux, comme  probable  sa  réoccupation  par  les  Français 
qui  se  fortifiaient  et  s'armaient  à  Louisbourg;  ils  ignoraient,  à 
vrai  dire,  la  stupide  anglophilie  de  Fleury  et  du  Régent  à  Ver- 
sailles, cette  néfaste  alliance  anglaise  que  dès  lors  impliquait 
la  déchéance  de  la  France. 

La  situation  à  cette  époque  se  trouve  assez  bien  résumée 
dans  l'extrait  suivant  d'une  délibération  de  notre  Conseil  de 
la  Marine  en  1719  : 

«  L'Acadie  n'a  été  cédée  par  le  traité  d'Utrecht  qu'à  des  con- 
ditions qui  n'ont  pas  été  remplies  par  les  Anglois.  Par  conven- 
tion mutuelle  entre  les  deux  couronnes,  le  sort  des  liabitants  de 
Plaisance  et  de  l'Acadie  était  égal  :  avec  la  permission  de  se 
retirer,  ils  devaient  avoir  la  liberté  d'emporter  leurs  biens  meu- 
bles et  de  vendre  les  immeubles...  Le  refus  sîbsolu  qu'ont  tou- 
jours fait  les  gouverneurs  anglais  de  souffrir  que  les  vaisseaux 
mêmes  du  roi  vinssent  à  l'Acadie  pour  transporter  ceux  qui 
étoient  de  bonne  volonté,  ou  de  prêter  des  agrès  pour  les  bâti- 
ments qu'ils  avoient  construits  et  qu'ils  ont  été  obligés  de  vendre 
aux  Anglois,  la  défense  qui  leur  a  été  faite  depuis  de  transporter 
avec  eux  aucuns  bestiaux  ni  provisions  de  grains,  la  douleur 
d'abandonner  leurs  biens,  héritages  de  leurs  pères,  leur  travail 
et  celui  de  leurs  enfants,  sans  aucun  remboursement  ni  dédom- 
magement, toutes  ces  infractions  sont  les  motifs  principaux 
de  l'inaction  dans  laquelle  ils  sont  demeurés,  ce  qui  fait  aujour- 
d'hui leur  seul  crime  ».«Les  Acadiens,  déclare  le  Conseil  de  Louis- 
bourg  (août  1720),  n'ont  jamais  pu  trouver  personne  qui  voulût 


ENTRAVES  227 

acheter  leurs  terres  et  bâtiments,  et  les  Gouverneurs  anglais 
se  sont  toujours  opposés  au  passage  des  meubles,  grains  et  bes- 
tiaux ».  «  Les  gouverneurs  anglois  ont  toujours  éludé  Texécution 
des  ordres  de  la  Reine  Anne  »,  confirme  le  comte  de  Toulouse  en 
1720. 

Un  conflit  local  vint  toutefois  révéler  une  différence  dans  l'o- 
rientation des  deux  politicjues  anglaise  et  française  en  Améri- 
que. Les  pêcheurs  français,  évincés  des  côtes  atlantiques  de 
l'Acadie,  s'étaient  concentrés  à  l'entrée  du  détroit  de  Canseau 
près  de  l'île  de  ce  nom  dont  la  situation  restait  indécise  entre 
la  France  et  l'Angleterre;  ils  y  avaient  en  1717  six  établisse- 
ments,alors  que  les  pêcheurs  anglais  en  comptaient  cinq. Les  al- 
tercations étaient  inévitables.  En  septembre  1717  survient 
è  Louisbourg  avec  une  frégate  armée  le  capitaine  Smart  envoyé 
par  le  gouverneur  Shute,  du  Massachusetts.  Par  suite  de 
l'imprécision  du  traité  on  s'entend  pour  remettre  à  une  déci- 
sion arbitrale  le  sort  de  Canseau.  Mais  Smart  a  remarqué  la 
faiblesse  de  la  place  (140  hommes  de  troupes,  pas  de  canons 
montés,  pas  de  navires  de  guerre)  ;  alors,  nouvel  Argali,  il  se 
jette  sur  nos  malheureux  pêcheurs,  s'empare  de  leurs  bateaux, 
rafle  en  quelques  heures  un  butin  de  200.000  livres  et  l'em- 
porte triomphalement  à  Boston.  Notre  gouverneur  Saint- 
Ovide  adresse  de  molles  protestations  à  la  Cour  de  Versailles 
qui,  pacifiste  par  principe,  se  contente  de  demander  l'arbi- 
trage d'une  commission  mixte;  cette  commission  se  réunit 
•en  1718  et  se  sépara  sans  rien  décider.  D'où,  en  août  1720, 
nouveaux  conflits  entre  Anglais  et  Français  soutenus  par  les 
Indiens.  Le  gouverneur  Philipps  en  profite  pour  envoyer  à 
Canseau  une  compagnie  anglaise,  puis  deux,  qu'il  installe 
finalement  dans  un  fort  pourvu  de  canons.  En  1722,  Arms- 
trong  propose  même  d'ériger  en  port  franc  cette  rade  où  ve- 
naient plus  de  200  goélettes  anglaises.  C'est  ainsi,  dit  le  Séna- 
teur Mac  Lennan,  en  son  Histoire  de  Louisbourg(17iy),  Cjue  par 
la  mollesse  de  la  politique  française  et  par  l'audace  de  la  poli- 
tique anglaise,  Canseau,  iiuis  tout  le  C-anada,  changèrent  de 
mains.  Ce  fut  là,  en  effet,  l'un  de  ces  Lpremiers  coups  de  force 


228  LA  CRISE 

britannique  qui,    lâchement    subis    par    notre    indifférence- 
en  amenèrent  d'autres  d'une  gravité  croissante. 

La  question  des  limites  de  l'Acadie  restait  donc  toujours- 
pendante.  Les  Français  doutaient  si  peu  que  par  «  anciennes 
limites  »  de  l'Acadie  on  entendait  logicfuement  l'isthme  qu'en 
1714  les  officiers  de  Louisbourg,  La  Ronde  et  Pensens,  s'étaient 
bien  gardés  d'aller  dire  aux  gens  de  Chignectou  et  de  Beau- 
bassin  de  venir  à  Louisbourg  pour  quitter  un  territoire  anglais; 
de  même,  au  cours  d'une  disette,  Saint-Ovide  avait  songé  à 
établir  ses  troupes  au  milieu  des  établissements  acadiens  de 
l'isthme  qu'il  estimait  terre  française.  Les  Anglais  n'en  exigèrent 
pas  moins  le  serment,  avons-nous  vu,  des  habitants  de  l'isthme 
comme  de  ceux  du  Saint- Jean.  Aussi  dès  1717  le  gouverneur 
Vaudreuil  et  l'intendant  Bégonavaient.conformémentautraité 
d'Utrecht,  insisté  pour  une  solution  définitive,  tant  au  sujet  de 
ce  grand  centre  de  pêche  Canseau  qu'au  sujet  des  autres 
frontières;  le  23  mai  1719,  ils  insistèrent  à  nouveau  auprès  du 
roi  :  car  500  Anglais  s'étaient  établis  au  bas  de  la  rivière  de 
Narantsouak.  En  1720,  le  père  Charleroix  écrit  au  Régent  à  ce 
sujet;  d'importants  mémoires  sont  .envoyés  par  Lamothe- 
Cadillac  et  surtout  par  un  prêtre  des  missions,  l'abbé Bobet; 
celui-ci  concluait  que  de  l'avis  de  «  M.  Nicholas  Denys,  qui 
a  demeuré  quarante  ans  en  ces  quartiers  »,  et  conformément 
à  ses  lettres  patentes,  la  véritable  Acadie  s'étend  du  Cap  Four- 
chu (près  du  Gap  de  Sable)  au  cap  de  Canseau  et,  par  consé- 
quent, ne  comprend  ni  l'Ile  de  Canseau,  ni  Beaubassin,  ni  les 
Mines,  ni  la  Baie  Française,  ni  même  Port  Royal.  En  1720 
une  commission  de  deux  délégués  français  et  de  deux  délégués- 
anglais  se  réunit  à  Paris  pour  régler  la  question.  Ayant  été 
forcés  de  reconnaître  que  le  traité  d'Utrecht  donnait  à  la 
France  l'île  de  Canseau,  les  délégués  anglais  prétendirent, 
mesure  dilatoire  connue,  qu'il  leur  fallait  attendre  de 
nouvelles  instructions;  sous  ce  prétexte,  ils  ne  se  représen- 
tèient  plus.  La  thèse  de  l'abbé  Bobet,  précisée  en  mars  1723,. 
fut  reprise,  par  les  négociateurs  français  en  1753.  En  atten- 
dant, sous  le  funeste  ministère  Dubois.  les  choses  en  restèrent- 


ENTRAVES  229 

là,  et  les  Anglais,  beati  possidentes,  demeurèrent  sur  les  lieux, 
bénéficiant  des  avantages  déjà  acquis  ou  faciles  à  acquérir. 
{Aff.  étr.,  Mém.  et  doc,  Amer.,  vol.  VI,  f.  58,  74,  81-115,  154, 
162,  172,  215;  vol.  IX,  f.  13). 

Vers  la  mi-avril  1720  arrive  le  nouveau  gouverneur  en  per- 
sonne, un  hobereau  gallois,  de  Pictou  Castle,  tout  dévoué  à  la 
dynastie  régnante,  le  général  Richard  Philipps  (1661-1751). 
Il  est  muni  de  multiples  instructions  :  éviter  toute  occasion  de 
conflit  avec  ces  gêneursde  Français,  tout  en  les  sui'veillant  et  en 
tâchant  d'obtenir  d'eux  le  serment  d'allégeance;  ménager  les 
sauvages  et  favoriser  leurs  mariages  avec  les  blancs;  pourvoir 
au  peuplement  et  à  l'exploitation  du  pays,  etc.  Pour  mettre  à 
exécution  un  si  beau  programme,  ce  grand  personnage,  im- 
périeux, obséquieux,  hâbleur  et  rusé,  commence  dès  son  pas- 
sage à  Boston  (3  janvier  1719)  par  réclamer  des  renforts  et  des 
fortifications  pour  intimider  ce  peuple,  «  excessivement  pro- 
lifique, »  (400  familles)  que  surexcitent, dit-il,  «  les  prêtres  et  les 
jésuites  »,  nommément  le  père  Vincent  à  Beaubassin  et  le  père 
Félix  aux  Mines.  C'est  là.  selon  lui,  le  meilleur  argument  »; 
c'est-à-dire  la  manière  forte  ;  mais,  dès  son  arrivée  à  Annapolis, 
il  use  de  la  manière  douce.  Le  troisième  jour  se  présente  le  père 
Justinien  avec  150  jeunes  gens  de  cette  rivière  :  il  les  reçoit 
fort  civilement  et  leur  assure  les  faveurs  de  Sa  Majesté.  Mais, 
aussitôt  (29  avril),  Philipps  réunit  les  dix  membres  de  son 
Conseil  (dont  les  majors  Armstronget  Mascarène)  et  convoque 
six  délégués  de  la  rivière  d'Annapolis,  quatre  des  Mines 
(qu'il  prend  la  peine  de  désigner  au  choi.x  des  habitants)  et 
quatre  de  «  Chegnecto  »,  promettant,  en  échange  du  scrmenl  de 
fidélité,  outre  sa  protection  personnelle  et  le  bon  vouloir  de 
Sa  Majesté,  le  libre  exercice  de  leur  religion  et  la  possession 
définitive  de  leurs  terres.  Voici,  du  reste,  les  termes  de  sa  pro- 
clamation en  un  français  douteux  ». 

«  Les  habitants  français,  ayant  par  leur  obstination  ou  négli- 
gence écoulé  le  temps  stipulé  par  le  traité  d'Utrecht  pour  prê 


230  LA  CRISE 

serment  ou  se  retirer  de  ce  pays,  avec  leurs  effets,  Sa  Majesté, 
cependant,  par  la  grande  indulgence  quil  a  pour  eux,  veut  de  sa 
(irâce  leur  donner  une  autre  occasion  d'obtenir  sa  faveur  royale 
en  leur  accordant  quatre  mois  de  plus  pour  prendre  ledit  ser- 
ment, promettant  à  tous  ceux  qui  s'y  conformeront,  le  libre 
exercice  de  leur  religion  et  qu'ils  jouiront  des  droits  et  privilèges 
civils  comme  s'ils  étaient  anglais...;  mais  il  est  positivement 
défendu  à  ceuxcjui  choisissent  de  sortir  du  pays  de  faire  aucune 
sorte  de  dégât  ou  dommage  à  leurs  maisons  ou  possession 
ou  d'aliéner,  disposer  ou  emporter  avec  eux  aucun  de  leurs 
effets  >'. 

Ce  qui  veut  dire  en  bon  français  clair  et  loyal  :  si,  d'ici  quatre 
mois,  vous  ne  prêtez  pas  sans  réserves  le  serment  d'être  de  bons 
Anglais,  vous  devrez  déguerpir,  les  mains  vides,  aussi  pauvres 
que  Job.  et  tous  vos  biens  seront  à  nous.  Le  28  avril,  ce  «  bon 
et  sincère  ami  des  Acadiens  »,  comme  il  se  désigne,  ayant 
donné  «  tant  de  preuves  de  la  bonté  et  de  la  tendresse  du  gou- 
vernement »  britannique,  renchérit  sur  ses  mesures  draco- 
niennes, en  leur  défendant  de  transporter  du  grain  et  du  bétail 
■  hors  de  la  province  et  en  leur  ordonnant  de  déposer  tout  l'excé- 
dent de  leurs  denrées  en  des  entrepôts  appropriés  et  de  ne  le 
vendre  quà  des  négociants  anglais,  et  ce.  à  un  prix  fixé.  Voilà 
le  libéralisme  politique  et  la  tolérance  commerciale  des  Anglais. 
En  présence  d'injonctions  si  alarmantes,  les  habitants  de 
lAcadie  s'empressent,  le  6  mai,  d'écrire  au  gouverneur  de  l'Ile 
Rr.yair  : 

I'  En  cette  conjoncture  si  pressante,  nous  avons  gardé  notre 
fidélité  au  Roy  de  France...  .Nous  avons  recours  aux  lumières, 
aux  conseils  de  votre  prudence  et  aux  secours  effectifs  que  vous 
pouvez  nous  donner  si  nous  sommes  obligés  de  quitter  nos  biens. 

En  attendant,  nous  vous  prions  instamment  de  nous  envoyer 
un  officier  de  marque  et  d'expérience...  avant  la  fin  du  terme  de 
quatre  mois...  pour  qu'il  puisse  faire  au  Général  Philipps  les 
représentations  voulues  ». 

Nous  voyons  que,  bien  loin  de  consentir  au  serment,-  les 
Acadiens  envisageaient  toujours    la   possibilité    de   «   quitter 


ENTRAVES  231 

leurs  biens  ».  Sans  même  attendre  la  réponse  de  M.  de  Saint- 
Ovide,  le  20  mai  les  habitants  d'Annapolis  écrivent  à  Phi- 
lipps  avec  une  parfaite  franchise  : 

«  Nous  ne  pouvons  absolument  pas  prendre  le  serment  qu'on 
nous  demande  :  nous  avons  envoyé  deux  délégués  à  l'Ile  Royale 
pour  demander  aide  et  conseil  ».  [Cette  délégation  fut  autorisée 
par  Philipps].Le26  mai,  135  autres  Acadiens  demandent  à  Philipps 
un  délai  pour  se  retirer  dans  l'Ile  Royale.  «  Sy  votre  Excellence 
ne  nous  peut  pas  permettre  de  rester  icy  sur  ce  serment  [sans 
contrainte  militaire],  nous  vous  supplions  très  humblement  de 
vouloir  bien  accorder  un  peu  plus  longtemj^s  pour  nous  retirer 
nous  et  nos  familles...,  le  pays  estant  dénué  de  vivres  par  les 
semences  que  l'on  a  faites  depuis  peu...  »  «  Cependant,  disent 
les  habitants  des  Mines,  nous  nous  engageons  d'être  avec  la 
même  fidélité  et  ne  ferons  aucun  acte  d'hostilité  contre  aucun 
droit  de  Sa  Majesté  tant  que  nous  serons  sur  les  terres  de  sa 
dépendance  ». 

^Mécontents  de  celte  résistance  pourtant  très  correcte, 
Philipps  se  plaint  au  Gouverneur  de  l'Ile  Royale  de  son  inter- 
vention; en  termes  parfaitement  mesurés,  celui-ci  lui  rappelle 
«le  traité  et  la  convention  dont  il  ne  peut  ignorer  les  clauses  n^ 
le  poids,  lequel  traité  a  été  exécuté  en  entier  par  la  France  et 
seulement  en  partie  par  l'Angleterre  ».  et  il  en  appelle  à  ses  sen- 
timents d'humanité  et  à  la  prétendue  bienveillance  de  Sa  Ma- 
jesté Britannicpie.  «  Rien  ne  pourroit  estre  plus  dur  que  l'Extré- 
mité ou  pour  mieux  dire  l'Impossibilité  à  laquelle  se  trouve- 
roient  réduits  ces  pauvres  Peuples,  si  vous  ne  vouliez  vous  re- 
lâcher en  rien  du  temps  que  vous  leur  accordez  et  de  la  manière 
dont  vous  Exigez  leur  sortie  ».  En  fia  il  invoque  «  cette  sincère, 
indissoluble  et  inviolable  Union  qui  se  trouve  entre  les  Rois  nos 
maîtres  et  leurs  Etats  ». 

Inquiets  de  tant  d'indécision,  les  A<'a(liens  se  mettent,  faute 
de  bateaux,  à  frayer  à  travers  les  bois  un  chemin  (}ui  permette 
l'évacuation  des  habitants  de  Port  Royal  vers  la  Baie  Verte; 
c'était  le  projet  de  Brouillan  (1701)  en  vue  d'une  autre  fin- 
Tout  comme  ses  prédécesseurs,  Philip|3s  en  son  fort  délabré 


'^ÔZ  LA  CRISE 

s'alarme  de  cet  exode  qui  va  ruiner  le  pays  :  il  interdit  l'acliè- 
vement  de  ce  chemin;  et,ne  se  sentant  qu'une  «  ombre  de  pou- 
voir )),  feint  de  redouter  tant  la  destruction  des  digues  qu'une 
attaque  conjointe  des  sauvages  et  des  Acadiens. 

«  Forméaen  un  corps,  écrit-il  en  substance  au  Secrétaire  d'Etat 
Craggs,  (mai,  juillet  et  septembre  1720),  favorisés  en  leur  re- 
traite par  le  renfort  des  Indiens,  ils  peuvent  à  leur  gré  exécuter 
cotte  retraite  par  la  Baie  \'erte,  emportant  tous  leurs  effets  et 
détruisant  tout  ce  cjui  reste  derrière  eux,  sans  courir  le  danger 
d'être  molestés  par  la  garnison  :  car  celle-ci  suffit  à  peine  à 
défendre  le  fort  en  son  état  actuel..."  Les  terres  des  Mines,  qui 
fournissent  tous  les  ans  de  grandes  ffuantités  de  blé...,  peuvent 
être  toutes  inondées  par  la  rupture  d'une  digue  :  en  partant,  les 
habitants  ne  se  priveront  pas  de  le  faire.  Quel  dommage  si 
ces  fermes,  [les  meilleures  du  pays,  dit-il]  allaient  manquer 
d'habitants  une  fois  abandonnées  par  les  Français,et  quelle  gène 
pour  la  Garnison  qu'elles  ravitaillent  de  cjuantité  de  denrées 
fraîches  !  ». 

Pour  se  tirer  de  ce  mauvais  pas  où  la  mis  sa  brutalité, 
Philipps  annonce  donc  d'une  part  au  gouverneur  français  que, 
dans  un  but  de  «  conciliation  ».  il  renonce  pour  le  moment  à 
toute  exigence  à  l'égard  des  Acadiens  et, d'autre  part,  au  Secré- 
taire Craggs  que.  de  concert  avec  son  Conseil  : 

«  \'u({u"iln"a  ni  ordre  ni  foreessuflisantespourchassercesgens 
et  les  empêcher  dendornmager  leurs  demeures  et  leurs  biens, 
.dans  le  but  de  gagner  du  temps  et  de  maintenir  la  paix,  il  renvoie 
les  députés  avec  de  bonnes  paroles  et  la  promesse  d'un  délai. 
S'ils  sont  autorisés  à  demeurer  aux  conditions  qu'ils  proposent, 
ils  resteront,  sans  doute,  obéissants  envers  le  gouvernement, 
tant  que  durera  l'alliance  des  deux  couronnes;  mais,  en  cas  de 
rupture,  ils  seront  autant  d'ennemis  en  notre  sein.  J'espère, 
ajoute-t-il  en  juillet,  qu'on  dresse  en  Angleterre  des  plans  pour 
la  colonisation  de  ce  pays  avec  des  sujets  britanniques  au 
printemps  procliain:d'icilà  les  habitantsne  songeront  pas  à  par- 
tir :  car  ils  bénéficient  du  délai  que  je  leur  ai  accordé,  tant 
que  je  naurai  pas  reçu  d'autres  ordres  ». 


ENTRAVES  )iôà 

Ainsi  tolérés  par  impuissance  d'une  manière  si  précaire,  les 
Acadiens  restèrent  donc  et  même  améliorèrent  leurs  terres,  ne  se 
doutant  guère  du  projet  d'expulsion  qu'on  préparait  contre 
eux. 

Or,  en  cette  même  année  1720,  le  rapport  d'un  de  ses  pro- 
pres officiers  était  venu  éclairer  la  religion  du  Gouverneur 
anglais  aussi  mal  informé  que  mal  disposé.  Cet  officier,  Paul 
IMascarène,  était  un  huguenot  de  Castres  (1684)  qui,  élevé  à 
Genève,  s'était  fait  naturaliser  Anglais  en  1706,  et  avec  le 
grade  de  capitaine  avait  pris  part  sous  Nicholson  à  la  prise  de 
Port-Royal  ;il  y  avait  montélapremière  garde. Nulhommepeut- 
être  n'eut  sa  vie  plus  longuement  associée  à  celle  du  peuple 
acadien;  et,  il  est  triste  de  l'avouer,  ce  fut  pour  le  malheur  de 
ce  dernier  :  car,  pendant  son  séjour  de  quarante -années  en 
Acadie  (1710-1750),  ce  Français  de  naissance  necessa, ouverte- 
ment ou  insidieusement,  au  Conseil  dont  il  fut  toujours  un 
membre  influent  comme  pendant  deux  guerres,  de  desservir 
sa  patrie  d'origine  en  sacrifiant  sans  scrupule  ni  remords  ses 
frères  de  sang  à  ses  coreligionnaires  de  sang  étranger. 

En  son  long  et  minutieux  rapport,  le  major  ^lascarène 
réclame  pour  frontières  de  l'Acadie  le  golfe  du  Saint-Laurent 
(depuis  le  Cap  des  Roziers),  la  rive  sud  du  fleuve  et  l'Atlan- 
tique (jusqu'au  Kénébec).  Il  vante  les  richesses  minérales  et 
végétales  (bois  et  céréales)  de  cette  immense  région;  il  vante 
surtout  la  pêche  de  la  morue  dont  l'Angleterre  pourrait  à  peu 
près  s'assurer  le  monopole.  Il  reproche  aux  habitants  de  re- 
cevoir, par  l'intermédiaire  de  leurs  prêtres  auxquels  ils  sont 
aveuglément  dé\-t)ués,  le  mot  d'ordre  des  gouverneurs  du  Cap 
Breton  et  du  C-anada  et  de  le  transmettre  aux  Indiens  qu'ils 
maintiennent  sans  cesse  dans  un  état  de  rébellion  plus  ou  moins 
ouverte.  Il  ne  faut  garder  ces  habitants,  dit-il,  que  pour  les 
empêcher  de  renforcer  les  colonies  françaises  voisines  et  que 
pour  les  exploiter  jusqu'au  jour  où  l'on  pourra,  se  passant 
d'eux,  les  remplacer  par  un  nombre  suffisant  de  colons  anglais; 
alors,  s'ils  sont  dépouillés,  en  faveur  de  ces  colons  anglais,  de 
Jeurs  terres,  de  leur  bétail,  de  leurs  grains  et  de  leurs  aulrcs 


234  LA  CRISE 

biens,  ces  Français  seront  une  bien  piètre  acquisition  pour  le 
Gap  Breton. 

«  II  faut  donc,  précise-t-il,  dans  l'intérêt  de  la  Grande-Breta- 
gne et  pour  tirer  parti  de  l'acquisition  de  ce  pays,  ne  plus  tarder 
à  le  coloniser,  mais  s'y  mettre  pour  tout  de  bon.  Nous  propo- 
sons donc  humblement  qu'on  ne  laisse  pas  plus  longtemps  les 
habitants  français  dans  leur  état  de  non-allégeance,  mais  qu'on 
leur  impose  le  serment  sans  plus  de  délai.  Dans  le  but  de  les 
contraindre  aux  termes  prescrits,  il  faut  une  force  suffisante 
d'au  moins  60U  hommes  répartis  dans  les  diverses  régions  habi- 
tées par  les  Français  et  les  Indiens.  Les  frais  de  cette  opération 
seront  compensés  par  les  bénéfices  ». 

Des  600  soldats  réclamés,  en  établir  dans  le  vieux  fort  d'An- 
napolis  refait  et  agrandi  200  pour  contenir  les  200  famille^  de 
la  rivière  voisine  qui  en  vingt-quatre  heures  pourraient  lever 
400  hommes;  clans  un  forl  neuf  à  construire  àManis(les  Mines), 
d'abord  300  ou  400,  puis  150  soldats,  pour  résister  à  une  popu- 
lation plus  nombreuse  et  «  moins  maniable  «  qu'aident  les  In- 
diens et  que  peuvent  aider  les  50  familles  de  Cobequid;  dans- 
un  autre  fort  neuf  à  construire  dans  l'isthme  de  Chignecto 
(Beaubassin)  150  soldats  pour  intimider  les  60  à  80  familles  qui 
sont  «  de  toutes, les  moins  soumises  au  gouvernement  anglais  », 
étant  le  plus  souvent  en  relations  d'affaires  et  autres  par  la 
Baie  Verte  avec  le  Cap  Breton  ;  en  outre,  avoir,  dans  les  parages 
contestés  de  Canso,  en  été  un  vaisseau  armé  et  en  hiver 
une  garnison  pour  s'assurer,  à  l'exclusion  des  Français,  en  ce 
centre  de  pêche  éminemment  favorable,  [la  meilleure  pêcherie 
du  monde,  dit  Philipps]  le  commerce  annu'el  de  20.000  quih- 
taux  de  morues;  enfin  fixer  le  siège  du  gouvernement  dans  le 
site  le  plus  central  de  la  côte  atlantique  à  Port  Roseway 
(Shelburne)  ou  à  la  Hève,  ou  à  Marligash  (Lunenburg)  ou  à 
(Ihiboucto  (Halifax).»  Tant  queces  mesures  ne  serontpas  prises, 
les  Anglais  ne  seront  que  de  nom  les  possesseurs  du  pays  ». 

Ce  plan  d'occupation  brutale,  de  politique  cauteleuse,  d'ex- 
ploitation mercantile,  qui  déshonore  un  renégat  français,  fut 
tout  de  suite  accepté  comme  «  parfait  »  par  le  gouverneur  Phi- 
lipps. 


ENTRAVES  235 

'(  Il  faut,  écrit-il  au  Secrétaire  d'Etat  (26  septembre  17'20), 
(|ue  le  Gouvernement  fasse  quelque  effort  et  quelque  dépense 
supplémentaire  :  car  on  n'a  encore  eu  ici  qu'une  ombre  de  gou- 
vernement dont  l'autorité  ne  dépasse  pas  la  portée  des  canons 
du  fort.  J'espérais  que  les  cent  hommes  de  Plaisance  [Terre- 
Neuve]  suffiraient;  mais  je  suis  maintenant  convaincu  qu'une 
plus  grande  force  est  nécessaire...  Dans  l'état  actuel  des  choses, 
mieux  vaudrait  pour  l'honneur  de  la  Couronne,  et  son  profit 
aussi,  rendre  le  pays  aux  Français  que  se  contenter  d'un  pou- 
voir nominal  et  des  charges  qui  en  résultent  ». 

Même  opinion  du  Conseil  d'Annapolis  assemblé  dès  le  len- 
demain (27  septembre). 

«  Attendu  que  les  habitants  français  se  refusent  à  prêter  le 
serment  d'allégeance,  cju'ils  continuent  de  labourer  et  cultiver 
leurs  terres,  de  bâtir  de  nouvelles  maisons  et  de  se  livrer  à 
d'autres  améliorations  sans...  aucune  idée  de  partir...,  que  les 
hal»itants  et  les  Indiens  subissent  entièrement  l'influence  des 
gouverneurs  du  Cap  Breton  et  des  missionnaires  qui  résident 
parmi  eux...,  nous  sommes  d'avis  cju'un  nombre  suffisant  de 
troupes  (600  au  moins,  avec  officiers,  provisions,  munitions, 
forts,  etc.)  est  absolument  nécessaire...  pour  contraindre  l'hu- 
meur insolente  des  habitants,  s'ils  sont  admis  à  rester,  ou  pour 
les  obliger  à  quitter  le  pays  selon  les  conditions  prescrites  et 
pour  protéger  ceux  des  sujets  de  Sa  Majesté  qui  viendront 
prendre  leur  place...  Ces  troupes...  devraient  en  mars  partir  de 
Grande-Bretagne  pour  arrivei-  ici  en  avril  ou  mai  ». 

Eafin,  le  28  décembre,  lettre  concordante  des  Lords  du 
commerce  : 

«  Les  haiùtants  français  de  la  Nouvelle  Ecosse,  si  hésitants  en 
leurs  dispositions,  ne  seront  jamais,  nous  le  craignons,  de  bons 
sujets  de  Sa  Majesté,  tant  que  les  gouverneurs  français  et 
leurs  prêtres  auront  sur  eux  tant  d'influence.  Nous  sommes 
donc  d'avis  qu'ils  devraient  être  éloignés  de  ces  lieux  [removed] 
dès  qu'arriveront  en  Nouvelle  Ecosse  les  forces  que  nous  avons 
proposé  d'y  envoyer  pour  la  protection  de  votre  province  et  sa 
meilleure  colonisation;  mais,  comme  vous  ne  devez  pas  tenter 
de  les  déporter  [removal]  >:ans  un  ordre  positif  de  Sa  Majesté 


236  LA  CRISE 

à  ce  sujet,  vous  ferez  bien,  en  attendant,  de  persister  en  votre 
conduite  prudente  et  circonspecte  à  leur  égard,  de  tâcher  de 
les  détromper  en  ce  qui  concerne  l'exercice  de  leur  religion  qui 
leur  sera  sûrement  accordé  si  Ion  juge  à  propos  de  les  laisser 
encore  là  où  ils  se  trouvent  ». 

Ne  sent-on  pas  déjà  là,  en  ce  mot  équivociue  «  renioval  », 
le  froid  couperet  de  rexécution? 

Tous  ces  textes  et  bien  d'autres  montrent  comment,  depuis 
la  prise  de  Port  Royal,  l'idée  de  déportation  prenait  de  plus  en 
plus  corps  dans  l'esprit  des  gouvernants  de  la  métropole 
comme  dans  celui  du  gouverneur  colonial  et  de  ses  conseillers. 
Ainsi  s'affirme  de  plus  en  plus  le  machiavélisme  anglais  à 
l'égard  des  Acadiens  :  tolérer  en  apparence  ces  gêneurs  utiles, 
les  ménager  et  les  exploiter  habilement  tant  qu'ils  sont  dange- 
reux ou  indispensables;  mais,  dès  qu'on  pourra  se  passer  d'eux 
sans  péril,  les  chasser  brutalement  et,  au  besoin,  les  supprimer 
en  tant  que  peuple  à  l'encontre  de  tout  droit,  de  toute  justice, 
de  toute  humanité.  Ainsi,  pendant  que,  bernés  et  rassurés  par 
de  fallacieuses  promesses  de  tolérance  religieuse,  de  libre  pos- 
session terrienne,  nos  braves  paysans  français, en  gens  qui  s'ac- 
commodent de  ce  bienheureux  séjour  du  libéralisme  britanni- 
cjue,  se  remettent  vaillamment  à  l'œuvre,  défrichent  de 
nouvelles  terres,  refont  leurs  digues  détruites  par  un  récent 
raz-de-marée,  offrent  même  de  payer  les  dommages  causés  par 
les  Indiens  sur  des  bateaux  anglais,  leurs  nouveaux  seigneurs 
et  maîtres,  leur  vantant  des  «  privilèges  plus  grands  que  ceux 
dont  jouissent  tout  autre  peuple  de  la  terre  »,  s'apprêtent  tout 
bonnement  en  silence,  à  Annapolis  comme  à  Londres,  à  les 
spolier,  à  les  chasser,  à  les  déporter  même.  Inutile  d'insister  sur 
tout  ce  qu'il  y  a-d'odieux  en  ce  cynique  mélange  de  froide  four- 
berie et  de  violence  longuement  préméditée.  «  Il  y  a  huit  ans 
qu'on  aurait  dû  faire  cela,  écrit  le  26  septembre  1720  Philipps, 
insoucieux  du  caractère  sacré  de  tout  pacte  dûment  signé; 
mais  il  n'est  pas  trop  tard  encore.  J'espère  que  voici  une  occa- 
sion propice  pour  assurer  au  Roi  la  possession  dé  ce  pays; 
c'est  une  opération  à  faire  une  fois  pour  toutes;  plus  on  tardera. 


ENTRAVES  237 

plus  ce  sera  difficile  ».  Avec  aussi  peu  de  scrupule,  le  pire  enne- 
mi de  la  France  en  ces  lieux,  le  gouverneur  Shirley  du  Massa- 
chusetts écrira  en  1746  : 

«  Il  est  fort  à  regretter  que  le  général  Nicholson  n'ait  pas,  dès 
la  soumission  de  la  colonie,  éloigné  les  habitants  français, 
alors  qu'ils  n'étaient  que  peu  nombreux,  pour  les  remplacer 
pendant  la  paix  par  des  sujets  protestants;  maintenant  qu'ils 
sont  depuis  si  longtemps  restés  dans  le  pays,  sur  le  même  pied 
que  les  sujets  britanniques,  conformément  au  traité  d'Utrecht, 
maintenant  qu  ils  ont  amélioré  leurs  terres  pendant  une  ou  deux 
générations,  maintenant  que  le  nombre  de  leurs  familles  s'est 
tellement  développé,  les  chasser  de  leurs  établissements  sans 
plus  ample  enquête,  c'est  s'exposer  à  bien  des  critiques,  entre 
-autres,  au  doute  que  ce  soit  là  une  conduite  honnête  ». 

Non,  un  crime  accompli  contre  deux  ou  trois  mille  innocents 
n'est  pas  plus  «  honnête  »  qu'un  crime  accompli  contre  dix 
mille;  seulement,  son  énormité  apparaît  moins  aux  yeux  du 
monde. 

En  tout  cas  à  partir  de-  cette  date  de  1720,  le  monstrueux 
projet  de  spoliation,  d'expulsion  et  d'anéantissement  de  tout 
un  peuple  ne  cessera  plus  de  hanter  la  tête  de  tous  ces  politi- 
ciens anglais  à  courte  vue,  mais  au  poing  brutal  et  au  cœur 
féroce;  pour  accomplir  le  crime,  ils  n'attendent  plus  qu'une 
occasion  favorable.  Tels  étaient  à  notre  égard  les  sentiments 
intimes  d'une  nation  soi-disant  alliée,  dont  le  lâche  gouverne- 
ment de  la  Régence  cultivait  la  faveur  par  des  flagorneries  et 
des  abdications  toujours  plus  honteuses  et  plus  périlleuses, 
Saint  Simon  n'avait-il  pas  raison  d'écrire  au  Régent  en 
1717  :  «  Sous  les  trompeuses  apparences  d'une  feinte  amitié, 
l'Angleterre  et  le  Roi  Georges  sont  nos  plus  anciens  et  nos 
plus  naturels  ennemis  ». 


Sources  et  autres  références. 

Arch.  nal.  Colonies.  —  Acadie  CIId  vol.  VI II.  Précis  des  négociations 
de  paix  (1711-13)  f.  3-27.   Mém.  sur  habit,  de 
l'Acadie(1713)  f.  40-44. 


238  LA  CRISE 


Amér.du  Nord  Règlem' deslimites  C  11e  vol.  11^ 

f.  6,  10,  16,  38,  59,  63,  75.  90,  139.   144,  158. 

Ile  Royale  Cl  1b  vol.   I-IV,  vol.  VIII  f.   10-39, 

40-59,  63-8,  82-91.  Série  F».  Moreau  de  Saint- 

Méry.  années  1716-18,  pp.  498-500. 

BibluAh.  nai.  —  Mss.  fr.,  CoÙect.  Margry,  9-280. 

Arch.  Affaires  étrangères.  —  Corresp.  polit.  Angleterre,  vol.  450-1. 
Suppl.  vol.  IV,  V.  f.  163-168.  VI  et  VII,  Mém.  et  doc.  Amer.  vol.  II 
(11-21)  vol.  VII,  Mém.  et  doc.  suppl.,  XXI  (27)  XXII  (17)  XXIV  XXV 
(34-172).  Corr.  pol.  Amérique  vol.  7,  f.  58.  72-215. 

Arch.  Min.  Colonies.  —  Série  G'  Recen:<ements  vol.  466,  série  G'  vol. 
406. 

Public  Record  Office.  —  Colonial.  \'ol.  58  pp.  1 18-134. 


Archives  du  Canada.  —  Rapports  (1894  doc.  anglais  rel.  à  Xouv. 
Ecosse)  pp.   10-42).  Rapport  1899  p.  499-517. 

Thomas  Akins.  —  Sélections  front  the  Public  documents  of  Nova  Scolia 
Halifax.   1869,  pp.   1-62. 

Mac  Mechax.  —  A  calendar  of  Iwo  Letler-boôks  and  one  Commission 
book  of  the  Government  of  Nova  Scotia,  (17 13- 1741)  Halifax,  1900, 
pp.  14-71. 

Collect.  de  Doc.  relatifs  à  hisl.  de  Nouv.  Franc-  111,8,  13,  28,30,  34,  38,  49. 

Canada  Français  1889  vol  II.  —  Délibération  du  Conseil  de  Louis- 
bourg  1719-1720.  Early  Engli^h  period  (\'etch,  John.  Doucette,  St- 
Ovide,   PP.    Féli.x  Pain  et  Justinien... 

Charlevoix. —  Hisl.  de  Nouv.  Fr.  t.  iV,  72. 

Garxeai-.  —  Hisl.  du  Canada,  VI,  470  fjt  suiv. 

Lettres  édifiantes  écrites  des  Missions  étrangères,  tomes  XI\'-XVIII, 
Paris,  1717-1758. 

Beamish  Murdoch.  —  Hist.  of  Nova  Scotia.  I.  320-387. 

Hvrcmsios.  —  Hist.  of  Mass.  Il,  192-200,  218-225,  240. 

Mac  Len'nan. — Loaisbourg  from  ils  foundalion  ta  ils  /«// (1713-1758) 
London,  1918,  Ch.  I,  II,  III. 

Parkmax.^^  a  Half-Century  of  Conflicl.  Boston,  1892. 

Richard  Brown.  —   History  of  the  Island   of   Cape    Breton,  London 

1869. 

Ed.  Richard.  —  Acadie  (éd.  H.  d'.\rles)  I,  110-209. 

Rameau  de  Saixt-Père.  —  Colonie  féoil.,  I.  70. 

Abbé  Casgraix.  —  Sulp.  et  pr.  des  Miss.  élr.  Québec,  1897. 
Voyage  au  Pays  d'Evangeline,  Paris  1890. 

Haliburton.  —  Hislory  of  Nova  Scotia,  op.  cit.,  II,  87-88. 

Rev.  W.  O.  Raymond.  —  New  Scolland  under  English  Rule,  I7I0- 
1760  (Soc.  Roy.  Can.  I9I0,  II,  pp.  55-85). 


CHAPITRE  VIII. 


RUSES 

(1720-1740) 

CETTE  occasion  favorable  tarda  à  venir.  D'abord  éclata 
une  terrible  guerre  de  quatre  ans  (1722-1726)  entre  les 
Abénakis  et  les  Anglo-Américains  qui  voulaient 
s'emparer  de  leurs  terres.  Les  Anglais  s'étaient  aliéné  les 
Abénakis  en  capturant  par  surprise  leur  chef,  le  jeune  baron 
de  Saint-Castin  (1722),  et  surtout  en  massacrant  sur  le  Ken- 
nebec  leur  prêtre  vénéré,  le  Père  Sébastien  Rasle  (24  août 
1724). 

Ce  crime  fut  la  cause  initiale  delà  guerre.  A  Nanransouak, 
près  du  Kennebec,  se  trouvait  en  1693  un  campement  des 
Abénakis  que  desservait  ce  père  jésuite.  Pendant  l'hiver 
1694,  un  officier  bostonais  March  et  sa  bande  s'étaient  em- 
parés par  trahison  du  chef  Bornasen  et  de  quatre  Abénakis; 
pareil  méfait  était  aussi  maladroit  qu'injustifiable,  comme  le 
reconnaît  l'historien  Hutchinson  :  car,  dans  l'âme  farouche  des 
sauvages,  ce  crime  inexpiable  avait  engendré  une  haine 
durable.  Le  20  juin  1703,  le  gouverneur  Dudley  n'en  convie 
pas  moins  les  Abénakis  à  une  réunion  destinée  à  assurer  leur 
neutralité,  la  guerre  étant  imminente.  Par  mesure  de  prudence 
les  Abénakis  exigent  cette  fois  la  présence  de  leur  conseiller 
temporel  et  spirituel.  Les  débats  peuvent  se  résumer  ainsi 
sur  le  ton  indien  :  «  Demeurez  neutres  »,  disent  les  Anglais 
aux  Abénakis.  «  Ne  les  incitez  pas  à  la  guerre  »,  disent-ils 
au  père  Rasle.  «  Ma  religion  et  mon  caractère  de  prêtre  me 
l'interdisent  »,  répond  le  missionnaire.  «  Les  Français  sont  nos 


240  L    A  C    R    I    s    E 

frères,  répondent  les  Indiens;  nous  avons, même  foi  et  mêmes 
prières  ;  si  tu  ne  fais  pas  de  mal  à  mon  frère,  je  ne  t'en  ferai  pas  ;. 
mais,  si  tu  l'attaques,  je  te  tue  ».  Dudley  part  mécontent.  Une 
première  guerre  éclata  en  1704;  250  guerriers  abénakis  atta- 
quent les  villages  des  Anglais,  en  tuent  200.  en  capturent  150. 
Alors,  pendant  rhiverde  1705,  le  colonel  Hilton  et  275  miliciens 
tombent  sur  Xanransouak  déserté  et  en  brûlent  Téglise  et  les 
cabanes.  Après  le  traité  d'Utrecht,  les  Anglais,  voulant  s'as- 
surer le  territoire  et  l'alliance  des  Abénakis,  confèrent  à  nou- 
veau. «  Oublions  le  passé,  disent-ils,  vivons  en  paix.  —  Soit  ! 
répondent  les  Indiens;  mais  à  condition  que  je  garde  la  terre 
que  le  Grand  Génie  a  donnée  à  mes  ancêtres  ».  Comme  les 
Anglais  ne  l'entendent  pas  ainsi,  ils  délèguent  un  pasteur 
protestant  qui  se  contente  d'entrer  en  discussion  théologique 
avec  le  père  Rasle;  un  maître  d'école  ne  réussit  pas  mieux. 
Alors  ils  envoient  des  marchands  qui,  non  contents  d'exploi- 
_ter  les  Indiens,  fortifient  leurs  postes  et  y  capturent,  toujours 
par  surprise,  quatre  Abénakis  qu'ils  envoient  à  Boston  mal- 
gré une  rançon  de  400  livres  de  peaux  de  castor.  Déclaration 
de  guerre  indienne.  C'est  alors  que  le  gouverneur  Dudley 
s'empara  de  la  personne  du  jeune  Baron  de  Saint-Castin, 
fils  d'une  Abénaki,  et  c[u'ils  mirent  la  tête  du  père  Rasles  au 
prix  de  10.000  livres  sterling.  Le  missionnaire  n'en  reste  pas 
moins  parmi  ses  fidèles  et  loyaux  Indiens.  En  1722.  le  chef 
milicien  Westbrook  et  200Bostonais  attaquent  encore  Nanran- 
souak  par  surprise,  mais  Sébastien  Rasle  leur  échappe; 
même  échec  le  4  mars  1723.  Enfin,  le  24  mars  1724.  le  prêtre 
sortant  de  son  église,  est  criblé  de  balles  anglaises,  scalpé, 
mutile;  c'était  un  vieillard  de  67  ans.  Dès  lors,  les  Abénakis, 
désolés  et  désespérés,  quittent  la  terre  de  leurs  maîtres  et 
vont  se  réfugier  parmi  leurs  alliés  français;  ils  n'attendent  et 
ne  recherchent  plus  qu'un  prétexte  de  guerre. 

A  propos  de  ces  «  guerres  de  sauvages  »,  on  a  beaucoup  accusé 
les  Français  de  barbarie  :  ils  les  encourageaient,  dit-on,  aux 
cruautés,  surtout  au  «scalpage  »  des  têtes.  Un  historien  anglais, 
^lac  Lennan,  s'est  chargé  de  mettre  les  choses  au  point.  La- 


RUSES  241 

plupart  des  colonies  anglaises,  dit-il  [Louishourg.  App.  X) 
approuvèrent  et  encouragèrent  le  «  scalpage  »  des  Indiens 
et  même  des  Français.  En  1694,  le  gouvernement  du  Massa- 
chusetts payait  50  livres  pour  chaque  Indien,  enfant  ou  adulte. 
tué  ou  capturé,  et  cette  prime  fut  à  nouveau  promise  en  1695, 
1697,  1703,  1706,  1707,  1712,  1723.  Pour  l'obtenir  on  tuait 
dans  le  New- Jersey  même  des  Indiens  amis  [New  Jcrs.  Ar- 
chives^ vol.  20,  p.  40).  On  lit  dans  le  journal  de  Boston,  News 
Leiler,  d'avril  1729  : 

«  James  Cochrane  le  jeune,  qui  entra  avec  deux  scalps  au 
fort  de  Brunswick,  est  venu  en  ville  lundi  et  a  présenté  mardi 
lesdits  scalps  à  l'honorable  lieutenant-gouverneur  et  au  Conseill- 
ée pourquoi  il  a  reçu  une  prime  de  '200  livres.  Pour  encourager 
les  jeunes  gens  et  autres  habitants  de  ce  pays  à  accompUr  en 
cette  guerre  indienne  des  actions  hardies  et  audacieuses,  l'ho- 
norable Lieutenant-gouvf  rncur  s'est  fait  un  plaisir  de  le  nom- 
mer sergent   des   forces   combattantes». 

De  1744  à  1747,  le  gouvernement  du  Xew-Hampshire  en- 
courage le  système  des  primes  et  enrôle  même  vingt  hommes 
pour  lever  les  chevelures. Le  25  octobre  1744,  sur  la  proposi- 
tion de  Shirley,  fut  proposée  et  aussitôt  votée  une  loi  fixant 
le  tarif  des  chevelures  et  captures  d'Indiens.  «Je  crois  de  la  plus 
haute  importance  pour  le  service  de  Sa  Majesté,  écrivait-il 
à  Newcastle  (9nov.  1744),  que  les  Indiens  et  autres  auxiliaires 
de  la  Nouvelle  Angleterre  enrôlés  pour  Annapolis  aient  des 
primes  pour  les  chevelures  et  les  captures  des  Indiens  ennemis 
comme  ils  en  ont  en  cette  province  «.  Il  y  revient  le  7  janvier 
1745.  En  1746  le  Connecticut  porta  à  150  livres  lé  prix  de  tou- 
te chevelure  d'Indien  ayant  plus  de  seize  ans  et  à  la  moitié 
le  prix  des  chevelures  de  femmes  et  d'enfants;  cette  province 
\)orta  même  le  tarif  à  175  livres  et  à  350  pour  les  susdits  ». 
On  voit  qu'en  Nouvelle  Angleterre  le  «  scalpage  »  était  un 
métier  d'autant  plus  lucratif  qu'il  était  fort  encouragé. 

Pendant  cette  période  critique,  on  se  garda  bien  d'inquiéter 
les  Acadiens,  et   leurs  amis  les  Micmacs;  tout   au  contraire, 


242  LA  CRISE 

en  1723,  l'agent  anglais  Dummer,  du  Massachusetts,  sollicita 
l'aide  des  Français  contre  les  sauvages.  Le  mot  d'ordre  donné 
au  lieutenant-gouverneur  John  Doucett  (1722-1725)  fut  de 
gagner  du  temps  en  laissant  les  habitants  en  paix  à  propos 
de  tout  serment  d'allégeance  et  de  toute  autre  exigence;  les 
documents  officiels  sont  à  ce  sujet  étonnamment  muets 
en  cette  période.  Toutefois,  une  cinquantaine  de  Peaux- 
Rouges  ayant,-  en  1724,  attaqué  la  garnison,  ordre  fut 
donné  d'incendier  par  représailles  trois  maisons  françaises 
pour  une  anglaise  qui  avait  brûlé.  Le  5  septembre  1725, 
le  lieutenant-gouverneur  Arsmtrong  ayant  accusé  le 
gouverneur  de  l'Ile  Royale  de  favoriser  la  contrebande 
de  guerre,  M.  de  Saint-Ovide  s'empressa  de  lui  répondre 
que,  son  plus  vif  désir  étant  de  punir  les  coupables,  il 
demandait  leurs  noms  et  offrait  de  faire  visiter  à  Canseau  par 
les  autorités  anglaises  tout  navire  faisant  le  commerce  entre 
Louisbourg  et  l'Acadie.  Les  insinuations  et  les  accusations  des 
Anglais  n'en  continuèrent  pas  moins. 

Par  ailleurs,  on  laissa  fonctionner  le  système  embryonnaire 
de  gouvernement  qu'avait  inauguré  Philipps.  Le  gouverneur 
était  d'ordinaire  un  grand  personnage,  bien  en  cour,  qui  se 
contentait  de  dépenser  en  Angleterre  ou  ailleurs  son  gros  traite- 
ment de  20.000  livres  ;  ainsi  Philipps,  qui  fut  officiellement  gou- 
verneur de  1717  à  1749,  ne  séjourna  en  Nouvelle  Ecosse  que  de 
1720  à  1722  et  d'avril  1729  à  août  1731.  Son  lieutenant,  le 
doyen  d'âge  parmi  les  officiers,  tout  à  la  peine,  jamais  à  l'hon- 
neur, ne  recevait  aucun  traitement  supplémentaire;  aussi, 
comme  Vetch,  Caulfeild  et  Armstrong,  s'endettait-il  d'ordi- 
naire et  s'irritait-il  en  son  poste  ingrat.  Nommé  par  le  Cabinet 
de  Londres,  le  gouverneur  autocrate  disposait  de  pouvoirs 
discrétionnaires,  tant  au  point  de  vue  civil  qu'au  point  de  vue 
militaire  ;  il  constituait  à  Annapolis  un  Conseil  de  dix  officiers 
(quorum,  5)  qu'en  son  absence  présidait  le  doyen  d'âge,  d'ordi- 
naire suppléant  du  gouverneur;  ce  Conseil  n'avait  que  voix 
consultative.  Comme  il  n'y  avait  que  deux  ou  trois  familles 


RUSES  243 

anglaises,  le  5  octobre  1731  et  le  15  novembre  1732  Arms- 
trong  proposa  bien  d'organiser  une  sorte  d'assemblée  législa- 
tive où  entrerait  un  certain  nombre  d'Acadiens,  et  une  orga- 
sation  judiciaire  dont  les  magistrats  seraient  autant  espions 
qu'arbitres;  pareille  idée  fut  rejetée.  Les  ordres  étaient  trans- 
mis aux  habitants  par  message  affiché  aux  portes  des  églises 
ou  par  l'intermédiaire  des  délégués.  Un  «  constable  »  attitré 
portait  ces  messages. 

«  Pour  organiser  une  sorte  de  gouvernement  parmi  les  habi- 
tants, dit  Mascarène  {avril  1748),  le  gouverneur  Phihpps  leur 
ordonna  de  choisir  parmi  eux  un  certain  nombre  de  députés  qui 
publieraient  ses  ordres  et,  en  cas  de  nécessité,  transmettraient 
les  pétitions,  ce  qui  fut  fait.  Cette  rivière  (d'Annapolis),  étant 
divisée  en  huit  districts  ou  hameaux,  a  huit  députés;  les  autres 
établissements,  pour  la  plupart,  quatre;  en  tout,  j'en  compte 
vingt-quatre.  [En  fait,  le  nombre  des  députés  fut  le  12  avril 
17"21  porté  de  un  à  cjuatre  pour  Cobequid  et  de  trois  à  douze 
pour  les  Mines.  ]  Ils  sont  à  nouveau  choisis  chaque  année  le  10 
octobre,  anniversaire  du  couronnement  du  roi  et  de  la  prise  de 
Port  Pioyal.  Ils  ne  sont  investis  d'aucun  pouvoir  judiciaire,  mais 
sont  souvent  nommés  arbitres  en  de  petites  affaires;  si  les  par- 
ties ne  sont  pas  satisfaites,  on  en  appelle  au  Gouverneur  et  au 
Conseil.  » 

«  Nous  n'en  sommes  pas  d'un  iota  plus  près  d'aucune  forme 
régulière  de  gouvernement,  disait-il  en  sept.  1730,  puisque 
leur  religion  leur  interdit  toute  participation  au  gouverne- 
ment législatif  «.  Comme  on  le  verra,  en  effet,  Mascarène, 
s'efforça  d'enlever  aux  prêtres  toute  autorité  judiciaire  au 
profit  de  son  Conseil  d'Annapolis,  qui,  quatre  fois  par  an 
(les  premiers  mardis  de  février,  mai,  août  et  novembre), 
siégeait  en  Cour  de  justice.  Les  décisions  du  Conseil  pa- 
rurent si  peu  satisfaisantes  que  les  intéressés  préféraient  re- 
courir à  .'arbitrage  de  leurs  prêtres  :  en  janvier  1738,  une  pro- 
clamât on  fut  «  nécessitée  par  la  négligence  que  mettaient  les 
p'aignants  à   citer  les  accusés  en  justice   ». 

Le  10  dé(^embre  1730,  Philipps  avait  ordonné  que  toutes  re- 


'244  LA  CRISE 

devances  censitaires  {qait-renls)  et  autres  droits  seigneuriaux 
fussent  désormais  payés  par  les  habitants  des  Mines  et  autres 
lieux  du  fond  de  la  Baie,  non  plus  aux  seigneurs  respectifs, 
mais  à  Sa  Majesté  Britannique;  dans  lecjuel  but  il  réclama  le 
24  décembre  tous  actes,  baux  et  concessions.  Le  4  janvier 
1732-3  Armstrong  encore  une  fois  réclame,  en  même  temps  que 
la  remise  des  contrats,  le  paiement  de  tous  arrérages  depuis 
1731,  entre  les  mains  d'Alexandre  Bourg  pour  les  Mines, 
de  Prudent  Robicheau  pour  Port  Royal,  de  Jean  Duon  pour  ia 
banlieue;  le  15  décembre  1736,  un  certain  James  O'Neal  est, 
de  même,  nommé  à  Chignectou  tabellion  et  collecteur  des 
impôts,  pour  laquelle  charge  il  reçoit  une  concession  de  cent 
acres  à  l'Ile  de  la  Vallière;  d'où,  plaintes  des  habitants; 
vers  1740  lui  succède  Pierre  Bergereau.  Si  l'on  songe  que  ces 
notaires-percepteurs  étaient  chargés  non  seulement  d'enre- 
gistrer les  actes  de  vente,  donation,  hypothèques  et  testa- 
ments, mais  encore  de  renseigner  les  gouverneurs  sur  la  pré- 
sence et  les  intentions  de  tout  nouveau  venu,  on  conçoit  que 
ces  postes  de  surveillance,  si  bien  rétribués  qu'ils  fussent 
(3  shillings  par  livre),  aient  été  assez  ingrats;  Alexandre 
Bourg  fut  en  décernbre  1737  remplacé  pour  deux  ans  par 
François  Mangeant,  puis  par  le  fameux  René  Le  Blanc. 
Enfin  les  habitants  étaient  constamment  requis  d'avoir  à 
entretenir,  outre  les  digues,  les  routes  (Mines  à  Piziquid, 
Arinapolis  au  Cap  de  Sable)  et  même  le  fort  d'Annapolis 
ou  la  maison  forte  des  Mines  destinée  tant  à  l'emmagasinage 
des  denrées  qu'au  logement  de  troupes  en  cas  de  besoin. 
On  voit  qu'à  part  l'élection  de  ces  délégués  impuissants, 
les  habitants  étaient,  sous  prétexte  de  catholicisme,  dépourvus 
•de  tout  droit  politique  ou  autre;  ils  étaient  livrés  à  la  merci 
du  Gouverneur  et  de  son  Conseil.  Tel  était  le  régime  libéral 
qu'octroya  à  sa  colonie  de  Nouvelle  Ecosse  la  grande  monarchie 
<îonstitutionnelIe  tant  admirée  de  l'Europe. 

L'importune  guerre  des  sauvages  ne  fut  pas  plus  tôt  finie 
que  complots  et  tracasseries  recommencèrent.  «  Cette  guerre 


RUSES  245 

iiyant  mal  fini  pour  les  Indiens,  dit  le  lieutenant-gouverneur, 
je  crus  l'occasion  bonne  pour  contraindre  les  habitants  fran- 
çais à  une  soumission  absolue  à  Sa  Majesté  ».  En  février  1727, 
le  Roi  en  son  Conseil  ordonna  aux  Lords  du  Commerce  de 
dresser  un  plan  pour  la  colonisation  de  la  Nouvelle  Ecosse, 
'Ceux-ci  lui  soumettent  les  propositions  suivantes  :  bâtir  des 
forts  et  les  munir  d'hommes  et  de  matériel;  transporter  gra- 
tuitement des  colons;  leur  octroyer  au  moins  50  acres  dès  leur 
.arrivée  et  autant  aux  soldats  démobilisés;  encourager  les  ma- 
riages avec  les  Indiens  (qu'était  alors  la  fameuse  supériorité 
de  race  tant  vantée  depuis?);  accorder  des  concessions  de  1.000 
acres  exemptes  d'impôt  pendant  dix  ans...  le  pouvoir  législa- 
tif remis  aux  mains  du  Gouverneur  et  de  son  Conseil.  En 
présence  de  cette  double  menace, les  Acadiens  n'avaient  qu'à 
se  bien  tenir.  On  le  leur  fit  bientôt  comprendre.  Le  suppléant 
de  Philipps,  le  major  Amstrong,  homme  violent  et  mal  équi- 
libré, menaça  de  parcourir  tout  le  pays  avec  une  bande 
armée  pour  mettre  les  habitants  à  la  raison.  Or  il  tremblait 
lui-même  en  son  fort   délabré. 


«  Les  Français  sont  fortifiés  [à  Louisbourg,  écrivait-il  le 
27  juillet  1726,  et  nous  sommes  nus  :  au  moindre  différend  entre 
les  deux  Couronnes,  nous  serons  infailliblement  détruits,  alors 
qu'ils  resteront  sains  et  saufs  à  l'abri  de  leurs  forts  ».  «  A  Port 
Royal,  dit  Armstrong,  le  18  janvier  1726,  la  garnison  sera  sans 
logement  ni  défense  si  l'on  ne  répare  le  fort  au  plus  tôt  ",  ;<  Si 
les  habitants  français  ne  jurent  pas  de  devenir  de  loyaux  sujets 
du  Roi,  déclare- t-il  donc,  qu'ils  soient  tous  forcés  de  quitter  le 
pays  :  car  on  ne  peut  être  en  sûreté  tant  qu'on  entretient  en 
son  sein  de  ces  serpents  qui  vous  prendront  à  la  gorsre  à  la  pre- 
mière occasion  )\ 


Toutefois,  voyant  les  Acadiens  «toujours  résolus  à  quitter 
la  province  plutôt  qu'à  se  soumettre  au  serment  d'allé- 
-geance  »,  Armstrong  revient  à  la  manière  douce;  il  a  recours 
-au  procédé  suivant. —  Le  25  septembre  172G,  sur  un  ton  de 
l)onhomie,  il  promet,    aux  habitants  français  de    la    Rivière 


246  LA  CRISE 

de  Port  Royal,  en  échange  du  serment  d'allégeance,  le  libre 
exercice  de  leur  religion,  la  libre  possession  de  leurs  terres, 
la  libre  disposition  de  leurs  biens,  bref  «  les  mêmes  droits  et 
privilèges  qu'aux  sujets  naturels  de  la   Grande  Bretagne   » 

«  .  ..Nous  promettons,  lui  déclarent-ils.  de  nous  conduire  avec 
une  entière  soumission  et  une  entière  obéissance  envers  un  si 
bon  roi...,  et  nous  protestons  que  ni  les  menaces,  ni  les  pro- 
messes d'aucune  puissance,  ni  l'espoir  d'être  relevés  de  notre 
engagement  par  une  absolution  obtenue  d  aucune  personne 
dans  les  ordres  religieux,  quel  que  soit  son  rang,  ne  parvien- 
dront à  nous  faire  violer  ce  serment  solennel...  »  Quelques 
assistants  insistent,  toutefois,  sur  l'exemption  militaire. 
A  quoi  bon  cette  crainte  ?  dit  l'honnête  officier  :  «  Les  lois  an- 
glaises interdisent  le  service  militaire  aux  catholiques,  et 
Sa  Majesté  Britannique  a,  du  reste,  plus  de  recrues  protestan- 
tes qu'il  ne  lui  en  faut  ».  ^lais,  entêtés  et  méfiants,  nos  Aca- 
diens  n'en  veulent  pas  démordre.  Qu'à  cela  ne  tienne  !  L'ac- 
commodant gouverneur,  de  concert  avec  son  Conseil,  inscrit 
en  marge  du  texte  français  la  clause  exigée;  alors  les  Acadiens 
signent  les  deux  textes;  seulement,  Armstrong  n'envoie  à 
Londres  que  le  texte  anglais,  lequel  ne  contenait  pas  la  dite 
clause.  «  Les  Acadiens,  dira  plus  tard  le  major  Mascarène 
(28  avril  1748),  se  plaignirent  que  ce  serment  leur  avait  été 
extorqué  par  des  moyens  illégitimes.  »  Quoi  de  plus  vrai? 
Pour  le  présent  le  tour  était  joué.  Fier  d'avoir  réussi  une  si 
belle  fourberie  dont  il  se  vante,  le  gouverneur  faussaire  invite 
ces  nouveaux  sujets  à  boire  à  la  santé  de  Sa  Majesté  et  de  toute 
la  famille  royale  ;  et,  au  départ,  il  leursouhaite  à  tous  une  bonne 
nuit.  \'oilà  ce  que  le  galant  officier  appelait  fièrement  «  ga- 
gner par  degrés  les  Acadiens  »,  «  résultat  qui  m'a  coûté  et  me 
coûtera  encore,  avoue-t-il,  beaucoup  d'argent  et  bien  des 
peines  »,  ajoutons  :  et  peu  d'honneur.  Depuis  lors,  Armstrong 
ne  cessa  de  se  vanter  d  "avoir  le  premier  obtenu  des  Acadiens 
le  serment  de  fidélité. 

Plus  avisés  toutefois,  les  habitants  des  Mines  et  de  Beau- 
bassin,  ne  se  prêtèrent  pas  à  pareille  duperie,  lorsqu'un  mois 


RUSES  247 

plus  tard  vinrent  les  trouver  deux  premiers  délégués  d'Arms- 
trong.  Non  seulement  leurs  prêtres,  mais  encore  un  ancien 
lieutenant  de  l'armée  britannique  et  trois  ou  quatre  marchands 
de  Boston  les  en  détournèrent. 

«  Nous  prenons  tous,  disent  les  gens  de  Beaubassin,  la  liberté 
de  vous  assurer  de  nos  très  humbles  respects  et  en  même  temps 
\ous  faire  la  Réponce  (sic)  sur  le  Serment  que  vous  Exigez  de 
Nous.  Nous  prenons  toute  la  Liberté  de  vous  dire  que  nous  ne 
pouvons  faire  ce  serment  par  rapport  aux  Sauvages  qui  nous 
ont  menacés  et  aussi  que  nousvoulons  toujours  estre  fidèles  à 
notre  bon  Roy  de  France.  Nous  nous  soumettons  cependant 
sous  l'obéissance  de  votre  gouvernement  sans  prester  aucun 
Serment  et  payant  les  Droits  comme  nous  avons  fait  dans  le 
temps  que  nous  étions  sous  la  Puissance  Française.  » 

Pour  empêcher  toutes  représailles  violentes,  les  habitants 
des  Mines  refusent  d'achever  le  chemin  qui  les  relie  à  Port 
Royal.  Avaient-ils  tort  ? 

Vexé  d'un  refus  si  catégorique,  l'irascible  Armstrong  se  pro- 
met d'en  venir  à  bout  coûte  que  coiite.  Le  25  juillet  1727, 
il  commence  par  interdire  tout  commerce  anglais  avec  les 
habitants  du  fond  de  la  Baie  :  c'était  le  blocus  péninsulaire 
dont  les  Anglais  durent  plus  pâtir  que  les  Français.  Profitant 
de  la  mort  de  Georges  I^'",  il  somme,  le  16  septembre,  trois 
députés  d'Annapolis  et  d'autres  habitants  de  prêter  un  serment 
mitigé  :  ils  s'y  refusent,  bien  qu'appelés  séparément;  ils  soumet- 
tent les  objections  de  leurs  commettants  en  une  pétition  que 
le  Conseil  d'Annapolis  déclare  «  insolente,  rebelle  et  irrespec- 
tueuse ».  Ces  malheureux  sont  incontinent  jetés  en  prison  et 
mis  aux  fers.  Le  plus  âgé  d'entre  eux  Abraham  Bourg  est, 
à  cause  de  sa  vieillesse,  autorisé  à  quitter  la  province,  mais  en 
y  laissant  ses  biens.  (17  sept.  1727J 

A  son  enseigne  Wroth,  Armstrong  confie  la  délicate  mission 
d'assermenter  les  Acadiens  des  Mines  et  de  Beaubassin  : 

«  Vous  vous  présenterez  à  ces  gens  avec  tout  le  décorum  et 
toute  la  solennité  voulue;  vous  ferez  les  choses  avec  eux  le  mieux 


248  LA  CRISE 

du  monde.  Puis,  quand  vous  les  aurez  bien  régalés,  qu'ils  au- 
ront bien  bu,  Ijien  acclamé  Sa  Majesté,  vous  leur  direz  qu'ils  ne- 
peuvent  faire  autrement  que  de  prêter  le  serment  de  fidélité- 
envers  ce  roi  qu'ils  viennent  d'acclamer.  Alors,  d'un  air  négli- 
gent, vous  leur  proposerez  le  nouveau  serment,  en  leur  disant  que 
la  divine  Providence,  par  des  voies  imprévues,  leur  offre  l'oc- 
casion de  réparer  leurs  erreurs  du  printemps  dernier  et  leur  per- 
met ainsi  de  se  réconcilier  avec  Sa  Majesté  et  d'échaf)per  à  une 
ruine  imminente,  comme  il  convient,  du  reste,  non  seulement 
à  de  loyaux  sujets,  mais  à  d'honnêtes  gens  ». 

Honnête  façon  vraiment  d'exploiter  l'honnêteté  et  la  piété 
d'ignorants  que  l'on  croit  inintelligents!  Ainsi  stylé,  notre  jeune 
enseigne,  sur  un  navire  nolisé  à  raison  de  100  livres  ster- 
ling, arrive  à  Beaubassin  avec  toute  une  escorte  de  soldats  un 
beau  dimanche  d'octobre  1727;  «  il  se  présente  avec  tout  le 
décorum  et  toute  la  solennité  voulue  »;  «il  fait  les  choses  le 
mieux  du  monde  »,  invite  «  tous  les  chefs  et  députés  »  à  dîner 
en  sa  noble  compagnie,  porte  toast  sur  toast,  à  la  santé  du 
Roi,  à  la  santé  de  la  Reine,  à  la  santé  de  toutes  les  Royales 
Altesses,  et  finalement,  leur  tient  ce  beau  langage,  conforme 
aux  formules  prescrites  : 

«  Je  ne  doute  pas,  mes  amis,  que  vous  ne  soyez  dûment  aver- 
tis de  ce  qui  m'amène  ici,  à  savoir  que,  par  la  mort  du  roi,  mon 
maître,  de  glorieuse  mémoire,  la  divine  Providence  vous  a  mi- 
raculeusement donné  l'occasion  de  sortir  de  la  mauvaise  voie 
où  vous  vous  êtes  égarés,  et  vous  devez  vous  estimer  fort  heu- 
reux d'avoir  une  si  belle  occasion  d'échapper  à  la  ruine  qui  vous 
menaçait  ».  «Alors,  mon  visage  exprimant  toute  ma  satisfaction, 
continue  ce  mauvais  comédien,  je  leur  dis  tous  les  privilèges 
dont  ils  jouiraient  s'ils  se  comportaient  ainsi,  non  seulement  en 
loyaux  sujets,  mais  encore  en  honnêtes  gens  ». 

On  devine,  en  dépit  des  libations  préalables,  l'étonnement 
sur  les  visages,  surtout  quand  l'aimable  parleur  conclut  son 
discours  en  faisant  allusion  au  petit  serment  à  prêter  :  c'était 
le  cou  pelé  de  notre  chien.  Alors  l'un  des  députés  qui 
connaissait  peut-être  la  fable  de  La  Fontaine,  «  Pierre  Hébert 


RUSES  249 

me  demanda  de  bien  vouloir,  vu  la  distance  des  habitations, 
remettre  jusqu'au  mardi  l'assemblée  générale  et,  en  attendant, 
de  leur  communiquer  la  formule  de  ce  serment  qu'ils  avaient  à 
prêter.  J'y  consentis;  sur  quoi  ils  me  remercièrent  de  ma  pa- 
tience, et  me  promirent  d'être  tous  présents  le  mardi,  et  pri- 
rent congé  )). 

Vient  ce  mardi.  Dès  le  matin  arrivent  cent  habitants,  dé- 
putés en  tête.  Wroth  donne  l'aubade  pour  commencer  la  fête  : 
feux  de  joie,  salves,  hourrahs  et,  derechef,  toasts  à  toutes  leurs 
royales  santés.  Alors  s'avance  un  certain  Veco  (corruption  de 
Vescot),  lequel  avait  précisément  dés  1717  déjoué  les  mêmes 
manœuvres  de  John  Doucette.  Il  lit  le  texte,  le  commente,  le 
conteste,  et  finit  par  demander  l'insertion  de  certaines  petites 
réserves,  précisément  les  mêmes  qu'en  1717.  Colère  de  Wroth, 
([ui  le  traite  de  misérable,  de  chicanier,  de  coquin  sans  feu  ni 
lieu,  d'envieux,  de  mécontent,  etc..  N'empêche  qu'inquiet  du 
sort  de  sa  déclaration,  Wroth  reprend  son  papier  et  réinvite 
notables  et  députés  à  dîner;  et,  derechef,  on  mange,  on  boit,  on 
porte  encore  et  toujours  «  les  santés  royales  »  etc..  Et  le  bon 
Wroth  s'étend  de  nouveau  sur  tous  «  les  avantages  qu'ils 
auraient  à  devenir  sujets  britanniques  ».  Mais,  avoue-t-il, 
<(  les  députés  me  prièrent  de  leur  permettre  de  rentrer  chez  eux 
aussitôt  que  possible  pour  se  consulter...  Vers  le  opucher  du 
soleil  ils  revinrent;  mais,  au  lieu  de  se  soumettre,...  Véco,  au 
nom  de  tous  les  habitants,  me  présenta  une  copie  du  serment... 
contenant  au-dessous  une  addition  de  trois  articles  ».  Ce  pré- 
cieux document,  soigneusement  supprimé  des  archives  de  la 
Nouvelle  Ecosse,  eût  infailliblement  péri,  ainsi  que  la  note 
marginale  antérieure,  —  et  c'eut  été  vraiment  dommage,  —  si 
l'on  n'en  avait  par  bonheur  retrouvé  deux  copies;  l'une  dans 
les  Archives  coloniales  de  Londres,  et  l'autre  dans  celles  de 
notre  Ministère  des  Affaires  Etrangères.  En  voici  le  texte  : 


«  Je  promets  et  jure  sincèremenl  que  je  seraij  fidèle  et  obéiraij 
vérilablemenl  à  S.  M.  le  roij  Georges  Second;  ainsi  Dieu  nie  soit 
.in  aide  ;; 


250  L    A         C    R    I    s    E 

Je  Robert  Wrolh,  Enseigne  adjutanf  de  S.  M.  le  Roy  Georges- 
Second,  promets  et  accorde  au  nom  du  Roy  mon  maître  et  de  Vho- 
norable  Lawrence  Armstrong,  son  lieutenant  Gouverneur,  Com- 
mandant en  clief  de  cette  province  aux  habitants  de  Chignitou  et 
villages  dépendans  qui  auraient  signé  le  serment  de  fidélité  au  Roy 
Georges  Second,  les  articles  cy-dessous  qu'ils  m'ont  demandés, 
sçavoir  : 

1  °  qu'ils  seront  exempts  de  prendre  les  armes  contre  qui  que  ce 
soit,  tandis  qu'ils  seront  sous  la  domination  du  Roy  d' Angleterre; 

2°  qu'ils  seront  libres  de  se  retirer  où  bon  leur  semblera,  et  qu'ils 
seront  déchargés  du  seing  qu'ils  auront  fait  aussitôt  qu'ils  seront 
hors  la  domination  du  Roy  de  la  Grande  Bretagne: 

3°  qu'ils  auront  la  pleine  et  entière  liberté  de  leur  religion  et  d'a- 
voir des  prêtres  catholiques,  apostoliques  et  romains. 

Fait  et  donné,  à  Messagoueche,  Chignitou  en  la  première  année 
du  reigne  de  S.  M.  le  Roy  Georges  Second,  ce  vingtième  octobre 
1727. 
'  Robert  ^^'R0TH. 

C'était  bel  et  bien  ce  que  les  Acadiens  avaient  toujours  de- 
mandé :  la  ratification  des  clauses  du  traité,  des  privilèges 
accordés  par  la  Reine  et  une  reconnaissance  de  neutralité 
militaire. 

«  Immédiatement,  dit  le  pauvre  Wroth  qui  ne  méritait  que 
trop  son  nom,  je  leur  montrai  tout  le  ressentiment  dont  j'étais 
capable...  je  leur  tournai  les  talons,  leur  disant  que  ce  que  je 
pouvais  imaginer  de  mieux,  c'était  de  croire  que  les  boissons 
avaient  excité  leur  impudence,  [et  qui  donc  leur  en  avait  prodi- 
gué? et  dans  quel  but  ?]  que  j'espérais  que  la  nuit  leur  porterait 
conseil  et  que  j'attendrai  leur  réponse  jusqu'au  lendemain.  Ils 
vinrent,  en  effet,  le  lendemain;  mais  ils  maintinrent  leurs  deman- 
des. Après  les  avoir  sérieusement  pesées,  je  ne  les  jugeai  pas  in- 
compatibles avec  les  traités  [en  effet  ;  alors  pourquoi  l'irritation  ? 
pourquoi  les  avoir  repoussées?  pourquoi  avoir  demandé  autre 
chose?].  Je  les  leur  accordai  donc  comme  une  concession.  Mais, 
en  raison  de  leur  méfiance  à  l'égard  de  mon  autorité  personnelle, 
[il  y  avait  de  quoi]  je  fus  obligé  de  certifier  la  chose  dans  le 
corps  du  serment  [est-il  rien  de  plus  piteux  que  pareille  défaite  ? 
et  vit-on  jamais  bravache  dupeur  plus  justement  dupé  par  des 
paysans  illettrés?]  » 


RUSES  251 

Le  diplomate  improvisé  ne  se  contenta  pas  de  cet  échec  : 
il  fut  aux  Mines  en  chercher  un  autre.  Le  17  octobre,  il  arrive. 
Mêmes  ruses  grossières  :  grand  dîner  c{ui  «  termine  la  journée 
avec  toute  la  gaieté  possible  ».  Rendez-vous  pour  le  lendemain  ; 
mêmes  objections  au  serment  de  fidélité.  Le  surlendemain, 
nouvelles  agapes;  présentation,  néanmoins,  des  mêmes  réser- 
ves ciu'à  Beaubassin. 

«  Je  m'y  refusai  avec  de  grandes  protestations  de  colère  contre 
leur  ingratitude  envers  le  Roi.  Ils  s'obstinèrent,  et  cette  discus- 
sion dura  plusieurs  jours.  Enfin,  le  26  octobre,  après  m'être  con- 
certé avec  ceux  qui  m'entouraient,  je  leur  annonçai  c{ue  je  pre- 
nais sur  moi  d'accepter  leurs  propositions.  [On  devine  riiumilia- 
tion  intime  !  Or,  voici  la  belle  revanche].  Comme  la  plupart 
des  habitants  faisaient,  en  outre,  des  objections  au  mot  «  j'obéi- 
rai ))  je  ne  m'en  troublai  pas  :  car,  n'ayant  à  tenir  compte  que 
du  texte  anglais,  je  trouvai,  après  consultation,  que  la  chose 
pouvait  se  traduire  d'une  manière  plus  agréable  pour  eux,  tout 
en  restant  conforme  à  l'anglais;  je  jugeai  donc  à  propos  d'al- 

j       térer  la  copie  comme  cela  se  voit  dans  le  sermer^t  qu'ils  prê- 

I       tèrent  ». 

Que  pense-t-on  d'une  si  vile  fourberie,  cyniquement  racon- 
tée par  le  fourbe  lui-même?  Ce  procédé  de  faussaire  n'était-il 
pas  le  digne  pendant  de  la  suppression  frauduleuse  de  la  clause 
marginale  par  le  Major  Armstrong.  A  Pesiguid,  le  20  octobre, 
même  comédie,  même  engagement  provisoire,  mêmes  réserves. 
Tromper  ainsi  des  ignorants,  exploiter  sans  vergogne  les  fai- 
bles !  pareilles  mœurs  politiques  ne  déshonorent-elles  pas 
un  peuple  ? 

Enfin,  notre  habile  chargé  de  mission  rentre  à  Annapolis, 
aussi  fier  de  son  succès,  sans  doute,  qu'un  renard  qu'une  poule 
aurait  pris.  Le  texte  imposé  par  les  habitants  des  Mines  conte- 
nait des  réserves  encore  plus  catégoriques  que  celui  de  Beau- 
bassin.  Fureur  du  colérique  Armstrong  et  du  Conseil  colonial  : 
le  13  novembre,  on  déclare  ces  actes  «  inacceptables  et 
déshonorants  pourSa  Majesté  »,  et,  par  conséquent,  nuls  et  sans 

k valeur.  Or,  ce  même  Conseil  n'en  décide  pas  moins  que,  «  com- 


252  LA  CRISE 

me  les  dits  habitants  ont  signé  ces  actes,  proclamé  Sa  Majesté" 
et  par  là  reconnu  son  titre  et  son  autorité  sur  toute  la  province, 
ils  jouiront  de  tous  les  droits  et  privilèges  des  sujets  anglais  «. 
On  ne  comprend  pas  d'abord  :  quoi?  des  privilèges  à  des  colons 
récalcitrants  !  Mais,  en  réfléchissant,  on  se  rappelle  réternel 
mobile  de  la  politique  anglaise  en  ces  lieux  :  l'intérêt  ;  puisqu'on 
ne  peut  encore  se  passer  des  Acadiens  assermentés  ou  non,  eh 
bien  !  il  faut  les  endormir,  pour  les  mieux  retenir.  Le  commerce, 
précédemment  interdit,  est  même  à  nouveau  autorisé,  et  pour 
cause.  La  colère  a  donc  vite  fait  place  au  calcul  ;  c'est  là  ce  que 
les  Anglais  appellent  l'empire  sur  soi,  l'absence  de  toute  mépri- 
sable nervosité,  en  réalité,  la  froide  estimation  des  profits  et 
pertes.  Malheureusement,  rien  n'est  pire  qu'une  colère  ren- 
trée; les  pauvres  Acadiens  en  sauront  bientôt  cjnelque  chose. 
Armstrong  commence  par  se  venger  en  interdisant  aux  Aca- 
diens la  pêche  sur  leurs  propres  côtes  et  le  commerce  des  vian- 
des et  des  grains  avec  Louisbourg.  «  Les  Français,  gémit-il. 
ont  une  insurmontable  aversion  pour  la  nation  anglaise  ». 
On  ne  saurait  s'en  étonner. 

De  son  côté,  le  Conseil  des  Plantations  élabora  à  Londres 
en  1729  tout  un  nouveau  plan  de  colonisation  avec  500 
familles  protestantes  du  Palatinat.  Ce  plan,  à  vrai  dire, 
échoua,  non  pas.  il  est  vrai,  par  la  faute  des  Acadiens,  mais  par 
celle  desBostonais.  «J'apprends,  écrit  Philipps  le  26  novembre 
1730,  que  les  gens  de  Boston  se  font  un  devoir  d'entraver  la 
colonisation  de  cette  province  en  la  dénigrant  :  ainsi,  l'été 
dernier,  ils  ont  fait  changer  d'avis  une  cinquantaine  de  fa- 
milles [du  Palatinat]  destinées  à  cette  province;  les  plus  riches 
d'entre  elles  se  sont  transportées  en  Caroline  et  les  plus  pauvres 
mendient  maintenant  dans  les  rues  de  Boston...  D'autres 
Palatins  devront  désormais  venir  droit  ici  sans  passer  à 
Boston  où  on  les  détournerait  ».  C'est,  en  effet,  ce  que  l'on  fit 
en  1750. 

Pour  réparer,  du  moins,  tant  de  bévues  ou,  selon  l'euphé- 
misme officiel,  «  pour  établir  la  paix  et  la  concorde  dans  la^ 


RUSES  253^ 

province  »,  le  gouvernement  anglais  trouva  opportun  de  ren- 
voyer en  son  poste  le  vieux  gouverneur  Philipps  qui  ne  con- 
naissait de  sa  charge  que  la  grosse  prébende.  Ce  Sir  Richard 
Philipps,  phraseur,  flagorneur,  plein  de  suffisance,  serait  un 
personnage  bien  amusant,  si  derrière  sa  fatuité  et  sa  solennité 
ridicules  ne  se  cachaient  une  duplicité  et  une  lâcheté  inquié- 
tantes. Dès  son  arrivée  à  Annapolis  (25  novembre  1729),  il 
parle  de  «  la  joyeuse  réception  dont  il  a  été  l'objet  surtout  de 
la  part  des  habitants  français  »  :  «  La  joie  et  la  satisfaction 
apparaissent  sur  tous  les  visages  ».I1  est  vrai  qu'il  s'était  fait 
rédiger  par  le  curé  de  Port  Royal,  M.  de  Breslay,  qu'il  avait 
délivré  des  persécutions  d'Armstrong,  une  dithyrambique 
adresse  que  les  habitants  français  eurent  lanaïvetéde  signer: 
on  n'y  parlait  que  «  de  cœurs  pénétrés  de  joye  »,  que  de  «  la 
différence  entrevotre  douce  et  justeadministration  et  celledont 
nous  sortons  »,  que  du  consentement  à  «  paraître  devant  Votre 
Excellence  pour  donner  les  dernières  preuves  de  notre  obéis- 
sance à  Sa  Majesté  Britannique  pour  le  serment  de  fidélité  ». 
Il  semble  vraiment  que  ce  grand  homme  populaire  n'avait 
qu'à  paraître  pour  séduire  et  conquérir  tous  les  cœurs.  Veni, 
vidi,  vici  !  Aussi,  en  rusé  politicien,  se  promet-il  bien,  en  ré- 
compense de  tant  de  confiance  empressée,  d'arracher  à  ces 
braves  gens  le  fameux  serment  «  de  la  manière  la  plus  solennelle 
qui  soit  »;  il  propose  même  à  ses  supérieurs  de  «  les  faire  con- 
tribuer aux  dépenses  du  gouvernement  »,  de  ne  leur  «  accorder 
de  nouvelles  concessions  de  terres  »  qu'en  «  annulant  les  an- 
ciennes »  et  de  leur  adjoindre  cent  familles  protestantes  fran- 
çaises. «Bien  qu'il  ne  soit  pas  mauvais  qu'ils  renouvellent  leurs 
titres  de  possession,  disent  les  Lords  of  Trade  (20  mai  1730) 
il  n'y  a  pas  de  raisons  apparentes  pour  qu'en  ce  cas  ils  ne 
paient  point  les  mêmes  redevances  que  les  autres  sujets  de 
Sa  Majesté  ».  Alors  à  quoi  bon  le  serment?...  Ah  !  si  les  Aca- 
diens  avaient  lu  la  correspondance  secrète  de  leur  «  bon 
Gouverneur  »  Philipps  !...  Mais  rapports  secrets  ne  sont-ils 
pas  toujours  mensonges  et  lâchetés  ? 

D3s  le  3  janvier  1730,  ce  maître  homme  se  vante  d'avoir  fait 


254  LA  CRISE 

monts  et  merveilles  :  il  a,  dit-il,  «  en  trois  semaines  »  obtenu 
le  serment  d'allégeance  de  «  tous  les  habitants  sans  exception 
de  cette  rivière  [d'Annapolis]  à  partir  de  l'âge  de  seize  ans  ». 

«  Ils  se  plaisent  à  dire  que  c'est  le  bon  souvenir  qu'ils  ont 
conservé  de  mon  administration  qui  a  décidé  de  leur  adhésion 
et  qu'ils  me  réservaient  l'honneur  de  recevoir  leur  soumission. 
Aussi  n'ai-je  eu  besoin  d'user  ni  de  menace  ni  de  contrainte,  ni 
de  prostituer  la  Majesté  royale  en  de  honteuses  capitulations,... 
comme  l'a  fait  mon  enseigne  Wroth...  Quant  aux  autres  établis- 
sements français  du  fond  de  la  Baie,  je  m'attends  tous  les  jours 
à  voir  les  délégués  arriver  à  travers  les  bois  pour  m'annoncer 
l'empressement  de  leur  peuple  à  se  soumettre  de  même;  mais 
je  tiens  à  leur  faire  prêter  serment  moi-même  en  grande  solen- 
nité ». 

Hélas  !  le  zèle  de  ces  lointains  habitants  ne  répondit  pas  à 
si  candide  attente  :  car,  «  pour  terminer  une  tâche  aussi 
bien  commencée  »,  Son  Excellence,  en  dépit  de  ses  cinquante- 
neuf  ans,  dut  elle-même  se  mettre  en  route  pour  aller  jusqu'aux 
^lines  trouver  des  subordonnés  si  irrespectueusement  séden- 
taires. «  Je  suis  harassé  des  voyages  que  j'ai  dû  faire  d'un  bout 
ta  l'autre  de  la  province  »,  gémit  le  pauvre  gouverneur,  (26  no- 
vembre 1730);  mais  quel  succès  !  «  Votre  Grâce  n'ignore  pas 
que,  pendant  les  vingt  dernières  années,  ils  avaient  refusé  avec 
opiniâtreté  de  prêter  le  serment  qui  leur  fut  proposé.  Or,  après 
avoir  eu  la  satisfaction  de  terminer  entièrementcetteopération, 
j'ai  l'honneur  d'apprendre  aujourd'hui  (2  septembre  1730) 
à  Votre  Grâce  la  soumission  complète  [sauf  dix-sept  habitants 
de  Beaubasssin]  de  ce  peuple  si  longtemps  réfractaire,  et  à  Sa 
Majesté  l'annexion  d'un  grand  nombre  de  sujets  ».  Le  26  no- 
vembre, il  se  vante  encore  d'obtenir  au  printemps  l'allé- 
geance des  cinq  ou  six  familles  éparses  sur  la  côte  Est. 

Pourtant  derrière  toutes  les  ronflantes  périodes  de  cette 
éloquence  gouvernementale,  voyons  d'un  peu  plus  près  les 
faits,  les  formules,  les  actes.  Aussi  bien,  les  bons  Seigneurs  du 
Commerce  se  méfièrent  eux-mêmes  d'une  telle  emphase  :  un 


RUSES  255 

grain  de  mil  eût  mieux  fait  leur  affaire.  Nous  eussions  voulu, 
avouent-ils  le  20  mai,  que  les  habitants  français  d'Annapolis 
prêtassent  le  serment  en  termes  plus  explicites,  et  ils  ergotent 
sur  les  mots  employés. Quels  étaient  donc  ces  mots?  Les  voici: 

«  Je  Promets  et  Jure  sincèrement  ma  Foi  de  Chrétien  que  Je 
serai  entièrement  Fidelle  et  Obeyrai  N'rayment  Sa  Majesté  le 
Roy  George  le  Second,  que  je  reconnoi  pour  le  Souverain  Sei- 
gneur de  la  Nouvelle  Ecosse  ou  de  l'Accadie.  Ainsi  Dieu  me  soit 
en  aide  ». 


Or,  cette  formule  que  les  Lords  of  Trade  trouvaient  trop 
peu  explicite,  Philipps  l'avait  encore  davantage  atténuée  pour 
la  faire  accepter  des  habitants  des  Mines.  «  Vos  Seigneuries, 
écrit-il,  remarqueront  que  la  formule  du  serment  que  j'ai 
fait  prêter  aux  habitants  du  fond  de  la  Baie  a  été  modifiée, 
parce  qu'ils  trouvaient  la  première  trop  rigide  ».  Et  ce  n'est 
pas  tout  encore.  «  Malgré  cette  soumission,  disent  les  Lords  of 
Trade  (20  mai  1730),  il  est  à  craindre  que  nous  ne  puissions 
guère  compter  sur  les  habitants  français  en  cas  de  rupture  avec 
la  France  ».  Philipps  dut  l'avouer.  «  Juscju'ici  la  paix  est  assurée 
dans  cette  province,  et  elle  durera  sans  doute  aussi  longtemps 
que  l'union  des  deux  couronnes;  une  fois  celle-ci  rompue,  la 
colonie  deviendra  une  proie  facile  pour  nos  voisins  ».  Le  bon 
billet  alors  :  une  neutralitéqui  ne  se rtqu'en  temps  de  paix,  alors 
qu'on  n'en  a  que  faire  !  Philipps  se  méfiait  si  bien  de  cette  neu- 
tralité précaire  cju'il  estima  «  d'autres  précautions  nécessaires 
pour  assurer  la  sécurité  »  :  il  proposa  la  création  de  deux  postes 
militaires  :  l'un,  de  deux  compagnies,  aux  Mines,  et  l'autre,  de- 
50  hommes  à  Chignectou,  «  afin  de  tenir  les  habitants  en  res- 
pect, de  les  empêcher  de  commercer  avec  Louisbourg  et 
le  Canada,  et  de  permetttre  à  des  colons  anglais  de  s'établir 
et  de  leur  faire  échec  ». 

D'où  vient  donc  tant  d'inquiétude,  après  tant  de  si  belles 
promesses?  Le  serment  d'allégeance  n'était-il  donc  pas  désor- 
mais pur  de  toute  réserve  suspecte?  et  les  Acadiens  ne  s'étaient- 


256  LA  CRISE 

ilspas  enfin  définitivementdétachés  de  laFrance  etentièrement 
liés  à  l'Angleterre?  Un  magistrat  anglais  de  la  Nouvelle  Ecosse, 
Haliburton,  étudiant  en  1829  cette  question  si  controversée 
du  serment  sans  réserve,  déclare  péremptoirement,  bien  qu'il 
n'eût  pas  en  main  tous  les  documents  :  «  Il  y  a  toute  raison  de 
croire  que  le  général  Philipps  promit  aux  Acadiens,  au  nom  de 
Sa  Majesté,  Ve.xemplion  du  service  jnilitaire  contre  les  Français 
el  contre  tes  Indiens  ».  Paul  Mascarène  écrit  en  avril  1748  : 
«Bien  que  la  réserve  de  ne  point  prendre  les  armes  n'ait  pas  été 
insérée  par  Philipps  en  1730,  les  habitants  français  ont  toujours 
soutenu  que  cette  promesse  leur  avait  été  faite,  et  je  tiens  de  " 
ceux  qui  ont  assisté  aux  Mines  à  la  prestation  du  serment  qu'en 
effet  une  telle  promesse  leur  a  été  consentie  ».  Les  Acadiens 
déportés  à  Philadelphie  l'affirmaient  encore,  après  qu'on  leur 
avait  volé  leur  plus  précieux  document,  en  même  temps  que 
leurs  autres  archives.  Deux  de  leurs  plus  hostiles  gouverneurs 
l'avouaient,  puisqu'en  septembre  1749  Cornwallis  leur  re- 
prochait :  «  Vous  avez  toujours  refusé  de  prêter  serment  sans 
une  réserve  expresse  »  et  que,  le  18  juillet  1755,  Lawrence  les 
accusait  :  «  Jamais  en  aucun  temps,  les  habitants  français 
n'ont  prêté  le  serment  d'allégeance  sans  réserve  [unqualified)». 
Enfin,  avec  plus  de  précision  encore,  un  des  membres  du  Con- 
seil d'Halifax  W.  Cotterel,  ergotant  sur  la  question,  écrit 
le  l^'"  octobre  1753  au  gouverneur  Hopson  :  «  Il  ressort  [des 
Archives  du  Conseil  du  Commerce  et  des  Colonies]  que.,  ceux 
cjui  ont  consenti  à  prêter  le  serment  ne  l'ont  jamais  fait  que  sur 
la  garantie  d'être  exempts  de  tout  service  militaire  ou  lors- 
qu'on leur  a  fait  croire  que  cette  garantie  leur  était  accordée  ». 
Ce  dernier  membre  de  phrase  n'est-il  pas  une  allusion  évidente 
à  la  tromperie  de  Philipps?  Qu'après  cela,  on  vienne  nous  dire 
que  les  Acadiens  n'avaient  pas  le  droit  de  s'appeler  Français 
neutres,  ou,  selon  la  double  expression  anglaise  :  Frencli 
?\eiitrats,  Neutral  French  ! 

Or,  de  cette  promesse  verbale  de  Philipps,  nous  avons  main- 
tenant la  preuve  écrite,  comme  toujours  soigneusement  sup- 
primée dans  les  Archives  de  la  Nouvelle  Ecosse,  mais  heureu- 


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RUSES  257 

sèment  préservée  clans  celles  de  notre  ÎNIinistère  des  Affaires 
Etrangères.  La  voici  : 

«  Nous,  Charles  de  la  Goudalie,  prêtre,  curé  missionnaire  de 
la  paroisse  des  Mines,  et  Noël  Alexandre  Noiville,  prêtre, bache- 
lier de  la  Sacrée  Faculté  de  Théologie  de  Sorbonne,  missionnaire 
apostolique  et  curé  de  l'Assomption  de  Pigiguit,  certifions  à  qui 
il  appartient  que  Son  Excellence  le  seigneur  Richard  Philipps, 
écuyer,  capitaine  en  chef  et  gouverneur  général  de  la  province 
de  la  Nouvelle  Ecosse  ou  Acadie,  a  promis  aux  habitants  des 
Mines  et  autres  rivières  qui  en  dépendent  qu'il  les  exempte  du 
fait  des  armes  et  de  la  guerre  contre  les  Français  et  les  sauvages 
et  que  les  dits  habitants  se  sont  engagés  uniciuement  et  ont 
promis  de  ne  jamais  prendre  les  armes  dans  le  fait  de  la  guerre 
contre  le  royaume  d'Angleterre  et  son  gouvernement. 

Le  présent  certificat,  fait  et  donné  et  signé  par  nous  cy-nom- 
més,  le  '2d  avril  1 730,  pour  être  mis  dans  les  mains  des  habitants 
-et  leur  valoir  et  servir  partout  où  besoin  sera  ou  que  de  raison 
en  est 

de  la  Goudalie,  curé. 

Noël  Noiville,    prêtre   et   missionnaire. 

■collationné  par  Bourg  Belle-Humeur,  le  25  avril  1730. 

[Cet  Alexandre  Bourg,  dit  Belle-Humeur,  étaitun  personnage 
•officiel,  puisqu'il  avait  été,  avons-nous  dit,  nommé  percepteur 
•des  impôts  et,  plus  tard,  notaire  public  par  le  gouverneur  lui- 
même]. 

Autres  preuves  :  dans  une  pétition  adressée  au  gouverneur 
en  1755  par  les  habitants  de  Misagouesh,  près  de  Beaubassin, 
se  trouve  le  procès-verbal  du  serment  prêté  en  1730  à  Philipps, 
y  compris  les  susdites  réserves.  ^lention  est  encore  faite  de  ces 
réserves  xlans  les  lettres  de  deux  gouverneurs  postérieurs  : 
•Cornwallis  en  septembre  1749  et  Lawrence,  le  18  juillet,  le 
11  août  et  le  30  novembre  1755.  «  Le  général  Philipps,  dit  ce 
-dernier,  promit  aux  Acadiens  qu'ils  n'auraient  pas  à  prendre 
ies  armes  pour  défendre  la  province  ».  Dans  une  brochure 
-officieuse  de  1751  {The  Importance  of  llie  Settling  and  Forii- 
jljinq  of  Nova  Scolia),  il  est  dit  que,  jouissant  du  libre  exercice 
■<le  leur  religion  et  n'ayant  à  payer  que  de  faibles  redevances 

i.AUViiii:uK  T.     I  9 


258  LA  CRISE 

{quil-renls),  «  les  habitants  français  sont  autorisés  à  rester 
neutres  en  temps  de  guerre  sans  être  obligés  de  prendre  les 
armes  ni  pour  les  Anglais  ni  pour  les  Français.  Ainsi  nous  fû- 
mes pendant  quarante  ans  maîtres  de  ce  vaste  pays,  sans 
qu'il  y  eût  en  dehors  de  la  garnison  dix  familles  anglaises  ». 
Enfin,  il  est  encore  fait  allusion  à  ce  document,  dans  un 
mémoire  français  de  juin  1778  (Min.  des  Aff.  Etr.  Mém.  et 
Doc.  Angleterre,  vol.  47,  fo  20:) 

«  Les  Acadiens  reçurent  du  gouverneur,  sir  Richard  Philipps, 
l'assurance  de  l'exemption  du  fait  des  armes  contre  la  France 
et  contre  les  sauvages;  mais  ils  ne  lui  demandèrent  que  d'en 
faire  dresser  devant  lui  une  attestation  signée  seulement  de 
leurs  prêtres,  témoins  de  la  parole  qu'il  venait  de  leur  donner... 
Leur  droiture,  leur  bonne  foi  les  empêchèrent  de  voir  que  cette 
pièce  sans  la  signature  du  gouverneur  serait  sans  aucune  va- 
leur; ils  s'en  contentèrent  et  la  présentèrent  à  la  nation  qui  n'en 
vit  pas  mieux  qu'eux  l'inutilité.  Cette  promesse  verbale  pa- 
raissait suffisante  à  un  peuple  simple,  loyal  et  par  conséquent 
confiant,  pour  qui  une  parole  donnée  était  l'engagement  le  plus 
sacré  ». 

Concluons  :  quand  Son  Excellence  le  Seigneur  Philipps, 
écuyer,  capitaine  en  chef  et  gouverneur  général,  etc..  (ce  fat 
aimait  fort  à  faire  parade  de  tous  ses  titres),  se  vantait  d'avoir 
obtenu  des  Acadiens  un  serment  d'allégeance  «  sans  modifi- 
cation importante  »,  Son  Excellence  mentait.  Il  avait  accordé 
de  vive  voix,  sur  son  honneur  de  gentleman,  avec  son  autorité 
de  gouverneur  et  de  général,  une  promesse  qu'il  cachait  et  qu'il 
ne  tenait  pas,  trompant  ainsi  des  deux  côtés  à  la  fois  ses  subor- 
donnés et  ses  supérieurs.  Toute  la  politique  de  Philipps  a, 
du  reste,  été  sévèrement  jugée  par  son  successeur  même, 
Cornwallis,  (11  septembre  1749) 

«  L'administration  entière  de  cette  province,  tant  en  ce  qui 
concerne  leshabitants  qu'eu  égard  aux  compagnies  [de  soldats] 
a  été  scandaleuse...  Voilà  trente-quatre  ans  qu'on  appelle  la 
Nouvelle  Ecosse  une  province  anglaise,  et  je  crois  bien  cjue  le 
roi  n'y  a  pas  un  seul  vrai  sujet  en  dehors  du  fort  d'Annapolis- 


RUSES  259 

» 

Je  ne  puis  trouver  la  moindre  trace  de  gouvernement  anglais. 
11  me  faut  bien  dire  que  le  général  Philipps  a  mérité  les  plus 
grands  châtiments  pour  sa  conduite  :  //  a  admis  une  réserve  dans 
le  serment  d'obligeance,  il  a  reçu  pour  les  travaux  publics  des 
fonds  dont  il  n'a  pas  dépensé  un  sou,  il  n'a  jamais  donné  à  son 
régiment  la  moitié  des  vêtements,  les  simples  soldats  de  Canso 
•ont  dû  à  leurs  frais  pourvoir  à  l'emmagasinage  des  réserves,  etc..» 

Que  les  historiens  anglais  ne  viennent  donc  pas  accuser  de 
•duplicité  nos  prêtres,  no^  gouverneurs  et  nos  ministres,  quand 
ils  ont  par  devers  eux  un  si  bel  exemple  de  mauvaise  foi  !  Par 
malheur,  ce  meijsonge,  destiné  à  servir  tout  ensemble  les  inté- 
rêts du  grand  fonctionnaire  et  ceux  de  son  pays,  devait  singu- 
lièrement aggraver  et  hâter  la  ruine  du  pauvre  peuple  dont 
l'honnêteté  prenait  papiers  et  paroles  britanniques  pour  ar- 
gent comptant.  Fides  piinica  ! 

Ainsi,  depuis  la  prise  de  Port-Royal  en  1710  jusqu'à  cette 
date  de  1730,  c'est-à-dire  pendant  vingt  ans,  les  Acadiens 
n'avaient  guère  cessé,  sauf  pendant  l'accalmie  de  1720  à 
1726,  de  vivre  dans  la  plus  grande  incertitude  au  sujet  de  leur 
sort.  Campés  plutôt  que  fixés  sur  des  terres  dont  la  possession 
leur  était  contestée  et  qu'ils  n'osaient  léguer  à  leurs  descen- 
dants, ils  s'attendaient  chaque  année  à  partir  après  la  moisson 
prochaine.  Aussi,  dès  que  leur  situation  politique  de  Neutres 
[French  Neidrals,  comme  on  les  appela  depuis  lors)  leur  eut 
été  officiellement,  croyaient-ils,  confirmée  par  leur  gouverneur, 
ils  s'empressèrent  de  faire  établir  leur  statut  civil,  ainsi  qu'ils 
l'avaient  tenté  dès  1727. 


«  Les  habitants  des  Mines  et  autres  rivières  qui  en  dépendent 
supplient  très  humblement  Son  Excellence  que  les  dits  habitants 
qui  aui'ont  prêté  serment  de  fidélité  à  S.  M.  le  roy  George  II, 
de  les  assurer  de  la  grâce  du  libre  exercice  de  leur  religion  et 
demeurer  des  missionnaires  pour  les  instruire,  de  leur  accorder 
l'entière  possession  de  leurs  biens  à  eux  et  leurs  hoirs  en  payant 
les  droits  accoutumés  dans  ce  pays... 


260  LA         CRISE 

Et  le  gouverneur  Philipps  de  leur  répondre  : 

«  Sous  condition  que  les  susdits  habitants  se  comporteront 
avec  s(yuniission  et  fidélité  au  Roy,  je  leur  accorde  et  à  tous 
ceux  au  nom  desquels  ils  se  présentent  de  l'étendue  des  Mines, 
de  la  part  du  Roy,  tout  ce  qu'ils  ont  demandé  dans  la  présente 
requête.  Donné  à  la  Grandprais,  aux  Mines,  ce  25  avril  1730. 

Philipps. 

a  Sous  la  garantie  de  cet  engagement  solennel,  dit  la  pétition 
de  Philadelphie  (1756), nous  restions  en  possession  de  nosterres, 
nous  en  acquîmes  de  nouvelles,  nous  payâmes  nos  redevances 
annuelles,  etc.,  et  nous  avions  les  meilleures  raisons  de  conclure 
que  \'otre  Majesté  ne  désapprouvait  pas  cet  engagement,  et  que 
notre  conduite  au  cours  de  nombreuses  années  ne  cessait  pas 
de  mériter  votre  bienveillante  protection.   » 

La  situation  semble,  en  effet,  bien  nette  désormais  :  pour  peu 
qu'ils  restent  neutres,  sans  plus  prendre  parti  pour  le  roi  de 
France  que  contre  le  roi  d'Angleterre,  à  condition  qu'ils  payent 
non  plus  à  Louisbourg  entre  les  mains  de  leurs  anciens  suze- 
rains, mais  au  gouvernement  d'Annapolis.  par  rintermédiaire 
de  leurs  tabellions,  leurs  redevances  seigneuriales  désormais 
appelées  qail-rents,  les  Acadiens  et  leurs  descendants  se  trou- 
vent assurés  de  la  pleine  possession  de  leurs  terres.  Dès  lors, 
à  quoi  bon  émigrer?  Ne  restaient-ils  pas  catholiques  et  à  demi- 
Français  sur  leurs  propres  terres  en  cette  colonie  britannique, 
qui,  faute  de  colons  anglais, n'avait  guère  d'anglais  que  le  nom? 

Oui,  mais  il  fallait  y  vivre,  et,  par  conséquent,  acquérir 
des  terres  nouvelles;  car  avec  leur  fécondité  croissante,  les 
Acadiens  étaient  maintenant  à  l'étroit  sur  leurs  anciennes- 
terres  :  à  Port  Royal,  900;  aux  Mines,  1718;  à  Cobeguid,  442; 
à  Beaubassin,  840;  à  Chipody,  170;  à  Pobomcoup,  80;  à  la 
Rivière  Saint-Jean,  75;  sur  les  côtes  de  lEst,  180;  soit  près  de 
5.000,  si  l'on  tient  compte  des  localités  voisines.  En  1732, 
Philipps  estime  leur  nombre  à  800  familles;  «  leur  chiffre  a 
doublé  en  dix  ans  »,  dit-il;  cependant,  l'infime  colonie  an- 
glaise diminuait  en  nombre.  Un  recensement  de  1737  donne 


RUSES  261 

le  chiffre  de  7.598  :  c'était  le  triplement  en  trente  ans.  Le 
pï"  septembre  1743,  le  préposé  des  douanes  à  Canso,  Hebbert 
Newton,  estime  à  5.000  le  nombre  des  Acadiens  «  capables 
de  porter  les  armes  »;  et  ils  ont,  ajoute-t-il,  «  beaucoup 
d'enfants  en  pleine  croissance  ».  «  L'accroissement  des  habi- 
tants est  tel,  dit  ]\lascarène  le  15  novembre  1740,  qu'ils  ont 
divisé  et  subdivisé  entre  leurs  enfants  les  terres  qu'ils  pos- 
sédaient ».  Donc,  comptant  sur  les  engagements  pris  et  sur  les 
promesses  faites,  les  Français  neutres,  dès  la  fin  de  décembre 
1730,  commencent  à  remettre  leurs  titres  de  possession,  en 
demandant,  surtout  à  partir  de  1731,  de  nouvelles  conces- 
sions de  terres  de  tous  côtés,  près  d'Annapolis,  vers  le  Cap  de 
Sable  et  vers  Chipoudy.  Or,  on  les  refusa  presque  toutes.  Le 
contrat  n'était-il  donc  qu'une  duperie? 

Le  30  août  1730,  le  lieutenant-gouverneur  Armstrong  lance 
une  proclamation  de  Philipps  concernant  l'arpentage  des  terres 
et  le  règlement  des  litiges.  Méfiants  cette  fois,  les  Acadiens  ne 
répondent  pas.  Le  18  décembre,  Armstrong  insiste.  Le  5  oc- 
tobre, il  explique  aux  Lords  of  Trade  que,  si  on  laisse  les  terres 
aux  mains  des  Acadiens  et  de  leurs  anciens  seigneurs  résidant 
à  Louisbourg,  la  province  restera  en  grande  partie  inculte. 
à  charge  à  la  Couronne  et  inaccessible  aux  sujets  protestants. 
En  présence  d'une  telle  attitude,  les  Acadiens,  plus  méfiants 
encore,  gardent  prudemment  leurs  titres  de  possession  ;  avec 
une  nouvelle  insistance,  Philipps  le  22  août  1731  en  réclame 
la  remise  avant  le  30  avril  1732;  le  15  octobre  1731,  Armstrong 
insiste  sur  l'arpentage  des  terres.  Pour  intimider  les  gens  des 
Mines,  Armstrong  propose  en  1732  d'installer  au  milieu  d'eux 
une  garnison  dans  un  prétendu  magasin  à  vivres  :  Indiens  et 
Acadiens  s'agitant,  il  s'abstient.  Alors,  en  septembre  1732, 
son  subalterne  le  commandant  Mascarene  est  envoyé  à  Boston 
pour  proposer  à  des  colons  protestants  des  concessions  de 
40  à  200  acres;  nul  succès.  Mais  le  21  juin  1732  on  s'avise 
d'accorder  à  trois  marchands  de  Boston  une  vaste  concession 
de  4.000  acres,  à  l'ouest  de  Chickcnecto  à  charge  pour  eux 
de  la  répartir;  ces  terres  ne  furent,    à    vrai    dire,    jamais    ni 


262  LA         CRISE 

payées  ni  cultivées;  d'où  prescription  ultérieure.  En  1736, 
le  Conseil  d'Annapolis  octroie  à  ses  membres  ou  à  ses  amis 
(Philipps,  Armstrong,  A.  Robinson,  Iv.  Gould,  deux  Popple, 
etc..)  rien  de  moins  que  100.000  acres  des  meilleures  terres 
aux  Mines  et  à  Beaubassin.  Or  ces  terres,  ou  plutôt  une 
minime  partie  de  ces  terres,  on  les  refusait  aux  Acadiens 
sous  prétexte,  qu'ils  étaient  catholiques.  «  Ni  Philipps  ni 
Armstrong  ne  se  croient  autorisés  à  leur  en  accorder,  dit 
Mascarène  (15  novembre  1740)  :  car  les  Instructions  de 
Sa  Majesté  n'en  accordent  qu'aux  seuls  protestants  ».  Ceux 
des  Acadiens,  qui,  en  prêtant  le  serment,  avaient  espéré 
jouir  des  avantages  de  la  nationalité  anglaise,  étaient  donc 
bel  et  bien  joués. 

Alarmés,  les  Acadiens  d'Annapolis  en  1731  refusèrent  de 
laisser  borner  leurs  terres  par  l'arpenteur  du  gouvernement; 
mais,  de  guerre  las,  y  consentirent  en  1734;  l'arpentage  de  la 
rivière  d'Annapolis  fini,  l'on  se  prépara  à  commencer  celui  des 
Mines,  de  Pisiguid,  de  Cobeguid,  de  Chignectou  et  de  Chipody 
jusqu'à  la  Baie  Verte.  Mais,  toujours,  de  nouvelles  concessions 
point.  Mascarène  ne  cesse  d'interdire  ce  quil  appelle  des  empié- 
tements sur  les  terres  de  la  Couronne.  «  On  nous  a  promis, 
arguaient  les  malheureux  évincés,  en  échange  du  serment  de 
fidélité  que  nous  ne  serions  inquiétés  en  aucune  manière  dans 
la  jouissance  et  possession  de  nos  biens,  tant  civils  que  reli- 
gieux ».  Oui,  pour  obtenir  le  serment  d'allégeance;  mais, 
maintenant  qu'il  était  acquis,  foin  des  promesses  !  De 
cette  insécurité  de  possession,  de  ce  morcellement  infini 
de  vieilles  concessions,  de  cette  imprécision  des  bornages 
résultèrent  fatalement  des  litiges;  les  Anglais  ont  mauvaise 
grâce  à  les  reprocher  à  ce  «  peuple  chicanier  »  des  Acadiens, 
puisqu'ils  en  sont  eux-mêmes  les  principaux  auteurs. 

Faute  de  pouvoir  s'étendre  dans  l'intérieur  du  pays,  les 
Acadiens  qui  étouffaient  en  leurs  villages  surpeuplés, 
durent,  bon  gré,  mal  gré  s'étendre  sur  les  confins  de 
la  Province,  dans  l'isthme  surtout,  dit  Mascarène  (15 
nov.    1740),    malgré    les    ordres    contraires.    «  Du    côté    de 


RUSES  263 

la  Baie  Verte,  dit  un  de  leurs  historiens  anglais,  ils 
s'établirent  en  des  sites  charmants  avec  de  bonnes  maisons, 
des  jardins  et  autres  dépendances  ».  Les  noms  de  ces  nouveaux 
villages  chantent,  en  même  temps  que  le  charme  des  lieux,  la 
joie,  l'espérance  :  Beauséjour,  Bel-Air,  Joli-Cœur,  Tintamare, 
Paradis,  Cocagne,  («J'y  trouvai  tant  dequoy  fairebonne  chère  », 
avait  dit  Denys  dès  1672)  etc..  Beaucoup  se  croyaient  à 
jamais  évadés  du  joug  anglais,  là  en  ce  qu'ils  appelaient. 
«  l'Acadie  Française.  «  Il  y  en  a  qui  se  déclarent  sujets 
français,  dit  H.  Newton,  de  Canseau  (l^""  septembre  1743), 
vu  que  les  frontières  du  territoire  anglais  n'ont  jamais  t'tè 
fixées  ».  ]\Ialgré  duperies  et  brimades,  en  cette  période  d'ac- 
calmie relative,  la  prospérité  générale  des  Acadiens  allait 
de  pair  avec  leur  natalité.  Le  28  novembre  1731,  un  Eiaf 
de  VAcadie  pour  le  goiivernemenl  ecclésiastique  constate  que, 
dans  les  deux  paroisst.:  des  Mines  (la  Grande  Prairie  et  la 
Rivière  aux  Canards),  «  il  y  a  168  familles  nombreuses,  gens 
riches...  Ces  deux  paroisses  valent  en  dîme)  au  moins 
2.500  livres...  Les  deux  missiorinaires  peuvent  se  passer  de  la 
pension  de  400  livres  ». 

En  présence  de  cette  rapide  expansion  acadienne,  on  conçoit 
l'inquiétude  des  Anglais  qui  ne  comptaient  pas  encore  en  Nour 
velle  Ecosse  un  seul  colon  de  leur  race. 

«  Ces  habitants  français  se  multiplient  si  vite,  déplore  en  1732 
l'officier  arpenteur  Dunbar  chargé  d'établir  des  protestants  ir- 
landais, qu'il  n'y  aura  bientôt  plus  de  terres  pour  d'autres  co- 
lons. »  ((  Tous  mariés  et  chaque  famille  se  composant  en  moyen- 
ne de  cinq  membres,  déclare  Philipps  ("2  septembre  1730),  ils 
constituent  une  population  formidable  qui  se  répand  comme  la 
progéniture  de  Noé  sur  toute  la  surface  de  la  province  et  menace 
de  nous  submerger  »...  «  Ce  peuple  fier,  entêté,  ingouvernable 
continue-t-il  le  3  août  1730,  est  une  peste  plutôt  qu'un  avantage 
j)our  le  pays  »....  «  Depuis  plus  de  vingt  ans  qu'ils  sOnt  sous  l'au- 
torité anglaise,  dit  Armstrong  (15  nov.  1 73-2), ces  Français  ca- 
tholifjues  sont  bien  plutôt  sujets  de  nos  Noisins  de  Québec  et  du 
Gap  Breton  que  de  Sa  Majesté  dont,  à  leur  façon  de  faire,  ils 
semblent  mépriser  le  Gouvernement  ».  «  Si  on  leur  refuse  de  nou- 


264  L    A  C    R    I    s    E 

velles  concessions,  avoue  Mascarène,  (15nov.  1740),  ils  en  se- 
ront réduits  à  vivre  ici  misérablement  et,  par  suite  causeront 
des  troubles;  ou  bien,  ils  continueront  de  s'approprier  des  ter- 
rains qui  leur  sont  interdits;  sinon,  lisseront  forcés  de  se  retirer 
dans  les  colonies  françaises  du  voisinage,  au  Cap  Breton  et  au 
Canada...  En  cas  de  guerre  avec  les  Français,  ils  prendront  vite 
parti  contre  nous;  et,  comme  ils  sont  au  moins  dix  contre  un,  ils 
auront  tôt  fait  de  réduire  notre  garnison  à  la  détresse  en  nous 
réfusant  les  vivres  nécessaires,  en  nous  tenant  en  un  état  d'alar- 
me continuelle,  si  même  ils  ne  s'emparent  pas  du  fort  qui  tombe 
en  ruines  ». 

Mascarène  n'en  conseillait  pas  moins  de  fermer  les  yeux 
sur  ces  prétendus  empiétements  des  Acadiens  comme  sur  leur 
commerce  clandestin  avec  Louisbourg;  (le  11  mars  1731, 
Philipps  avait  lancé  une  proclamation  entravant  ce  commerce 
qui,  de  l'avis  d'Armstrong,  s'élevait  à  300  ou  400  têtes  de 
bétail  par  an,  sans  parler  des  autres  produits).  A  ce  propos, 
les  édifiantes  raisons  qu'il  donne  montrent  jusqu'à  quel  point 
la  mentalité  de  ce  Français  d'origine  était  devenue  anglaise. 
La  garnison  d'Annapolis  ne  pouvant  consommer  tous  les  pro- 
duits des  Acadiens,  argue-t-il,  il  ne  faut  pas  par  des  interdic- 
tions entraver  leur  exploitation  agricole  qui  est,  après  tout, 
utile  au  pays;  et  puis,  mieux  vaut  que  cet  argent  français  de 
Louisbourg  vienne  en  pays  anglais  que  de  passer  au  Canada  ou 
en  d'autres  colonies  françaises.  Du  reste,  en  1725,  quatorze 
navires  de  Nouvelle  Angleterre  ne  trafiquaient-ils  pas  eux- 
mêmes  avec  cet  odieux  Louisbourg?  En  somme,  on  tolérait 
cette  maudite  engeance  acadienne  qui  pullulait;  mais  on 
la  redoutait  et  l'on  ne  désirait  que  s'en  défaire.  «  Le  principal 
obstacle  au  développement  de  la  colonie,  dit  Armstrong 
le  10  juin  1738,  c'est  la  présence  de  ces  habitants  français  qui 
possèdent  les  meilleures  terres  de  la  province  ».  Impossible 
d'amener  des  colons  dans  la  province,  constate  Mascarène; 
nécessité  d'occuper  cette  province  avec  de  plus  grandes  forces 
militaires,   conclut  le  Conseil  d'Annapolis   le   10  juin   1738, 


RUSES  265 

N'oublions  pas  qu'en  ces  temps  de  fanatisme,  toutes  ces 
vexations  politiques  et  autres  s'aggravaient  de  persécutions 
religieuses.  Une  clause  formelle  du  traité  d'Utreclit,  ratifiée 
dans  les  diverses  formules  du  serment  d'allégeance,  assurait 
aux  Acadiens  qu'ils  pourraient  «  jouir  du  libre  exercice  de  la 
religion  catholique  ».  Aussi  continuaient-ils  à  recevoir  de  Louis- 
bourg  des  Récollets  de  la  province  de  Paris,  et  surtout  de 
Québec  des  prêtres  de  Saint  Sulpice,  des  Missions  Etrangères 
et  de  la  nouvelle  Congrégation  du  Saint-Esprit.  .Mais 
ces  prêtres  devaient  être  autorisés  par  le  gouverneur  de 
la  Nouvelle  Ecosse  ou  son  remplaçant,  comme  le  rappela 
Armstrong  au  gouverneur  de  l'Ile-Royale  en  1725.  «M.  de 
Saint-Ovide,  disait  le  ministre  en  1727,  doit  veiller  à  ce 
qu'il  y  ait  toujours  en  Acadie  un  nombre  suffisant  de  mission- 
naires et  envoyer  aux  habitants  des  séculiers,  s'ils  les  préfèrent 
aux  réguliers  ».  [En  1705,  les  Acadiens  avaient,  en  effet,  mani- 
festé cette  préférence].  Par  contre,  les  Lords  du  Commerce 
écrivaient  à  Armstrong  (2  nov.  1732).  «  Veillez  à  ce  qu'il  n'y 
ait  pas  plus  de  missionnaires  qu'il  n'en  faut  pour  les  besoins  du 
culte  ».  Les  gouverneurs  anglais  y  veillèrent  si  bien  qu'en  dépit 
du  constant  accroissement  de  la  population,  le  nombre  des 
paroisses  ne  dépassa  jamais  six  :  deux  à  Port-Royal,  dont 
Saint-Jean-Baptiste  ;  deux  à  Piziquid, l'Assomption  et  la  Sainte 
Famille,  une,  Saint-Charles,  à  la  Grand 'Prée  des  Mines,  une 
Saint-Pierre  et  Saint-Paul  à  Cobequid  ;  une,  Saint-Joseph,  à 
la  Rivière  aux  Canards.  «  Il  faudrait,  au  moins,  dix  prêtres 
pour  desservir  les  missions  de  l 'Acadie,  disaient  en  1732  les 
autorités  ecclésiastiques;  mais  le  gouvernement  anglais  ne 
veut  recevoir  aucun  nouveau  missionnaire  de  Québec  et  sou- 
met les  anciens  à  des  violences  inouïes  ».  Il  y  avait  bien  deux 
«  missionnaires  des  sauvages  »;  l'un  dans  la  péninsule,  l'autre 
dans  l'isthme;  mais  ceux-ci  avaient  déjà  fort  à  faire  avec  leurs 
tribus  errantes  dont  ils  devaient  apprendre  la  langue.  «  Quand 
quelque  cure  [ou  mission]  se  trouvait  vacante  par  suite  de  la 
mort  ou  du  départ  de  son  titulaire,  dit  IIaliburton,leshal)ilants 
de  la  paroisse  devaient  demander  au  gouvernement  anglais 


266  LA  CRISE 

l'autorisation  de  solliciter  un  remplaçant;  et,  lorsqu 'après 
autorisation  venait  ce  remplaçant,  il  ne  pouvait  entrer  en 
fonction  ni  même  changer  de  paroisse  qu'après  approbation 
du  gouverneur  ».  (Cf.  lettres  de  Mascarène,  16  juin  et  2  déc. 
1742,  et  Règlements  du  lermars  1742;  Akins,  124).  C'est  ainsi 
que  le  fameux  «  missionnaire  des  sauvages  «,  l'abbé  Le  Loutre, 
dut  en  octobre  1738  venir  demander  à  Annapolis  l'agrément 
d'Armstrong  qui,  de  même  que  l\Iascarène  en  janvier  1741, 
l'accueillit  fort  bien;  c'est  ainsi  que  le  17  juin  1732  ce  même 
Armstrong  dut  demander  au .  gouverneur  de  l'Ile-Royale 
^I.  de  Saint-Ovide  deux  prêtres  pour  remplacer  à  Annapolis 
et  aux  Mines  les  abbés  de  Breslay  et  de  la  Goudalie  auxquels 
il  avait  rendu  le  séjour  impossible;  cette  même  année  il  refusa 
la  construction  d'une  église  à  Cobecjuid  et  d'une  autre  en  amont 
de  Port  Royal. 

On  conçoit  qu'un  pareil  mode  de  nomination,  aggravé 
de  l'antagonisme  des  deux  nations,  rendit  fort  délicate  la 
situation  des  prêtres  en  Acadie.  Alors  même  qu'ils  voulaient 
le  plus  sincèrement  du  monde  prêcher  à  leurs  ouailles  la  neu- 
-tralité  qui  apparemment  assurait  le  mieux  leur  bonheur 
terrestre,  ils  étaient  souvent  des  deux  côtés  accusés  de  trahison. 
Au  début  surtout,  les  autorités  françaises  de  Québec,  de  Louis- 
bourg  et  de  Versailles  leur  reprochaient  de  ne  pas  assez  entre- 
tenir le  patriotisme  de  ces  Français  neutres;  ainsi,  le  30  juin 
1717,  le  roi  les  menaça  de  son  ressentiment  :  «ils  ne  fontpastout 
leur  possible  pour  secouer  l'inertie  des  habitants  »;  mais  par 
la  suite  (22  mai  1729,  mai  1733,  16  avril  1737,  7  mai  et  18  sept. 
1740),  gouverneurs  de  Louisbourg  et  ministres  de  France  prê- 
chèrent la  modération  et  les  ménagements;  en  1730  et  même 
en  mai  1743,  il  fut  recommandé  aux  missionnaires  de  «  ne  se 
mêler  en  rien  au  gouvernement  et  aux  affaires  temporelles 
des  habitants  ».  Du  côté  anglais,  au  contraire,  l'intolérance 
et  l'ingérence  furent  presque  continues.  Dès  le  29  mars  1718, 
le  Père  Félix  Pain,  des  Mines,  dut  répondre  par  une  fin  de 
non-recevoir  aux  sollicitations  de  John  Doucette  en  faveur 
du  gouvernement  anglais.  En  juin  1732,  le  curé  des  Mines, 


RUSES  267 

M.  de  la  Goudalie  fut  expulsé  pour  avoir  osé  contrarier  le  gou- 
verneur, bâtir  une  église  sans  autorisation  et  assumer  le  titre 
de  vicaire-général  en  Acadie.  Le  29  mai  1736,  requête  au  Roi 
des  habitants  de  Saint-Jean-Baptiste  de  Port  Royal  en  faveur 
des  missionnaires  Claude  Chauvreulx  et  Claude  de  Saint- 
Poney  emprisonnés  et  interdits  par  Armstrong  pour  n'avoir 
pas  voulu  «  relever  une  brigantine  «. 

«  Contrairement  aux  articles  du  traité  d'Utrecht  et  à  toutes 
les  promesses  à  nous  faites,  porte  cette  requête,  le  gouverneur 
Lawrence  Armstrong  a  fait  défense  à  MM.  de  Poney  et  Chau- 
vreulx, nos  deux  missionnaires,  aussi  dignes  que  nous  en  ayons 
jamais  eus.  a  fait  défense,  disions-nous,  de  dire  la  Sainte  ^Nlesse, 
entrer  dans  l'église,  entendre  nos  confessions,  nous  administrer 
les  sacrements  et  faire  aucune  de  leurs  fonctions  ecclésiastiques». 

En  octobre  1726,  arrestation  de  l'abbé  Gaulin,  curé  des 
Mines,  accusé  d'exciter  à  la  révolte  Indiens  et  Français. 
Puis,  nomination  par  Armstrong  d'un  prêtre  interdit,  le  père 
Isidore;  d'où  refus  des  habitants  de  se  rendre  à  son  église. 
En  1728,  fait  plus  grave  :  le  vieil  abbé  de  Breslay,  curé  de 
Port-Royal,  ayant  refusé  au  major  Armstrong  perdu  de  dettes 
de  lui  prêter  de  l'argent  et  de  renoncer  aux  dîmes,  ce  colérique 
ieutenant-gouverneur  le  fit  insulter  dans  son  église  à  l'autel 
pendant  la  messe  par  l'adjudant  Wroth,  par  son  propre 
jardinier  et  par  des  paroissiens  ameutés,  lui  extorqua  six  pis- 
toles  sous  prétexte  d'un  chemin  à  faire,  le  dépouilla  d'une  cas- 
sette à  lui  confiée  et  l'aurait  fait  emprisonner  si  celui-ci  ne 
s'était  pendant  quatorze  mois  réfugié  dans  les  bois,  «  privé 
de  tous  secours  nécessaires  à  la  vie  ».  Or,  ce  vieux  prêtre, 
«malfaisant  et  incendiaire»,  selon  les  expressions  d 'Armstrong, 
avait  soixante-dix  ans.  Armstrong  lui  substitua  un  prêtre 
interdit.  «  Le  traitement  tout  à  fait  inhumain  que  notre  bon 
pasteur  a  souffert,  disent  les  habitants  d'Annapolis,  jusqu'à 
nous  être  défendu  de  le  voir  et  de  lui  donner  aucun  refuge 
ni  la  moindre  assistance,  nous  avait  mis  dans  la  dernière  cons- 
ternât ion,  voyant  que  nous  ne  pouvions  plus  exercer  notre 


268  LA         CRISE 

Religion  ni  même  prier  Dieu  deux  ou  trois  ensemble  ».  En 
1741  et  1742.  Mascarène  força  de  se  retirer  trois  missionnaires, 
dont  deu.x  venaient  d'être  envoyés  par  l'évêque  de  Québec; 
congédié  des  Mines  en  1740,  M.  de  Poney  eut  grand  peine 
à  se  maintenir  à  Chignectou. 

Défense  de  bâtir  de  nouvelles  églises,  à  Cobequid,  par  exem- 
ple en  1732,  défense  de  correspondre  avec  l'évêque  de  Québec, 
expulsions  ou  menaces  d'expulsion,  achats  de  conscience, 
toutes  sortes  d'entraves  furent  ainsi,  à  l'encontre  du  traité, 
mises  au  libre  exercice  de  la  religion  catholique.  Convaincus 
qu'on  voulait  leur  faire  perdre,  en  même  temps  que  leur  foi, 
leur  nationalité,  les  victimes  de  cette  double  persécution  tant 
religieuse  que  politique  en  vinrent  plus  que  jamais  à  confon- 
dre en  leurs  cœurs  de  Français  catholicisme  et  patriotisme,  ce 
qu'ils  appelaient  d'une  seule  expression  «  la  fidélité  à  notre 
prince  et  à  notre  religion  ».  Le  juge  néo-écossais  Savary  a  su 
rendre  pleine  justice  à  ces  prêtres  acadiens  :  que  certains 
d'eux  aient  trop  mêlé  à  leurs  fonctions  ecclésiastiques  leur 
zèle  patriotique  pour  la  France,  il  ne  le  nie  pas  ;  mais«  la  grande 
majorité,  dit-il,  rendit  avant  tout  hommage  au  Roi  des  Rois. 
Nous  ne  pouvons  pas  même  blâmer  durement  ceux  qui  con- 
seillèrent à  leur  peuple  de  ne  pas  prêter  de  serment  sans  réser- 
ve, si  nous  nous  rappelons  que  ce  peuple  tenait  du  traité  le 
droit  complémentaire  de  quitter  le  pays  ». 

Pendant  toute  cette  période,  les  gouverneurs  du  Canada  et 
de  l'Ile  Royale  n'avaient  pas  tout  à  fait  perdu  leur  temps.  Dès 
le  21  septembre  1718,  Vaudreuil,  écrivant  à  John  Doucette, 
avait  interdit  «  aux  vaisseaux  anglais  d'aller  dans  la  rivière 
Saint-Jean  qui  est  toujours,  disait-il,  possession  française  » 
et,  au  contraire,  avait  autorisé  à  y  venir  les  Acadiens  de  Port 
Royal  qui  en  avaient  fait  la  demande  :  ils  étaient,  avons-nous 
vu,  75;  sur  son  ordre,  le  père  jésuite  Loyard  leur  répartit  des 
terres.  Mais,  en  1731,  Armstrong  se  plaignit  qu'il  y  eût  là  un 
«  établissement  français  ne  tenant  aucun  compte  des  lois  an- 
glaises »;  et,  l'année  suivante,  il  réclama  de  son  gouvernement 


RUSES  269 

l'expulsion  de  ces  Français  qui  «  n'ont  pas  droit,  dit-il,  aux 
privilèges  du  traité  d'Utrecht  »  et  la  création  d'un  fort  et  d'un 
poste  de  traite  capables  de  les  éloigner  à  jamais.  Mais,  faute  de 
forces  suffisantes  il  dut  s'abstenir,  redoutant,  comme  aux 
Mines,  l'hostilité  des  sauvages.  Le  28  mars  1732,  toutefois,  il 
convoque  à  Annapolis  quelques-uns  de  leurs  délégués  qui,  dans 
la  crainte  de  perdre  possession  de  leurs  terres,  prêtent  serment 
(4  sept.  1732);  «comme  aux  habitants  de  l'isthme,  dit  La  Ga- 
lissonnière,  on  leur  faisait  croire  qu'ayant  été  autrefois  sujets 
des  gouverneurs  français  de  Port  Royal,  ils  devaient  la  même 
obéissance  aux  gouverneurs  anglais  d 'Annapolis  ».  Ils  étaient 
77  en  1736. 

Le  10  octobre  1731  le  gouverneur  du  Canada  Beauharnois 
•et  son  intendant  Hocquart  se  plaignent  des  incessants  empié- 
tements des  Anglais  : 


«  Ils  ont  continué  de  bâtir  des  forts  dans  la  Baie  de  Fundy,  de 
la  rivière  Saint-Georges  jusque  vers  Beaubassin,  qu'ils  préten- 
dent appartenir  à  l'Acadie.  Néanmoins,  l'Acadie,  selon  les  an- 
ciennes limites,  telle  qu'elle  a  été  cédée  par  le  traité  d'Utrecht, 
ne  devrait  être  qu'une  partie  de  la  grande  péninsule  comprise  et 
limitée  par  une  ligne  droite  allant  du  cap  Canceaux  au  cap  Four- 
chu, à  laquelle  le  dit  traité  ajoute  la  ville  de  Port  Royal,  preuve 
certaine  que  cette  ville   n'est  pas  dans  l'Acadie  cédée  et  que  Sa 
Majesté  ne  voulait  pas  céder  les  autres  terres  et   possessions  en 
dehors  de  ces  limites,  lesquelles  étaient  habitées  par  les  Français 
comme  les  côtes  des  Mines,  de  Beaubassin,  la  rivière  de  Saint- 
Jean  et  jusqu'à  la  rivière  de  Sainte-Croix...  Les  manœuvres  des 
Anglais  prouvent  qu'ils  cherchent  par  tous  les  moyens  à  s'é- 
tendre de  plus  en  plus...  Si  cette  affaire  [de  la  délimitation]  était 
réglée,  nous  aurions  le  droit  de  nous  0|)poser  ouvertement  aux 
établissements  qu'ils  ont  faits  et  ont  l'intention  de  faire  sur  nos 
terres 

Le  29  octobre  1733,  Armstrong  se  plaint  que  les  Français 
-^e  fortifient  à  l'île  Saint-Jean,  à  la  Baie  Verte  et  à  Saint- 
Pierre  (Ile-Royale).  Conformément  à  la  politique  française, 
ie  nouveau  gouverneurVaudreuil  s'efforça  d'attirer  les  habi- 


270 


L    A 


CRISE 


tants  français  de  son  côté  de  l'isthme,  réputé,  pour  le  moins, 
terre  neutre;  et,  pour  mettre  fin  à  une  situation  intolérable  et 
périlleuse,  il  réclamait,  tout  comme  ses  collègues  anglais,  une 
prompte  et  définitive  délimitation  des  frontières. 


Le  grand  malheur  de  l'Ile  Royale  fut  son  sol  stérile  :  le 
blé  n'y  mûrissait  pas.  Les  Acadiens  ne  purent  donc  s'y  établir 
comme  colons  que  sur  quelques  points  moins  froids  et  moins 
pierreux;  en  mars  1722,  il  y  en  avait  54  à  Port-Toulouze. 
Bons  ouvriers  du  bois,  un  certain  nombre  s'employaient 
comme  charpentiers  pour  les  constructions  navales.  Il  n'en 
fallut  pas  moins,  pendant  tout  le  temps  de  l'occupation, 
nourrir  soldats  et  habitants  avec  des  vivres,  à  grands  frais 
importés  d'Acadie,  du  Canada  et  même  de  France;  quand 
le  ravitaillement  cessait,  la  disette  régnait.  Pareille  situation 
était  ruineuse,  en  certains  cas  désastreuse.  Nos  Archives 
nationales  (F.  2  B  vol.  11)  offrent  un  état  sommaire  des  pro- 
duits de  l'Acadie  entrés  à  Louisbourg  en  1740  : 

155  bœufs             à  75  livres,  soit  11 .625  livres 

20  vaches            à  50  »  »  1 .  000  » 

60  moutons         à  10  »  »  600  » 

246  poules             à     1  »  »  246  » 

349  bar.  d'avoine      ...  à  12  »  »  4.188  » 

95  quint,  de  farine.  .  .  à  12  »  »  1.146  » 

322  peaux  d'orignal  ...  à  15  »  »  4.832  » 


On  voit  que  ce  commerce  était  considérable,  malgré  les 
défenses  réitérées  de  Philipps  (1731).  d'Armstrong  (1735)  et 
de  Mascarène  (1740-2)  qui  menaçaient  de  prison  et  d'amende. 
Ce  fructueux  trafic  se  pratiquait  principalement  sur  de  petits 
bateaux  de  18  à  30  tonneaux  que  des  propriétaires  acadiens 
gouvernaient  eux-mêmes  :  Maugean,  Gautier  et  Laffon,  de 
Port  Royal;  René  Le  Blanc,  Jean  Le  Blanc  et  Belle-Isle, 
des  Mines  ;  Dugas,  de  Beaubassin,  et  Vignaux,  de  la  Baie  Verte  ; 
ces  deux  derniers  embarquaient  aussi  à  Tatmagouche  près  de 
cette  dernière  baie.  Le  23  novembre  1741,  Mascarène  se  plaint 


RUSES  271 

que  «  les  marchands  anglais,  attirés  par  l'appàt'du  gain,  se 
livrent  eux-mêmes  à  cette  contrebande  si  funeste  en  cette 
conjoncture  »;  dès  1725,  en  effet,  quatorze  navires  de  Nouvelle 
Angleterre  trafiquaient  avec  Louisbourg.  Mais  il  venait  bien 
d'autres  marchandises  et  denrées  même  de  Québec  et  de  la 
métropole . 

Si  coûteuse  qu'elle  semblât  tant  par  son  ravitaillement, 
que  par  son  organisation  militaire,  l'Ile  Royale  n'en  était 
pas  moins  aussi  florissante  par  son  commerce  que  par  ses 
pêcheries.  Exclus  des  côtes  de  l'Acadie,  Normands,  Bretons 
et  Basques  péchaient  dans  la  Grande  Baie  au  large  de  l'Ile- 
Royale.  Ils  partaient  de  Granville,  de  Saint-Malo  et  de  sa 
région,  de  Nantes  et  des  Sables  d'Olonne  fin  février  et 
arrivaient  fin  avril;  ceux  de  la  Rochelle,  de  Bordeaux  et  de 
Bayonne,  qui  ajoutaient  le  commerce  à  la  pêche,  n'arrivaient 
qu'en  mai;  tous  rentraient  en  novembre  ou  décembre.  A 
Louisbourg  ou  dans  le  voisinage,  ils  se  rencontraient  avec 
les  pêcheurs  de  Nouvelle  Angleterre  dont  ils  achetaient  le 
poisson;  ce  poisson,  ils  l'emportaient  jusqu'à  Marseille,  d'où 
on  le  réexpédiait  dans  toute  la  Méditerranée  :  en  Espagne,  en 
Italie  et  jusque  dans  le  Levant. 

Un  Espagnol  d'Ulloa,  qui  séjourna  à  Louisbourg  en  1754,  dé- 
crit ce  genre  de  pêche  locale  et  de  commerce,  tel  qu'il  se  pra- 
tiquait au  Cap  Breton  : 

«  Le  principal,  sinon  l'unique,  commerce  de  Louisbourg  est  la 
pêche  à  la  morue  :  il  en  résulte  d'énormes  profits  pour  les  ha- 
bitants, non  seulement  par  suite  de  l'abondance  du  poisson, 
mais  parce  que  les  mers  voisines  offrent  le  meilleur  de  toute  la 
région  de  Terre-Neuve.  Leur  richesse  (et  quelques-uns  sont 
dans  une  situation  très  prospère)  se  compose  d'entrepôts,  dont 
certains  se  trouvent  à  l'intérieur  de  la  place  forte  et  d'autres 
sont  disséminés  le  long  du  rivage,  et  de  barques  de  pêche;  plus 
d'un  habitant  possède  de  quarante  à  cinquante  i)arques  qui 
vont  chaffue  jour  à  la  pêche  [à  cinq  ou  sixlieuesdu  rivage],  em- 
menant trois  ou  quatre  hommes;  ceux-ci  reçoivent  un  salaire 
fixe  en  échange  duquel  ils  doiventfournir  une  quantité  détermi- 
née de  poisson.   [Cette  pêche  locale  rapportait  à  Louisbourg 


272  LA  CRISE 

jusqu'à  150.000  quintaux  de  poisson  par  an;  les  principaux  ar- 
mateurs qui,  comme  Rodrigue  et  Daccarette,  employaient  2C'0 
à  300  pêcheurs,  en  tiraient,  dit  l'intendant  Prévost,  un  revenu  de 
25  à  30  %].  Les  entrej)ôts  sont  toujours  remplis  de  poisson,  quand 
viennent  les  vaisseaux  de  France  chargés  de  provisions  et  autres 
marchandises;  les  habitants  les  échangent  contre  leur  poisson 
ou  envoient  celui-ci  en  France  pour  qy'il  soit  vendu  à  leur  profit. 
De  même,  des  navires  des  colonies  françaises  de  Saint-Domingue 
et  de  la  Martinique  apportent  du  sucre,  du  tabac,  du  café,  du 
rhum,  etc,  et  s'en  retournent  chargés  de  morue.  Une  fois  que 
Louisbourg  a  été  approvisionné,  le  surplus  est  envoyé  au 
Canada,  où  on  l'échange  contre  des  peaux  de  castors  et  d'autres 
belles  sortes  de  fourrures.  Ainsi  Louisbourg,  sans  autres  ressour- 
ces que  sa  pêche,  pratique  un  grand  commerce  régulier,  tant  avec 
l'Europe  qu'avec  l'Amérique  ». 

En  1727,  aux  bateaux  de  l'Ile  Royale  s'ajoutèrent  100  na- 
vires de  pêche  venus  de  France.  Dans  les  dix  premiers  mois  de 
1738,  la  pêche  de  la  morue  rapporta  3.239.000  livres  pour 
143.660  quintaux  de  poisson  et  1.711  barriques  d'huile. 
En  1740  le  capitaine  Smith,  de  Canseau,  qui  estimait  à 
2.445  le  nombre  des  pêcheurs,  envoya  aux  Lords  du  Commerce 
le  tableau  suivant  : 

Louisbourg       42  goélettes       o 

Louisbourg       200  chaloupes 

Niganiche          .......  54  chaloupes 

Scatari         6  goélettes 

Scatari 18  chaloupes 

Baleine           30  chaloupes 

Lorambec          12  chaloupes 

Fourchu         1*.)  chaloupes 

Saint-Esprit          23  chaloupes 

Isle    Michaux       5  chaloupes 

Petit    Dégras        18  chaloupes 

l'Indienne        14  chaloupes 

Total 

Le  commerce  avec  la  Nouvelle  Angleterre  était,  on  le  voit,- 
considérable.   Le  traité  de  neutralité  du  1  6  novembre  lôSG» 


ris 

25.200  quint.- 

» 

40 . 000       » 

» 

13.500       » 

» 

3 . 600       » 

» 

4 . 500       » 

» 

6 . 000       » 

» 

2.400       » 

» 

5 . 700       » 

» 

6.900       » 

» 

1.250       » 

» 

4 . 500       » 

» 

3 . 500       » 

117.050 

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RUSES  Z/d 

avait  beau  interdire  tout  commerce  avec  les  colonies  fran- 
çaises, les  Bostonais,  tout  en  déblatérant  bruyamment  contre 
cette  odieuse  et  menaçante  colonie  de  papistes,  n'en  commer- 
çaient pas  moins  clandestinement  avec  la  Nouvelle  Babylone 
américaine.  Le  5  mars  1721,  le  gouverneur  du  Massachusetts, 
Shute  rappela  à  la  législature  de  Boston  qu'un  projet  de  loi 
interdisant  tout  commerce  avec  le  Cap  Breton  attendait 
toujours  le  bon  vouloir  des  législateurs;  «  s'il  est  encore  rejeté 
à  cette  session,  disait-il,  le  gouvernement  de  la  métropole  en 
conclura  que  nous  avons  plus  d'égards  pour  les  intérêts 
privés  de  quelques  personnes  que  pour  le  bien  public  et  pour 
les  traités  de  Sa  Majesté  ».  Les  législateurs  puritains,  dont  bon 
nombre  étaient  précisément  des  trafiquants  de  Louisbourg, 
affirmèrent  avec  ostentation  qu'ignorant  pareil  trafic  ils  es- 
timaient que  «  nulle  loi  provinciale  n'ajouterait  de  force  au 
traité  de  Neutralité  pour  lequel  ils  avaient  la  plus  grande  défé- 
rence ».  Ainsi  couverts,  ils  laissèrent  ce  profitable  négoce  croî- 
tre et  embellir.  En  août  1  725  le  capitaine  Bradstreet  et  le 
marchand  Newton,  envoyés  à  Louisbourg  par  le  gouverne- 
ment de  la  Nouvelle  Ecosse,  constatèrent  dans  le  port  la  pré- 
sence de  quatorze  navires  de  la  Nouvelle  Angleterre  y  déchar- 
geant briques,  bois  et  autres  matériaux  de  construction. 
Les  Bostonais  avaient  donc  bien  mauvaise  grâce  à  se  plaindre, 
comme  d'un  «  péril  national  »  [nalional  nuisance)  de  ces  forti 
fications  de  Louisbourg  auxquelles  ils  contribuaient  si  active- 
ment pour  leur  profit  immédiat.  En  1  738,  on  comptait  à 
Louisbourg  73  navires  de  France,  42  de  Nouvelle  Angleterre, 
39  du  Canada  et  des  Antilles,  60  goélettes  de  pêche,  50  ba- 
teaux se  livrant  tant  à  la  pêche  qu'au  cabotage  et  lOOchaloupes; 
ces  trois  dernières  séries  appartenaient  aux  seuls  habitants  de 
l'Ile,  qui  construisaient  leurs  embarcations  tant  à  Méré  qu'à 
Louisbourg.  «  Dans  une  rivière  de  Nouvelle  Ecosse  appelée 
Pictou,  ajoute  le  surveillant  anglais  de  Canso  Patrick  Héron 
au  capitaine  Robert  Young  (2  sept.  1743),  viennent  en  autom- 
ne, pour  hiverner,  des  Français  de  Louisbourg,  de  [l'Ile] 
Saint  Jean  et  autres  lieux;  ils  y  construisent  des  bateaux, 


274  LA  CRISE 

abattent  des  chênes  et  quantité  de  beaux  grands  mats  et  les 
emportent  avant  qu'au  printemps  n'arrive  le  vaisseau  de 
guerre.  Sans  ce  bois  d 'œuvre  ils  ne  pourraient  guère  construire 
ni  continuer  leurs  fortifications  et  leurs  pêcheries  »  (Mac 
Lennan,  p.  465).  En  1739,  on  construisit  douze  bateaux  à  l'Ile- 
Fioyale.  En  1738  on  estimait  le  chiffre  des  affaires  à  peu  près 
égal  pour  la  pêche  et  pour  le  commerce  :  à  Louisbourg  l'entrée 
des  marchandises  s'éleva  à  1.277.881  livres,  dont  770.029 
de  la  France,  288.870  des  Iles,  142.452  du  Canada,  25.865  de 
l'Acadie  et  50.478  de  la  Nouvelle  Angleterre;  mais  en  1740  le 
chiffre  des  sorties  l'emporte  de  près  de  400.000  livres  . 

Or,  en  dépit  de  très  sévères  règlements  douaniers,  tant  du 
côté  de  la  France  que  du  côté  de  l'Angleterre,  une  active  contre- 
bande se  faisait  en  dehors  de  Louisbourg,  dans  toutes  les  rades 
voisines  de  l'île  et  de  la  presqu'île,  en  particulier  dans  le  dé- 
t  roit  de  Canseau  . 

'<  Pour  l'entraver,  écrit  le  collecteur  des  douanes  de  ce  lieu, 
(fer  sept.  1743),  il  faudrait  qu'en  hiver  même  une  goélette  an- 
glaise prît  la  place  du  vaisseau  de  guerre  chargé  de  la  surveil- 
lance en  été.  Autrement,  plus  de  80  à  90  navires,  tant  anglais 
que  français  viennent  là  échanger  briques,  bois,  bétail,  etc., 
contre  le  fer,  le  vin,  l'eau-de-vie,  le  rhum,  la  mélasse  et  les  au- 
tres i)roduits  de  la  France  et  de  ses  colonies  [jusqu'à  6.000  muids 
de  rhum  et  de  mélasse  par  an]  Le  poisson  même  de  Canseau  y 
est  monnaie  d'échange  ».  (Mac  Lennan,  403). 

Naturellement,  si  riche  trafic  attire  les  flibustiers  qui,  pour 
la  plupart  anglais,  désertent  les  mers  du  Sud  et  viennent 
infester  les  parages  du  Nord  ;  ils  y  prennent  pour  quartier 
général  le  Cap  Ray. Ainsi,  parla  force  des  choses,  en  vertu  de 
nécessités  économiques  plus  fortes  que  toutes  les  entraves 
légales  et  les  antagonismes  de  race,  Louisbourg  devenait  le 
grand  centre  de  commerce  entre  l'Europe  et  l'Amérique, 
particidiérement  entre  la  France,  le  Canada,  la  Nouvelle 
Angleterre  et  les  Antilles. 

En  proportion  de  ce  négoce  s'accroissait  la  population  de 


RUSES  275 

rile  Royale,  en  dépit  de  la  peste  de  Marseille  qui  y  sévit  cruelle- 
ment en  1733.  Aux  140  premiers  colons,  fonctionnaires  et 
soldats  venus  en  1713  de  France,  de  Terre-Neuve  etd'Acadie 
avaient  succédé  : 

1718  568  habitants  à  Louisbourg  et      815  en  d'autres  lieux 

1720  733  habitants  à  Louisbourg  et  1 .181  en  d'autres  lieux 

1723  795  habitants  à  Louisbourg  et  1 .  102  en  d'autres  lieux 

1726  051  habitants  à  Louisbourg  et  2.180  en  d'autres  lieux. 

Ces  autres  lieux  étaient  Scatary  (405  hab.  en  1716,  234  en 
1737),  Port-aux  Baleines  (193  habit,  en  1746,  335  en  1737), 
Petit  Degrat  (173  habit,  en  1716,  218  en  1737),  Port-Toulouse, 
(109  hab.  en  1716et  182  en  1737),  Lorembec  (32  hab.  en  1716, 
243  en  1737),  Saint-Esprit  (26  hab.  en  1716,  546  en  1737);  puis 
d'autres  groupements  s'étaient  formés  :  13  en  1726,  18  en 
1730.  Bref  la  population  était  passée  de  938  âmes  en  1716  à 
3.800  en  1738. 

Malheureusement  l'organisation  civile  et  militaire  de  la  colo- 
nie ne  s'était  pas  développée  en  proportion  de  cette  superbe 
prospérité  coloniale.  A  la  tête  de  la  colonie  se  trouvait  l'indo- 
lent gouverneur  Saint-Ovide  qui,  paralysé  par  le  mauvais  vou- 
loir de  son  ordonnateur  M.  de  M  ézy,montraitaussi  peu  d'énergie 
avec  ses  administrés  qu'avec  ses  voisins  les  Anglais.  On  dé- 
pensait d'énormes  sommes  à  construire  avec  de  mauvais 
matériaux  des  fortifications,  bastions,  contrescarpes,  etc.,  qui 
n'étaient  guère  formidables  que  sur  le  papier.  Les  troupes 
étaient  trop  peu  nombreuses,  mal  recrutées,  mal  entraînées, 
plus  occupées  à  toutes  sortes  de  travaux  qu'aux  exercices 
de  la  parade.  Les  officiers  eux-mêmes  s'intéressaient  plus  au 
commerce,  f  ùt-il  de  contrebande,  à  la  pêche  où  ils  employaient 
leurs  hommes,  à  la  chasse  qu'à  leur  profession  militaire.  Parmi 
les  habitants  comme  parmi  les  soldats  sévissait  un  terrible 
fléau,  l'alcoolisme,  qui,  alimenté  parla  surabondance  du  rhum 
des  Antilles,  «  ruinait  la  colonie  »,  dit  Saint-Ovide;  les  deux- 
tiers  des  habitants  étant  caljareliers,  il  fallut  interdire  d'où 


■276  LA  CRISE 

vrir  un  cabaret  à  quiconque  pouvait  autrement  gagner  sa  vie. 
Lorsqu'en  1738  fut  enfin  remercié  l'incapable  Saint-Ovide, 
son  successeur  le  capitaine  de  vaisseau  Forant  constata  en 
1739  toute  l'étendue  du  mal.  A  propos  des  huit  compagnies 
de  marine  et  de  la  demi-compagnie  de  Suisses  (Régiment  de 
Karrer,  venu  en  1719),  il  écrit  au  ministre  : 

«  En  toute  sincérité,  je  puis  dire  que  ne  n'ai  jamais  vu  de  si 
mauvaises  troupes.  Nous  ne  pourrions  garder  cent  hommes,  si 
nous  écartions  tous  ceux  qui  n'ont  pas  la  taille  réglementaire. 
Mais,  sans  tenir  compte  de  la  taihe  ni  de  l'aspect  physique,  je 
4:rois  qu'il  vaudrait  mieux  libérer  des  malades  qui,  toujours  à 
l'hôpital,  causent  beaucoup  de  dépenses  sans  jamais  rendre  ser- 
vice, et  des  gredins  qui  ne  sont  pas  seulement  incorrigibles, 
mais  capables  d'entraîner  les  autres  en  de  mauvaises  voies... 
Mieux  vaut  avoir  moins  d'hommes  f{ue  des  hommes  de  ce  genre  » 
.{Arch.  nal.  Col.  G.  11.  B.  vol.  v>l  p.  26) 

Toutes  les  troupes  ne  figurent  pas  sur  les  registres,  ajoute-t- 
il;  des  congés  sont  donnés  aux  hommes  à  tel  point  qu'en  12  ou 
15  ans  certains  n'ont  jamais  monté  une  garde;  les  cantines, 
tenues  pour  le  profit  des  officiers,  encouragent  les  hommes  à 
boire;  les  officiers  tirent  trop  des  magasins  du  Roi.  Dans  les 
belles  casernes  monumentales  la  vermine  grouille  à  tel  point 
que  les  soldats  préfèrent  en  été  coucher  sur  les  remparts. 

Tout  de  suite  Forant  se  met  à  son  œuvre  de  réforme. 
Prêchant  d'exemple,  il  cède  sa  résidence  gouvernementale 
pour  y  loger  des  soldats  et  va  lui-même  habiter  une  maison 
particulière;  il  exige  un  entraînement  méthodique  des  troupes, 
impose  le  tir  au  canon  chaque  dimanche,  «  vu  que  les  hommes 
ne  savent  pas  tirer»;  et,  pour  ce  faire,  il  remonte  sur  des  affûts 
neufs  les  canonstombés  de  leurs  affûts  pourris.  Il  réclame  deux 
compagnies  nouvelles  (200  hommes),  2.000  mousquets  (il  n'y 
en  avait  que  500).  Il  proclame  ce  principe  toujours  oublié  : 
«  Dans  la  situation  où  nous  nous  trouvons  ici,  il  faut  moins  de 
forts  et  moins  de  dépense  pour  attaquer  que  pour  nous  dé- 
pendre ».  Grâce  à  son  zèle,  à  son  intelligence,  à  son  énergique 


RUSES  277 

impulsion,  l'organisation  militaire  et  civile  de  la  colonie  va 
bientôt  être  conforme  à  son  importance,  à  son  récent  déve- 
îoppement.  Non  :  il  meurt  soudain,  le  10  mai  1740,  d'une  pneu- 
monie, léguant  sa  fortune  pour  l'éducation  des  filles  d'officiers 
pauvres. 

N'empêche  qu'en  dépit  de  ces  vices  intérieurs,  la  nouvelle 
colonie  avait  belle  apparence  avec  ses  imposants  remparts  et 
ses  belles  casernes  à  grands  frais  bâties  de  pierre  de  France, 
son  ample  résidence  gouvernementale,  sa  grouillante  popula- 
tion de  soldats,  de  marins,  de  pêcheurs,  sa  vaste  rade  si  ani- 
mée pendant  la  belle  saison,  son  paisible  couvent  de  la  Congré- 
gation où  cinq  sœurs  enseignaient  aux  enfants,  son  hôpi- 
tal tenu  par  cinq  Frères  de  la  Charité,  son  église  que 
desservaient  trois  récollets  de  Bretagne,  son  Conseil  d'offi- 
ciers et  de  fonctionnaires  qui  administrait  gravement 
les  trois  bailliages  de  l'Ile  et,  aux  jours  de  la  traite 
-des  pelleteries,  son  pittoresque  afflux  de  Micmacs  qu'évan- 
gélisait  un  Spiritin  breton,  l'abbé  Maillard.  On  pourrait 
croire  qu'en  ce  pays  perdu  sous  un  climat  brumeux  et  froid, 
la  vie  fût  morne  au  point  de  donner  aux  officiers,  fonc- 
tionnaires et  marchands  la  nostalgie  du  retour  au  pays 
natal.  Non  pas  :  d'une  génération  à  l'autre,  les  mêmes 
familles  se  succédaient  en  cette  colonie  prospère  :  des  huit 
officiers  qui  signèrent  en  1713  la  prise  de  possession,  six  se 
retrouvent  en  1745  et  leurs  fils  ou  petits-fils  en  1758.  Sans 
craindre  de  déroger,  les  officiers  et  leurs  frères  d'armes,  plus 
tard  venus,  épousaient  des  filles  de  riches  marchands  :  un 
Rousseau  de  Souvigny,une  Jeannne  Latour;  un  Baron  de  l'Es- 
pérance, une  Rodrigue  ;  un  sieur  du  Bois-Berthelot,  une  Des- 
goutins.  La  vie  sociale  se  manifestait  dans  les  parties  de 
«hasse,  dans  les  promenades  sur  les  remparts,  dans  les  réu- 
nions du  soir  où  l'on  dansait,  où  l'on  jouait  aux  cartes  et  au 
trictrac.  Bref,  aux  abords  de  la  Nouvelle  France,  Louisbourg 
rivalisait  d'élégance  avec  Québec  et  Montréal.  En  même  temps 
que  l'envie,  l'inquiétude  et  la  haine  chez  les  Anglais  qui  esti- 
maient l'Ile  Royale  imprenable  (rapport  de  Philipps,  1732), 


278  LA  CRISE 

Louisbourg  entretenait  le  courage  et  l'espoir  de  la  déli- 
vrance dans  le  cœur  des  Acadiens:  c'était  j^our  eux  le  proche 
et  vivant  symbole  d'une  France  amie  et  foi  te. 

Outre  les  Acadiens  qui.  surtout  laboureurs,  exploitaient 
les  bellesinstallations  agricolesde  Saint-Ovideet  du  marchand 
Milly  sur  la  route  de  Miré  et  bien  d'autres  à  eux-mêmes  ap- 
partenant, en  particulier  à  Port  Toulouse,  outre  ces  Acadiens 
résidents,  on  voyait  à  Louisbourg  ceux  qui  venaient  des 
Mines  ou  de  Port  Royal,  par  Tatmagouche  ou  la  Baie  Verte, 
pour  trafiquer,  pour  échanger  contre  leur  bétail  et  les  produits 
de  leurs  fermes  les  articles  de  France,  outils,  toiles  et  draps. 
«  Ils  fournissent  secrètement  à  Louisbourg  et  à  l'Ile  St-Jean 
six  à  sept  cents  têtes  de  bétail,  dit  amèrement  le  percepteur 
H.  Newton,  de  Canso  (1^^  septembre  1743)  et  environ 
2.000  moutons  par  an.  Sans  eux  Louisbourg  périrait  de  faim; 
pendant  ce  temps  Annapolis  et  Canso  sont  dans  le  besoin  et 
ne  peuvent  se  procurer  de  viande  qu'en  Nouvelle  Angleterre... 
Dans  les  ports  français  leurs  bateaux  arborent  les  couleurs 
françaises.  »  (Mac    Lennan.  p.  404). 

En  bons  agriculteurs,  les  Acadiens  n'en  préféraient  pas  moill^ 
pour  leurs  établissements  les  bonnes  terres  de  l'Ile  Saint-Jean. 
On  songea  même  sérieusement  à  faire  de  cette  île  le  grenier  di- 
Louisbourg  qui  ne  pouvait  vivre  des  seuls  produits  de  ITI'' 
Royale.  Comme  en  1714  elle  ne  possédait  encore  qu'une  fa- 
mille acadienne,  à  vrai  dire,  étonnamment  prolifique,  celle 
des  Haché-Gaillard,  on  dressa  un  vaste  plan  de  colonisation. 
En  1719.  au  temps  de  Law.  la  compagnie  financière  du  Conili' 
de  Saint-Pierre,  premier  écuyer  de  la  duchesse  d'Orléans, 
fut  chargée  de  le  réaliser  :  elle  s'engagea  à  installer  dc.~ 
la  première  année  100  personnes  et  les  années  suivantes  50. 
(,4rc/j./ia/.Co/.Cllcvol.VIII.f.  128-139).  Pourcefaire,elleobtint 
enaoûtl7191eprivilège  exclusifdelapêchesurles  côtes  de  Tile, 
et  en  17201a  concession  desIlesMiscouet  delà  Madeleine  (Brion. 
Ramées),  ce  qui  amena  un  fâcheux  conflit  avec  les  pêcheurs 
de  Saint-Malo  et  de   Saint-Jean-de-Luz  (7  nov.   1724-13   oct. 


RUSES  279 

1725).  En  1719,  l'Ile  Madame  fut  également  concédée  au  pro- 
cureur général  du  Conseil  supérieur  de  Québec,  ^I.  d'Auteuil, 
qui  amena  66  personnes  sur  quatre  navires;  mais  son  entre- 
prise échoua  en  1726.  Dès  1716.  un  représentant  de  l'autorité 
royale  le  capitaine  Denys  de  la  Ronde,  petit-neveu  de  Nicolas 
Denys,  avait  été  nommé  commandant  militaire  de  l'île  Saint- 
Jean  ;  il  le  fut  également,  en  1722,  pour  les  autres  îles,  au  trai- 
tement de  4.000  livres.  En  1720,  on  lui  adjoignit  le  lieutenant 
de  vaisseau  de  Gottenville  Belisle  pour  organiser  l'établisse- 
ment des  Acadiens.  Comme  toujours,  les  débuts  furent  péni- 
bles. Le  gouverneur  de  Louisbourg  avait  beau  annoncer  que 
«  les  Acadiens  trouveraient  là  une  terre  et  des  pâturages  nul- 
lement inférieurs  aux  leurs  et  où  ils  pourraient  vivre  en  plus 
grande  paix  et  sécurité,  »  le  comte  de  Saint  Pierre  en  1720  ne 
comptait  guère  sur  son  vaste  fief  que  deux  familles  de  pêcheurs 
l'une  au  Havre  Saint-Pierre,  et  l'autre  à  la  Pointe  de  l'Est. 

En  l'été  1720,  dit  Mascarène,  les  Français  envoyèrent  sur 
quatre  vaisseaux  200  familles  (exagération  évidente)  avec  den- 
rées, provisions  et  matériaux  pour  l'érection  d'un  fort  et  la 
création  d'un  établissement;  en  septembre  Philipps  s'inquiète 
de  voir  ainsi  menacés  le  commerce  anglais  et  sa  propre  auto- 
rité dans  la  région  voisine  de  l'isthme.  En  1722,  sous  l'in- 
fluence du  deuxième  commandant,  M.  de  Pensens,  descen- 
dant de  Le  Borgne  de  Belle  -Isle.  qui  vint  avec  une  garnison 
de  25  à  30  hommes,  la  colonie  compte  une  centaine  d'habitants  : 
*5  familles  au  Port  La  Joie,  sa  résidence  en  face  la  Baie  Verte, 
10  au  Havre  Saint-Pierre,  3  à  la  Piivière  du  Nord-Est,  2  à  la 
Pointe  de  l'Est.  C'étaient  pour  la  plupart  (sauf  quelques  nau- 
fragés), des  Acadiens  qui,  plus  agriculteurs  que  pêcheurs,  for- 
maient, ce  qu'on  voulait  avant  tout,  une  population  stable 
qui  défrichât  le  sol,  de  vrais  colons.  Pour  les  retenir,  le  comte 
de  Saint-Pierre  ne  manqua  pas  de  faire  venir  des  prêtres,  d'abord 
des  Sulpiciens,  un  vieux  missionnaire  M.  de  Breslay  et 
son  jeune  vicaire,  ^L  Métivier,  puis  des  Récollets  de  Louis- 
bourg;  la  comtesse,  qui  eut  la  curiosité  de  visiter  ce  lointain 
domaine,  ne  dédaigna  pas  non  plus  de  tenir  aux  fonds  bap- 


280 


LA  CRISE 


tismaux  de  petits  filleuls  acadiens,  cependant  que  le  noblt- 
commandant  de  l'Ile  lui  servait  de  compère.  En  1722,  l'éta 
blissement  de  Port  La  Joie  se  composait  de  la  maison  du  dit 
gouverneur  (un  seul  étage  en  bois),  d'une  longue  bâtisse  pour 
une  compagnie  de  troupes  de  la  marine  détachée  de  Louis- 
bourg,  de  magasins,  de    hangars  et  de  quelques  maisons,  le 
tout  dominé  par  le  modeste  clocher  d'une  petite  église  égale- 
ment en  bois.  Dans  le  voisinage  se  dressaient  quelques  huttes 
coniques  de  sauvages,  récemment  convertis  au  catholicisme. 
Malheureusement,  dès  novembre  1724,  bon  nombre  des  ha- 
bitantsdurentseretireràl'IleRoyale.fautederecevoirducomte 
de  Saint-Pierre  les  secours  promis;  lui  et  ses  associés  avaient 
déjà  dépensé  plus  de  1.200.000  livres.  Le  13  octobre  1725.  les 
lettres  patentes  portant  privilège  exclusif  de  pêche  dans  les 
Iles  du  Golfe,  qui    avaient  été  confirmées  en  mars    1722,  fu- 
rent rapportées  par  arrêt  du  Conseil  du  Roy  (Bibl.  Nat.  Mss.  Fr. 
11.  332,  f.  165-9,  285-97).  Enfin,  en  1730,  il  fut  lui-même  dé- 
claré déchu  de  ses  droits  et  sa  compagnie  fut  dissoute;  l'Ile 
Saint-Jean,  l'île  Miscou  et  les  îles  de  la  Madeleine  retournèrent 
au    domaine    royal,    tout    comme    Ille    Madame    en    1726. 
Patronnée  par  le  gouverneur  de  Louisbourg  (10  nov.  1727  et 
1728),  la  colonie   n'en  prospéra  pas  moins  par  ses  seules  res- 
sources :  en  1 728.  sur  les  terres  réparties  par  M .  de  Saint-Ovide, 
la  population  avait  plus   que   triplé  (336  habitants)  tant  par 
suite  du  pullulement  des  enfants  que  par  l'arrivée  de  25  co- 
lons nouveaux,  dont  18  mariés.  Dès  le  27  juillet  1726,  le  lieu- 
tenant  Gouverneur  Armstrong  s'inquiétait    de    l'exode  des 
Français  neutres.  L'immigration  se  trouva   malheureusement 
entravée  par  la  difficultédesubsisterpendant  lesdouzepremiers 
mois;  et  la  culture  du  blé  était  compromise  par  les  fréquents 
ravages  des  rats.  Ce  ne  fut  qu'en  1730  que,  pour  la  première 
fois,  deux  navires  venus  de  France  purent  repartir  chargés. 
En  1731,  par  suite  de  la  venue  de  60  Acadiens,  on  comptait 
84  familles  divisées  en  sept  groupes,  soit  près  de  400  habitants.- 
La  même  année,  une  concession  de  3.500  arpents  de  front  sur 
40  de  profondeur  fut  encore  accordée  dans  l'est  de  l'Ile  à  trois- 


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RUSES  281 

inarchandsdeRouen.duHavreetde  Paris;  ils  dépensèrent  plus 
de  100.000  écus  en  travaux  d'aménagement  et  de  voirie,  d'or- 
ganisation commerciale  :  le  Port  Lajoie  fut  amélioré,  la  gar- 
nison renforcée  (60  soldats  en  1739),  En  1735,  à  la  suite  de  nou- 
velles concessions,  la  population  s'élève  à  550  habitants,  dont 
57  familles  cultivent  les  terres.  En  1742,  viennent  huit  autres 
familles  d'Acadie,  et  l'on  se  propose  d'aménager  le  Havre 
Saint-Pierre,  dont  les  terres  et  les  pêcheries  sont  meilleures 
qu'au  Port  Lajoie,  et  de  fortifier  le  Havre  des  Trois  Rivières 
qu'avait  aménagé  la  Compagnie  de  l'Est.  L'œuvre  de  colonisa- 
tion est  donc  en  bonne  voie;  l'Ile  Saint-Jean,  librement  ouver- 
te aux  Acadiens  et  dûment  cultivée,  pourra  bientôt  dispenser 
l'Ile  Royale  de  recourir  pour  sa  subsistance  à  la  France,  au 
Canada  et  même  à  l'Acadie. 

Il  va  sans  dire  que  les  Anglais  de  Nouvelle  Ecosse  et  de  Nou- 
velle Angleterre,  encore  plus  que  ceux  d'Europe,  voyaient 
d'un  mauvais  œil  cette  menace  militaire  de  Louisbourg  et 
cette  concurrence  coloniale  de  l'Ile  Saint-Jean.  Aussi,  avec 
une  mauvaise  foi  caractéristique,  les  nobles  Lords  du  Commer- 
ce écrivirent  le  14  mars  1721  :  «  De  l'article  13  du  traité  d'U- 
trecht,  il  appert  que  l'Ile  Saint-Jean  appartient  à  la  France; 
mais,  vu  la  difficulté  que  les  Français  opposent  à  la  délimi- 
tation des  frontières  et  leurs  empiétements  sur  les  terres  et 
les  Iles  de  Sa  Majesté,  ne  conviendrait-il  pas  de  s'attacher  aux 
termes  généraux  de  l'article  12  pour  prétendre  que  l'Ile  Saint- 
Jean  est  une  dépendance  de  la  Nouvelle  Ecosse?  »  Evidem- 
ment, pour  des  mentalités  ainsi  faites,  il  n'y  avait  à  la  ques- 
tion acadienne  que  deux  solutions  :  ou  l'asservissement  ou  la 
suppression  des  Acadiens,  et  à  toutes  les  difficultés  améri- 
caines qu'une  seule  solution,  bien  plus  simple  encore  :  l'évic- 
tion totale  de  la  race  française  par  la  ruse  ou  par  la  force. 


282  LA  CRISE 


Sources  et  autres  références. 

Arcli.     liai.     Col.  ■ —  Acadie.  CIId  vol.  \\\\.  Proclam.   du    gouverneur 
R.  Philips  (1720)  f.  45-52 

Lettresetrequèlesdeshabitants{1720-30)  f  5.3-55,75 
Rapport  du  père  Félix,  (1724)  f.  65 
Ile  Royale  C  11b  Corr.  gén.  vol.  \-XX  ; 
Amer."  nord    C  11    vol.    VIII-IX.  Ile  St-Jean,  Ile 
Royale,  etc.  i°  128-139-,   140.   146-154,  etc. 
Série  B.  vol.  44-74,  en  particulier  les  années  1722 
(19juillet)I724(ll  avril.  9 mai)  1725,  25  et  29  juillet) 
1729  (22  mai).  1730  (27  juin)  1731,(3  et  10  juillet} 
1732(19  juin)  1735  (25  avril),  1738  (30  oct).  1739 
(22  juin).   F  2b,  vol.   II. 

C  11a  vol.  107  (Etat  d?  l'Ac.  fr.  sousiegouv.  ecclés). 
Arch.  Min.  Aff.  élr.  —  Corr.  pol.  Amer,  voir  VII-VIII.  -  Suppl.  vol.  XI 

..    Angl.  vol.  XVII. 
Arch.  Min.  Colonies.  —  Cartons  5  et  6  (Etats  civils  de  l'Isle   St-Jean,  de 
l'Ile  Royale.   Série  G»  Recensements,    vol.    406- 
410.  vol.' 466;  vol.  467 
Arch.  Min.  Aff.  etr.  —  Mém.  et  Doc.  Angleterre  XLVII,  20 

—         —     Amérique   VII,    f"     72,    200-7,   226, 
240,  264. 
Bibl.  nal.  Mss.  Fonds     français  11.332  f.  165-9,  285-97. 
Brilish  Muséum. —  Mss.  Add.   19.071.  D^  Andrew   Brown's  Collection. 
(Mascarene's  Diary  and  letters,  1720-5) 


I 


Arch.  Canada.  — Rapport  1894  (doc.  ansrl.  relat.  à  Nouv.  Ecosse)  pp.  40-99 

—  1905    II,    123-138. 

—  1904  App.    K.    p.   21-269. 
Coll.   (le  doc.  rel.   à  N.  Fr. — III,  p,    150  et  suiv. 

Canada  français.  — vol.  I  1888  pp.  404-443  Serment  d'allégeance;  gou- 
vernement  ecclésiastique  (23   nov.    1731) 
Lettres  de  l'abbé  Maillard  (1735-39)  pp.  53-70 
Vol.    II;   Early  Englisli   Period  (Armstrong,  ^^'^olll. 
Philipps). 

B.  MuRDOCH.  —  Hùst.  o)  yova  Scolia  I  386-532. 

Richard  Brown.  —  A  Hislorijof  tlie  Island  of  Cape  Breton,  London  1869 
pp.    140-168 

Mac  Lennan.  —  Louisbourg,  ch.    III-V. 

Th.  b.  Akins.  —  yova  Scolia  Pub.  Doc.  pp.  62-105. 

Mac  Méhan.  —  A  Calendar  of  Iwo  Lelier-books.  pp.  72-249. 

GiLMARV  Shea.  —  Cath.  Church  in  Col.  Days,  op.  cit.  Vol.  I  liv.  ^',  ch.  II 

Haliburton.  —  Hist.  and  Stat.  Ace.  of  JS'ova  Se.  op.  cit. 

N.  E.  DiONNE.  —   Le  père  .Séba.'ilien  Basles  (Soc.  roy  du  Can.,  1903,  I,  120) 

Ed.  Richard.  —  Acadie  (éd.  H.  d'Arlesi  211-295.  ' 

ABiiÉ  Casgrain.  • —  \'oy.  au  Pays  d'Evang.  Paris,  1890. 

Sulp.  et  prêtres  des  Miss.  étr.  Québec  1897. 

Rev.  W.  O.  Raymond.  —  New  Scotland  under  Engl.  Rule,  op.  cit. 

Calneck.a..ndSavary.  —  H  istorij  ofihe  Counlyof  Annapolis. ToTonlo^l897 . 


CHAPITRE  IX 


FAUSSE    SECURITE 

(1740-1748) 

SI  nous  ne  reprenons  pas  l'Acadie,  écrivait  le  ministre  au 
gouverneur  du  Canada  Beauharnais  (24  déc.  1716),  il  ne 
restera  plus  aucun  endroit  où  nous  puissions  soutenir 
quelque  pêche;  d'ailleurs,  ce  pays  est  si  proche  du  Canada 
qu'il  y  aurait  tout  lieu  de  craindre  qu'il  n'en  entraînât  la  perte 
si  les  Anglais  en  restaient  possesseurs  ».  Telle  fut,  sans  doute, 
notre  dernière  velléité  de  reprendre  l'Acadie  avant  cette 
funeste  alliance  anglaise  qu'à  partir  du  4  janvier  1717  nous 
imposèrent  le  vénal  Dubois  et  le  sénile  Fleury. 
Lorsqu'en  1734,  cette  alliance  se  trouve  menacée, 

«  on  demande  à  M.  de  Saint-Ovide  des  éclaircissements  sur 
ces  deux  entreprises  [reprise  de  l'Acadie  et  reprise  de  Terre- 
Neuve];  il  répondit  [en  octobre]  qu'il  n'était  pas  difficile  de 
réussir.  Il  demande  pour  leur  exécution  deux  vaisseaux  de  force 
et  une  frégate  avec  600  hommes  de  troupes  régulières.  Il  ob- 
serva qu'il  conviendrait  de  commencer  par  l'Acadie  en  attaquant 
Port  Royal,  le  seul  port  que  les  Anglais  eussent  fortifié  en  cette 
province,  et  que,  Port  Royal  une  fois  pris,  on  serait  maître 
de  toute  cette  colonie.  M.  de  Forant,  qui  avait  succédé  à  M.  de 
Saint-Ovide,  avait  proposé,  en  cas  de  rupture  avec  l'Angleterre, 
de  commencer  les  opérations  par  l'Acadie  :  il  n'avait  demandé 
pour  cette  opération  que  deux  frégates  avec  200  hommes  de 
débarquement  qu'il  se  proposait  de  joindre  à  des  tr»upes 
détachées  de  l'Ile  Royale  ». 


284  LA  CRISE 

Mais  rien  ne  fut  fait  :  berné  par  son  faux  ami  Horace  Wal' 
pôle,  Fleury  s'entêta  jusqu'à  sa  chute  (1742)  en  sa  dérisoire 
«entente  cordiale  »,  si  fatale  à  la  dignité  et  aux  intérêts  de  notre 
pays. 

Enfin,  quand  s'ouvrit  la  succession  d'Autriche,  la  guerre 
s'imposa  à  une  France  lasse  des  sacrifices,  des  humiliations 
et  des  déboires  que  lui  faisait  subir  sa  perfide  alliée.  On  de- 
manda donc  au  gouverneur  de  l'Ile  Royale  son  plan  d'action 
militaire. 

a  M.  Duquesnel  propose,  dit  un  mémoire  d'avril  1741,  de 
prendre  Port  Royal  par  terre  [nous  avions  stupidement  sacrifié 
notre  marine  aux  exigences  de  la  grande  puissance  navale]  avec 
200  hommes  de  troupes,  800  fusils  à  bayonette,  et  4.000  livres 
en  argent  pour  gagner  les  habitants  et  bien  payer  les  vivres.... 
Toutes  les  fortifications  de  Port  Royal  consistent  en  un  petit 
fort  de  terre  de  trois  à  quatre  bastions,  revêtus  de  palissades. 
La  garnison  est  de  deux  compagnies  de  100  hommes  chacune, 
mais  qui  ne  sont  jamais  complètes.  A  Canseau,  deux  compa- 
gnies de  même  force  qui  ont  ordre  de  passer  à  Port  Royal  dès 
la  rupture.  Quant  aux  habitants,  toutes  les  relations  annoncent 
qu'ils  ne  demandent  pas  mieux  que  de  repasser  sous  la  domi- 
nation française  ».  L'optimisme  de  ce  rapport  était  en  partie 
confirmé  par  le  pessimisme  anglais  en  Nouvelle  Ecosse  :«  que 
dans  l'espace  de  trente  ans  les  intérêts  britanniques  n'aient  pas 
été  mieux  assis  en  cette  province,  écrit  Mascarène  dès  1740, 
n'est  pas  un  mince  sujet  d'inquiétude  ».  «  Comment  disposer  du 
surplus  de  la  population,  voilà  une  autre  cause  d'anxiété  »  quil 
signale  le  23  novembre  1741  :  car  «nous  sommes  trop  faibles 
pourles  empêcherde  s'établirsurdes  terres  vacantes,  et  la  licence 
ne  fait  que  croître.  Cette  province,  continue-t-il  le  1"  décembre 
1 743,  se  trouve  dans  une  pire  condition  de  défense  que  les  autres 
colonies  américaines  :  car  celles-ci  ont  des  hommes  pour  les 
protéger,  tandis  que  nous,  loin  de  pouvoir  nous  reposer  de  ce 
soin  sur  les  habitants,  nous  devons  nous  méfier  d'eux  ».  «  Le 
méchant  fort  d'Annapolis,  confirme  le  futur  gouverneur  Archi- 
bald,  n'était  qu'un  camp  sur  la  côte  d'un  pays  hostile,  et  le 
gouvernement  n'y  avait  de  pouvoir  que  dans  le  chami»  de 
portée  de  ses  canons  et,  là  même,  un  pouvoir  contesté.  Le  vieux 
fort  était  d'autant  plus  délabré  qu'on  se  préparait  à  en  bâtir 
un  neuf.  Aussi,  dès  le  18  mai,  sur  une  fausse  alarme,  la  panic^uc- 
s'empara  de  la  ville  basse  et  d'une  partie  de  la  garnison». 


I 


FAUSSE    SÉCURITÉ  28&- 


La  reprise  de  l'Acadie  eût  donc  été  facile,  si  les  opérations 
militaires  avaient  été  bien  menées  et  si  le  moral  des  habitants 
avait  été   bien   soutenu. 

Il  n'en  fut  rien.  Dès  1735,  en  un  rapport  au  Ministre,  un 
certain  capitaine  Duvivier,  mari  d'une  Mius  d'Entremont  et 
soi-disant  petit-fils  de  Latour,  se  faisait  fort,  grâce  à  ses 
alliances  avec  mainte  famille  acadienne,  de  soulever  contre 
les  Anglais  les  populations  des  Mines  et  d'Annapolis.  «  Les 
Français  avaient  préparé  de  telles  forces,  dit  Mascarène  non 
sans  exagération  (décembre  1744),  que,  de  l'avis  de  tous,  étant 
donné  le  mauvais  état  du  fort,  nous  n'aurions  pu  résister».  En 
réalité,  Duvivier  part  le  15  mai  1744  avec  315  hommes  dont 
22  officiers,  80  soldats  français,  37  suisses  et  218  matelots,  le 
tout  mal  armé  et  mal  discipliné.  Il  n'a  pas  de  peine  à  surpren- 
dre dans  le  bastion  de  bois  de  Canseau  la  garnison  anglaise- 
de  80  hommes  qui  ignorait  encore  la  déclaration  de  guerre  du 
18  mars.  Le  commandant  Héron  capitule  le  24  mai,  livrant, 
avec  une  goélette  armée,  120  hommes,  tant  civils  que  mili- 
taires, dont  le  lieutenant  Bradstreet;  ils  doivent  être  prison- 
niers de  guerre  pendant  un  an. 

Après  ce  médiocre  fait  d'armes,  Duvivier  reçoit  l'ordre  de 
marcher  sur  Annapolis,  ordre  timoré  :  n'assiéger  la  ville  que 
s'il  est  possible  et,  dans  ce  cas,  attendre  des  bateaux 
envoyés  de  Louisbourg;  pas  d'imprudence  :  ne  pas  contrain- 
dre ni  compromettre  les  Acadiens,  chemin  faisant  ;  les  laisser 
en  paix  rentrer  leurs  récoltes.  Duvivier  ne  part  qu'en  août 
avec  30  soldats  de  Louisbourg  et  20  de  l'Ile  Saint-Jean; 
il  n'a  que  250  mousquets  pour  armer,  au  besoin,  les  habitants  ; 
faute  de  i»ateaux,  il  s'attarde  à  Beaubassin  et  n'atteint  les 
Mines  que  le  24  août.  Or,  dès  juin  300  Micmacs  s'étaient  soule- 
vés à  l'appel  de  l'abbé  Le  Loutre  et  portés  dès  le  17  juillet 
contre  les  remparts,  hâtivement  réparés,  d'Annapolis  où  ne  se 
trouvaient,  officiers  compris,que  100  hommes  valides.  Pris  de 
peur,  les  civils  s'embarquent  sur  trois  navires  et  s'enfuient  à 
Boston  avec  les  familles  des  officiers.  Mascarène, qui  commande 
la  place,  organise  la  défense  avec  des  renforts  (70  hommes^ 


286  LA         CRISE 

puis  40)  et  des  munitions  expédiés  du  Massachusetts;  les 
Indiens,  découragés  et  privés  de  direction,  se  retirent  aux 
Mines. 

Ce  n'est  que  fin  août  que  Du  vivier,  n'ayant  que  des 
troupes  mal  vêtues,  mal  armées,  mal  nourries,  arrive,  les  ra- 
menant. Il  réclame  à  Duquesnel  les  deux  vaisseaux  promis. 
Inquiet,  pressé  par  ses  officiers,  manquant  de  vivres  (huit 
j ours  de  provisions) ,  Mascarène,  après  de  vaines  sorties,  accepte 
le  14  de  négocier,  pour  gagner  du  temps;  mais,  recevant  deux 
vaisseaux  de  secours  et  un  troisième  renfort  de  50  hommes 
(Goreham's  Rangers)  il  rompt  les  négociations  et  menace 
d'attaquer.  Le  gouverneur  Duquesnel  meurt  sur  ces  entre- 
faites et  est  remplacé  par  l'incapable  Duchambon;  Duvivier 
est  lui-même  remplacé  par  le  médiocre  Sieur  de  Gannes.  Celui- 
ci,  dès  le  surlendemain  de  son  arrivée,  ramène  ses  troupes  aux 
Mines  où  les  habitants  s'alarment  également  de  leur  présence; 
puis  à  Beaubassin;  pour  se  couvrir,  il  leur  fait  signer  une 
pétition  dont  l'abbé  Maillard  et  Duvivier  contredirent  la  te- 
neur. Duchambon  blâme  de  Gannes,  si  piteusement  rentré  à 
Louisbourg  ;  njais  il  ne  sévit  pas.  Or,  le  25  octobre  arrivaient  en 
vue  de  Port  Royal  une  frégate  et  deux  bateaux  français  en- 
voyés de  Louisbourg  avec  renforts  et  ravitaillements  :  leur 
artillerie  de  75  canons  suffisait  pour  réduire  la  place  ;  ne  voyant 
pas  de  troupes  françaises  à  terre,  cette  expédition  navale  || 
se  retire  le  29,  emmenant  les  deux  vaisseaux  britanniques.  Les 
Anglais,  qui  se  croyaient  perdus,  font  un  feu  de  joie  avec  les 
échelles  et  fascines  destinées  à  l'assaut.  Quatre  jours  après,  ils 
reçoivent  du  gouverneur  Shirley  renforts  et  ravitaillements 
sur  quatre  navires.  Trois  conseils  de  guerre  adressèrent  au 
sieur  de  Gannes  le  reproche  mérité  d'avoir,  par  son  départ 
luUif.  fait  échouer  la  campagne;  il  n"en  eut  pas  moins  de  Tavan- 
cement.  A  propos  de  cette  première  campagne,  Mascarène 
écrivit  en  décembre  1744  :  «  Nous  devons  notre  salut  à  l'échec 
des  plans  français,  aux  secours  opportuns  du  gouvernement  du 
Massachusetts,  au  refus  des  habitants  français  de  prendre  les 
armes  contre  nous.  »  Au  printemps  suivant,  un  autre  officier 


FAUSSE  SÉCURITÉ  287 

français,  Paul  Marin,  parti  de  Québec  le  15  janvier,  recom- 
mence l'expédition  de  Beaubassin,  avec  120  Canadiens  et 
400  sauvages: il  marche  sur  Annapolis  qu'il  investit.  Masca- 
rène,  qui  l'attendait,  est  prêt  cette  fois.  Au  bout  de  trois 
semaines.  Marin  est  rappelé  à  Louisbourg  par  les  plus  graves 
nouvelles. 

Le  bel  essor  de  Louisbourg  s'était  apparemment  arrêté. 
Dès  1734  le  ministre  écrivait  au  gouverneur  :  «  Le  Roy,  qui  a 
tout  fait  pour  développer  sa  colonie  de  l'Ile  Royale,  voit  avec 
peine  que  le  commerce  y  est  en  diminution.  Il  faut  en  chercher 
les  causes,  supprimer  les  obstacles,  laisser  toute  liberté  aux 
commerçants  du  Canada  et  de  France.»  En  réalité  il  n'en 
était  rien.  Induit  en  erreur  par  les  renseignements  douaniers 
auxquels  échappait  l'énorme  trafic  clandestin  de  la  contre- 
bande, le  ministre  ne  se  rendait  pas  compte  que  pêcheries 
et  commerce  ne  cessaient  de  prospérer.  En  moyenne  190 
vaisseaux  de  commerce  fréquentèrent  Louisbourg  chaque 
année  de  1733  à  1743  :  il  en  venait  70  de  France,  20  du 
Canada,  22  des  Antilles,  40  de  la  Nouvelle  Ecosse  et  sur- 
tout de  la  Nouvelle  Angleterre;  ils  apportaient  en  moyenne 
de  7.000  à  8.000  tonnes  de  marchandises.  Bien  qu'on  échangeât 
toujours  vins,  draps  et  toiles  de  France  contre  rhum,  tabac  et 
sucre  des  Antilles,  le  poisson  restait  le  principal  article  d'é- 
change :  un  quintal  de  poisson  se  troquait  couramment  contre 
un  baril  de  sel  ou  un  baril  de  farine.  Or,  les  pêcheurs  fran- 
çais de  l'Ile  Royale  évinçaient  de  plus  en  plus  les  pêcheurs  de 
Nouvelle  Angleterre  :  ciu'ils  vinssent  de  Boston,  de  Plymouth, 
de  Salem,  de  Barnstaple,  de  Marblehead  ou  du  Cap  Anne, 
leurs  bateaux  avaient  beau  faire  trois  allées  et  venues  par 
saison  avec  200  à  300  quintaux  valant  de  1 7.000  à  18.000  livres  ; 
les"15.000  à  20.000  pêcheurs  de  France  (sans  parler  des  2.000 
mousses)  sur  leurs  centaines  de  navires  (55  à  60  de  Granville, 
65  à  80  de  St-Malo  et  environs,  55  à  60  de  Nantes  et  des  Sables, 
60  à  80  de  la  Rochelle  et  de  Rayonne)  non  seulement  prenaient 
plus  de  poisson  qu'eux,  mais  encore  emportaient  le  leur  en 


*^00  LA         CRISE 

Europe;  d'où  une  double  perte  pour  la  Nouvelle  Angleterre  et 
dans  l'industrie  de  la  pêche  et  dans  le  commerce  d'exportation  ; 
l'un  et  l'autre  n'avaient  cessé  de  décroître  depuis  la  fonda- 
tion de  Louisbourg.  Du  commerce  des  pêcheries  que  Shirley 
estimait  à  un  million  de  livres  par  an,  la  Nouvelle  Angleterre 
ne  retirait  plus  que  138.000  livres.  Boston  n'avait  donc  plus 
qu'à  dépendre  la  morue  d'or  de  son  Parlement;  ses  marchands 
exécraient  une  colonie  française  qui  les  ruinait;  ils  en  vou- 
laient la  conquête  ou  la  destruction. 

Et,  pendant  ce  temps-là,  insoucieux  et  presque  ignorant  de 
notre  prospérité  commerciale,  notre  gouvernement  ne  faisait 
rien  pour  la  protéger.  Une  réforme  apparut  pourtant  néces- 
saire. A  cette  œuvre  de  réforme  se  consacra,  avons-nous  vu.  au 
point  de  vue  militaire  le  successeur  de  l'indolent  Saint-Ovide, 
le  capitaine  de  Forant,  mort  à  la  tâche  (10  mai  1740).  Il  eut  au 
point  de  vue  administratif  un  zélé  collaborateur  en  la  personne 
d'un  jeune  intendant  François  Bigotdela  Motte,  qui  jouera  plus 
tard,  hélas  !  dans  l'histoire  de  la  Nouvelle  France  un  rôle  aussi 
funeste  qu'important.  Issu  d'une  vieille  famille  de  robe  du 
Parlementde  Bordeaux,  parent  du  marquis  de  Puysieux.  du  ma- 
réchal d'Estrées  et  du  ministre  ^laurepas.  Bigot  disposait  à  la 
-Cour  de  \>rsailles  et  dans  les  bureaux  du  gouvernement  d'une 
grande  influence  dont  il  abusa.  Actif  et  intelligent,  mais  joueur 
et  dissolu,  il  pervertit  par  sonexempleetses  conseils  toute  l'ad- 
ministration de  la  colonie  et  par  ses  exactions  et  ses  malversa- 
tions ruina  le  pays  en  une  période  de  détresse  financière  où  la 
plus  stricte  économie  était  un  devoir  impérieux.  Ses  débuts  à 
Louisbourg  furent  brillants.  Avec  le  concours  de  Forant,  -il 
réorganise  le  service  d'intendance  et  obtient  des  officiers  et 
des  fonctionnaires,  des  coniinerçants  et  des  habitants  une 
plus  honnête  soumission  aux  lois  et  règlements;  il  développe 
en  particulier  l'exportation  du  charbon  en  France,  au  point 
([ue  ce  produit  de  la  terre  jusqu'alors  dédaigné  prit  le  second 
rang  après  celui  de  la  mer.  le  poisson. 

Mais  le  20  novembre  1740  arrive  un  lamentable  gouverneur 
J-B.  Le  Prévost,  sieur  du  Quesnel.  Ce  vieillard,  infirme  (il 


L'ISLE     ROYALE 
en  1758 
d'après  le    Qievalier  de  la   Rigaudière. 


FAUSSE  SÉCURITÉ  289 

n'avait  qu'une  jambe),  «  capricieux  et  changeant,  »  «  adonné  à 
la  boisson  ».  manquait  d'autant  plus  d'autorité  que,  «  une  fois 
écliauffé,  il  n'avait  plus  ni  réserve  ni  décence  »;  il  eut  bientôt, 
continue  la  lettre  anonyme  d'un  «  habitant  »,  offensé  presque 
tous  les  officiers  de  Louisbourg  et  ruiné  leur  autorité  auprès 
des  soldats  ».  Il  trouva  même  le  moyen  de  se  rendre  aussi 
<(  impopulaire  »  parmi  les  civils  que  parmi  la  troupe.  Bigot,  qui 
avait  sur  cet  incapable  une  grande  influence,  le  louait  en  haut 
lieu  et  obtenait  des  faveurs,  dont  la  plus  appréciée  et  la  plus 
funeste  était  «carte  blanche  »  pour  son  administration  malhon- 
nête. Alors  commencent  ou  plutôt  recommencent  l'incurie,  le 
gaspillage,  les  malversations  de  toute  nature.  En  1742,  la 
disette  de  farine  menace  la  population  d'une  famine  analogue 
à  celle  de  1737;  en  1743  ce  sont  les  renforts  et  les  munitions  qui 
font  défaut  :  77  canons  manquent  sur  les  remparts.  Quand 
éclate  la  guerre,  il  n'y  a  de  vivres  que  pour  trois  ou  quatre 
semaines;  aussi  envisage-t-on  la  nécessité  d'envoyer  les  habi- 
tants en  France  ou  ailleurs;  heureusement  de  Québec  vinrent 
quelques  provisions.  Au  défaut  d'équipement,  d'armement, 
d'organisation  opportune  fut  en  partie  dû  l'échec  de  l'expédi- 
tion d'Acadie. 

Bientôt,  il  y  eut  pire  encore.  Lorsqu'un  jour  le  gouverneur 
ordonna  au  capitaine  Cailly  d'assembler  les  compagnies  suisses, 
celui-ci  n'osa  et  refusa, les  sachant  mécontentes;  l'intervention 
de  sa  femme  lui  épargna  une  disgrâce  méritée.  Le  mécontente- 
ment de  ces  troupes  avait  pour  cause  le  manque  de  tout,  vivres, 
vêtements,  confort,  et  surtout  le  refus  de  la  paye  supplémen- 
taire promise  pour  les  travaux  de  fortification.  L'esprit  d'insu- 
bordination avait  été  habilement  entretenu  par  les  prisonniers 
anglais  de  Canseau  qui  fraternisaient  avec  ces  coreligionnaires 
protestants.  Un  matin  d'octobre  1741,  les  troupes  suisses  se 
rassemblent  sur  la  parade,  crosse  en  l'air,  et  refusent  d'obéir 
à  leurs  chefs;  elles  entraînent  en  leur  rébellion  les  troupes 
françaises  qui,  elles  aussi,  recevaient  plus  d'alcool  que  de 
pain;  toutes  ensemble  elles  réquisitionnent  des  marchands 
.bois,  vêlements,  aliments  au  prix  qu'elles  imposent.   Le  gou- 

LAL'VRIÈIU:,  t.    I.  10 


*290  LA  CRISE 

verneur  et  les  officiers  s'enferment  dans  la  citadelle  avec  la- 
compagnie  d'artillerie  et  les  sous-officiers  qui  leur  sont  restés 
fidèles.  Duquesnel,  craignant  que  les  rebelles  ne  s'emparent 
du  trésor  et  des  réserves,  qu'ils  ne  livrent  la  place  à  l'ennemi, 
parlemente  et  pardonne.  Tout  ceci  en  temps  de  guerre  ! 

Or.  avant  même  que  n'eût  éclaté  cette  mutinerie,  le  mauvais 
esprit  de  la  garnison  était  connu  des  Anglais:  car,  dès  le  15  sep- 
tembre, Duquesnel,  faute  de  vivres  pour  les  nourrir,  avait 
rendu  les  prisonniers  de  Canseau.  Ils  étaient  170,  y  compris 
de  malheureuses  Irlandaises  qu'un  capitaine  de  la  marine 
marchande  allait  vendre  comme  esclaves  dans  les  colories 
du  Sud.  Duquesnel  a,  du  moins,  imposé  comme  condition  cjue 
es  prisonniers  militaires  ne  reprendraient  pas  les  armes  avant 
le  1^'  septembre  1755.  Le  27  octobre  le  gouverneur  du  Mas- 
sachusetts, Shirley,  ne  rendit  en  échange  que  100  prisonniers 
français;  et,  le  11  avril,  de  concert  avec  soh  Conseil,  il  auto- 
risa les  prisonniers  militaires  à  reprendre  les  armes.  Voilà  1 -s 
engagements  d'honneur. 

Parmi  les  prisonniers  français  renvoyés  à  Louisbourg'se 
trouvait  l'armateur  Doloboratz  qui,  avec  le  fameux  Morpain  et 
d'autres  corsaires,  avait  jusqu'alors  assuré  la  défense  maritime 
de  la  place.  Puisque  Louisbourg  n'est  pas  en  état  de  subir  un 
siège,  il  conseille  l'offensive  contre  les  villes  non  fortifiées  de  la 
Nouvelle  Angleterre  qui  se  préparent  à  l'attaque  :  elles  pro- 
mettent à  la  métropole,  dit  son  Mémoire,  600  miliciens  et 
800.000  livres  si  elle  leur  envoie  quinze  vaisseaux  de  guerre. 
En  effet,  tandis  qu'à  Louisbourg  rien  n'est  prêt,  ni  hommes, 
ni  armes,  ni  munitions,  ni  remparts,  malgré  une  dépense  de 
vingt-cinq  millions  en  trente  ans,  en  Nouvelle  Angleterre  tout 
se  prépare  hâtivement  contre  l'odieux  Dunkerqued'Amérique. 

La  première  idée  d'une  telle  expédition  était  venue  en  174" 
au  gouverneur  Crosby  de  New- York;  elle  avait  été  reprise  en 
1743  par  son  lieutenant  gouverneur  Clarke  :  «Cette  place  forte, 
disait-il  au  duc  de  Newcastle,  est  une  telle  épine  dans  le  flanc 
de  la  Nouvelle  Angleterre  que  celle-ci  n'aura  pas  de  peine  à 


FAUSSE  SÉCURITÉ  291 

Jever  de  nombreuses  troupes  pour  s'en  débarrasser.  De  bons 
officiers  envoyés  d'Angleterre  les  prépareront  pour  le  prin- 
temps, époque  à  laquelle  la  place,  encore  dépourvue  dès  ren- 
forts et  des  ravitaillements  de  la  métropole,  peut  être  facile- 
ment bloquée  et  forcée  ».  En  1744  un  juge  de  l'amirauté  de 
Boston,  Auchmuty,  signale  le  mauvais  état  des  fortifications 
désagrégées  par  les  gels  de  l'hiver.  Les  prisonniers  de  Canseau, 
autorisés  à  écrire  dès  juin  de  cette  année  et  libérés  en  septem- 
bre, répandent  en  Nouvelle  Angleterre  le  bruit  c[ue  les  troupes 
révoltées,  tant  françaises  c{ue  suisses,  sont  prêtes  à  livrer  la 
place  ;•  l'ennemi.  En  présence  d'un  tel  désarroi,  Tentreprenant 
gouverneur  du  Massachusetts,  Shirley,  qui  dès  l'année  précé- 
dente entretenait  de  ce  sujet  son  agent  de  Londres  îvilby,  pro- 
pose au  duc  de  Newcastle  (10  novembre  1744).  de  forcer  la  rade 
avec  le  concours  métropolitain  de  six  ou  sept  vaisseaux  de 
guerre  et  de  1  .o*)0  à  2.000  hommes  de  troupes.  Sans  plus 
attendre,  le  6  janvier  174.").  en  une  séance  secrète,  Shirley  pro- 
pose à  l'Assemblée  législative  de  lever  2.000  hommes,  de  les 
débarquer  dans  l'Ile  Royale  dès  le  petit  printemps,  d'investir 
la  place  et,  si  l'on  ne  peut  la  surprendre,  de  détruire  au  moins 
tous  les  autres  établissements  de  l'Ile.  Le  12  janvier,  le  comité 
■désigné  pour  l'étude  du  projet  approuve,  tout  en  déclarant  le 
succès  impossible  sans  l'aide  de  la. métropole.  Le  14,  Shirley 
ri-nouvelle  se»  instances  auprès  de  Newcastle.  Le  25,  un  ncui- 
veau  comité  nomme  Shirley  capitaine  général  de  l'expédition 
et  rtM'ommande  la  levée  de  3.000  hommes  pour  six  mois  et  un 
appel  au  concours  des  autres  colonies.  Le  26,  par  une  très  petite 
majorité,  l'Assembléelégislative  se  range  à  cet  avis  audacieux. 
C'étaient  surtout,  avons-nous  vu. les  armateursdepêche  et  de 
commerce  (pii  en  voulaient  à  Louisbourg  dont  la  prospérité 
récente  menaçait  leurs  intérêts.  Mais  il  fallait  entraîner  la  foule 
indifférente  :  on  n'y  manqua  pas.  On  rappela  aux  fermiers  de 
l.'arrière-pays  les  incursions  des  sauvages  suscitées  et  dirigées 
par  les  Français;  on  rappela  aux  artisans  et  aux  pêcheurs 
l'insécurité  de  leurs  gains  causée  par  une  concurrence  déloyale  ; 
■on  en  appela  surtout  au  fanatisme  religieux  des  masses  puri- 


292  LA  CRISE 

taines.  Sur  un  mot  d'ordre,  les  pasteurs  des  villes  et  des  villages^ 
exaltèrent  leurs  ouailles  dociles  contre  la  Nouvelle  Babylone 
moderne,  l'Armageddon  du  papisme;  le  fameux  créateur  du 
méthodisme,  George  Whitfield, alors  en  mission  de  propagande, 
fit  adopter  la  devise  :  Nil  desperandum,  Chrislo  duce.  Et  ainsi 
la  rivalité  agressive  des  marchands  dont  le  lucre  était  le  but 
prit  rapidement  l!aspect  d'une  noble  croisade  défensive  contre 
le  prétendu  despotisme  catholique  de  la  France  coloniale. 

En  quelques  semaines,  grâce  à  l'appât  supplémentaire  de 
25  shillings  par  mois  et  à  la  promesse  d'un  abondant  butin, 
une  horde  de  4.070  hommes  fut  levée  dont  3.250  dans  le  Massa- 
chusetts, 51 6  dans  le  Connecticut,  304  dans  leNew-Hamsphire. 
Rhode  Island  en  promit  300,  qui  ne  furent  pas  prêts  à  temps. 
New-York  fournit  dix  canons;  la  Pensylvanie,  des  denrées. On 
rassembla  90  bateaux  de  transport  et  une  escorte  de  10  vais- 
seaux armés  de  200  canons.  Un  démagogue  populaire,  le  mar- 
chand Pepperell,  prit  le  commandement  de  cette  bande  impro- 
visée de  fermiers,  d'artisans,  de  pêcheurs,  de  chômeurs  de 
toute  espèce  qu'on  répartit  en  huit  régiments. 

Des  différents  points  de  départ  on  se  rend  en  avril  au  rendez- 
vous  de  Ganseau  comme  à  une  partie  de  plaisir.  Gomme  la 
banquise,  très  tenace  cette  année-là,  bloque  Louisbourg 
jusqu'au  29,  on  en  profite  pour  s'entraîner  militairement,  pour 
réparer  le  bastion  démoli,  pour  incendier  les  maisons  de  la 
Baie-Verte,  pour  détruire  et  piller  les  habitations  de  St-Pierre 
où  l'on  n'ose  à  peine  débarquer.  Les  vivres  vont  bientôt  man- 
quer, car  on  n'en  a  plus  que  pour  un  mois;  or,  à  point  nommé 
arrivent  deux  navires  des  Antilles  qu'on  capture.  Ge  qui  man- 
que le  plus,  toutefois,  c'est  la  discipline,  l'expérience,  la  grosse 
artillerie,  des  forces  régulières.  Voilà  que  le  22  et  23  avril,  sur 
l'ordre  de  l'hésitant  Newcastle,  survient  enfin  des  Antilles  le 
Commodore  Warren  avec  une  escadre  de  quatre  vaisseaux  de 
ligne  et  de  six  frégates  armés  de  180  canons.  «  KSi  la  flotte  de 
Warren  n'était  pas  venue,  dit  Hutchinson,  (iv,  414),  on  aurait 
allégué  quelque  bonne  raison  pour  ne  pas  dépasser  Ganseau  et 
se  contenter  de  détruire  des  pêcheries  françaises  »:  car,  «  cette- 


FAUSSE  SÉCURITÉ  293 

entreprise  téméraire,  ajoute  Douglass  (il,  336)  était  bien  au 
dessus  de  nos  forces  ». 

Cependantnotre  insouciant  gouverneur,  vainement  prévenu 
par  Duvivier  et  Doloboratz,  ne  se  renseigne  même  pas  sur  ce 
puissant  rassemblement  qui  se  constitue  en  vue  de  l'Ile 
Madame.  En  automne  1744  il  avait  décliné  les  renforts  offerts 
par  son  collègue  du  Canada  ;  en  avril  il  refuse  l'aide  de  Marin 
qui,  par  suite,  avons-nous  vu,  diriga  ses  forces  contre  Annapolis  ; 
lorsqu'il  le  rappellera  le  5  mai,  il  sera  trop  tard  :  des  croiseurs 
anglais  l'arrêteront  au  passage.  Avant  même  que  la  débâcle 
des  glaces  se  fût  produite,  ces  mêmes  corsaires  interdirent  le 
ravitaillement  de  la  place  à  un  convoi  de  sept  navires  français  ; 
notre  frégate  la  Renommée,  cap.  Kersaint,  qui  rencontra  au 
large  du  cap  de  Sable  une  partie  de  l'armada  américaine,  se 
déroba  à  une  si  formidable  menace  sans  même  toucher  Louis- 
bourg.  Disons  dès  maintenant  que  plus  tard,  le  20  mai,  en  vue 
de  Louisbourg  arriva  de  Brest  un  vaisseau  de  guerre  leVigilani, 
comm.  Maisonfort.  Bien  qu'il  ait  ordre  de  secourir  la  place,  en 
évitant  soigneusement  toute  attaque,  il  s'en  va  stupidement 
donner  la  chasse  à  une  frégate  anglaise  la  Mermaid  qui  l'attire 
au  beau  milieu  de  l'escadre  de  Warren  embossée  dans  la  baie 
de  Gabarrus  :  il  livre  ainsi  à  l'ennemi,  ovitre  500  hommes  et 
64  canons,  tout  un  ravitaillement  en  munitions  et  en  provisions 
dont  Louisbourg  avait  le  plus  grand  besoin  et  dont  l'ennemi, 
déjà  à  court,  fit  son  profit.  Ainsi  la  place  se  trouva  réduite  à 
ses  seules  forces  qui  étaient  chétives  :  1.490  hommes  dont 
590  soldats,  ainsi  répartis  :  500  soldats  et  762  miliciens  dans  la 
ville,  90  soldats  et  138  miliciens  dans  l'Ile  de  l'Entrée.  Le 
gouverneur  intérimaire,  du  Chambon  n'avait  aucune  expé- 
rience de  la  guerre.  Soldats  et  officiers  ne  valaient  guère 
mieux  que  les  miliciens  :  comme  ceux  de  Nouvelle  Angle- 
terre, ils  n'avaient  jamais  vu  le  feu.  N'étaient  les  matelots 
aguerris  de  Warren,  ce  fut  une  guerre  de  novices. 

Lorsqu'à  l'aube  du  30  avril,  sur  la  mer  enfin  libre  de  glace, 
se  déployèrent  les  voiles  de  cent  vaisseaux  ennemis,  ce  fut  une 
stupeur   dans  la  ville  mal  éveillée.   Après  un  hàtif  conseil  de 


294  LA         CRISE 

guerre,  le  gouverneur  inquiet  eut  beau  haranguer  ses  troupes 
encore  hier  mutinées,  elles  eurent  beau  promettre  fidélité 
et  patriotisme,  la  confiance  mutuelle  ne  régna  jamais  entre 
officiers  et  soldats.  Pour  empêcher  le  débarquement  dans  la 
baie  de  Cabarrus,  le  gouverneur  dépêche  son  fils  avec  27  soldats, 
et  le  corsaire  Morpain  avec  55  civils;  après  la  feinte  habituelle, 
l'ennemi,  menaçant  un  point,  atterrit  sur  l'autre;  croyant 
avoir  affaire  à  1.500  hommes,  Morpain  lâche  pied  avec  ses 
civils  et  douze  soldats  et  se  retire,  en  brûlant  tout  sur  son  pas- 
sage; le  lieutenant  de  la  Boularderie,  blessé,  se  laisse  prendre; 
sept  de  ses  hommes  sont  tués;  les  Anglais  n'ont  que  deux  ou 
trois  blessés.  Le  soir,  ils  avaient  sans  difficulté  débarqué 
2.000  hommes,  dont  quelques-uns  s'en  vont  à  travers  bois 
insulter  les  assiégés  sur  leurs  remparts.  Le  lendemain,  lors- 
cju'un  détachement  de  400  hommes  eut  incendié  au  fond  de  la 
rade  un  entrepôt  dedenrées  et  d'alcool  qu'on  n'avait  pas  encore 
déménagé,  les  200  hommes  de  la  Grande  Batterie  (à  l'est  de  la 
ville),  pris  de  panique,  s'enfuient  la  nuit  sans  coup  férir,  sans 
même  détruire  ni  emporter  les  28  gros  canons  et  les  deux 
petits,  leurs  munitions  ni  la  plus  grande  partie  de  leurs  provi- 
sions; le  conseil  de  guerre  les  approuve.  Lorsque  le  surlende- 
main un  détachement  ennemi  s'approche  de  ce  fort  en  tirant 
des  coups  de  fusil,  il  s'étonne  de  ne  pas  recevoir  de  réponse  : 
il  le  trouve  vide,  tourne  les  canons  contre  la  cité,  mais  charge 
si  mal  que  ces  canons  en  tirant  éclatent.  Le  3  mai,  l'inves- 
tissement est  complet  ;  toutes  les  maisons  hors  la  ville  sont  brû- 
h'cs;  des  navires  sont  coulés  à  l'entrée  du  port;  une  batterie,  a 
grand  peine  amenée  de  l'escadre  à  travers  bois  et  marais,  tire 
tant  bien  que  mal  sur  la  place.  Le  général  improvisé  des  assié- 
geants somme  de  se  rendre  le  gouverneur  improvisé  delà  ville: 
celui-ci  refuse  fièrement. 

Alors  commence  une  misérable  petite  guerre  d'escarmou- 
ches :  les  assiégeants  n'osent  attaquer;  les  assiégés  n'osent 
sortir.  Les  premiers,  toutefois,  se  répandent  dans  tout  le 
N'oisinage,  tuent  et  capturent  ceux  des  pêcheurs  et  des  colons 
quin'ont  pas  eu  le  lempsde  rentrcren  ville,  pillent  etincendicnt 


FAUSSE  SÉCURITÉ  205 

leurs  maisons,  emmènent  leur  bétail;  le  10  mai,  une  bande  de 
CCS  pillards  est  surprise  par  un  parti  de  Français  et  d'Indiens  : 
cinq  sur  vingt-cinq  sont  tués;  au  bout  de  trois  semaines,  il  ne 
reste  plus  rien  à  détruire.  Le  commodore  Warren,  le  général 
en  chef  Pepperell,  le  général  de  brigade  Waldo,  tous  se  plai- 
gnent de  l 'indiscipline,  de  la  lâcheté,  de  l'ivrognerie  de  leurs  trou- 
pes de  terre.  «  Ces  miliciens,  écrivit  Warren  à  lord  Sand\vi(  h, 
étaient  la  plus  fameuse  bande  de  couards  et  de  fanfarons  qu'on 
eût  jamais  vus  :  vantards,  tapageurs,  propres  à  rien  ».  (.Mac 
Lennan,  172).  Quatre  attaques  sont  successivement  ou  aban- 
données ou  repoussées;  une  cinquième,  dirigée  contre  la  bat- 
terie de  l'Ile  par  400  «  hommes  d'élite  )',échoue  devant  la  ré.^is- 
tance  de  60  soldats  et  de  140  miliciens.  Découragement  géné- 
ral des  assiégeants,  d  Pour  la  grâce  de  Dieu,  dit  Warren,  faisons 
quelcfue  chose  au  lieu  de  gaspiller  notre  temps  dans  l'inertie  ». 
Il  propose  à  Pepperell  d'attaquer  par  terre  pendant  qu'avec 
1.000  hommes  sur  ses  vaisseaux  et  600  sur  le  Viqilanl  il  for- 
cera l'entrée  du  port.  Pepperell  refuse  :  il  a  trop  de  malades,  ses 
gens  valides  sont  impropres  au  service  sur  mer,  une  division 
de  Français  et  d'Indiens  peut  survenir.  Alors  on  se  tient  dans 
l'expectative  :  les  assiégés  attendent  les  renforts  de  France;  les 
assiégeants,  ceux  d'Angleterre  et  de  Nouvelle  Angleterre;  ceux- 
ci  réclament  à  Shirley  1.000  nouvelles  recrues.  Le  temps,  tou- 
tefois, travaillait  contre  les  assiégés:  provisions  et  munitions 
allaient  manquer;  il  n'y  avait  plus  que  47  barils  de  poudre;  les 
remparts  mal  bâtis  croulaient  sous  l'ébranlement  du  tir  des  ca- 
nons bien  plus  que  sous  les  boulets  mal  dirigés  de  l'ennemi;  par- 
tout s'ouvraient  des  brèches.  En  cette  saison  chaude,  les  mai 
sons,  presque  toutes  de  bois,  flambaient  comme  des  allumet- 
tes; il  n'y  en  eut  bientôt  plus  qu'une  seule  intacte.  A  l'effet  dé- 
sastreux d'une  batterie  de  sept  canons  installée  près  du  Bas- 
tion du  Roy  s'ajouta  celui  d'une  autre  hissée  le  21  juin  sur 
la  Pointe  du  Phare  (bâti  en  1734).  Alors,  le  gouverneur,  les 
officiers,  les  soldats,  et  surtout  les  habitants,  perdirent  litut 
espoir.  Sur  la  menace  d'une  attaque  générale,  Chambon  capi- 
tula le  3  juillet,  s'assurant,  du  mr)iii?,  les  honneurs  de  la  guerre. 


296  LA  CRISE 

«  L'incertitude  de  nos  affaires,  dit  Pepperell,  dépend  tellement 
du  vent  et  du  temps  qu'on  ne  peut  s'attacher  à  de  telles  baga" 
telles  ».  En  effet,  quelques  jours  plus  tard,  arrivait  Marin  avec 
ses  200  Indiens  et  ses  Canadiens,  et  serait  arrivée  l'escadre  de 
Brest;  mais  le  commandant  de  Salvert,  ayant  appris  en  route 
la  chute  de  Louisbourg,  rentra  en  France  avec  ses  quatre  vais- 
seaux de  ligne' et  ses  trois  frégates.  «  Si  le  détachement  était 
arrivé  quinze  ou  vingt  jours  plus  tôt,  dit  Chambon,  je  suis  plus 
que  persuadé  que  l'ennemi  aurait  été  contraint  de  lever  le 
siège  par  la  terreur  qu'il  avait  de  ce  détachement  ».  Ainsi,  tant 
par  l'incapacité  de  ses  chefs  que  par  le  mauvais  moral  de  ses 
hommes,   «  l'imprenable  Louisbourg  »  tomba  en  huit  semaines 

,  aux  mains  d'une  présomptue.use  armée  de  miliciens  qui  déses- 
péraient d'un  tel  succès. 

Les  pertes  furent  aussi  faibles  d'un  côté  que  de  l'autre.  Les 
Anglais  ne  perdirent  que  130  hommes,  presque  tous  de  la 
dysenterie;  les  Français  n'eurent  que  50  tués  et  90  blessés.  En 
tête  des  troupes  anglaises  défilèrent  dans  la  ville  le  colonel 
Bradstrcet  et  les  prisonniers  de  Canseau  qui  avaient,  en 
re])renant  les  armes,  violé  leur  parole  d'honneur.  Une  double 
infidélité  aux  engagements  pris  suivit  celle-ci.  La  capi- 
tulation stipulait  (article  L)  que  les  habitants  resteraient  en 
possession  de  leurs  biens  et  pourraient  les  emporter  en  France, 
et  (article  II)  qu'au  cas  où  les  navires  du  port  appartenant  aux 
Français  ne  suffiraient  pas,  il  leur  en  serait  fourni  le  nombre 

.  nécessaire  aux  frais  de  Sa  Majesté  Britannique.  Trois  ou  qua- 
tre cents  habitants  furent  bien  déportés  inconlinent  à  Brest 
avec  la  garnison.  Mais  les  Anglais,  s'étant  emparés  de  la  plu- 
part des  bateaux  français,  firent  payer  à  bon  nombre  d'habi- 
tants le  prix  de  leur  passage,  en  dirigèrent  cinq  à  six  cents  sur 
Boston  et  pillèrent  la  plupart  des  biens  restés  à  terre.  «  Ils  ont 
agi  ainsi  afin  de  disperser  la  colonie  )>,  dit  le  rapport  français. 
Ceux  ({ui  restèrent  dans  l'île  furent  employés  à  l'épuisant  la- 
beur des  mines  de  charbon  et  du  ravitaillement  en  bois.  On 
adressa  à  Londres  des  réclamations.  Les  honnêtes  vainqueurs 
firent  mieux  encore  :  sur  les  remparts  de  la  ville  prise,  ils 


FAUSSE  SÉCURITÉ  297 

arborèrent  le  drapeau  aux  fleurs  de  lis  et  ainsi  attirèrent  sous 
le  feu  de  leurs  deux  cents  canons  les  vaisseaux  français  de 
ravitaillement;  deux  navires  de  la  Compagnie  des  Indes  Occi- 
dentales leur  apportèrent  175.000  livres  sterling,  un  autre 
8')0.000  en  or  du  Pérou  ;  on  se  partagea,  non  sans  querelle  entre 
marins  et  soldats,  cet  énorme  butin.  «  Jamais  expédition  ne 
nous  coûta  si  peu  et  ne  nous  rapporta  davantage  »,  dirent  les 
marchands  bostonais,  enrichis  par  cette  belleopération.  Outre 
ces  prises,  les  colonies  de  la  Nouvelle  Angleterre  reçurent 
de  la  métropole  235.750  livres  (dont  183.650  pour  le  Massachu- 
setts, 16.355  pour  le  New  Hamsphire,  28 .861  pour  le  Connecticut, 
6.332  pour  le  Rhode  Island).  Le  général-négociant  Pepperell 
fut  nommé  baronet;  le  commodore  Warren,  promu  amiral. 
Pareil  succès  si  inespéré  exalta  l'enthousiasme  des  Anglais 
tant  en  Europe  qu'en  Amérique.  En  Angleterre  se  succédèrent 
articles  et  brochures  proclamant  l'importance  de  la  nouvelle 
conquête  et  la  nécessité  de  s'en  assurer  à  jamais  la  possession, 
«  A  nous  tout  ce  pays,  plus  précieux  par  ses  pêcheries  et  ses 
fourrures  que  le  Pérou  et  le  Mexique  avec  leurs  mines  d'or,  écri- 
vaient les  Bostonais;  hors  d'Amérique  tous  ces  Français  qui 
n'ont  plus  ni  marine  ni  colonies  !».  Dans  toutes  les  églises  de 
Nouvelle  Angleterre  on  chanta  le  18  juillet  des  hymnes 
d'action  de  grâce,  et  les  pasteurs,  comme  les  révérends  Ch. 
Prince  et  Ch.  Chauncey,  prêchèrent  sur  les  «extraordinaires 
événements  accomplis  par 'Dieu  »,  sur  «  les  choses  merveilleu- 
ses exécutées  par  le  bras  droit  et  par  la  sainte  main  de  Dieu  ». 
a  Si  chacune  des  circonstances  ne  s'était  trouvée  favorable  aux 
Anglais,  écrit  plus  justement  l'historien  William  Douglass, 
si  chacune  ne  s'était  trouvée  défavorable  aux  Français,  l'expé- 
dition aurait  échoué  ». 

En  même  temps  que  l'Ile  Royale,  avait  été  livrée  l'Ile  Saint- 
Jean  qui  en  dépendait;  mais,  sans  plus  attendre,  le  jeune  Duvi- 
vier,  qui  avait  su  résister  à  une  attaque  de  croiseurs,  emmena 
le  7  août  la  petite  garnison  de  quinze  hommes  et  un  officier  : 
le  18,  elle  arriva  à  Québec  sans  poudre  ni  munitions.  Dès 
le  22  septembre  l'implacable  Shirley  demanda  que  tous  leshabi- 


298  LA  CRISE 

taiits  fussent  chassés  de  l'Ile  ;  le  nouveau  gouverneur  de  Louis- 
bourg,  Pepperell. insista  sur  la  «  nécessité  de  déporter  ces  habi- 
tants qui  peuvent,  avec  le  temps,  devenir  très  nuisibles  ».  En 
octobre  débarque  aux  Trois-Rivières  un  détachement  de 
300  Anglais;  il  occupe  le  Port  Lajoye  et  ravage  tout  le  pays; 
mais,  «  trouvant  impossible,  dit  le  commodore  Warren  (30  oc- 
tobre 1745),  de  transporter  en  France  cet  automne  les  habi- 
tants de  l'Ile  Saint-Jean  qui  se  trouvent  compris  dans  la  capi- 
tulation, [ils  étaient  600  environ  ou,  au  dire  de  Warren,  1.000], 
nous  avons  fait  un  arrangement  avec  eux  pour  qu'ils  soient 
neutres  et  restent  là  selon  notre  bon  plaisir.  J'espère  qu'ils 
.seront  déportés  au  printemps  prochain  :  car  la  permission  de 
rester  sur  notre  territoire  aurait  des  conséquences  défavorables 
pour  la  Nouvelle  Ecosse  ».  On  voit  jusqu'à  quel  point  l'idée 
dextirpation  était  conforme  à  la  mentalité  britannique  tant 
en  Angleterre  qu'en  Amérique.  L'évacuation  n'étant  pas  en- 
core possible  l'été  suivant,  le  Conseil  de  guerre  dut  se  contenter 
d'une  douzaine  d'otages  et  de  la  moitié  du  cheptel  à  un  prix 
«  raisonnable  ».  A  peine  Louisbourg  fut-il  pris  que  les  vain- 
cjueurs  songèrent  à  chasser  les  Français  du  reste  de  l'Amérique 
et,  par  conséquent,  à  attaquer  le  Canada  par  terre  et  par  mer  : 
la  métropole  promit  des  vaisseaux  et  du  matériel  de  guerre; 
la  Nouvelle  Angleterre  enrôla  5.000  hommes  et  souleva  les 
sauvages. 

Aussitôt  conquise,  l'Ile  Royale  coûta  cher  aux  Anglais.  Ils 
dépensèrent  9.000  livres  à  en  réparer  les  fortifications  et  les 
habitations.  Le  nouveau  gouverneur,  le  commodore  Knowles 
déclara  qu'avec  son  climat  brumeux  et  malsain  elle  ne  valait 
pas  tant  de  dépenses.  Les  deu.x  tiers  des  troupes  étaient  mala- 
des :  2.000  hommes  moururent  après  le  siège.  Il  est  vrai  qu'ils 
se  livraient  à  d'effroyables  abus  d'alcool;  plus  de  1.000  hom- 
mes étaient  ivres  chaque  jour.  Les  troupes  se  mutinèrent, 
voulant  rentrer  en  Nouvelle  Angleterre;  Shirley  dut  venir  leur 
promettre  une  paye  de  40  shillings  par  mois.  Alors  on  fit  venir 
de  Gibraltar, en  mai  1746,deLix  régiments  de  troupes  régulières, 
soit  2.015  hommes  avec  266  canons;  mais,  comme  toujours, 


J 


FAUSSE  SÉCURITÉ  299 

de  colons  peu  ou  point.  Ainsi  qu'en  Acadie,  les  Anglais  ne 
comprenaient  pas  qu'en  vidant  de  sa  population  une  colonie 
prospère  ils  tuaient  la  poule  aux  œufs  d'or. 

La  chute  de  Louisbourg  était  venue  humilier  la  France  au 
lendemain  de  Fontenoy  (11  mai).  L'honneur  national,  alors 
exalté,  voulut  une  réparation  immédiate.  Le  gouverneur  et 
l'intendant  du  Canada,  Beauharnois  et  Hocquart,  insistèrent, 
du  reste,  pour  des  représailles  hâtives.  En  toute  hâte,  à  la 
Rochelle,  on  équipe  donc  une  puissante  flotte  de  18  vaisseaux 
de  ligne,  8  frégates,  4  brûlots,  2  galiotes  et  une  cinquantaine 
de  navires  transportant  3.150  soldats  (non  compris  les  marins), 
en  tout  plus  de  800  canons.  Le  commandement  en  est  confié 
au  jeune  La  Rochefoucauld,  duc  d'Anville;  à  bord  se  trouvent 
La  Motte-Pic quet,  alors  enseigne,  et  Suffren,  garde-marine. 
Le  triple  objectif  était  :  commencer  par  l'Acadie  dont  la 
conquête  semble  assurée;  puis,  s'il  n'est  pas  trop  tard,  repren- 
dre Louisbourg;  sinon,  prendre  Plaisance  ou  attaquer  Boston. 
«  S'il  ne  peut  reprendre  Louisbourg,  disait  le  roi  à  son  «  cher 
cousin  )),  (8  avril  1746),  il  doit  accomplir  au  moins  l'équivalent 
et  prendre  sur  lui  toutes  responsabilités;  ne  pas  revenir  sans 
avoir  tout  mis  en  usage  pour  faire  des  opérations  c|ui  répon- 
dent aux  dépenses  de  l'armement  ».  Tout  semblait  devoir 
réussir  :  «  L'Angleterre  ne  s'alarma  pas  plus  de  l'approche  de 
l'Armada,  dit  Hutchinson,  que  Boston  et  l'Amérique  du  Nord 
de  l'arrivée  d'Anvilk  et  de  sa  flotte  ».  6.000  hommes  se  levè- 
rent pour  la  défense  de  la  cité;  6.000  autres  pour  celle  de  la 
région;  on  réparait  les  vieux  forts,  on  en  bâtissait  d'autres; 
tout  le  long  de  la  côte  on  postait  des  vigies, 

Mascarène,  en  son  fort  délabré,  réclamait  des  secours  à  cor  et 
à  cri;  avec  ses  faibles  effectifs  réduits  par  la  maladie  de  4.000 
à  1.000  hommes,  Warren  tremblait  pour  sa  récente  con({uêle; 
on  le  renforça  de  miliciens.  L'un  et  l'autre  redoutaient,  outre 
l'intervention  française  et  l'intervention  canadienne,  le  sou- 
lèvement des  Acadiens  de  la  Nouvelle  Ecosse,  de  l'Ile  Saint- 
Jean  et  de  l'Ile  Royale.  Or,  tout  échoua,  moins  par  la  faute 


300  LA  CRISE 

des  hommes,  à  vrai  dire,  que  par  celle  des  éléments.  Le  départ, 
qui  devait  avoir  lieu  au  printemps,  fut  retardé  jusqu'au  22  juin 
par  des  vents  contraires;  on  échappa  ainsi  au  blocus  de  l'esca- 
dre anglaise;   mais,   au  large,   des  calmes  plats  survinrent, 
accompagnés  d'une  chaleur  torride  :  relâche  aux  Açores.  Eau 
et  vivres  commencent  à  manquer;  la  peste  se  déclare  à  bord; 
50  hommes  meurent  chaque  jour  :  il  y  a  bientôt  plus  de  ma'lades 
que  de  gens  valides.  Alors  s'élève  une  violente  tempête  qui 
disperse  la  flotte;  des  navires  sont  poussés  aux  Antilles,d'autres 
ramenés  en  France  (10  octobre),  d'autres  échouent  sur  l'Ile  de 
Sable,  d'autres  disparaissent;  trois  vaisseaux,  venus  par  Cuba 
dès  août,  repartent,    las  d'attendre.  Les  brumes    d'automne 
cachent  déjà  la  côte,  lorsqu'en  septembre  la  moitié  seulement 
de  la  flotte  atteint  l'iVcadie,  après  une  traversée  de  80  à  100 
jours.  On  arrive,  mourant  de  faim,  de  soif,  de  maladie;  (faut-il 
voir  dans  le  mauvais  ravitaillement  de  la  flotte  l'œuvre  né- 
faste de  Bigot  qui  en  fut  l'intendant?)  Pour  se  refaire,  on  dut 
rester  42  jours  dans  la    rade  déserte  de  Chibouctou;  les  Aca- 
diens,  atterrés,  y  amenèrent  quelques  troupeaux  et  des  denrées 
fraîches.  1.200  hommes  avaient  péri  en  mer,  tant  marins  que 
soldats;  il  en  mourut  1.100  à  terre.  L'amiral  d'Anville  mourut 
aussi,  le  16  septembre;  son  successeur,  le   vice-amiral   d'Es- 
tournelles,  désespéré,  se  suicida  en  un  accès  de  fièvre  chaude, 
(18  septembre).  Le  contre-amiral  de  la  Jonquière,  assumant 
le  commandement,  essaya  vers  la  mi-octobre,  avec  les  débris 
de  la  flotte  (4  vaisseaux  et  quelques  transports)  de  surprendre 
Port  Royal.  Une  nouvelle  tempête  assaillit  l'escadre  au  large 
du  Cap  de  Sable;  seules,  quelques  unités  cinglèrent  dans  la 
Baie  Française,  sans  pouvoir  rallier  les  troupes  de  terre.  Le 
reste  de  la  flotte,  six  vaisseaux  et  un  brûlot,  dut  lamentable- 
ment rentrer  en  France;  il  restait  à  peine  assez  de  matelots 
pour  faire  la  manœuvre  à  bord.  Ainsi  succomba  cette  autre 
Armada,  victime  de  la  maladie,   des  vents,  du  désarroi  des 
chefs,  de  la  négligence  des  intendants.  L'amiral  anglais  Tovvn- 
shend,  ravitaillé  dès  le  mois  d'août,  n'eut  pas  même  à  quitter 
son  refuge  de  Louisbourg;  il  eût  pu,  en  sortant  avec  ses  neuf 


FAUSSE  SÉCURITÉ  301 

vaisseaux,   achever  l'escadre  française.  Anglais  et  Bostonais 
triomphèrent  sans  gloire;  les  Acadiens  désespérèrent. 

Cependant,  un  gros  effort  avait  aussi  été  fait  au  Canada 
pour  seconder  sur  terre  la  flotte  française.  En  juillet  1746.  à 
Beaubassin,  s'étaient  joints  aux  troupes  du  capitaine  Marin 
300  Abénakis  commandés  par  le  lieutenant,  de  Saint-Pierre 
€t  600  Français  venus  de  Québec  sous  les  ordres  du  comman- 
dant de  Ramezay,  en  tout  1.500  hommes;  on  enlève  à  Port 
Lajoie  la  garnison  anglaise  de  l'Ile  St-Jean.  En  août,  Rame- 
say  marchait  déjà  sur  Annapolis,  lorsqu'il  fut  arrêté  aux  Mines 
par  un  rappel  du  gouverneur  du  Canada  et  la  défection  de  l'a- 
vant-garde  d'Anville.  En  septembre,  contre-ordre  :  Ramezay 
vient  avec  700  hommes  camper  sous  les  murs  d 'Annapolis, 
Si  La  Joncjuière  y  était  alors  venu  avec  ses  derniers  vaisseaux 
de  haut  bord,  il  aurait  eu  facilement  raison  du  misérable  for- 
tin où  tremblait  Mascarène;  mais  il  ne  parut  qu'en  novembre  ; 
las  d'attendre,  la  rage  au  cœur,  Ramezay  et  ses  Canadiens 
venaient  de  se  retirer  aux  Mines,  puis  à  Beaubassin.  Soudain, 
le  '23  janvier  1747,  partent  de  ce  lieu  240  Canadiens  et  60  In- 
diens commandés  par  le  capitaine  Coulon  de  Villiers;  la  terre 
est  gelée;  ils  glissent  sur  des  raquettes,  traînent  sur  des  clisses 
leurs  vivres  et  leurs  munitions,  affrontent  les  poudreries 
(blizzards),  cabanent  la  nuit  dans  la  neige  et,  par  le  long  dé- 
tour de  Cobeguid,  atteignent  les  ^lines  où  ils  surprennent  en 
pleine  nuit  (11  février)  un  détachement  de  470  Anglais  qu'y 
avait  posté  Mascarène;  en  un  combat  de  douze  heures,  ils  en 
tuent  plus  de  140,  en  prennent  92  et  capturent  leur  goélette. 
Audacieuse  randonnée  qui  n'eut  pas  de  lendemain  :  la  der- 
nière flotte  française  qui,  forte  de  18  vaisseaux  de  ligne  et  de 
22  transports,  sous  le  commandement  de  l'amiral  de 
La  Jonquiére,  allait  ravitailler  Québec  et  préparer  une  des- 
cente à  la  Baie  Verte  pour  la  reprise  de  l'Acadie.  fut,  le  3  mai 
1747,  capturée  par  l'amiral  Anson  qui  fit4.000  prisonniers  et 
prit  un  butin  d'un  million  de  livres.  Le  Canada,  nouvel  objec- 
tif des  Anglais,  se  trouvait  donc  sans  ravitaillement  ni  ren- 
forts. Les  Mines  furent  successivement  occupées  par  le  capi- 


302  L    A         C    R    I    s    E 

taine  Rous  et  par  le  capitaine  Morris.  En  vain  Marin  et  Coste- 
harcèlent  les  Anglais  de  l'Ile  Royale.  Heureusement,  le 
18  octobre  1748,  le  traité  d'Aix-la-Chapelle  mot  fin  à  celte 
désastreuse  guerre  coloniale,  en  «  restituant  départ  et  d'autre 
toutes  conquêtes  faites  depuis  le  commencement  de  la  pré- 
sente guerre  »  :  ce  n'était  que  rendre  à  la  France  l'Ile  Royale 
et  l'Ile  Saint-Jean.  Vainqueur  en  Europe,  le  frivole  Louis  XV, 
qui  «  faisait  la  guerre  en  roi  et  non  en  marchand  »,  ne  daigne  pas 
même  réclamer  aux  vaincus  de  Fontenoy  l'Acadie,  ne  songe 
pas  même  à  en  délimiter  à  son  avantage  les  frontières  contes- 
tées. En  son  sincère  désir  de  paix  durable,  la  France  victo- 
rieuse renonçait  à  ses  conquêtes  de  Flandre  jDour  se  contenter 
de  ses  possessions  antérieures  d'Amérique.  «  Bête  comme  la 
paix»,  disaient  justement  les  harengères  des  halles  et  pouvaient 
répéter  les  malheureux  Acadiens  à  propos  de  ce  traité  dont  la 
«  bêtise  »  n'a  été  surpassée  qu'en  notre  temps.  «  Bêtise  »  d'au- 
tant plus  grande  que,  comme  de  nos  jours  encore,  l'ennemi 
vaincu  n'acceptait  cette  paix  que  comme  une  trêve  opportune. 

Tous  ces  grands  événements,  tout  ce  déploiement  de  forces 
navales,  toutes  ces  allées  et  venues  de  troupes  françaises  au 
milieu  de  leurs  campagnes  et  jusque  dans  leurs  villages  n'a- 
vaient pas  été  sans  émouvoir  singulièrement  les  Acadiens  dont 
le  sort  en  dépendait.  «  Tous, sauf  un  très  petit  nombre,  dési- 
rent revenir  sous  la  domination  de  la  France  »,  écritBeauhar- 
nais  à  Maurepas,  le  12  septembre  1745.  Ils  étaient  si  bien  de 
cœur  avec  la  France  dont  ils  souhaitaientintimement  le  succès 
et,  par  suite,  l'empire  sur  eux  qu'à  la  nouvelle,  fausse,  hélas  ! 
delà  prise  de  Port  Royal  par  Duvivier,  ils  chantèrent  le  Te 
Deiim  et  qu'à  la  nouvelle,  vraie,  hélas  !  de  la  prise  de  Louis- 
bourg  par  Warren,  ils  versèrent  des  larmes.  Et  qui  donc  ose- 
rait les  blâmer  d'entretenir  au  fond  de  leurs  cœurs  de  pareils 
sentiments? 


«  Si  l'on   envisage   toutes  les  circonstances,   dit  justement 
John  Fr.  Herbin  en  son  excellente  Hislory  of  Grand  Pré  (p.  49),- 


FAUSSE  SÉCURITÉ  303 

les  Acadiens  furent  d'une  fidélité  remarquable  à  l'égard  du 
gouvernement  qui  leur  était  imposé.  On  les  retenait  dans  le 
pays  pour  qu'ils  y  servissent  leurs  maîtres.  Si  parfois  s'exerçait 
à  faux  l'influence  de  leurs  compatriotes,  tout  mouvement 
spontané  de  la  part  de  gens  si  harcelés  était  naturel  et  parfaite- 
ment excusable.  Leur  activité  et  leur  habileté  faisait  de  leur 
poijulation  une  partie  intégrante  du  pays.  Presque  invraisem- 
blable fut  la  patience  avec  laquelle  ils  tolérèrent  les  brutalités, 
les  ruses,  la  tyrannie  dont  ils  furent  -les  victimes.  Ils  étaient  de 
na.lure  calme  et  paisible.  Oui  donc  les  blâmera  d'avoir  tourné 
des  regards  de  regret  vers  le  drapeau  de  leur  patrie  et  vers  le 
pays  de.  leur  religion,  puisque  de  mesquins  oppresseurs,  qui 
n'avaient  pour  eux  que  soupçons,  les  traitaient  en  esclaves  et 
en  ennemis?  ». 

Et  pourtant,  en  dépit  de  tout  ce  patriotisme  latent,  malgré 
toutes  les  belles  espérances  de  Duvivier  exprimées  dès  1735, 
les  Acadiens  ne  se  soulevèrent  pas  en  masse  contre  les  Anglais. 
Leur  zèle  patriotique  fut  paralysé  par  leur  fidélité  au  serment, 
par  les  conseils  contradictoires  de  leurs  prêtres,  par  les  ruses 
des  Anglais,  par  les  fautes  des  Français.  Eux-mêmes,  en  une 
requête  de  leur  notaire  Ch.  Préjean  en  1749,  donnent  trois  rai- 
sons :  «  Nous  étions  liés  d'un  serment;  nous  nous  exposions 
à  toute  la  fureur  des  Bostonais  enragés  contre  nous;  nous  ne 
pouvions  voir  aucune  sûreté,  tandis  que  nous  ne  voyons  pas 
de  vaisseaux  dans  le  bassin  ...  C'est  un  crève-cœur  pour  nous 
de  voir  tant  de  démarches  cjue  l'on  faisait  dans  ce  pays  réus- 
sir si  mal  ». 

Il  n'est  pas  douteux  que,  pour  un  peuple  aussi  religieux,  le 
sermenL  d'allégeance  fut  une  puissanle  entrave  morale  cjue  les 
])rêtres  fortifièrent.  Mais  ces  prêtres  eux-mêmes  avaient,  pon- 
dant les  vingt-quatre  années  des  ministères  Dubois  et  Fleury, 
tant  de  fois  reçu  l'ordre  de  s'abstenir  de  toute  intervention 
4ans  les  affaires  temporelles  que  la  neutralité  leur  semblait 
un  strict  devoir.  Le  8  mai  t743,  le  Président  du  Conseil  de  la 
Marine  écrivait  encore  à  l'évêque  de  Québec  :  «  Il  est  essentiel 
pour  le  bien  (h-  la  religion  ([ue  les  missionnaires  de  l'Acadie 
,se  conduisent  bien  avec  le  gou\'erneur  anglais  et  les  autres 


304  LA         CRISE 

officiers  de  la  colonie  ».  Or,  quand  la  guerre  éclata,  on  compta 
sur  ce  même  clergé,  au  contraire,  pour  soulever  Jes  Acadiens; 
on  ne  prévit  pas  le  désarroi  de  ces  quelques  prêtres,  ainsi  pris 
au  dépourvu  en  leur  isolement,  en  leur  ignorance  des  événe- 
ments. Aussi,  le  1*2  mai  1745.  après  l'échec  de  la  première  cam- 
pagne, le  Président  du  Conseil  de  la  Marine  se  plaint-il  à  Té- 
vêque  de  Québec  :  «  Il  n'y  a  eu  que  les  Sieurs  Maillard,  de  la 
Goudalie,  Laboret  et  Le  Loutre  qui  se  soient  portés  à  procurer 
des  secours  aux  troupes  françaises.  M.  Desenclaves,  curé  de 
Port  Royal,  exhortait  ses  paroissiens  à  la  fidélité  envers  l'An- 
gleterre. M.  Chauvreulx  menaça  d'excommunier  quiconque 
prendrait  les  armes  contre  les  Anglais.  Le  grand  vicaire  M.  Mi- 
niac  agit  pour  faire  échouer  l'entreprise  française.  »  De  cette 
fausse  situation  en  laquelle  ils  se  trouvaient,  l'habile  Masca- 
rène,  alors  lieutenant-gouverneur,  sut  tirer  ample  parti. 

«  Les  affaires  d'Europe  sont  très  embrouillées,  écrivait-il  à 
l'abbé  Desenclaves  avant  la  déclaration  de  guerre  (5  sept.  1741); 
s'il  advient  une  rupture  avec  la  France,  les  missionnaires  doi- 
vent naturellement  s'attendre  à  être  tenus  pour  suspects  :  leur 
devoir  est  donc  de  montrer  beaucoup  de  circonspection  en  leur 
conduite  personnelle,  ainsi  qu'à  l'égard  des  habitants  français; 
ils  mèneraient  ceux-ci,  en  effet,  à  une  perte  certaine,  s'ils  leur 
donnaient  le  moindre  encouragement  à  résister  ou  à  désobéir 
aux  ordres  de  ce  gouvernement».  «Laconduite  desmissionnaires, 
ajoute-t-i)  en  décembre  1744,  fut  en  cette  occasion  bien  meil- 
leure qu'on  ne  pou\  ait  s'y  attendre  ». 

Usant  ainsi  de  menaces  et  de  nK'nagements.  le  rusé  hugue- 
not sut  attacher  à  la  cause  anglaise  la  plupart  de  ces  prêtres 
d'une  religion  cju'il  abhorrait;  et,  par  eux,  il  tint  en  respect 
les  Acadiens. 

Il  employa  bien  d'autres  moyens,  «  les  meilleurs  qui  soient 
en  mon  pouvoir  »,  écrit-il  (1^^  décembre  1743);  c'est-à-dire,  à 
défaut  de  la  force,  la  ruse,  une  feinte  bonhomie,  les  apparences 
temporaires  de  la  justice.  «  Il  faudra  Ijicii  du  tcnqjs,  répète-t- 
il  le  8  septembre  1748,,  et  une  attention  constante  pour  faire 
de  ces  Français  de  loyaux  sujets  et  les  guérir  de  leur  penchant 


FAUSSE  SÉCURITÉ  305" 

naturel  pour  ceux  qui  sont  de  leur  religion  et  de  leur 
sang  ».  «  On  ne  peut  compter  sur  leur  aide  en  cas  de  rupture 
avec  la  France,  ajoùte-t-il.Tout  ce  qu'on  peut  maintenant  es- 
pérer d'eux,  c'est  de  les  empêcher  de  se  révolter* et  de  se  join- 
dre à  l'ennemi.»  Il  n'y  réussit  que  trop.  Dès  les  premières  mena- 
ces de  rupture  (25  mars  1740), il  annonce  aux  habitants  com- 
bien il  est  de  leur  intérêt  de  ne  pas  se  rendre  suspects  :  «  caries 
habitants  de  la  Nouvelle  Angleterre  ne  demandent  qu'à  s'em- 
parer de  terres  défrichées  toutes  prêtes  à  les  recevoir.  «  Pour 
calmer  les  habitants  de  Chignectou  «  d'humeur  réfractaire  »,  il 
leur  promet  des  terres  au  Lac  (11  janvier  1742).  Aussi,  à  la 
veille  de  la  guerre  (28  juin  1742),  il  constate  chez  les  habitants 
une  bonne  disposition  à  rester  fidèles  au  serment  et  à  se  sou- 
mettre aux  ordres  et  règlements  destinés  à  maintenir  la  paix  ». 
D'une  part,  proclamant  «  tout  le  péril  de  leur  situation  »,  il  les 
rassure  dès  le  début  (21  octobre  1743),  en  leur  promettant  que 
«  cette  guerre  n'aurait  pas  plus  de  conséquence  pour  les  habi- 
tants que  pour  les  sauvages,  s'ils  restaient  en  paix  avec  les 
Anglais  ».  «  Quel  bonheur  pour  ces  habitants,  écrit-il  à  l'abbé 
de  la  Goudalie,  curé  des  Mines  (14  nov.  1743),  de  pouvoir, 
s'ils  le  veulent  bien,  jouir  des  douceurs  de  la  paix,  tandis  que 
tant  d'autres  sont  affligés  par  les  calamités  de  la  guerre  ! 
Quelle  responsabilité  en  ce  monde  et  dans  l'autre  pour  ceux 
qui,  en  excitant  ces  habitants  au  désordre,  attireront  sur  eux 
le  châtiment  que  mérite  un  peuple  rebelle  !...  M.  Laboret  est 
le  seul  [missionnaire]  dont  j'aie  mauvaise  opinion  :  je  crains 
bien  d'avoir  à  procéder  à  son  égard  d'une  manière  qui  lui  fera 
sentir  que  sa  conduite  ne  plaît  nullement  ici  ».  Quel  savant  art 
en  toute  cette  lettre  de  mêler  à  la  menace  la  persuasion  et  la 
flagornerie  même  ! 

D'autre  part,  il  se  pri'Mxenpc  (]('»  intérêls  matériels  des  Aca- 
diens  :  il  trouve  légitime,  vu  la  subdix  isimi  des  terres,  de  leur 
accorder  des  concessions  nouv(>lles,  surtout,  comme  à  C.hipou- 
dy  (11  janvier  1742)  et  à  (".higncctou  (12  juillet  1742),  à  ceux 
•pii  l'ont  {ucuve  d'obéissance  ;  lesaulrrs,  il  les  menace.  Il  re- 
connaît dans  les  paroisses  l'aiiloril  i'  (lcs(im[ou  six  nolair(\'^ 


o')G  L    A  C    R    I    s    E 

qui,  désignés  par  les  habitants,  dressaient  les  actes  civils  et 
recueillaient  l'impôt  du  cens  et  les  droits  sur  les  ventes  et  alié- 
nations de  biens;  par  leur  intermédiaire,   (entre  autres,  par 
René  Leblanc,  des  Mines,  )ir répartit  entre  les  prétendues  vic- 
times des  réquisitions  françaises  10.000  livres  obtenues  du 
gouverneur  Shirley,  Il  accueille  avec  empressement  (janvier- 
juin  1745)  des  délégations  qui  viennent  lui    exprimer  leurs 
excuses  ou  leurs  doléances  et  les  rassure  au  sujet  d'incessants 
bruits  de  représailles,  d'expropriations  et   d'évictions  immi- 
nentes; par  contre,  il  obtient  d'elles  le  renouvellement  de  leurs 
promesses  de  rieutralité  et  l'engagement  de  ne  plus  ravitailler 
Louisbourg.  En  août  1745.  il  va  jusqu'à  renouveler  aux  trois 
frères  Mius  dEntremont.  de  Pobomcoup.  le  certificat  de  loya- 
lisme qu  il  leur  avait  déjà  délivré  dèsjuillet  1740,  ainsi  qu'à  huit 
autres  co-habitants.  «  Jamais   ces   délégués  n'ont  été  si  bien 
reçus  des  Anglais  qu'à  leur  dernier  voyage,  déclare  non  sans 
dépit  le  Gouverneur  du  Canada  en  1745.  Cette  politique  iious 
paraît  extraordinaire.  Nous  n'en  voyons  pas  les  motifs. à  moins 
que  le  Sieur  Mascaréne  ne  compte  que  les  voies  de  la  douceur 
sont  plus  efficaces  que  toute  autre  pour  détacher  les  Acadiens 
de  l'affection    qu'ils  ont  pour  la  France  ».  Cette  «  extraordi- 
naire »  politique,  dont  I'k  indulgence  )»  semblait  excessive  à 
Shirley  lui-même  et  au  Conseil  d'Annapolis,  n'était  en  réalité 
<{ue  fort  adroite,  celle  d'un  transfuge  qui  ne  connaissait  que 
trop  bien  la  mentalité  de-ses  frères  de  sang.  La  preuve  en  est 
son  succès  non  moins  «  extraordinaire  »  :  car  cette  habileté 
française  obtint  plus  que  n'eût  jamais  obtenu  la  brutalité 
anglaise.  Pendant  huit  années  de  guerre,  en  effet.  ^lascarène 
réussit  ce  tour  d'adresse  :  il  maintint  dans  la  neutralité  une 
population  foncièrement  française  et,  dans  les  pires  circons- 
tances, assura  à  l'Angleterre  la  possession  dune  colonie  vide 
de  colons  anglais.  Ainsi,  ce  Français,  au  service  de  l'Angle- 
terre, consomma  pour  la  France  la  perte  de  l'Acadie  et,  par 
suite,  prépara  à  courte  échéance  la  perte  même  des  Acadiens. 
Ainsi  dupés,  égarés  par  de  fâcheux  conseils,  tiraillés  par  des 
sentiments  contradictoires,  liés  par  le  serment  de  neutralité, 


FAUSSE  SÉCURITÉ  307 

les  malheureux  Acadiens  s'abstinrent  en  cette  guerre  entre- 
prise pour  leur  délivrance.  Les  troupes  françaises,  qui  comp- 
taient sur  leur  soulèvement  immédiat, en  furent  stupéfaites  et 
irritées  :  on  eut  beau  user  tour  à  tour  de  prières  et  de  menaces, 
rien  n'y  fit.  Bien  qu'intimement  désireux  du  succès  français, 
ils  ne  cédèrent,  comme  en  pays  conquis,  comme  aux  Anglais 
eux-mêmes,  leurs  denrées  qu'aux  réquisitions  et  leur  assis- 
tance qu'à  la  force,  «  sous  peine  d'exécution  militaire  »  dit  la 
pétition  de  Philadelphie.  «  Quant  aux  dispositions  des  habi- 
tants envers  nous,  disent  (2  sept.  1745)  MM.  de  Beauharnais 
et  Hocquart  en  une  lettre  traduite  dans  les  Documents  colo- 
niaux de  New-York  (vol.  X),  tous,  sauf  un  très  petit  nombre, 
désirent  revenir  sous  la  domination  française.  Le  Sieur  Marin 
et  ses  officiers,  ainsi  que  les  missionnaires,  nous  l'ont  assuré; 
ils  n'hésiteront  pas  à  prendre  les  armes,  dès  qu'ils  seront  à 
même  de  le  faire...  M.  Marin  nous  dit  que  le  jour  où  il  quitta 
Port  Royal  tous  les  habitants  étaient  accablés  de  douleur. 
La  capitulation  de  Louisbourg  les  a  déconcertés.  »  Mascarène 
profita  même  de  ce  désarroi  et  de  promesses  faites  offi- 
ciellement par  lui  et  par  Shirley  pour  arracher  une  fois  de  plus 
aux  Acadiens  le  serment  d'allégeance,  mais  «  sans  aucune 
mention  d'assistance  militaire  »,  dit  la  pétition  de  Philadel- 
phie de  1756. 

Ah  !  si  seulement  les  Français  avaient  été  victorieux,  si 
Port  Royal  avait  été  pris,  si  Louisbourg  n'avait  pas  succom- 
bé, si  l'amiral  d'Anville  avait  occupé  le  pays,  si,  en  somme, 
l'Acadie  fût  redevenue  française,  ils  se  fussent  sentis  délivrés 
de  tout  lien  à  l'égard  d'un  })ouvoir  défaillant,  d'une  Angle- 
terre absente;  mais  non,  les  fautes  des  chefs  français,  les  len- 
teurs de  Duvivier,  la  précipitation  de  Gannes,  la  mésentente 
des  officiers  de  terre  et  de  mer  les  firent  désespérer  de  la  Fran- 
ce :  «  On  craint,  dit  un  rapport  français  de  1745,  que,  par  la  fa- 
çon dont  s'est  terminée  l'expédition  [de  1744],  on  ne  trouve 
plus  les  mêmes  dispositions  chez  les  habitants  ».  Elles  furent, 
en  effet,  meilleures  au  début  qu'à  la  fin  :  quelques-uns  en  vin- 
rent même  à  renseigner  les  Anglais  et  à  se  prêter  à  leurs  tra- 


308  LA  CRISE 

vaux  militaires.  Le  13  octobre  1744.  Mascarène  félicite  de 
leur  allégeance  les  habitants  des  Mines,  de  Piziquid  et  de  la 
rivière  aux  Canards. 

Seuls,  saffranchissant  de  tout  lien  et  de  toute  sujétion, 
n'écoutant  que  la  voix  du  patriotisme,  une  douzaine.  «  une 
vingtaine  »  d'Acadiens,  dit  Mascarène  qui  ne  s'en  étonne  pas 
(15  mars  1745),  —  à  vrai  dire,  les  plus  notables,  et  partant 
les  plus  conscients  de  la  gravité  de  l'heure.  — ■  prirent  ouverte- 
ment parti  pour  la  France  :  entre  autres,  un  gros  fermier  de  la 
Grand 'Prée,  Joseph  Le  Blanc  dit  le  Maigre,  qui,  pour  avoir 
renseigné  le  gouverneur  de  Louisbourg  et  voulu  ravitailler  en 
viande  fraîche  la  flotte  d'Anville,  fut  dépouillé,  condamné  et 
emprisonné  par  les  Anglais,  et  un. certain  Nicolas  Louis  Gau- 
tier et  ses  deux  fils,  riche  et  audacieux  armateur  de  Port 
Royal  dont  le  vaste  établissement  de  Bel  Air  en  amont  de  la 
rivière  fut  le  quartier  général  de  Duvivier  et  de  Marin  lors 
de  leurs  sièges  d'Annapolis.  Les  têtes  de  «douze  rebelles»  fu- 
rent mises  à  prix  :  (outre  les  précédents,  les  deux  frères  Ray- 
mond, les  deux  frères  Le  Roy,  Joseph  Brossard  ditBeausokil, 
Pierre  Guédry  dit  le  Grivois.  Louis  Hébert  et  Amand  Bu- 
geau.  Ces  Acadiens  eurent -ils  tort  de  violer  leur  serment 
d'allégeance?  Non,  dit  nettement  Tabbé  Casgrain  [Pvhr..  eu 
pays  d'Evangeline  ).  «  Les  Acadiens  qui  avaient  été  soumis  à 
des  tromperies  et  à  des  persécutions  de  tout  genre  auraient 
pu.  s'ils  l'eussent  voulu,  secouer  le  joug  lorsqu'éclata  laguerre 
de  la  succession  d'Autriche.  Ils  auraient  pu  dire  aux  autorités 
d'Annapolis  :  «  Depuis  que  vous  avez  mis  le  pied  dans  notre 
«  pays,  vous  nous  avez  trompés:  vous  nous  tromperez  encore. 
«  C'est  vous-mêmes  ({ui,  par  vos  continuels  manijues  de  parole. 
«  nous  avez  déliés  de  la  nôtres.  Or,  si.  à  l'exemple  de  ces  hardis 
patriotes,  les  huit  à  dix  mille  Acadiens  d'alors  (dont  200  fa- 
milles à  Port  Royal)  s'étaient  soulevés  ou  avaient  seulement  fa- 
vorisé l'avance  des  troupes  françaises,  c'en  eût  été  fait  de  la 
petite  garnison  anglaise  de  trois  compagnies  régulières,  mal  «U- 
fendue  par  40  mauvais  canons  derrière  ses  remparts  de  terre 
^  roulante;  l'Acadie  eût  été  sauvée  et  les  Acadiens  se  fussent 


FAUSSE  SÉCURITÉ  309 

-évités  de  bien  grands  malheurs.  C'est  l'avis  même  de  Masca- 
rène  exprimé  trois  ou  quatre  fois  :  «  En  dépit  des  moyens  em- 
ployés par  les  Français  pour  amener  ou  contraindre  à  la  révol- 
te les  habitants  qui  sont  tous  français  d'origine  et  papistes, 
écrit  Mascarène  le  15  juin  1748,  ils  n'ont  pu  réussir  qu'auprès 
d'un  très  petit  nombre;  trois  fois  entrés  en  cette  province, 
trois  fois  assiégeants  de  ce  fort  avec  des  forces  bien  supérieures 
aux  nôtres,  ils  ont  dû  finalement,il  y  a  un  an,  se  retirer  à  Qué- 
bec». «C'est  au  refus  des  habitant  s  français  de  prendre  les  armes 
contre  nous  que  nous  devons  la  conservation  de  la  Nouvelle 
Ecosse,  écrit-il  dès  décembre  1744.  Si  les  habitants  avaient 
pris  les  armes,  ils  auraient  pu  fournir  contre  nous    trois  ou 
quatre  mille  hommes  qui,  augmentant  nos  fatigues  et  mainte- 
nant l'ennemi  sur  les  lieux,  auraient  rendu  impossible  les  répa- 
rations et  le  ravitaillement  ».  «  Ils  auraient  pu  détruire  notre 
garnison  et  s'emparer  du  fort  en  ruines  ».  Mais  non  !  fidèles  à 
leur  parole,  ils  restèrent  obstinément  neutres;  le  serment  les 
lia  à  l'heure  de  la  délivrance;  leur  candide    loyalisme   laissa 
échapper  une  occasion  d'émancipation  qui  ne  revint  jamais. 
Quel  bénéfice  les  Acadiens  retirèrent-ils  de  tant  d'abnéga- 
tion? quelle  récompense  pour  tant  d'attachement  au  devoir? 
Ces  mêmes  Anglais,  auxquels  ils  se  sacrifiaient,  les  accusèrent 
précisément  de  manque  de  parole;  ils  tramèrent  dès  lors  leur 
perte  plus  que  jamais  et  leur  préparèrent  le  pire  et  le  plus  im- 
mérité de  tous  les  châtiments.  Ici  éclate  la  duplicité  anglaise, 
si  bassement  réaliste.  Pendant  toute  cette  période  critique,  le 
danger  est-il  menaçant,  l'Anglais  se  fait  bénin,  bénin  à  l'égard 
•de  ces  pauvres  Acadiens  dont  il  a  si  grand  besoin  ;  le  danger 
€st-ii  pass('',  il  sapprête  sournoisement  à  exterminer  un  peuple 
maudit  qu'il   redoute  encore;    car,    qu'il    menace    ou    qu'il 
flagorne,  l'Anglais  ne  cesse  de  détesteretde  vouloir  supprimer 
quiconque  le  gêne.  «  Les  temps  étaient  mauvais,  a-t-on  dit;  il 
fallait  baisser  la  tête,  biaiser,  temporiser,  feindre  de  céder;  on 
n'y  manqua  pas.  »  Ainsi  bernés,  les  naïfs  Acadiens  perdirent  la 
dernière  occasion  (|u'il.s  aient  jamais  eue  de  redevenir  Fran- 
çais; neuf  ans  plus  tard,  les  Anglais  les  récompensèrent  à  leur 
façon  d'un  loyalisme  si  généreux. 


310 


L    A 


CRISE 


Trois  maîtres  fourbes  dominent  ce  temps  de  crise  :  ]\Iasca-- 
rène,  ^^'arren  et  surtout  Shirley.  De  Mascarène,  nous  avons- 
déjà  signalé  la  duplicité  dans  ses  relations  avec  ces  Acadiens 
et  avec  leurs  prêtres.  Même  l'historien  néo-écossais  B.  Mur- 
doch  qui  "loue  sa  courtoisie  ne  peut  s'empêcher  de  dire  : 
«  Si  distingué  et  si  honorable  qu'il  fût,  il  était  parfois  subtil 
et  astucieux  en  ses  raisonnements.  »  (II.  11)  Dès  le 
15  novembre  1740,  ce  ci-devant  Français  qui  connaissait 
bien  l'âme  des  Acadiens  écrivait  :  «  Depuis  que  j'ai  l'hon- 
neur de  présider  ici,  je  me  suis  toujours  efforcé  de  faire  sentir 
à  ces  habitants  français  la  différence  qu'il  y  a  entre  le  gouver- 
nement britannique  et  le  gouvernement  français  en  leur  ad- 
ministrant la  justice  avec  impartialité  et  en  les  traitant  en 
toutes  circonstances  avec  douceur  et  humanité,  sans  rien  cé- 
der toutefois  quand  l'honneur  ou  l'intérêt  de  Sa  Majesté  était 
en  jeu.  »  N'empêche  que  l'année  suivante,  sa  correspondance 
avec  Tabbé  Desenclaves,  curé  de  Port  Royal,  (29  juin,  20  juil- 
let, 5  septembrej  nous  le  montre,  au  nom  de  la  distinction  du 
spirituel  et  du  temporel,  dépossédant  les  prêtres  acadiens  de 
cette  justice  patriarcale  dont  leurs  ouailles  s'étaient  jusqu'alors 
bien  trouvés.  N'empêche  que  le  23  novembre  1741, il  écrit  aux 
Lords  of  Trade  :  «  Les  missionnaires  nous  causent  bien  des  en- 
nuis, malgré  toute  la  peine  que  nous  nous  donnons  pour  les 
maintenir  dans  l'ordre  en  les  obligeant  à  se  conformer  aux  rè- 
gles prescrites  et  en  les  empêchant  d'exercer  aucune  autorité 
ecclésiastique  ».  Bien  caractéristique  est  la  différence  de  ton 
entre  sa  lettre  à  l'évêque  de  Québec  (2  déc.  1742)  et  son 
compte-rendu  au  Secrétaire  d'Etat  le  lendemain  (Akins, 
124-6). 

D'autre  part,  la  guerre  finie,  notre  huguenot  anglicisé  écrit 
à  son  compatriote  Ladevèze  :  «  En  toutes  ces  terribles 
conjonctures,  j'ai  traité  les  habitants  français  avec  tant 
de  douceur,  administré  la  justice  si  impartialement,  usé 
à  leur  égard  de  tant  de  bons  procédés  qu'encore  que  l'en- 
nemi ait  amené  au  milieu  deux  2.000  hommes  armés  pour 
les   soulever   contre   nous,  il    n'a    réussi    à    en  joindre  à  sa 


FAUSSE  SÉCURITÉ  311 

<?ause  qu'une  vingtaine  au  plus.»  Oui;  mais,  ce  que  ce  bon  apô- 
tre ne  dit  pas,  c'est  le  sort  qu'il  réserve  à  ces  milliers  de  dupes 
xle  sa  feinte  clémence.  «  Nous  proposons  humblement,  signc-t-il 
avec  son  Conseil  en  décembre  1745,  que  les  dits  habitants  fran- 
çais soient  transportés  hors  de  la  province  de  Nouvelle  Ecosse 
et  remplacés  par  de  bons  sujets  protestants.  »  Ah  !  si  les  Aca- 
diens  avaient  su...,  mais  ils  ne  savaient  pas  «  Rien  ne  peut  être 
plus  avantageux,  confirme-t-il  à  son  complice  Shirley,  qur  l'é- 
viction de  ces  habitants  et  leur  remplacement  par  de  bons 
sujets  protestants;  «  seulement,  lui  confie-t-il  tout  bas,  il  faut 
que  les  préparatifs  soient  faits  «  à  leur  insu  et  dans  le  plus  grand 
secret,  même  à  Boston;  »  autrement,  en  quelle  fâcheuse  pos- 
ture se  fut  trouvé  vis-à-vis  de  ses  victimes  ce  doucereux  hy- 
pocrite? 

Une  fois  les  dangers  de  la  guerre,  passés,  Mascarène 
ne  se  gêne  plus...  En  août  1748,  il  rabroue  les  habitants  des 
]\Iines  à  propos  de  prétendus  actes  de  désobéissance  et  d'hos- 
tilité sournoise;  le  28  septembre,  avec  son  conseil,  il  repou.sse 
toute  demande  des  réfugiés  de  l'Ile  Royale  et  autres  lieux 
tendant  à  leur  séjour  en  Nouvelle  Ecosse;  bien  mieux,  le  17  oc- 
tobre, il  recommande,  pour  faire  contrepoids  à  ces  irréconci- 
liables Français,  d'établir  et  de  fortifier  sur  la  côte  atlantique 
une  colonie  de  pêcheurs  anglais,  afin  de  contenir  la  popula- 
tion, et  de  construire  un  fort  auxMines  et  un  fort  à  Chignectou . 
En  guise  de  reconnaissance  aux  prêtres  qu'il  a  si  bien  bernés, 
il  les  recommande  en  ces  termes  à  la  faveur  royale  :  «  Tant 
qu'on  laissera  les  missionnaires  français  au  milieu  des  habi- 
tants, on  ne  pourra  transformer  ceux-ci  en  bons  sujets  bri- 
tanniques ».  C'est  donc  l'expulsion  des  prêtres  aussi  qu'il  pré- 
conise, en  particulier  celle  de  ce  pauvre  abbé  Desenclaves 
qui  se  croyait  le  meilleur  ami  de  Mascarène  et  qui  sera  l'une 
des  plus  misérables  victimes  de  son  successeur  Lawroncc, 
Avrai  dire,  cette  politique  déloyale  n'assura  pas  même  au 
transfuge  français  le  respect  de  ses  collègues  anglais.  «  Le 
âieutenant  colonel  a  eu  tort,  dit  son  jeune  successeur  Corn- 
wallis  (11  sept.   1749)  de  souffrir  tant  d'abus;  mais  il  est  usé 


312  ],    A         CRISE 

et  tous  les  officiers  du  port  ont  abusé  de  lui  depuis  le  capitaine 
jusqu'à  l'enseigne.  Disons  tout  de  suite  que  le  vieux  renégat, 
ainsi  méprisé  et  tenu  en  suspicion,  privé  d'honneurs  et  de 
fortune,  réduit  à  sa  demi-paye  de  major,  finit  tristement  ses 
jours  (22  janvier  1760)  à  Boston  où  il  avait  pris  femme;  lors 
du  grand  dérangement,  il  fut  le  témoin,  peut-être  ému. 
après  tout,  des  tragiques  conséquences  de  sa  funeste  politique 
anti-française.  Son  fils  dut,  le  30  juillet  1764,  solliciter  une 
concession  de  20.000  acres  de  terre  en  récompense  des  ser^ 
vices  méconnus  du  rusé  vétéran  néo-écossais. 

Voici  un  autre  compère.  En  1745,  le  contre-amiral  Warren 
tolère  au  Cap  Breton  les  287  habitants  français,  tant  qu'il  en 
a  besoin  «  pour  fournir  à  sa  garnison  du  bois,  etc;...  »  mais  i^ 
se  promet  bien  ensuite,  dit-il,  «  de  les  emprisonner  et  de  les 
expédier  en  France  le  plus  tôt  possible.  »  A  l'égard  des  1.000 
habitants  de  l'Ile  Saint-Jean,  son  projet  est,  en  mai  1746,  «  de 
les  expulser  de  l'Ile,  de  brûler  leurs  étal)lissements  et  de  les- 
transporter  en  France  avec  leurs  biens  meubles  »;  mais,  le 
7  juin,  le  Conseil  de  guerre  décide  pour  des  raisons  d'économie 
(6  à  8.000  livres)  et  de  stratégie  (transports  de  troupes  au  Ca- 
nada) de  les  tolérer  encore  moyennant  la  remise  de  12  otages 
et  la  cession  de  la  moitié  de  leur  bétail  «  à  un  prix  raisonnable  ». 
Cette  mesure  de  nécessité  est  présentée  à  la  «  pauvre  popula- 
tion inoffensive  »  comme  une  «  faveur  »  de  Sa  Majesté  qui 
«  daigne  »  ainsi  lui  permettre  la  récolte  des  blés  qu'elle  a  semés. 
En  octobre  1745,  le  susdit  Warren  écrit  au  duc  de  Newcastle 
combien  «  il  serait  avantageux  de  déporter  ceux  des  Aca- 
diens  qui  résident  à  Annapolis  ".  «  J'ai  exprimé  cette  idée  à 
l'Amirauté,  et  je  crois  que  M.  Shirley  vous  exprime  le  même 
avis  ».  Shirley  comprend  que  Warren  estime  «  nécessaire  de 
chasser  tous  les  habitants  français  hors  de  l'Acadie  dès  le 
printemps  prochain.  »  Aussitôt,  dès  le  8  novembre,  le  commo- 
dore  Knowles,  ravi  d'un  si  beau  projet,  sollicite  «  l'honneurtle 
commander  pareille  expédition  »;  bel  honneur,  vraiment,  di- 
gne d'un  pacha  turc,  que  d'expulser  ainsi  un  malheureux 
peuple    aussi  ^inoffensifs    qu'innocent.   A   cette    occasion  se- 


FAUSSE  SÉCURITÉ  313 

manifeste,  de  plus  en  plus  intense  chez  tous  ces  Anglais,  le 
.désir  de  déporter  ces  naïfs  Acadiens  qui  venaient  précisé 
nient,  en  leur  faveur,  d'étouffer  sous  la  dure  loi  du  ser- 
ment leurs  sentiments  patriotiques. 

De  ce  trio  de  fourbes,  le  pire  fut  assurément  ^^'illiam  Shir- 
ley.  Ce  misérable  et  ambitieux  homme  de  loi  (1694-1771),  qui 
en  1736  était  venu  de  Londres  à  quarante  ans  chercher  fortune 
en  Amérique,  avait,  à  force  d'intrigues,  d'audace  et  de  fana- 
tisme politique  et  religieux,  réussi  à  se  faire  nommer  dès  1741 
gouverneur  du  Massachusetts.  La  France  n'eut  guère  en  ces 
régions  d'ennemis  plus  implacables  et  plus  dénués  de  scrupule 
que  ce  farouche  sectaire  dont  le  delenda  Carihago  était  la  ruine 
de  toute  puissance  française  en  Amérique;  «  delenda  est  Cana- 
da »,  concluait-il  en  un  discours  du  28  juin  1746.  Aussi  la  guerre 
coloniale,  qui  résulta  de  la  Succession  d'Autriche  en  Europe, 
a-t-flle  justement  pris  en  Amérique  le  nom  de  Shirley's  War. 
Ame  damnée  de  l'impérialisme  britannique,  il  ne  cessa  en  sa 
correspondance  d'insister  tout  particulièrement  sur  l'impor- 
tance capitale  de  la  Nouvelle  Ecosse  tant  pour  l'Angleterre 
que  pour  la.  France  et,  par  conséquent,  sur  la  nécessité  pour 
son  pays  de  s'assurer  par  tous  les  moyens  aux  dépens  du  voisin 
exécré  cette  «  clef  »  de  l'empire  américain.  Dès  le  début,  dit 
-Mascarène  (déc.  1744).  l'une  des  trois  causes  qui  sauvèrent  An- 
napolis,  ce  furent  «  les  prompts  secours  envoyés  par  le  gouver- 
neur de  Massachusetts;  grâce  à  eux  fut  soulagé  le  service  cons- 
lant  de  nos  hommes  sur  des  remparts  en  ruine  »;  et  tout  cela, 
non  sans  «  grands  frais  «.  Ce  fut  Shirley,  avons-nous  vu,  qui 
en  cette  même  année  entraîna  toute  la  Nouvelle  Angleterre 
dans  une  alliance  armée  contre  le  boulevard  français  de  Louis- 
bourg,  si  envié  et  si  redouté.  L'éclatant  succès  de  sa  témé- 
raire entreprise  conféra  à  ce  «  guerrier  exalté  »  un  réel  pres- 
tige :  de  colonel  qu'il  était,  notre  simple  civil  fut  promu  gé- 
néral et,  profitant  de  l'indolence  du  ministère  Newcastle,  il 
s'arrogea  en  son  vague  empire  colonial  une  autorité  de  vice-roi 
omnipotent,  se  substituant  hardiment  à  la  métropole  en  ini- 
tiatives qui  dépassaient  les  limites  mêmes  de  la  Nouvelle  An- 


314  LA         CRISE 

gltorre.  Ainsi,  pourvu  d'une  voix  consultative  au  ConseiF 
d'Annapolis,  il  prend  tout  de  suite  la  haute  main  dans  l'ad- 
ministration tant  civile  que  militaire  de  la  Nouvelle  Ecosse  : 
«  -M.  .Mascarène  et  tout  son  Conseil  s'en  remettent  à  moi,  écril-il 
fièrement  le  11  février  1746;  ils  n'adopteront  pas  une  mesure 
sans  mon  avis  ni  mon  approbation,  comme  c'est  le  cas  depuis 
deux  ans  ».  C'est  donc  sur  Shirley  que  pèse  la  plus  lourde 
r^'sponsabilité  pour  toute  la  politique  coloniale  de  l'Angle- 
terre en  cette  région  et  en   ce  temps. 

Or,  ce  satrape  puritain  détestait  par-dessus  tout  les  Aca- 
diens  :  son  humeur  despotique,  n'admettant  pas  de  résistance, 
s'offensait  de  la  présence  en  territoire  anglais  de  ce  blo,c  catho- 
lique et  français  qui  le  gênait  et  l'inquiétait.  «  Je  suis  désolé 
de  ne  pas  avoir  à  ma  disposition  une  troupe  de  500  hommes, 
écrit-il  au  lendemain  de  la  chute  de  Louisbourg;  je  l'em- 
mènerais aux  Mines  et  à  Grandpré;  j'ouvrirais  toutes  les  éclu- 
ses ;  je  dévasterais  tout  le  pays  ;  je  noierais  toute  cette  engeance 
de  vipères.  »  Redoutant  les  «  excès  de  tendresse  »  de  Masca- 
rène à  leur  égard,  il  réclame  dès  le  11  février  1746  «  de  promp- 
tes mesures  pour  s'assurer  des  habitants  >>.  En  voici  une,  in- 
diquée dans  ses  lettres  du  10  mai  et  du  18  juin  :  «  L'ennemi 
trouvera  bientôt  moyen  de  nous  arracher  brusquement  l'A- 
cadie,  si  nous  n'enlevons  pas  les  plus  dangereux  habitants 
français  pour  les  remplacer  par  des  familles  anglaises.»  En  voici 
une  autre,  en  date  du  28  juillet  :  «  La  province  de  la  Nouvelle 
Ecosse  ne  sera  jamais  hors  de  danger  tant  que  les  habitants 
français  y  seront  tolérés  dans  le  mode  actuel  de  soumission.  « 
En  voici  une  troisième,  en  date  du  15  août  :  «  chasser  de  la 
Nouvelle  Ecosse  les  prêtres  catholiques,  leur  substituer  des 
ministres  protestants  français,  ouvrir  des  écoles  écossaises  et 
accorder  des  faveurs  à  tous  ceux  des  habitants  qui  passeront 
au  protestantisme  et  feront  apprendre  l'anglais  à  leurs  en- 
fants... Ainsi,  la  génération  suivante  se  composera  de  vrais 
sujets  protestants.  »  Que  les  prêtres  acadiens  que  trompait 
Mascarène  ne  connaissaient-ils  ces  invites  à  l'apostasie,  ces 
violations  de  la  conscience  !...  Ajoutons  que,  dès  le  3  octobre 


FAUSSE  SÉCURITÉ  315 

IT-l.').  Shirley  avait  déjà  osé  dire  cyniquement  :  «  Il  faut  les 
expulser  et,  naturellement,  préparer  ce  coup-là  dans  l'ombre.  » 
Informés  de  ces  monstrueux  projets,  le  gouverneur  Beau- 
harnais  et  l'intendant  Hocquart  écrivirent  dès  le  12  septem- 
bre 1745  au  comte  de  Maurepas.  «  Nous  ne  pouvons  nous  ima- 
giner qu'ils  envisagent  l'idée  d'expulser  les  Acadiens  pour  leur 
substituer  des  Anglais,  à  moins  que  la  désertion  des  Indiens 
ne  leur  donne  l'audace  d'adopter  un  plan  si  inhumain  ».  «  Plan 
si  inhumain  »,  on  le  voit,  ne  répugnait  pas  plus  aux  Anglais 
de  la  métropole  qu'à  ceux  d'Amérique. 

Les  Acadiens,  qui  venaient  justement  de  tant  sacrifiera 
leur  loyalisme  envers  l'Angleterre,  eurent  vent  de  toutes  ces 
intentions  hostiles  à  leur  égard;  les  autorités  françaises  ne 
manquèrent  pas,  du  reste,  de  leur  en  montrer  les  conséquences, 
si  graves  pour  leurs  intérêts.  En  thésaurisant  les  pièces  d'or 
et  d'argent  de  Louisbourg  dont  ils  sont  «extrêmement  avides  », 
((  quel  but  peuvent-ils  bien  avoir,  se  demandent  Hocquart*  et 
Beauharnais  dans  la  susdite  lettre,  sinon  celui  de  s'assurer  des 
ressources  en  vue  d'un  jour  de  malheur?  Beaucoup  d'entre 
eux  se  sont  déjà  enquis,  pour  savoir  s'ils  pourraient  trouver  ici 
au  ('-anada]  des  terres  où  s'établir  et  s'ils  seraient  autorisés 
à  y  venir  ».  Se  méfiant  de  la  bonne  foi  anglaise,  les  Acadiens, 
en  effet,  songeaient  toujours  à  partir.  Inquiets,  ils  envoient 
des  délégués  à  leur  bon  Mascarène,  qui,  naturellement,  feint 
de  n'y  rien  comprendre,  mais  ne  s'en  empresse  pas  moins 
d'informer  son  puissant  acolyte.  Il  était  d'autant  plus  urgent 
de  calmer  ces  gens-là  c[ue  la  puissante  flotte  d'Anville  appro- 
chait alors.  Ou'à  cela  ne  tienne  !  de  la  même  plume  qui  mena- 
rail  hier,  limpudent  Shirley  rassure  maintenant  : 

'(  Ayant  été  informé,  çcrit-il  à  Mascarène  le  16  septembre  1746, 
que  les  habitants  de  la  Nouvelle  Ecosse  prêtent  au  gouverne- 
mont  ansîlais  le  dessein  de  les  chasser  de  leurs  terres,  eux  et 
leurs  familles,  pour  les  déporter  en  France  ou  ailleurs,  je  vous 
]irie  lie  leur  liiii-c  saxolr  (ju'au  cas  où  sa  Majesté  aurait  eu  une 
pareille  intention,  il  est  probatile  ({ue  j'en  aurais  été  informé; 
.or,  rien  de  semblable  ne  m'a  été  communiqué,  cl  je  reste  con- 


316  LA  CRISE 

vaincu  que  leurs  appréhensions  sont  sans  fondement.  \'euillez^ 
donc  les  persuader  que  je  m'efforcerai  de  mon  mieux  auprès  de 
Sa  Majesté  pour  qu'elle  continue  d'accorder  sa  faveur  royale 
et  sa  protection  à  tous  ceux  qui  se  sont  conduits  loyalement 
et  n'ont  pas  eu  de  relations  avec  l'ennemi  ». 

Si  ce  n'est  pas  là  mentir  au  sens  exact  du  mot,  ce  n'en  est 
pas  moins  parler  avec  l'intention  de  tromper  :  car,  si  ce  n'est 
pas,  à  vrai  dire,  le  «  gouvernement  anglais  de  Sa  Majesté  »  qui 
avait  en  ces  circonstances  exprimé  l'intention  de  «  chasser  les 
Acadiens  de  leurs  terres  »  et  de  les  «  déporter  »  non  pas  en  Fran- 
ce, mais  «  ailleurs  »,  c'était  Shirley  lui-même  qui  avait  dans  ce 
but  insisté  auprès  de  ce  gouvernement;  et,  si  cette  idée  ou 
plutôt  la  réalisation  de  cette  idée  est  pour  un  moment  écar- 
tée, ce  n'est  que  pour  des  raisons  d'opportunité;  car  on  se  pro- 
met bien  d'y  revenir, dès  que  les  circonstances  le  permettront. 
On  voit  à  quelle  misérable  casuistique,  à  quelles  équivoques 
a  recours  ce  pur  des  purs  pour  mieux  tromper,  quand  il  a  be- 
soin de  tromper.  Pour  qu'il  n'y  ait  pas  de  doute  sur  cette  vile 
manœuvre,  trois  jours  plus  tard,  le  19,  Shirley  informe  le 
duc  de  Newcastle  : 

i(  Comme  en  un  moment  si  critique,  [la  flotte  française  à  Chi- 
bouctou,  les  troupes  acadiennes  près  d'Annapolis]. cette  crainte 
[qu'ont  les  Acadiens  d'être  expulsés]  peut  être  exploitée  contre 
nous  par  nos  ennemis,  j'ai  écrit  à  M.  Mascarène  une  lettre  [la 
susdite  lettre]  qui  a  été  traduite  en  français  et  imprimée  pour 
être  distribuée  aux  colons  ».  «  Quant  à  la  crainte  dont  vous  souf- 
frez d'être  chassés  du  pays,  dit  un  extrait  de  cette  lettre  de  Mas- 
carène {2\)  juin  1747)  citée  plus  tard  par  les  Acadiens  de  Phi- 
ladeljihie,  vous  avez  entre  les  mains  une  lettre  imprimée  de 
Son  Excellence  William  Shirley  qui  vous  délivre  de  toute  appré- 
hension; vous  savez  les  promesses  que  je  vous  ai  faites  et  dont 
vous  avez  déjà  ressenti  les  effets  :  à  savoir  que  je  vous  proté- 
gerais tant  que  votre  conduite  et  votre  fidélité  à  la  couronne 
britannique  me  le  permettront;  eh  bien  !  cette  promesse  je 
vous  la  renouvelle  ». 

Ah  !  le  bon  billet  !...  tant  que  la  guerre  durera  !  c'est-à-dire 
tant  que  nous  aurons  besoin  de  vous  et  peur  de  vous  ! 


FAUSSE  SÉCURITÉ  317 

La  fidélité  des  Acadiens  en  «  ce  moment  si  critique  »  a-t-elle 
du  moins  guéri  Shirley  de  ses  criminelles  intentions  à  leur 
égard?  Nullement  :  le  double  danger  français  et  canadien  sur 
terre  et  sur  mer  ne  s'est  pas  plus  tôt  évanoui  que  le  l^'"  novem- 
bre il  reproche  à  Mascarène  de  ne  pas  profiter  d'une  situation 
si  avantageuse  et  il  lui  propose  des  renforts  pour  détruire  les 
établissements  français;  oui,  «détruire  les  établissements  »  de 
ceux-là  même  à  qui,  un  mois  et  demi  plus  tôt,  il  promettait 
par  écrit  la  protection  et  la  faveur  royales.  D'autres  nécessi- 
tés plus  urgentes  (campagne  du  Canada)  l'obligent,  toutefois, 
à  temporiser  à  nouveau.  Aussi,  se  sentant,  selon  l'expression 
courante,  «  brûlé  >>  il  écrit  le  21  novembre  au  duc  de  Newcastle 
pour  obtenir  l'autorisation  solennelle  de  Sa  Majesté  Britanni- 
'  que  :  «  Je  me  permets  de  proposer  que  Sa  Majesté  veuille  bien 
le  plus  tôt  possible  informer  les  habitants  français  que  les 
assurances  de  sa  faveur  royale  qui  leur  ont  été  données  par 
moi  ont  reçu  son  approbation  et  seront  mises  à  exécution  : 
l'intervention  de  Sa  Majesté  dissiperait  les  craintes  qu'ils  ont 
d'être  bannis  de  la  Nouvelle  Ecosse,  eux  et  leurs  familles  ». 
Or,  si  en  cette  même  lettre  il  s'oppose  encore,  à  vrai  dire,  à 
«  l'expulsion  en  masse  de  tous  les  habitants  français», tant  pour 
des  motifs  intéressés  (renforcement  du  Canada  et  difficulté 
de  repeuplement)  que  pour  des  raisons  morales  (clause  du 
traité  d'Utrechtet  serment  accepté  par  Armstrong),  Shirley 
insiste  sur  l'urgence  de  ses  mesures  anti-catholiques,  à  l'heure 
même  où  le  pauvre  clergé  canadien  ne  faisait  que  trop  naïve- 
ment le  jeu  de  sa  politique  anglaise.  Shirley  a-t-il  donc  renoncé 
à  ses  plans  d'expulsion  totale?  Pas  le  moins  de  monde;  il  ne 
fait  encore  que  les  n.-niettre  à  la  première  occasion  favorable  : 
il  faudra  les  chasser  tous  le  printemps  suivant.  Ce  n'est 
pas  l'horreur  d'une  pareille  opération  qui  l'arrête  le  moins- 
du  monde;  c'est  uniquement  la  peur  et  l'intérêt;  il  craint  qu'ai- 
dés de  sauvages,  les  plus  hardis  ne  se  retirent  dans  les  bois,  ne 
harcèlent  les  troupes  anglaises  et  n'en  empêchent  le  ravitail- 
lement; il  se  demande,  pure  raison  d'opportunité,  s'il  ne 
serait  pas  «  extrêmement  difficile  de  combler  le  vide  que  leur 
éviction  créerait  dans  le  pays.» 


318  LA  CRISE 

A  mesure  que  passe  le  temps  et  que  s'évanouissent  les  dan- 
gers, toutes  les  objections  matérielles  et  morales  de  Shirley 
se  dissipent  également;  le  sinistre  projet  d'expulsion  brutale, 
lui  devenant  de  plus  en  plus  cher,  prend  corps  en  son  esprit  et 
mûrit  davantage.  Dès  le  11  décembre  1746,  il  songe  à  recourir 
à  l'aide  de  ces  mêmes  sauvages  qu'il  redoutait  encore  si  fort 
naguère;  le  l^'^  février  1747.  il  parle  de  mettre  à  prix  les  cheve- 
lures acadiennes;  et.  le  21  octobre  et  le  "28  décembre  1747.  il 
se  complaît  en  cette  idée  macabre.  Dès  le  8  juillet  1747.  il 
s'arrête  au  plan  suivant  qui!  propose  au  duc  de  Xewcastle 
comme  étant  le  plus  pratique  : 

«  M.  Knowles  [le  commodore],  avec  mille  hommes  de  Louis- 
bourg,  renforcés  de  deux  mille  hommes  de  Nouvelle  Angleterre, 
marcherait  sur  Chignectou  (Beaubassin),  en  chasserait  l'ennemij 
ef  se  rendrait  maître  des  habitants  de  la  région;  tout  le  canton' 
serait  ensuite  divisé  entre  ces  deux  mille  hommes  de  la  Nouvelle 
Anjrleterre,  à  condition  qu'ils  s'y  établissent  avec  leurs  fHmilles 
ef  en  assurent  la  défense:  quant  aux  habitants  qui  résident  là, 
on  les  transplanterait  en  Nouvelle  Angleterre  et  on  les  réparti-j 
rait  entre  les  quatre  gouvernements  qui  régissent  ce  pays. 
Ainsi  les  groupes  acadiens  des  Mines  et  d'Annapolis  se  trouve- 
raient bloqués  dans  la  presqu'île  et  épouvantés  par  la  dépor- 
tation de  leurs  frères;  les  protestants  pourraient  s'installer 
et  se  répandre  dans  toute  la  province  et  les  dépenses  militaires 
-de  Sa  Majesté  se  trouveraient  allégées  ». 

Voilà,  en  son  ignoble  mélange  de  froide  cruauté,  de  terro- 
risme calculé  et  de  basse  mesquinerie,  la  première  esquisse 
nette  du  «  grand  dérangement  ».  tel  qu'il  .  sera  quelques 
années  plus  tard  exécuté  sur  une  plus  grande  échelle  par  le 
collègue  et  ami  de  ce  criminel  homme  d'Etat  anglais,  par 
t'.harles  Lawrence. 

Le  malheur  pour  ce  beau  plan  machiavélique,  c'est  qu'il  se 
croisa  en  mer  avec  l'ordre  de  Sa  Majesté  (en  réponse  précisé- 
ment aux  demandes  antérieures  du  dit  Shirley)  d'avoir  à 

"  rassurer...  les  habitants  de  la  Nouvelle  Ecosse  qui  s'imagi- 
jient  [bien  à  tort,  on  le  voit]  qu'on  a  l'intention  de  les  chasser 


FAUSSE  SÉCURITÉ  319 

de  leurs  foyers  et  de  leurs  terres  »  [comme  si  pareille  abominai  ion 
pouvait  jamais  entrer  en  une  âme  anglaise.]  «  Sa  Majesté  croit 
urgent  (30  mai  1747)  que  des  mesures  soient  prises  pour  dissiper 
ces  vaines  appréhensions;  [combien  vaines,  en  effet!]  et.  à 
cette  fin,  vous  êtes  prié,  conformément  au  bon  plaisir  du  Roi. 
de  bien  vouloir  déclarer  publiquement  et  péremptoirement 
aux  sujets  britanniques  de  cette  province  que  de  telles  alarmes 
n'ont  pas  le  moindre  fondement  [en  vérité!]  C'est  au  con- 
traire, la  ferme  intention  de  Sa  Majesté  de  protéger  tous  ceux 
qui  continueront  à  se  montrer  fidèles  à  leur  devoir  d'allé- 
geance et  de  les  maintenir  dans  la  paisible  possession  de  leurs 
biens;  Sa  Majesté  désire  également  les  assurer  qu'ils  jouiront, 
comme  par  le  passé,  du  libre  exercice  de  leur  relligion  ». 

Peut-on  se  contredire  plus  cyniquement.'*  En  une  situation 
si  fausse,  un  honnête  homme  simple  et  droit  se  fût  pour  le 
moins  abstenu  ;  mais  notre  puritain  au  pouvoir  avait  la  cons- 
cience aussi  souple  que  la  décision  rapide.  De  la  même  encre 
qui  venait  de  révéler  à  leur  égard  ses  plus  noirs  desseins,  Shir- 
ley  rédige  donc  une  belle  proclamation  qui  «  touche  tous  les 
sujets  sur  lesquels  il  fallait  rassurer  les  Acadiens  et  calmer  au 
plus  tôt  leurs  appréhensions.  »  (18  août  1747).  En  voici  le 
texte  daté  de  Boston  le  21  octobre  1747  et  préservé  par  les 
Acadiens  de  Philadelphie  : 

«  Sur  l'ordre  de  Sa  Majesté, 

Déclaration  de  William  Shirley,  Esq.,  Capitaine  Général  et 
Gouverneur  en  chef  de  la  province  de  la  Baie  de  Massachusetts. 
etc.,  etc. 

Aux  sujets  de  Sa  Majesté,  les  habitants  français  de  sa  pro- 
vince de  Nouvelle  Ecosse, 

Informé  qu'on  avait  répandu  parmi  les  sujets  de  Sa  Ma- 
jesté le  bruit  qu'on  avait  l'intention  de  les  arracher  de  leurs 
établissements  en  Nouvelle  Ecosse,  je  leur  ai,  en  ma  déclaration 
du  16  septembre  1746,  signifié  que  ce  bruit  était  sans  fondement 
et  que  j'étais,  au  contraire,  persuadé  que  Sa  Majesté  se  plairait 
gracieusement  à  étendre  sa  protection  sur  tous  ceux  d'entre 
eux  qui  persisteraient  en  leur  fidélité  et  allégeance  et  n'au- 
raient aucune  relation  ni  ne  pactiseraient  avec  l'ennemi  de  la 
Couronne;  je  les  ai  assurés  que  je  ferai  à  Sa  Majesté  un  rapport 
favorable  sur  leur  état  et  situation  (peut-on  mentir  i)lus  et- 


320  LA         CRISE 

frontément  ■?)  J'ai  en  conséquence  transmis  ledit  rajjport  pour 
être  soumis  et  ai  en  retour  obtenu  l'expression  de  son  boii 
plaisir  concernant  ses  susdits  sujets  de  Nouvelle  Ecosse  avec 
ordre  exprès  de  la  leur  communiquer  en  son  nom.  En  vertu  de 
quoi  et  en  exécution  des  ordres  de  Sa  Majesté,  je  déclare  par 
les  présentes,  au  nom  de  sa  Majesté,  qu'il  n'y  a  pas  le  moindre 
fondement  d'appréhension  concernant  l'intention  qu'aurait 
Sa  Majesté  d'éloigner  les  dits  habitants  de  la  Nouvelle  Ecosse 
de  leurs  dits  établissements  dans  ladite  province;  mais  que 
c'est,  au  contraire,  la  résolution  de  Sa  Majesté  de  protéger  et  de 
maintenir  tous  ceux  d'entre  eux  qui  sont  et  seront  restés  fidèles 
à  leur  devoir  et  à  leur  allégeance  envers  lui  dans  la  paisible  et 
tranquille  possession  de  leurs  habitations  et  établisscMnents  et? 
dans  la  jouissance  de  leurs  droits  et  ]Mi\ilèges  en  tant  que  sujets, 
etc.,  etc..  ». 

Cette  belle  proclamation  royale  où  sont  huit  fois  invoqués 
le  nom  et  l'autorité  de  «  Sa  Majesté  »,  Mascaréne  s'empresse 
de  la  répandre,  dûment  imprimée,  dans  toute  la  province.  Nos 
bons  paysans  l'accueillent  avec  une  joie  reconnaissante  : 
ils  renoncent  à  prendre  parti  pour  les  Français  qui  veulen 
les  sauver;  ils  se  fient  aux  Anglais  qui  veulent  les  perdre? 
Ils  poussent  même  la  naïveté  jusqu'à  thésauriser  ce  pré- 
cieux document  comme  une  des  meilleures  chartes  de  leur 
constitution  civile;  ils  l'emporteront  plus  tard  jusqu'en  leur 
exil  de  Pensylvanie.  On  verra  quel  cas  en  feront  auparavant 
les  dignes  successeurs  de  Mascaréne,  Cornwallis  et  Lawrence, 
ces  futurs  complices  de  Shirley. 

Il  est  un  point,  toutefois,  sur  lequel  notre  obéissant  fonc- 
tionnaire de  Boston  néglige  d'obéir  à  son  seigneur  et  maître  : 

«  Je  me  suis  permis,  dit-il  en  cette  même  lettre  du  '^0  octobre 
à  Newcastle,  d'omettre  en  cette  déclaration  ce  qui  concerne  1  • 
libre  exercice  de  la  religion  romaine.  Le  traité  d'Ltrecht  ne 
met  pas  Sa  Majesté  dans  l'obligation  de  laisser  les  habitants 
français  libresde  pratiquer  la  religion  catholique;  [Shirley  pèche- 
t-il  ici  par  une  ignorance  ou  par  une  impudence  également 
étranges?]  et,  comme  Sa  Majesté  n'a  encore  fait  aucune  promesse 
«n  cette  matière,  j'espère  que  nous  pourrons  trouver  des  moyens 
efficaces  pour  altérer  les  liens  de  consanguinité  et  de  religion 


s 

i 


FAUSSE  SÉCURITÉ  321 

rcjui  rattachent  les  habitants  français  de  la  Nouvele  Ecosse  à 
ceux  du  Canada,  en  les  forçant  à  des  relations  avec  les  sujets 
britanniques  d'ici  et  en  exerçant  un  sévère  contrôle  sur  le 
pouvoir  pernicieux  que  les  prêtres  romains  ont  sur  eux  et  sur 
les  Indiens;  mais  nos  efforts  en  ce  sens  seraient  stériles  ou  du 
moins  fort  ^ênés  si  Sa  Majesté  promettait  à  ces  habitants  toute 
liberté  dans  la  pratique  de  leur  religion  ». 

Le  10  mai  1748,  le  Roi  approuve  cette  omission  contraire  au 
traité  d'Utrecht.  On  peut  deviner  tout  ce  que  cette  réticence, 
en  apparence  anodine,  de  la  fastueuse  proclamation  allait  bien 
pouvoir  impliquer  de  persécutions  ouvertes  ou  sournoises,  si 
l'on  songe  qu'aux  moyens  efficaces  déjà  mentionnés  le  15  août 
1746  (substitution  de  pasteurs  protestants  aux  prêtres  catho- 
liques, etc.)  Shirley  allait  ajouter  le  18  février  1749  :  «  dissé- 
miner parmi  la  population  française  des  colons  protestants 
auxquels  on  attribuera  une  partie  des  terres  acadiennes  »;  rem- 
placer les  prêtres  catholiques  d'alors  par  d'autres  dévoués  aux 
intérêts  anglais  et  leur  adjoindre  des  ministres  protestants 
français;  «  encourager  par  l'octroi  de  privilèges  et  d'immuni- 
tés ceux  qui  passeraient  à  la  religion  protestante  et  feraient 
apprendre  l'anglais  à  leurs  enfants  ».  N'oublions  pas  non  plus 
que  la  formule  «  altérer  les  liens  de  consanguinité  »  ne  peut  vou- 
loir dire  qu'intermariage  forcé  d'Anglais  et  de  Français,  de 
catholiques  et  de  protestants.  «On  ne  peut  guère  approuver  de 
nos  jours  cette  façon  d'encourager  l'apostasie  par  l'offre  d'a- 
vantages matériels  ».  ne  peut  s'empêcher  de  conclure  l'his- 
torien Beamish  Murdoch. 

L'attitude  du  gouvernement  anglais  en  pareille  circonstance 
est  des  plus  édifiantes.  On  pourrait  croire  que  la  seule  idée  de 
préparer  la  ruine  des  Acadiens,  au  moment  même  où  on  leur 
promettait  aide  et  protection,  eût  dû  révolter  la  conscience 
de  ces  hommes  d'Etat.  Or  il  n'en  est  rien.  Au  plan  cynique  de 
Shirley  (8  juillet  1747)  de  «  déporter  en  Nouvelle  Angleterre 
les  habitants  de  Chignectou,  de  les  disperser  en  quatre  pro- 
vinces... et  de  partager  leurs  terres  entre  2.000  hommes  de 
.troupes  néo-anglaises  »,  le  secrétaire  d'Etat,  conseillé  par  les 

LAUVRlilRE,  t.    I.  11 


322  L    A  C    R    I    s    E 

amiraux  Anson  et  Warren,  se  contente  de  répondre  avec   le- 
plus  grand  calme  (14  octobre  1747)  : 

«  Bien  qu'un  tel  déplacement  des  habitants  de  cette  partie  de 
la  province  qui  est  la  plus  exposée  à  l'ennemi  soit,  à  vrai  dire, 
très  désirable,  il  est  pourtant  à  craindre  que  ce  projet  ne  puisse 
être  exécuté  sans  grande  difficulté  ni  sans  danger  dans  ce  mo- 
ment-ci où  les  émissaires  français  tentent  de  faire  renoncer  les 
habitants  à  leur  serment  d'allégeance.  Sans  aucun  doute  pa- 
reille mesure  serait  interprétée  comme  une  preuve  incontestable 
qu'on  veut  enlever  aux  habitants  de  cette  province  la  possession 
de  leurs  biens  [évidemment,  puisque  ce  serait  le  commencement 
de  la  spoliation];  comme  vous  le  savez,  cette  rumeur  a  déjà 
circulé  parmi  les  habitants,  et  ma  dépêche  du  30  mai  vous  en- 
joignait de  la  contredire  de  la  manière  la  plus  solennelle  au  nom 
de  Sa  Majesté.  Mais  on  ne  peut  espérer  que  les  habitants  de  la 
Xouvelle  Ecosse  ajoutent  foi  aux  déclarations  que  vous  pourrez 
faire  à  ce  sujet  s'ils  voient  une  partie  de  ce  projet  réalisée  par 
la  déportation  des  habitants  d'une  partie  de  la  province.  Il 
est  donc  fort  à  craindre  qu'un  tel  acte  n'amène  une  révolution 
générale  dans  toute  la  province;  aussi,  toute  chose  considérée. 
Sa  Majesté  juge  bon  d'ajourner  pour  le  présent  l'exécution  dun 
tel  projet.  Toutefois,  Sa  Majesté  vous  prie  d'étudier  comment 
ce  projet  pourrait  être  exécuté  en  temps  opportun  et  quelles  pré- 
cautions il  faudrait  prendre  pour  évilcr  les  inconvénients  que  Ton 
redoute  ». 

Il  est  donc  bien  évident  que  la  monstrueuse  déportation  de 
ce  peuple  innocent  qu'on  endort  ne  choque  pas  le  moins  du 
monde  la  souple  conscience  du  gouvernement  anglais,  pas  plus 
celle  de  ses  hommes  d'Etat  que  celle  de  ses  hommes  de  mer; 
non  seulement  on  remet  à  plus  tard,  à  un  temps  plus  propice 
où  il  y  aura  moins  de  «  difficultés  »  et  moins  de  «dangers»,  l'exé- 
cution de  ce  projet  criminel,  mais  on  prie  dès  maintenant 
l'auteur  même  du  projet  d'en  préparer  soigneusement  l'exé- 
cution pour  le  beau  jour  où  les  «  inconvénients  »  seront  réduits 
au  minimum.  Et  dire  qu'on  ose  affirmer  que  le  gouvernement 
anglais  fut  ignorant  et  innocent  de  ce  crime  de  la  déporta- 
tion acadienne,  alors  que  nous  trouvons  ici  dès  1747  une 
preuve  indéniable  que,  sciemment  complice,  il  en  approuve- 
l'idée,  en  encourage  le  plan,  en  fait  préparer  l'exécution  ! 


FAUSSE  SÉCURITÉ  323 

En  tout  cas,  à  défaut  de  la  brutale  suppression  immédiate, 
-jc'était  la  dénationalisation  lente,  l'apostasie  plus  ou  moins 
imposée,  l'expropriation  graduelle  qu'on  préparait  dès  mainte- 
nant, en  attendant  les  possibilités  de  l'expulsion  totale;  voilà 
ce  que  complotent  gouvernement  et  gouverneurs  anglais  contre 
le  peuple  acadien,  à  l'heure  même  où  ce  peuple,  en  sa  confiance 
et  en  son  innocence,  se  livrait  à  lui  aveuglément  et  lui  sacri- 
f  ait  ses  dernières  chances  de  salut.  On  peut  se  demander  com- 
ment ces  fiers  gentlemen  anglais,  tant  amiraux  qu'hommes  po- 
litiques, qui,  en  leur  for  intérieur,  s'enorgueillissaient  de  si 
bien  duper  de  pauvres  paysans  françaiss,  ne  sentaient  pas  tout 
ce  qu'il  y  avait  de  déshonorant  en  leur  basse  astuce;  car,  en 
sonmie,  abuser  de  la  crédulité  d'honnêtes  gens  ignorants  est 
aussi  méprisable  et  aussi  lâche  que  de  tromper  des  enfants; 
mais  non;  ils  étaient,  au  sens  ironique  d'Antoine,  a//,  ail  ho  no  u- 
rable  men. 


Sources  et  autres  réfé.-ence;.  —  Arch.  nul.  Cnlunies.  —  Acadie 
C  11  1),  \  III,  f.  83-146  (Projets  et  rapp.  sur  expéd.  de  terre  et  de  mer  en 
A:;,idii',  1743-7.)  C.  II  a;  vol.  78,  f.  413;  vol.  87,  f.  1 10,  363.  vol.  91  ;  Série 
C  II  u.  Corr.  gén.  vol.  26-7;  Série  B,  vol.  76,  f.  74;  Ile  Royale,  f.  1-44: 
V.  78  r.  74;  v.  81.  f.  65:  Ile  Roy.,  f.  lO-l  I  ;  v.  82.  f.  138-40;  v^  84,  f.  127-8. 
S.'fie  F.  vol.  133;  vol.  50,  p.  282-448. 

Arch.  Min.  Aff.  élr.  —  Corr.  pol.  Amer.  VIII  (p.  251-261,  323-7.354-6. 

Corr.  pol.  Anarlet.  vol.  448,  f.  218-220. 

.Piblic  Records.  — ■  Col.  Amer,  and  West  Itidies,   New  Enirlarid  III.  p.  93. 

290;  IV,  f.   1-247;   Massach.  vol.  63-65,  f.  8;  65-58. 

Brilish  Muséum.  —  Mss.  Addenda  19.071.    Browne's  C()lI(>i:E.    (Siiirley' 

Doc.  1746,  Mascarene's  Letters,  1742-53) 
Aveh.  Can.  —  Rapport  1883,  pp.  28-36. 

—  1894,  pp.  100-136  ,'doc  rel.  à  N.  Kcosse). 

—  1904,  App.  K.  269-309. 

—  1905-6,  I,  3-106;  II.  95-105. 

C'dkcl.  Doc.  sur  N.  France  .—  III  201-7,  218-226,  314-7,  326-70. 
Canada  Français.  —   1888,   vol.    I,   pp.   41-45  (descr.  d'.A.c.);pp.  70-108 
(Journ.  d'Anvillo). 

1889,   vol.    II   pp.    16-75.    .lourn.   de  Camp,    en  Ac. 
1746-7;   relat.  du  combat  des  Mines;  Corresp.  de 
Mascarène  (1744-8) 
Th.  Akins.  —  Nova  Scolia.  Pub.  Doc.  p.  104-164. 
'^'."U.  of  hist.  Soc.  of  Massachusetts  :  vol.  I  et  X. 

.Lrs  Campntjnes  de  Lnuisboun/,  1745  et  1758  fSon.Iill.  el  liisî.  de  Oiiéhee 
1868). 


324  LA         CRISE 


Charlevoix.  —  Hisl.  de  .\i)uv.  France;  XVI.  269-71. 

Samuel  Drake.  —  A  partie.  Hi.<i.  of  ihe  French  and  Indian  War  iri;- 

Neœ-England.  1744-9.  Albany,  1870. 

B.  MuRDCocH.  —  Hist.  of  Nuva  Sr(jlia,  II.  1-127. 

Richard  Browne.  — Hislonj  of  Vie  Island  of  Cape  Breton;  London,. 

1869,  pp.  187-264. 

Mac  Lennan  . —  Loiiisboiirg;  ch.  XII-X 

Ed.  Richard.  —  Acadie  (éd.  H.  d'Arles),  I,  297-363. 

Placide  Gaudet.  —  Le  Grand  Dérangement;  Ottawa,   1922.  pp.    1-5^- 

John  F.  Herbin.  —  The  Hislor/  of  Grand  Pré;  Saint  Jean,  1905 

Lacour-G.vyet.  —  La  marine  française  sous  Louis  XV. 


CHAPITRE  X 


ALARMES 

(1748-1750) 


SI  Louis  XV  n'avait  pas  été  si  frivole,  il  eût  vite  compris 
quelle  faute  il  avait  commise  en  traitant  en  roi^etjion  en 
marchand  un  peuple  de  marchands,  pour  qui^toute'géné- 
rosité  est  sottise  et  dont  la  rapacité  ne  connaît  ni  scrupules 
ni  gratitude.  Cette  stupide  paix  d'Aix-la-Chapelle,|qui  en 
Europe  ne  fut  qu'une  trêve,  ne  fut  pas  même  un  armistice  en 
Amérique. 

Dès  le  26  juin  1749,  le  gouverneur  du  Canada,  le  ^larquis 
de  la  Galissonnière,  estimant  comme  ses  piédécesseurs  que  la 
Nouvelle  Ecosse  comprenait  tout  au  plus  l'Acadie  péninsu- 
laire, se  plaignit  à  son  ministre  des  «mouvements  »  des  Anglais, 
qui,  avant  même  la  signature  du  traité  (30  avril),  tentèrent 
de  s'assurer  «  des  terrains  qui  sont  indubitablement  du  Ca- 
nada »,  et  il  précise  «  du  continent  du  Canada  ».  Mas- 
carène  avait,  en  effet,  dès  le  30  octobre,  envoyé  à  la 
Rivière  Saint-Jean  le  colonel  Goreham  et  ses  Rangers, 
pour  exiger  des  habitants  français,  «  quinze  à  vingt 
familles  »,  —  «  demi-sauvages  »,  tant  ils  avaient  été  aban- 
donnés, —  «  un  serment  de  fidélité  qu'ils  n'ont  jamais  dû  {irê- 
ter  »,  puisqu'ils  tenaient  leurs  concessions  du  gouvernement 
du  Canada. Goreham  enleva  même  deux  Indiens  qu'il  emmenaà 
Boston.  «En  conséquence,  écrit  la  Galissonnière,  j'ai  envoyé^au 
bas  de  la  rivière  Saint-Jeati  le  sieur  de  Boishébert  avec  un  dé- 
tachement [de  20  à  30  hommes]  pour  rassurer   les  habilanls 


3'2'3  LA        CRISE 

contre  les  menaces  du  Sieur  Goreham.  «Les  sauvages,  égale- 
ment molestés,  sommes  de  faire  acte  de  soumission  à  Port 
Royal,  voulurent  reprendre  les  armes;  la  Galissonnière  les  en 
détourna.  Le  31  juillet  arrive  d'Halifax  le  capitaine  John 
Rous  (de  descendance  huguenote,  apparemment)  pour  «  sa- 
voir })ar  quelle  autorité  et  à  quel  dessein  «  le  sieur  de  Boishé- 
bert  est  là  «  avec  un  détachement  du  Roy  de  France  »;  celui- 
ci  répond  qu'il  a  «ordre  d'y  tenir  et  de  n'y  point  bâtir,  mais 
de  n'y  point  souffrir  qu'on  y  bâtisse  ».  Les  Anglais  voulurent 
également  faire  évacuer  un  autre  établissement  français,  à 
trente  lieues  en  amont  du  fleuve.  Ce  n'était  là  que  préludes  : 
mêmes  prétentions  anglaises  à  Chignectou  dans  l'isthme,  à 
Chouagen  sur  le  lac  Ontario,  au  Kinibiki  sur  l'Atlantique. 
Empiéter,  prendre  des  gages,  s'installer  en  pays  neutre.... 
toujours  l'insatiable  voracité  des  dents  longues.  «  Puisque 
les  Anglais  ont  déjà  bâti  le  fort  Saint-Georges  au  delà  du 
Kinibiki,  rétorquait  en  juillet  1749  le  père  Germain,  mission- 
naire en  ces  lieux,  nous  pourrions  bien  bâtir  au  delà  de  l'Aca- 
die.  »  Enfin,  la  Galissonnière  s'élève  contre  la  politique  reli- 
gieuse des  Anglais  qui  chassent  les  missionnaires  des  Mines, 
interviennent  dans  les  affaires  ecclésiastiques,  interdisent  à 
l'évêque  de  Québec  toute  visite  pastorale  en  Nouvelle  Ecosse, 
^'oilà  dès  maint f'iiant  pour  les  prêtres  acadiens  la  récom- 
pense de  tant  de  bons  services  pendant  quatre  années  de 
guerre. 

Le  nouveau  gouverneur  du  Canada,  le  Marquis  de  la  Jon- 
quière,  (contre-amiral  de  la  flotte  d'Anville),  en  don  de  joyeux 
avènement,  4ibère  nombre  de  prisonniers  anglais  tombés  aux 
mains  des  sauvages,  mais  déclare  qu'il  ne  se  départira  pas  de  la 
ferme  politique  de  son  prédécesseur,  en  maintenant  des  déta- 
chements français  le  long  de  la  Baie  Française  tant  à  la  rivière 
Saint-Jean  que  dans  l'isthme  (à  Memerancougs  et  à  Chipudy), 
tant  que  la  délimitation  des  frontières  n'aura  pas  été  réglée; 
il  réclame  aussi  le  libre  exercice  de  la  religion  catholique  pour 
les  Français  neutres  delà  Nouvelle  Ecosse  ("25  octobre  1749). 
Plaintes  du  gouvernement  anglais  ("24  juillet  1749,  "25  mars 


ALARMES  ôZ/ 

1750);  réponse  du  gouvernement  français  (21  mars).  De  part 
et  d'autre,  on  en  appelle  à  la  fameuse  commission  d'arbitra- 
ge qui  n'était  toujours  pas  convoquée  et  ne  devait  pas  l'être 
de  longtemps. 

La  politique  coloniale  de  l'Angleterre  s'affirme  en  une  bro- 
chure publiée  en  1751  sur  The  Importance  of  Ihe  Settling  and 
Fortifying  of  Nova  Scolia  : 

«  Nos  colonies  sont  d'un  grand  avantage  pour  la  Grande- 
Bretagne,  est-il  dit  d'une  façon  générale;  elles  développent  son 
commerce  et  sa  navigation;  elles  reçoivent  le  surplus  de  notre 
population  et  même  des  milliers  d'Allemands  et  autres  étran- 
gers qui  ajoutent  chaque  année  à  la  force  et  au  commerce  de  la 
nation  ».  «  En  colonisant  et  en  fortifiant  la  Nouvelle-Ecosse, 
précise-t-on,  nous  pouvons  non  seulement  ruiner  le  commerce 
et  les  pêcheries  des  Français,  mais  nous  assurer  le  monopole  de 
cespêcheries...  quiconstituent,en  outre,  une  grande  pépinière  de 
marins...  De  sa  possession  dépend  la  sécurité  de  nos  colonies 
comme  l'insécurité  des  colonies  françaises;  la  Nouvelle-Ecosse 
est  la  clef  de  toute  l'Amérique  du  Nord  ». 

Les  Anglais  ne  voulaient  donc  pas  seulement  saisir  des  gages 
sur  toutes  les  frontières  encore  indécises;  ils  tenaient  aussi  à 
s'assurer  la  possession  effective  de  la  Nouvelle  Ecosse.  La 
récente  guerre  ne  leur  avait  que  trop  prouvé  la  fragilité  de  leur 
établissement  en  cette  riche  et  importante  région  de  popula- 
tion purement  française.  «  Ces  gens,  dit  le  susdit  rapport,  en 
exportent  jusqu'à  10.000  boisseaux  de  blé  par  an».  Aussi,  né- 
gligeant l'ambitieux  projet  de  Samuel  Waldo  (5  août  1745), 
qui,  en  sa  qualité  d'acquéreur  des  droits  de  Sir  Thomas  Tem- 
ple, prétendait  établir  sur  les  20  millions  d'acres  de  la  Nouvelle 
Ecosse,  66.667  familles  de  Suisse,  du  Palatinat,  d'Irlande  et 
d'Ecosse  avec  un  profit  net  de  475.000  livres,  l'empressé  Shir- 
ley  transmet  à  son  ministre  dès  le  18  février  1749  un  vaste 
plan  de  colonisation  qu'a  mis  au  point  son  protégé,  l'officier 
arpenteur  Charles  Morris.  Ce  plan  est  précisément  conforme 
aux  deaiderala  du  Gouvernement  anglais  exprimés  le  14 
octob.e  1747    par   le  Secrétaire  d'Etat   et  par   les   amiraux 


328  LA  CRISE 

Anson  et  Warren.  Il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  d'établir  en 
iS'ouvelle  Ecosse,  dans  l'espace  de  dix  ans,  avec  une  dépense 
de  137.100  livres,  2.000  familles  amenées  d'Europe,  2.000 
autres  provenant  de  Nouvelle  Angleterre  et  2.000  soldats 
démobilisés  et  de  les  répartir  en  six  cantons  {lownshisps) 
avec  concessions  gratuites,  douze  mois  de  subsistance  et  toutes 
armes,  matériel  et  matériaux  nécessaires.  Passe  pour  cette 
belle  chimère;  mais,  où  le  projet  devient  odieux,  c'est  en  ce 
qui  regarde  les  Acadiens  :  il  s'agit,  en  particulier,  d'installer 
plusieurs  centaines  de  familles  anglaises  protestantes  au  beau 
milieu  des  trois  grands  groupes  acadiens  d'Annapolis,  des 
iNlines  et  de  Chignectou  (Beaubassin),'c  les  plus  difficiles  à  co- 
loniser, dit-on,  et  les  plus  importants  à  acquérir  ».  1420  fa- 
milles anglaises  en  Nouvelle  Ecosse  submergeraient  l'élément 
français.   Les  mobiles  sont  caractéristiques  : 

'(  II  est  dune  importance  capitale  de  di\iser  les  terres  d'allu- 
vion  quepossèdent  les  Français,  car  ils  ont  accaparé  (  ?)  tout  ce 
qui  est  de  quelque  valeur,  et  do  les  répartir  d'une  façon  propor- 
tionnelle entre  les  colons  protestants;  autrement,  il  serait  impos- 
siiile,  j'en  suis  sûr,  d'attirer  vers  cette  contrée  un  grand  nombre 
de  protestants...  On  pourrait  assigner  aux  colons  actuels  des 
terres  équivalentes  (?)  contiguës  à  leurs  établissements  sans 
leur  causer  d'autre  tort  que  de  leur  occasionner  un  peu  de  tra- 
vail; [rien  moins,  en  effet,  que  le  défrichement  ou  l'endiguement 
de  terres  nouvelles]...  Un  autre  avantage  résultera  du  fait  que 
les  protestants  s'entremêleront  aux  habitants  actuels  :  il  y 
aura  des  relations  d'affaires  et  des  mariages  mixtes  ». 

Autre  suggestion  inique  :  ne  reconnaître  aux  Acadiens  que 
les  terres  par  eux  possédées  au  temps  de  la  capitulation,  c'est- 
à-dire  en  1710,  soit  trente-neuf  ans  plus  tôt,  et  ne  leur  donner 
en  échange  des  autres  («  ces  marais  qui  ne  leur  ont,  dit-il,  don- 
né aucune  peine  )>)  que  des  terres  incultes  à  défricher  !  On  re- 
connaît en  ces  lignes  les  idées  indélicates,  malhonnêtes,  im- 
pitoyables de  Shirley,  qui  ne  tendent  à  rien  moins  qu'à  faire 
perdre  aux  colons  français,  en  même  temps  que  leurs  bonnes 
terres  et  le  fruit  de  tant  d'années  de  labeur,  leur  religion  et 


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ALARMES  329 

leur  nationalité.  Ainsi,  conclut  noblement  le  rapport,  la  sécu- 
rité de  la  province  sera  assurée,  la  pêche  améliorée,  et  le 
commerce  accru  au  point  de  couvrir  rapidement  tous  les  frais. 
Tout  serait  pour  le  mieux  en  ce  beau  monde  anglais  aux 
dépens  de  cette  engeance  négligeable  et  méprisable  qu'on  ap- 
pelle les  Français. 

Pour  mieux  ligoter  encore  cette  population  déclarée  ré- 
fractaire,  tout  un  savant  plan  d'occupation  militaire  est  pro- 
posé par  Shirley  :  en  temps  de  paix  1 .250  réguliers  et  475  «  ran- 
gers »  (métis  indiens);  la  principale  garnison  à  Chibouctou; 
250  réguliers  et  75  rangers  à  Annapolis;  un  fort  aux  Mines  avec 
300  hommes;  un  autre  à  Chignectou  avec  1.200;  au  point  de 
vue  naval,  un  vaisseau  de  40  canons  à  Canso,  un  de  50  à  Chi- 
bouctou, un  de  20  à  Annapolis  ou  à  Chignectou,  un  de  20  et 
deux  goélettes  croisant  de  Canso  au  Saint-Laurent;  les  troupes 
tirées  de  la  Nouvelle  Angleterre  seront  d'un  loyalisme  et  d'un 
protestantisme  mieux  éprouvés  et  plus  aptes  à  fournir  de  bons 
colons  expérimentés  :  50  acres  de  terres  après  3  ans  de  service, 
100  à  chaque  famille.  Ainsi,  en  dix  ans,  plus  de  2.000  familles 
de  la  Nouvelle  Angleterre  seraient  établies  en  Nouvelle  Ecos- 
se. L'omniscient,  l'omni-présent,  l'omni-puissant  Shirley  fut 
de  même  consulté  pour  tout  un  plan  de  gouvernement  civil 
qui  ne  fut  pas  de  sitôt  appliqué. 

Le  premier  des  «  Seigneurs  du  Commerce  »,  LordHa  lifax, 
ce  «  père  des  colonies  »  anglaises,  accueillit  ces  idées  (tout 
en  les  modifiant)  avec  une  telle  faveur,  les  appuya  auprès 
du  gouvernement  avec  une  telle  énergie,  se  livra  à  un  tel  zèle 
de  propagande  et  même  de  bruyante  réclame  (offre  de  terres, 
de  provisions,  d'outils,  etc..  aux  officiers,  soldats,  artisans, 
etc.,  London  Gazelle,  7  mars  1749),  rien  qu'aux  ]\Iines  «  près 
d'un  million  d'acres  en  marais  faciles  à  cultiver  »  [Geograjihi- 
cal  Hifilory  of  NovaScolia)  —  qu'en  quelques  mois  une  grande 
expédition  fut  organisée.  Le  14  mai  1749  partirent  d'Angle- 
terre quatorze  navires  portant  un  premier  groupe  de  2.532  ou 
2.576  émigrants  dont  un  tiers  irlandais,  un  (juart  allemands,  et 


330  LA         CRISE 

environ  1.000  «  femmes  et  enfants  ».  C'était  toute  une  petite 
ville  flottante  avec  son  gouverneur,  son  conseil,  ses  fonction- 
naires, ses  marchands,  ses  artisans,  ses  maîtres  d'école,  ses 
soldats,  etc.  Le  21  juin,  la  flotte  entrait  fièrement  dans  la 
magnifique  rade  de  Chibouctou  oi^i,  trois  ans  plus  tôt,  avaient 
si  misérablement  péri,  avec  l'amiral  d'Anville  et  tant  d'autres 
marins,  les  derniers  espoirs  de  la  France  en  Acadie.  Le  l^'"  juil- 
let, conformément  au  plan  tracé  par  l'arpenteur  Charles  Mor- 
ris et  par  l'ingénieur  militaire  Bruce,  chacun  des  nouveaux 
colons  était  à  son  poste,  travaillant  au  défrichement  de  la  fo- 
rêt vierge  et  à  la  construction  de  la  capitale  improvisée;  le  24 
juillet,  Cornwallis  parle  de  1.400  personnes  (dont  100  sol- 
dats et  200  marins)  s'affairant  aux  corvées  d'installation.  En 
octobre,  300  maisons  de  bois  étaient  couvertes;  une  enceinte 
de  pieux  protégeait  les  habitants  contre  les  incursions  des 
sauvages;  30.000  briques  étaient  façonnées;  une  église  de 
1 .000  livres  sterling  prévue  ;  deux  forts  s'élevaient  pour  abri- 
ter une  garnison  de  100  hommes  qui.  accrue  des  troupes  anglai- 
ses de  Louisbourg,  devait  atteindre  le  chiffre  de  2.000  hommes. 
Bientôt  vinrent  de  Rotterdam  des  centaines  d'émigrant  s  alle- 
mands dont  116  le  10  septembre  1749,  312  en  1750,  puis  230 
en  1751  et  une  cinquantaine  de  Suisses-Allemands.  En  1750, 
l'agent  recruteur  de  Rotterdam  John  Dick  avait,  en  effet,  lancé 
une  proclamation  promettant  à  «  tous  protestants  allemands 
et  autres  »:  1°  50  acresde  bonnes  terres  sans  impôtsni  fermages 
pendant  dix  ans,  plus  50  acres,  par  membre  de  famille,  plus 
10  autres  pour  chaque  enfant  naissant  dans  le  pays;  2°  ravi- 
taillement gratuit  pendant  un  an  en  denrées,  outils,  matériaux 
de  construction,  armes  et  munitions.  En  1752  vinrent  même 
1.000  calvinistes  français  de  Montbéliard,  alors  possession  du 
duc  de  Wurtemberg.  On  en  annonçait  bien  d'autres,  en  par- 
ticulier, des  protestants  français  de  Jersey.  (Remarquer  cette 
constante  tactique  anglaise  pour  berner  les  Acadiens  :  les 
mettre  en  contact  avecdes  protestantsdelanguefrançaise).  En 
juillet  1752,1a  population  s'élevaità  4.228  habitants  (dont  1914 
hommes,    1122  femmes    et     1192     enfants)   logés    dans    600 


ALARMES  331 

maisons  en  ville  et  500  hors  la  ville,  les  Allemands  se  fixant 
d'abord  à  Dartmouth  de  l'autre  côté  delà  baie.  Vivres,  maté- 
riaux, outils,  denrées,  tout  était  assuré  à  la  population  pour 
une  période  de  six  ans,  et  l'évacuation  de  Louisbourg  four- 
nissait déjà  d'énormes  approvisionnements  non  utilisés.  En 
juillet  1749,  le  nouveau  gouverneur  français  de  l'Ile  Royale 
Desherbiers  eut  la  bonté  de  transporter  à  Halifax,  aux  frais  de 
la  France,  les  deux  régiments'anglais  de  Louisbourg.  En  1750, 
les  3.000  acres  de  la  péninsule  voisine  furent  répartis  en  lots  de  5 
acres  pour  une  prime  de  20  shillings  par  acre  ;  200  lots  furent 
aussitôt  défrichés  et  ensemencés  d'herbe  anglaise.  LeParlem.ent, 
qui  en  1749  avait  ouvert  un  crédit  de  40.000  livres,  le  porta  à 
76.500  livres  en  1751  ;  et,  bien  que  178.838  livres  eussent  été 
dépensées,  il  vota  de  nouveaux  crédits  de  116.255  livres  en 
1751  et  de  61.519  livres  en  1752.  Devant  un  si  énorme  déploie- 
ment d'efforts  aboutissant  à  de  pareils  résultats,  l'enthousias- 
me fut  aussi  grand  en  Angleterre  qu'en  Amérique;  on  célébrait 
avec  orgueil  la  prompte  colonisation  de  cette  province  entière, 
la  substitution,  comme  base  militaire  et  centre  commercial, 
d'un  grand  port  de  Nouvelle  Ecosse  à  la  petite  rade  du  Cap 
Breton,  délaissée  et  perdue. 

Le  site,  déjà  signalé  par  Lamothe-Cadillac  et  par  nos  ingé- 
nieurs Labat  et  Blaquetot,  (en  1705  on  avait  songé  à  y  instal  - 
1er  des  Malouins),  venait  d'être  recommandé  par  Mascarène 
(octobre  1748).  Il  était  aussi  bien  choisi  au  point  de  vue  stra- 
tégique qu'au  point  de  vue  naval  :  c'est  «  un  des  plus  beaux 
havres  du  monde,  dira  Charles  Morris  en  1762,  facile  d'accès, 
assez  profond  pour  les  plus  gros  navires  et  assez  grand  pour 
contenir  toute  la  marine  anglaise. «Decettevasteradebienabri- 
tée  contre  les  vents  du  nord,  une  flotte  britannique  pouvait 
non  seulement  protéger  la  Nouvelle  Ecosse  et  la  Nouvelle  An- 
gleterre, mais  encore  et  surtout  menacer  la  Nouvelle  France. 
Ainsi,  la  neuve  cité  d'Halifax,  bien  ravitaillée  même  par  le 
court  portage  des  Mines,  pouvait  défier  le  vieux  Louisbourg 
qu'à  cinquante  lieues  de  là  les  Français  réédifiajent  à  grande 
peine  et  repeuplaient  d'émigrants  de  France  et  d'Acadie,  et 


ÔO-J  LA  CRISE 

les  nouveaux  colons  anglais,  tous  protestants,  pouvaient  im- 
punément narguer  les  anciens,  tous  catholiques,  à  part  les 
cinq  ou  six  familles  anglaises  d'Annapolis.  Naturellement, 
tous  les  Français  d'Amérique  s'émurent  de  ce  grave  événe- 
ment :  «  Cette  colonie,  dit  un  de  nos  rapports  dès  le  29  août 
1749,  va  devenir  formidable  pour  celles  du  Canada  et  de  l'Ile 
Royale...  Les  suites  n'en  peuvent  être  que  très  dangereuses 
pour  nous.  >»  {Arch.  Can.  Fiapp'.  1905,  vol.  II.  p.  355). 

Dès  le  14  juillet,  le  nouveau  «  Gouverneur  en  chef,  capitaine 
général  et  vice-amiral  de  la  Nouvelle  Ecosse»,  jeune  favori  de 
la  Cour,  où  il  était  «  gentilhomme  de  la  Chambre  du  Roi,  » 
(que  de  titres !),le"colonel  Edward  Cornwallis  (1713-1776)  réu- 
nit à  bord  d'un  transport  le  conseil  colonial,  dont  était  le 
vieux  Mascarène  ainsi  évincé  de  la  succession  de  Philipps. 
«  >on  Excellence  lut  les  Instructions  de  Sa  Majesté  »  dans  le 
but  de  «mieux  peupler»  la  Nouvelle  Ecosse  et  d'en  «  dévelop- 
per et  améliorer  le  commerce  et  les  pêcheries  )>.  En  voici  les 
principaux  points  : 

«Faire  installer  des  magasins  aux  .Mines,  à  la  Baie  \'erte,  à 
Cliignectou,  à  ^Vhitehead.  à  la  Héve,  etc.  avec  la  quantité  de 
troupes  jugée  nécessaire,  joindre  les  nouveaux  cantons  aux 
établissements  appartenant  à  nos  sujets  français;  faire  installer 
dans  ces  cantons  1.200  colons  à  Chebouctou,  500  aux  Mines, 
300  à  la  Héve.  500  à  Whitehead,  500  à  la  Baie  \'erte;  encoura- 
ger la  formalion  d'établissements  au  nord  de  la  Péninsule  jus- 
qu'au Saint-I.aurent,  surtout  à  la  rivière  Saint-Jean:  faire  le 
dénombrement  des  habitants  français...  de  ceux  en  état  de 
porter  les  armes,  de  la  quantité  de  leurs  munitions...,  des  ba- 
teaux qu'ils  possèdent,  etc.;  nous  apprendre  le  nombre  de 
prêtres  résidant  dans  les  établissements  français,  le  nombre 
d'églises,...  ne  permettre  à  aucun  prêtre  d'officier  et  ne  tolérer 
la  construction  d'aucune  église  sans  autorisation;  faire  cesser  à 
l'axenir  dans  notre  province  l'autorité  épiscopale  de  l'évêque 
de  Québec;  encourager  par  tous  les  moyens  en  votre  pouvoir 
l'in-^truction  des  enfants  catholiquesdans  les  ècolesprotestantes; 
concéder  à  chaque  ministre  200  acres  de  terre  et  100  à  chaque 
maître  d'école  avec  une  exemption  de  redevances  pendant  dix 


A    L    A     R    M     K    s  333 

r.«ns;  accorder  aux  habitants  français  qui  embrasseront  la  reli- 
gion protestante  une  concession  des  terres  cju'ils  cultivent  ac- 
tuellement avec  une  exemption  de  redevances  pour  dix  ans; 
encourager  autant  que  possible  les  mariages  des  habitants  fran- 
çais avec  nos  sujets  protestants  ». 

En  ces  instructions  officielles,  nous  retrouvons,  unis  à  la 
politiciue  d'occupation  militaire  préconisée  par  Mascarène, 
les  principes  de  dénationalisation  et  d'apostasie  chers  à 
Shirley.  La  même  influence  se  retrouve  encore  dans  la  pro- 
clamation, presque  textuellement  traduite  des  Instructions, 

•que  Cornwallis  adresse  ce  même  jour  aux  «  Français  habitués 

-dans  cette  province  ». 

«  Pour  donner  de  nouvelles  marques  de  sa  clémence  royale 
envers  les  dits  Français,  [ce  ton  n'est-il  pas  odieux?],  dans 
l'espoir  de  les  amener  ainsi  à  devenir  de  bons  et  loyaux  sujets, 
[douze  sur  8.000  étaient  passés  aux  Français],  il  a  plu  à  Sa  Ma- 
jesté de  leur  accorder  encore  l'exercice  libre  de  leur  religion 
[c'était  non  pas  une  faveur,  mais  une  obligation  dérivant  du 
traité  d'Utrecht],  autant  que  le  permettent  les  lois  de  la  Grande- 
Bretagne,  [formule  singulièrement  élastique],  comme  aussi  la 
possession  paisible  des  terres  qu'ils  cultivent  actuellement 
[même  obligation],  à  condition  qu'ils  prêteront  le  serment  de 
fidélité  à  Sa  ]\Iajesté  prescrit  par  les  lois  de  la  Grande-Bretagne, 
[c'était  là  une  exigence  abusive  des  autorités  anglaises]  et 
cela  dans  l'espace  de  trois  mois  à  compter  de  la  présente  décla- 
ration, et  qu'ils  se  soumettront  de  même  aux  règlements  et 
ordonnances  qui  seront  par  la  suite  estimés  nécessaires  pour 
le  soutien  et  le  maintien  du  gouvernement  de  cette  province 
[ce  qui  semble  impliquer  le  service  militaire]  et  qu'enfin  ils  don- 
neront tout  aide  et  secours  possible  à  tous  autres  colons  qu'il 
plaira  à  Sa  Majesté  d'établir  en  cette  province  [c'est-à-dire 
assister  leurs  rivaux  protestants].  Par  la  présente,  nous  inter- 
disons expressément,  au  nom  de  sa  Majesté,  à  toute  personne, 
quelle  qu'elle  soit,  d'occuper  les  terres  incultes  de  cette  province 
sans  en  avoir  obtenu  sous  le  sceau  provincial  un  octroi  formel 
[renoncement  à  la  politique  de  Mascarène  et  peut-être  dénon- 
ciation de  contrats  déjà  passés];  et  nous  défendons  encore  de 
transporter  hors  de  cette  province  en  quelque  colonie  étran- 
;gôre  que  ce  soit    ni    grains  ni  bestiaux   ni    denrées    d'aucune 


334  LA  CRISE 

sorte    sans    autorisation   spéciale  »    [plus  de    commerce  avec?' 
l'Ile  Royale  et  le  Canada]. 

En  somme,  en  récompense  de  leur  constant  loyalisme  de- 
puis trente-six  ans  et  particulièrement  pendant  quatre  années- 
de  guerre,  les  Acadiens  se  voyaient  ainsi,  sous  prétexte  de  la 
défaillance  d'une  vingtaine  d'entre  eux,  traités  en  suspects, 
condamnés  à  végéter  sur  des  concessions  trop  étroites,  «  (quel- 
quefois trois  ou  quatre  familles  vivaient  sous  un  même  toit  », 
dit  la  Geographical  Hislorij  of  Nova  Scotia,  de  1749).  con- 
traints de  ne  commercer  qu'avec  les  colons  rivaux  qu'on  leur 
amenait,  enfin,  mis  en  demeure  de  prêter  dans  un  délai  de 
trois  mois  un  serment  sans  réserve,  alors  que  depuis  près  de 
vingt  ans  ils  vivaient  dans  une  neutralité  légale  par  suite  du 
serment  accepté  avec  exemption  militaire;  voilà  «  la  clémence 
royale  ». 

Et  encore  ces  malheureux  ignoraient  les  instructions  se-- 
crêtes  rédigées  contre  eux,  et  le  fait  topique  que  dans  leur 
zèle  les  [Lords  of  Trade  avaient  déjà  envoyé  de  Portsmouth 
les  formules  même,  au  nombre  de  300,  de  ce  serment  sans 
réserve  que  maintenant  on  exigeait  d'eux.  Ce  nombre  de  for- 
mules était,  du  reste,  fort  insuffisant;  car  l'auteur  de  la  Geo- 
graphical Hisïory  comptait  300  familles  à  Annapolis,  200  à 
Chignictou  et  1.200  autour  du  Bassin  des  Mines.  «  Si  l'on 
compte  trois  familles  dans  chaque  maison,  raisonnait-il,  et 
cinq  personnes  par  famille,  le  nombre  des  habitants  des 
Mines  s'élève  à  6.000  ».  Or  le  chiffre  total  de  8.500  Aca- 
diens pour  les  1.700  familles  est,  comme  nous  le  verrons,  fort 
inférieur  à  la  réalité.  «  Ces  peuples  du  Bassin  des  Mines,  ajou- 
tait tendancieusement  la  Geographical  Hislory,  se  sont 
toujours  regardés  comme  indépendants  de  la  Cour  d'Angle- 
terre, et  vivent  dans  l'espoir  de  voir  la  France  rentrer  en 
possession  de  ce  pays.  Ils  se  sont  toujours  servis  de  la  place 
de  Cobeguid  comme  d'une  porte  de  derrière  pour  commu- 
niquer secrètement  avec  leurs  compatriotes  du  Canada  et  dU' 
Cap  Breton  et,  afin  de  facihter  cette  communication,  ils  ont 


ALARMES  335 

pratiqué  un  chemin  de  cinquante  milles  à  travers  les  terres 
jusqu'à  Tatemagouche  sur  la  côte  orientale;  »  En  tout  cas,  ne 
s'tHant  jamais  soulevés  même  en  temps  de  guerre,  ils  étaient 
irri'prochables  au  point  de  vue  de  l'allégeance.  Français  de 
cœur,  mais  sujets  britanniques  de  fait,  neutres  de  par  les 
conventions  et  les  précédents,  les  Acadiens,  qui,  depuis  la 
conquête  anglaise,  s'étaient  toujours  scrupuleusement  con- 
formés à  ce  régime  de  neutralité  militaire,  estimaient  leur 
loyalisme  inattaquable. 

Le  colonel  Mascarène  eut  beau  «  informer  le  Conseil  que  les 
Français  affirmaient  que,  lorsqu'ils  avaient  prêté  serment, 
c'était  sous  condition  qu'il  fût  bien  entendu  qu'ils  seraient 
toujours  exempts  du  service  militaire  »,  le  Conseil  passa  ou- 
tre :  on  était  les  plusforts. maintenant  que  la  guerre  était  heu- 
reusement finie.  «  La  maison  est  à  moi,  comme  dit  l'autre; 
c'est  à  vous  d'en  sortir  ».  C'est  bien  ce  qu'avaient  envisagé  les 
Lords  du  Commerce  en  leur  quarante-deuxième  instruction  • 
a  Si,  malgré  tous  les  avantages  [??]  que  nous  leur  offrons  pou  r 
devenir  de  bons  sujets,  quelques-uns  des  habitants  français 
expriment  le  désir  de  sortir  de  notre  province,  vous  devrez, 
par  tous  les  moyens  dont  vous  disposez,  empêcher  qu'avant 
leur  départ  leurs  biens  et  leurs  maisons  soient  endommagés  ». 
Il  fallait,  en  effet,  réserver  ces  biens  et  ces  maisons  d 'Aca- 
diens aux  nouveaux  venus  d'Angleterre  et  d'ailleurs. 

Trois  délégués  acadiens,  qui  étaient  venus  s'informer  de  la 
situation,  furent,  séance  tenante, appelés  devant  le  Conseil  et 
brusquement  informés  du  changement  de  politique  à  leur  égard  : 
ils  reçurent  l'ordre  de  remettre  aux  habitants  des  divers  éta- 
blissements français  les  copies  de  la  Déclaration  de  Sa  Majes- 
té et  les  formules  de  serment  et,  en  outre,  de  revenir  dans  les 
quinze  jours  pour  donner  connaissance  des  résolutions  prises 
par  leurs  groupements  respectifs.  A  la  date  fixée,  le  29  juil- 
let, malgré  les  grandes  distances  à  parcourir,  arrivèrent  com- 
plaisamment  dix  délégués  d'Annapolis,  de  Pigiquid,  de  Cobe- 
quid,  de  Grand  Pré,  de  la  Rivière  aux  Canards,  deChignectou, 
•et  de  Chippodie;  le  surlendemain,  introduits  devant  le  Conseil, 


336  L    A  C    R    I    s    E 

ils  remirent  une  lettre  commune.  Assurance  leur  fut  donnée' 
quant  au  libre  exercice  de  leur  religion,  à  condition  que  les 
prêtres  fussent  dûment  autorisés.  «  Quant  à  l'exemption  solli- 
citée de  porter  les  armes  en  temps  de  guerre,  l'avis  unanime 
fut  qu'aucune  dispense  ne  devait  leur  être  accordée...  et  que 
Sa  Majesté  ne  permettrait  jamais  de  posséder  des  terres  en  ses 
domaines  à  aucun  habitant  sur  l'allégeance  et  l'assistance  du- 
quel ei\e  ne  pourrait  compter  en  cas  de  besoin.  ^)  En  outre,  les 
habitants  français  étaient  sommés  d'avoir  à  prêter  serment 
avant  le  15  octobre,  date  ultime,  sous  peine  d'être  dépossédés 
de  leurs  terres.  Le  lendemain,  l^^  août,  autre  séance  :  après 
lecture  de  la  nouvelle  déclaration,  les  députés 

«  demandèrent  si,  au  cas  où  ils  auraient  rintention  d'évacuer 
leurs  terres,  il  leur  serait  permis  de  les  vendre  ainsi  que  leurs 
liiens  meubles.  Son  Efxcellence  répondit  que,  le  délai  d'une 
:mnée  accordé  par  la  traité  d'Utrecht  étant  expiré  [il  n'y  avait 
]>as  prescription,  puisqu'il  y  avait  toujours  eu  entente  ou  empê- 
thement],  ceux  qui  préféreraient  s'en  aller  n'auraient  lauto- 
risation  ni  de  vendre  ni  d'emporter  quoi  que  ce  fût.  Les 
députés  demandèrent  qu'on  les  laissât  se  rendre  auprès  des 
iTOuverneurs  français  pour  savoir  les  conditions  que  ceux-ci 
})0urraient  leur  offrir.  La  réponse  de  Son  Excellence  fut  que  qui- 
conque quitterait  la  province  sans  avoir  prêté  le  serment  d'allé- 
geance serait  immédiatement  déchu  de  tous  droits  ». 

En  même  temps  les  abbés  Desensclaves,  d'Annapolis,  Chau- 
yreulx,  de  Pigiquid,  et  Girard,  de  Cobeguid,  furent  convoqués 
à  Chibouctou;  et  la  proclamation  fut  envoyée  le  1^^'  août,  nou- 
veau style, dans  tous  les  groupements  acadiens.  Bref.il  n'y  avait 
pas  de  choix  :  les  Acadiens  étaient  bel  et  bien  traités  en  pri- 
sonniers et,  s'ils  refusaient  le  serment,  incontinent  dépouillés 
de  tous  droits  et  de  tous  biens.  {Arch.  Can.  Rapp.  1905,  vol.  II, 
351).  C'était  tout  un  brusque  changement  de  régime  sans 
motif  légitime,  la  rupture  inopinée  de  conventions  légales 
acceptées  par  tous  les  gouverneurs  et  sous-gouverneurs 
antérieurs  et  naguère  encore^  ratifiés  par  des  proclamations 
officielles,  dont  une  royale. 


ALARMES  337 

Ainsi  informés  de  ces  brutales  injonctions  qui  les  stupé- 
fiaient,les  navraient  et  les  ruinaient,  «  les  habitants  français, 
dit  l'abbé  Le  Loutre,  (29  juillet),  sont  dans  une  consternation 
générale  :  ils  se  voient  à  la  veille  de  devenir  anglois  pour  la  vie 
et  pour  la  religion  ou  du  quitter  et  d'abandonner  leur  patrie  ». 
«  Nous  pouvons  dire  en  toute  sincérité,  déclarent  les  Aca- 
diens  de  Philadelphie  en  1756,  que  nous  n'avons  pas  conscience 
du  moindre  changement  de  conduite  et  de  sentiments  [en  nous] 
depuis  cette  époque  (du  renouvellement  du  serment  de  neutralité 
en  1746)...  et  pourtant,  nous  nous  sommes  trouvés  entourés  de 
difficultés  inconnues  jusqu'alors...  exposés  à  toutes  sortes 
d'entraves  et  d'épreuves  ;  mais  nous  espérions  qu'avec  le  temps 
ces  difficultés  s'aplaniraient  et  que  nous  verrions  revenir  la 
paix  et  la  tranquillité  »...  Naturellement,  ces  malheureux,  dé- 
semparés, consultent  leurs  prêtres,  bien  qu'un  d'eux  vienne 
d'être  chassé  et  qu'un  autre  soit  menacé  de  l'être;  ils  envoient 
même  consulter, comme  ils  l'avaient  demandé,  le  nouveau 
gouverneur  de  l'Ile  Royale,  Desherbiers,  qui  avait  en  juillet 
1749,  pris  possession  de  Louisbourg;  celui-ci  leur  conseilla  de 
se  maintenir  fermement  sur  le  terrain  de  la  légalité.  Le  6  sep- 
tembre, les  dix  délégués  remettent  donc  au  Conseil  une  lettre 
aussi  digne  que  courtoise,  portant  mille  signatures  :  ils  rap- 
pellent le  serment  prêté  sous  réserve  au  général  Philipps,  les 
promesses  royales  renouvelées  «  il  y  a  deux  ans  »  sur  l'inter- 
vention du  gouverneur  Shirley. 

«  Nous  avons  accueilli  toutes  ces  promesses  comme  venant 
de  Sa  Majesté  et  avons  rais  en  elles  notre  confiance;  nous  avons 
rendu  des  services  au  gouvernement  du  Roi,  sans  que  jamais 
il  nous  soit  venu  à  la  pensée  de  violer  notre  serment.  Nous 
croyons  que,  si  Sa  Majesté  était  bien  informée  de  notre  attitude, 
elle  se  garderait  de  nous  imposer  une  formule  de  serment  qui 
doit  nous  lier  plus  étroitement...  Si  Votre  Excellence  veut  nous 
accorder  notre  ancien  serment  avec  exemption  d'armes  à  nous 
et  à  nos  hoirs,  nous  l'accepterons;  mais,  si  \'otre  Excellence 
n'est  pas  dans  la  résolution  de  nous  l'accorder,  nous  sommes 
tous  en  général  dans  la  résolution  de  nous  retirer  du  pays.  >>. 
[De  même,  eh  une  pétition  de  janvier  175G,  les  Acadiens  de 


:33S  LA  CRISE 

Philadelphie  déclarent  :  «  Jusqu'en  ces  derniers  temps  où  l'on 
nous  a  dit  le  contraire,  nous  avons  cru  toujours  que  l'exemption 
militaire  avait  été  acceptée  par  le  Roi]. 

La  fermeté  de  cette  décision  qu'on  peut  en  ces  circonstances 
qualifier  d'héroïque,  puisqu'elle  entraînait  avec  l'expatriation 
toutes  ses  lamentables  conséquences  :  abandon  du  pays  natal, 
perte  des  biens,  ruine,  longues  misères,  durs  labeurs,  angoib- 
ses  de  l'inconnu,  etc..  nous  est  confirmée  de  tous  côtés  : 

«  Si  les  Anglais  exécutent  ce  qu'ils  ont  projeté,  écrit  Bigot  au 
ministre  le  30  septembre  1749,  il  en  sortira  beaucoup.  L'abbé 
Le  Loutre  nous  mande  que,  si  le  gouverneur  anglais  les  oblige  à 
prêter  un  nouveau  serment,  ils  prendront  les  armes  avec  les 
sauvages  ».  «  Si,  par  suite  du  changement  des  affaires  en  Nouvelle 
Ecosse,  diront  plus  tard  en  1756  les  Acadiens  de  Philadelphie, 
Votre  Majesté  n'avait  pas  cru  contraire  à  la  sécurité  de  votre 
province  dé  nous  y  laisser  rester  dans  les  conditions  promises  en 
votre  nom  par  les  gouverneurs,  nous  aurions  sans  aucun  doute 
accepté  toute  autre  proposition  raisonnable  qui  n'eût  pas  mis 
en  péril  nos  parents  âgés,  nos  femmes  et  nos  enfants  faibles; 
et  nous  sommes  persuadés  qu'en  ce  cas,  en  quelque  lieu  que 
nous  nous  fussions  retirés,  nous  nous  serions  sentis  liés  par  les 
plus  fortes  obligations  de  la  gratitude.  Mais  nous  considérions 
l'obligation  de  porter  les  armes  comme  une  violation  de  la  condi- 
tion principale  conformément  à  laquelle  nos  ancêtres  consen- 
tirent à  rester  sous  le  gouvernement  britannique  ». 

«  Si  cette  émigration  les  sauvait  des  dangers  d'une  apostasie 
religieuse  et  nationale,  dit  justement  Henri  d'Arles  {Déporla- 
lion,  p.  7)  elle  les  obligeait  par  contre  à  abandonner  avec  pertes 
des  établissements  déjà  prospères  auxquels  les  rivaient  de  chers 
souvenirs  et  aller  recommencer  ailleurs,  en  des  conditions  ma- 
tériellement moins  favorables,  les  plus  durs  travaux  de  défri- 
chement et  de  colonisation.  Il  faut  s'incliner  avec  respect  devant 
tout  ce  que  cette  résolution  comportait  d'idéalisme  supérieur 
et  invincible  ». 

Aussi  «  étonné  »  qu'irrité  d'une  si  digne  et  si  fière  attitude 
-que  ne  comprenait  pas  son  utilitarisme  anglais,  Cornwallis 
répond  platement  : 


ALARMES  33i) 

«  Vous  ne  faites  que  répéter  les  mêmes  choses...  Vous  vous 
croyez  indépendants  de  tout  gouvernement  et  voulez  traiter 
avec  le  roi  sur  ce  pied-là.  Or,  ...depuis  la  fin  de  Tannée  stipulée 
par  le  traité  d'Utrecht,  ceux  d'entre  vous  qui  ont  choisi  de 
rester  dans  la  province  sont  devenus  sujets  du  roi  de  la  Grande- 
Bretagne....  Vous  deviez  prêter  serment  de  fidélité...  Vous  avez 
manqué  à  votre  devoir...  Le  général  Philipps,  qui  vous  a  accordé 
de  telles  réserves,  n'a  pas  fait  son  devoir...  [Même  en  trompant 
des  deux  côtés,  ce  gouverneur  colonial  engageait  le  gouverne- 
ment anglais,  puisqu'il  ne  fût  ni  désavoué  ni  révoqué.]  Ce 
n'est  que  par  pitié  pour  votre  situation  et  votre  inexpérience 
dans  les  affaires  que  l'on  consent  à  raisonner  avec  vous;  autre- 
ment, il  ne  s'agit  point  de  raisonner,  mais  il  s'agit  de  comman- 
der et  d'être  obéi...  [voilà  bien  des  rodomontades  de  «  capi- 
taine général  »  qui  a  pour  lui  la  force,  sinon  le  droit].  A 
votre  retour,  vous  trouverez  des  troupes  de  Sa  Majesté  aux 
Mines;  je  les  ai  envoyées  pour  votre  protection  [?]...  En 
attendant,  vous  n'avez  rien  de  mieux  à  faire,  pour  prouver 
votre  reconnaissance  que  de  fournir  50  hommes  pour  aider 
les  colons  pauvres  [c'est-à-dire  les  rivaux  venus  d'Europe]  à  se 
bâtir  des  maisons  ». 

Cornwallis  manquait-il  d'humour  ou  en  avait-il  à  revendre? 
car,  c'était  se  moquer  des  gens  que  de  les  inviter  ainsi  à  pré- 
parer leur  ruine.  Cornwallis  ne  s'en  flatta  pas  moins  d'avoir 
renvoyé  ces  braves  gens  gais  et  contents;  nous  nous  permet- 
tons d'en  douter  :  «  Tout  irait  -bien,  dit-il  ailleurs,  sans  la 
scélérate  bande  de  prêtres  français.  »  Vers  cette  date,  arrive 
justement  à  Halifax  un  prêtre  canadien,  M.  Brassard,  envoyé 
en  mission  par  l'évêque  de  Québec,  Mgr  de  Pontbriand;  on 
pense  s'il  fut  bien  accueilli  :  il  reçut  du  Conseil  l'ordre  de 
quitter  la  province  incontinent. 

Cinq  jours  plus  tard,  le  11,  le  novice  Gouverneur,  inquiet, 
mais  non  désespéré,  écrivait  aux  Lords  of  Trade  : 

«  Les  habitants  français...  sont  décidés,  disent-ils,  à  quitter 
la  province  plutôt  qu'à  prêter  serment.  Comme  je  suis  sûr  qu'ils 
n'abandonneront  pas  leurs  habitations  pendant  la  présente 
saison,  je  leur  ai  répondu  sans  rien  changer  à  ma  déclaration, 
^lon  intention  est  de  tirer  d'eux  pendant    leur  séjour  le  meil- 


^340  LA         CRISE 

Jeiir  parti  possible  pour  Sa  Majesté.  [Ainsi  recommence  une  bas- 
se politique  d'exploitation  qui,  approuvée  par  les  Lords  of  Trade 
(I6oct.)  durera  pendant  des  générations].  S'ils  persistent  dans 
leur  entêtement,  je  recevrai  au  printemps  par  l'intermédiaire 
de  vos  Seigneuries,  les  instructions  de  Sa  Majesté.  Comme  ils 
attendaient  ma  réponse  écrite,  je  les  ai  moi-même  vus  cet 
après-midi  et  les  ai  exhortés  à  être  fidèles  à  Sa  Majesté,  à  renon- 
cer à  toutes  relations  avec  la  France  et  à  prêter  à  cette  colonie 
toute  l'assistance  possible,  ce  qui  ne  peut  manquer  de  tourner 
à  leur  grand  avantage...  Si  nous  pouvons  compter  sur  lev.r 
fidélité,  cette  colonie  deviendra  l'une  des  plus  importantes 
possessions  de  sa  Majesté  )).  «  En  attendant,  le  général  Corn- 
wallis,  dit  l'abbé  Le  Loutre  (4  octobre  1749),  a  fait  défense 
aux  Acadiens  de  sortir  sous  peine  d'être  regardés  comme 
déserteurs  et  punis  comme  tels  ».  «  [Quelle  «  désertion  »  y  a- 
t-il  à  quitter  un  pays  où  l'on  n'est  pas  même  astreint  au  ser- 
vice militaire?  Nous  retrouverons  l'abus  de  ce  mot] 

Pour  mieux  les  intimider,  Corwallis  envoie  d'Halifax  le 
capitaine  Goreham  et  ses  «  métis  indiens  »  occuper  Piziquid  et 
fait  envoyer  d'Annapolis  un  détachement  de  cent  hommes 
occuper  le  «  Vieux  Logis  «  des  Mines  (11  oct.)  Enfin,  pour  les 
mieux  contenir,  il  les  emploie  à  faire,  à  la  place  de  la  piste  fo- 
restière, une  route  militaire  de  18  pieds  de  large  entre  les 
Mines  et  Halifax.  Au  début  d'octobre,  les  habitants  de  l'Aca- 
die  adressent  à  Cornwallis  leur  réponse  finale  : 

«  Après  avoir  mûrement  examiné  les  demandes  qui  nous  ont 
-été  faites,  après  avoir  délibéré  par  assemblée,  tous  nous  prenons 
la  liberté  d'exposer  à  Votre  Excellence  qu'il  nous  est  impossi- 
ble de  prêter  le  nouveau  serment  que  vous  exigez  de  nous  à 
cause  des  suites  fâcheuses  qu'il  pourrait  nous  attirer  de  la  part 
des  sauvages  et  comme  étant  contraire  au  premier  serment  que 
nous  avons  prêté  à  Sa  Majesté  le  Roi  Georges  Second  et  annu- 
lant les  prérogatives  qui  nous  avaient  été  accordées  de  sa  part 
en  vertu  du  dit  serment...  Que  si  \'otre  Excellence,  nonobstant 
nos  très  humbles  représentations,  voulait  nous  forcer  de  prêter 
le  serment  qu'elle  exige  de  nous,  nous  avons  tous  et  d'une  voix 
commune  résolu  de  ne  jamais  prêter  de  nouveaux  serments  et 
d'.exposer  à  Votre  Excellence  que  nous  sommes  tous  prêts  à 
sortir  du  pays  et  quitter  notre  patrie  plutôt  que  de  nous  sou- 


ALARMES  341 

■îTiollre.  El, dans  le  cas  que  Votre  Excellence  veuille  absolument 
nous  chasser  et  nous  obliger  à  nous  retirer  ailleurs,  nous  la 
supplions  très  humblement  de  nous  accorder  l'espace  d'un  an 
pour  sortir  et  emporter  nos  effets  mobiliers,  conformément 
au  traite  d'Utrecht  dont  nous  prenons  la  liberté  de  vous  donner 
copie  ».  «  Le  gouverneur  Cornwallis,  diront  les  Acadiens  de 
Philadelphie,  nous  dit  qu'il  informerait  Sa  Majesté  de  notre 
proposition  et  nous  rendrait  réponse;  mais  nous  n'avons  jamais 
reçu  de  réponse  et  nulle  proposition  ne  nous  fut  faite  ». 

Les  nouveaux  députés,  élus  le  11  octobre  selon  la  coutume, 
ne  furent,  le  22,  reconnus  du  Conseil  que  «  parce  qu'ils  pou- 
vaient dans  l'état  actuel  être  utiles  ».  Ainsi,  pris  de  doute  et 
uniquement  guidé  par  l'intérêt,  notre  jeune  matamore  anglais 
pour  le  moment  rengaina  son  grand  sabre,  et  le  long  hiver  aca- 
dien  vint  pour  six  mois  jeter  son  manteau  de  paix  sur  ces  an- 
goissantes querelles  humaines. 

La  fondation  d'Halifax  et  les  menaces  anglaises  n'en  avaient 
pas  moins  créé  dans  tout  le  pays  une  émotion  et  une  anima- 
tion fébriles.  En  même  temps  qu'ils  tenaient  tête  au  gouver- 
neur anglais  pour  maintenir  le  statu  quo,  les  Acadiens  tâchaient 
de  s'entendre  avec  les  gouverneurs  français  de  l'Ile  Royale  et 
du  Canada  pour  s'assurer,  en  cas  de  mesures  brutales,  une  porte 
de  sortie.  A  leur  troisième  message  à  Desherbiers,  ils  joigni- 
rent le  12  octobre  1749  une  requête  au  Roy  de  France  «  im- 
plorant sa  puissante  protection  »,  au  nom  des  traités  d'Utrecht 
et  d'Aix-la-Chapelle,  contre  les  exigences  du  nouveau  gouver- 
neur qui  violait  les  engagements  mêmes  acceptés  par  le 
Roi  Georges  II.  Aussi  sollicitaient-ils  du  roi  de  France  une 
intei*vention  auprès  du  roi  d'Angleterre,  leur  assurant  le  libre 
exercice  de  leur  religion,  la  neutralité  militaire  et  le  délai  d'un 
an  pour  partir.  «  Ne  pouvant  savoir  quel  effet  auront  leurs 
représentations,  ils  mettent,  ajoutent-ils,  toute  leur  confiance 
dans  la  charité  du  Roy  et  lui  demandent  de  vouloir  bien  donner 
ses  ordres  pour  qu'il  leur  soit  accordé  des  concessions  sur  les 
terres  de  France  voisines  de  l'Acadie  avec  les  mêmes  grâces 


342  LA         CRISE 

que  Sa  Majesté  a  accordées  aux  habitants  de  l'Ile  Royale,  rf 
A  M.  de  la  Jonquière,  les  habitants  de  Port  Royal  écrivent 
en  décembre  1749  : 

«  C'est  l'amour  qui  nous  fait  agir  :  l'amour  de  notre  religion 
dont 'l'exercice  n'est  pas  assez  libre,  l'amour  de  notre  patrie 
contre  laquelle  on  voudrait  nous  faire  déclarer...  On  nous  fait 
de  grandes  offres;  mais,  si  le  roi  de  France  veut  nous  recevoir, 
nous  aimons  mieux  nous  retirer...  Ainsi,  nous  vous  prions  très 
intimement  de  vouloir  nous  procurer  des  bâtiments  et  vivres 
pour  pouvoir  nous  retirer  dans  quelque  rivière  au  bas  du  fleuve 
Saint-Laurent  que  vous  jugerez  commode  pour  des  laboureurs 
et  pour  des  pêcheurs...  afin  dy  vivre  comme  bons  catholiques  et 
fidèles  et  obéissants  sujets  de  notre  Roy  de  France  ».  «  Nous 
croyons,  écrivent  de  même  les  «pauvres  habitants  »  d'une  autre 
rivière,  que  jamais  le  Roy  de  France  ne  trouvera  mauvais  que 
vous  donniez  le  couvert  et  un  peu  de  pain  à  ses  bons  sujets  qui 
sont  dans  la  dernière  misère  [à  la  suite  d'un  raz  de  marée]  et 
ont  recours  à  vous  parce  qu'ils  ne  veulent  pas  avoir  d'autre 
Roy...  Le  Seigneur  veut  que  nous  nous  en  allions,  et  tout  le 
monde  s'y  est  déterminé  d'une  commune  voix  ».  (Arch.  Nat. 
Col.  Cil  A,  vol.  87,  fo  359-60). 

Enfin,  en  octobre  1749,  les  Acadiens  décident,  dit  l'abbé 
Le  Loutre,  de  déléguer  à  Paris  l'un  d'eux,  Joseph  Vignau 
((  pour  informer  le  Ministre  de  leur  triste  situation  et  implorer 
l'honneur  de  sa  protection  ».  En  haut  lieu,  du  reste,  on  se  ren- 
dait fort  bien  compte  de  la  gravité  des  conjonctures,  ainsi  que 
le  prouve  un  rapport  du  Ministère  des  Colonies,  «lu  au  Roy  » 
le  29  août  1749.  «  Les  suites  très  dangereuses  »  de  l'occupation 
progressive  des  Anglïfis  à  Chibouctou,  à  la  Hève,  aux  Mines, 
à  la  Raie  Verte  sont  signalées  :  «  les  anciens  habitants  qui 
avaient  toujours  conservé  le  désir  et  l'espérance  de  rentrer 
sous  la  domination  de  la  France  seront  obligés  de  renoncer 
à  l'un  et  à  l'autre».  «Cette  colonie  sera  formidable  pour  celles 
du  Canada  et  de  l'Ile  Royale  ».  «L'Ile  Royale  sera  privée  des 
secours  qu'elle  tirait  de  l'Acadie  ». 

Deux  remèdes  sont  envisagés  :  d'une  part,  «  mettre  le  plus- 
promptement  possible    ces  deux  colonies  en  bon  état  de  dé- 


ALARMES  •  343 

fense  »  et  «  établir  solidement,  en  y  attirant  des  familles  aca- 
diennes,  l'Ile  Saint-Jean  qui  en  dépend  et  pourra  lui  être  d'un 
très  grand  secours,  particulièrement  pour  sa  subsistance  en 
temps  de  paix  et  en  temps  de  guerre;  «d'autre  part,  soutenir 
les  «  anciens  habitants  »  et  les  sauvages  de  l'Acadie  dans  leur 
opposition  contre  l'Angleterre. 

Les  événements  qui  suivent  montrent  l'application  de  cette 
politique,  que  renforcent  les  encouragements  donnés  à  l'exo- 
de acadien. 

«  Six  ou  sept  chefs  de  familles  aeadiennes  voisines  de  Chibouc- 
tou,  écrit  Desherbiers  le  15  août  1749,  sont  venus  nous  demander 
des  terrains  dans  l'Ile  Royale;  nous  avons  suivi  les  int£ntions  du 
Iaov  en  leur  promettant  toutes  sortes  de  secours  tant  pour  leur 
subsistance  que  pour  leur  établissement;  ils  ont  été  chercher 
leurs  femmes  et  leurs  enfants  et  nous  ont  assuré  qu'ils  seraient 
suivis  par  d'autres  familles  de  la  côte  de  l'Est.  Nous  avons 
envoyé  deux  bateaux  avec  des  vivres  pour  les  chercher  à  Tate- 
inagouche  et  à  Remchic  où  ils  passeront  avec  leurs  bestiaux. 
Ces  sept  familles  font  cent  personnes.  Ils  ont  demandé  de  s'éta- 
blir à  la  Baie  des  Espagnols.  Nous  avons  déjà  placé  à  l'Indienne 
et  à  Morgaine  trois  ou  quatre  autres  familles  arrivées  depuis 
peu  avec  leur  bétail...  L'abbé  Le  Loutre  avertira  les  Acadiens 
des  traitements  que  le  Roy  fait  à  ceux  qui  se  sont  retirés  à  l'Ile 
Royale  et  à  l'Ile  Saint-Jean,  et  il  espère  en  attirer  quantité...  II 
sera  de  la  dernière  conséquence  d'engager  tous  ceux  qui  s'y 
retireront  de  ne  s'occuper  que  de  la  culture  des  terres  et  aux 
prairies,  et  de  les  détourner  de  la  pêche...  Il  est  fort  à  souhaiter 
qu'on  élève  quantité  de  bestiaux,  cela  doit  être  le  principal  objet 
des  habitants.  On  ne  pourra  penser  de  plusieurs  années  d'en 
tirer  du  Canada  qui  a  de  la  peine  à  les  fournir  pour  sa  consom- 
mation, et  il  est  bien  à  craindre  qu'on  n'en  puisse  tirer  par  la 
suite  de  la  Nouvelle  Angleterre  et  de  l'Acadie  par  les  mesures 
que  les  Anglais  doivent  prendre  pour  s'y  opposer  ». 

Ces  renseignements  sont  complétés  le  20aoûtparceux  de  l'In- 
tendant Bigot.  Alors  qu'au  printemps,  aussitôt  après  l'éva- 
cuation de  Louisbourg  par  les  Anglais,  les  Acadiens  lui  avaient 
encore  livré  150  bœufs  au  Port  Toulouze,  il  doit  désormais 
recourir  à  l'intermédiaire  de  fournisseurs  anglais  qui  se  font 


314  •  LA  CRISE 

payer  d'autant  plus  cher  que  leur  vente  est  assurée  à  Chibouc— 
tou.  «  Je  rencontre  beaucoup  plus  de  difficultés,  dit-il,  à  tirer" 
des  vivres  de  la  Nouvelle  Angleterre  que  je  n'en  avais  avant  la 
guerre  :  ceux  qui  nous  en  fournissaient  ne  veulent  plus  s'en 
charger  par  les  pertes  qu'ils  ont  faites.  Il  y  a  d'ailleurs  de  nou- 
velles défenses  à  cause  de  l'établissement  de  Chibouctou  de 
nous  porter  des  vivres.  »  Or,  il  «compte  1200  hommes  de  gar- 
nison et  2.000  habitants  qui  sont  à  la  ration  »,  ce  qui  implique 
un  important  renforcement  de  troupes  et.  un  accroissement 
d'immigration  acadienne.  Le  l^r  novembre  1751,  l'intendant 
Prévost  parle' de  2.000  Acadiens  réfugiés  dans  les  deux  îles  et, 
le  26  juin,  de  7.526  Français,  tant  militaires  que  civils,  en  ces 
deux  mêmes  îles.  Un  recensement  fait  en  1752  par  le  Sieur  de  la 
Rofpic  montre  que,  à  part  un  petit  nombre  de  caboteurs  à 
Pott  Toulouze  et  à  l'Ile  Madame,  la  plupart  des  Acadiens  vé- 
gètent sur  leurs  mauvaises  terres  et  demandentou  de  se  livrer 
à  la  pêche  ou  de  partir.  Il  y  a  en  outre,  bon  nombre  de  pêcheurs 
sédentaires,  quelques-uns  autrefois  évacués  de  Terre-Neuve, 
la  plupart  venus  de  France,  surtout  des  évêchés  d'Avranches, 
de  Coutances,  de  Saint-Malo  et  de  Saint-Brieuc. 

Pour  «  établir  solidement  »  l'Ile  Saint-Jean,  qui  devait  de- 
venir le  grenier  et  même,  pour  ainsi  dire,  le  garde-manger  de 
Louisbourg,  on  y  nomme  un  lieutenant  du  Roy,  jNI.  de  Bona- 
venture.  qui  y  trouve  un  actif  collaborateur  en  l'un  des  ha- 
bitants, le  Sieur  Gautier,  ce  fameux  rebelle  d'Annapolis  pen- 
dant la  récente  guerre.  Mais  on  se  heurte  à  deux  difficultés  : 
d'une  part,  les  meilleures  terres  étaient  concédées  à  des  con- 
cessionnaires qui  n'en  tiraient  aucun  parti;  il  fallut  passer 
outre  avec  le  plus  de  ménagements  possible;  d'autre  part,  les 
mulots  en  1750,  «  les  sauterelles  en  1751  ravagèrent  les  ré- 
coltes qui  avaient  la  plus  belle  apparence  du  monde  »;  enfin 
1752  fut  une  année  de  sécheresse.  Il  n'y  a  pas  de  blé  pour  faire 
la  semence  prochaine  ni  de  farine  pour  la  subsistance  des  ha- 
bitants. Or,  dès  le  printemps  1749,  «  sept  ou  huit  familles 
acadiennes,  faisant  en  tout  50  ou  60  personnes,  s'étaient  re- 
tirées de  Beaubassin  au  Port  Lajoie  »;  il  fallut  donc  les  ravi- 


ALARMES  345 

tailler,  ainsi  que  les  mille  autres  habitants  déjà  ruinés  par  la 
récente  occupation  anglaise,  et  prévoir  pour  l'automne  le  ravi- 
taillement de  ((  c[uantité  de  famille  acadiennes,  qui,  au  dire  de 
Gautier,  allaient  passer  à  l'Ile  Saint-Jean,  à  cause  du  nouveau 
serment  que  les  Anglais  exigeaient  d'elles  ».  Le  6  août,  Degou- 
tin-;  réclame  pour  plus  de  700  personnes  «  la  ration  du  roi  »  :  il 
en  vient  chaque  jour,  dit-il.  Denysde  Bonaventure  porte  le  nom- 
bre à  800,  dont  200  venus  en  1749  et  600  depuis  le  27  avril 
1750.  Le  25  octobre  1750,  Prévost  parle  de  2.000  Acadiens  à 
l'Ile  Saint-Jean.  Aussi  doit-on  d'urgence  envoyer  du  blé  et 
des  vivres;  «sans  quoi  les  habitants  seraient  dans  le  cas  de 
mourir  de  faim  ».  «  Cette  île  Saint-Jean  coûte  beaucoup  au 
Roy  ))  avoue  Bigot. 

Le  plus  grand  effort,  toutefois,  fut  porté  avec  le  plus  de  suc- 
cès au  point  le  plus  important,  l'isthme  de  Shédiac  qu'on  ap- 
pelait encore  Chédaïque.  Entre  Tintamare  et  la  Baie  Verte, 
cette  langue  de  terre  ne  mesurait  que  quatre  lieues  et  demie, 
si  bien  que  le  portage  ne  comptait  qu'une  lieue  et  demie  : 
c'était  la  limite  naturelle  de  la  Nouvelle  Ecosse.  Là  se  trou- 
vaient, au  fond  de  la  Baie  Française,  à  Chipoudy,  à  Peticou- 
diac,  à  .Memrancouck  et  surtout  sur  les  bords  des  trois  Riviè- 
res de  Beaubassin  ou  Chignictou  de  vastes  terres  d'alluvions 
qu"avaii'nt  colonisées  dès  1672  Jean  Bourgeois, de  Pcrt  Royal, 
et  en  1676  le  Canadien  Le  Neuf  de  la  Vallière.  Ces  établisse- 
ments, bien  endigués  et  bien  aménagés,  n'avaient  cessé  de 
prospérer;  leurs  habitants,  maintenant  au  nombre  d'environ 
2.0OO  âmes,  bien  qu'ils  eussent  prêté  le  serment  de  fidélité, 
restaient  «  Français  d'inclination,  dit  la  Jonquière,  comme  ils 
le  sont  par  la  langue  et  par  le  terrain  qu'ils  occupent  ».  Cette 
riche  région,  par  ses  communications  faciles  avec  la  rivière 
Saint-Jean  et  l'Atlantique  d'un  côté,  avec  l'Ile  Saint-Jean, 
ri  le  Royale  et  le  Canada  de  l'autre,  était,  dit  ce  gouverneur, 
<i  la  clef  du  pays  ».  Aussi,"  il  est  essentiel,  ajoute-t-il,  de  nous  la 
conserver,  de  la  bien  fortifier  et  d'y  tenir  une  bonne  garnison 
pour  arrêter  les  entreprises  des  .\nglais,  conserver  nos  Fran- 
çais, ceux  qui  pourront  y  venir  de  l'Acadie  et  protéger  toutes 


346  LA  CRISE 

les  nations  sauvages  qui  nous  sont  fidèles  ».  En  novembre- 
1749,  sur  la  demande  des  habitants  intimidés  par  les  menaçan- 
tes mesures  de  CornwalIis,La  Jonquière  envoya  en  cette  région, 
avec  un  détachement  de  Québec,  un  officier  de  valeur,  le 
chevalier  de  la  Corne.  «  Il  connaît  parfaitement  la  pays,  y 
est  aimé  des  Français  et  des  sauvages,  craint  des  Anglais,  et 
estimé  de  tous  ».  Il  avait  ordre  de  faire  un  port  à  Cocagne,  de 
bâtir  un  fort,  de  constituer  des  milices,  de  maintenir  l'auto- 
rité du  Roy  sur  les  habitants  et  de  s'opposer  aux  Anglais,  au 
besoin  par  la  force  des  armes,  s'ils  voulaient  s'y  établir.  Il 
arriva  le  19,  fut  accueilli  «  avec  grand  plaisir  »,  reçut  le  ser- 
ment de  fidélité,  constitua  trois  compagnies  de  milice,  une 
pour  chaque  rivière,  et  commença  incontinent  à  construire  un 
fort  sur  la  butte  de  Beauséjour  qui,  dominant  le  pays,  con"i- 
mandait  l'isthme. 

Notre  politique  consistait  donc  à  attirer  les  réfugiés  aca- 
diens,  conformément  à  leurs  vœux,  en  cette  nouvelle  «  Acadie 
française  »  qu'on  opposait  ainsi  à  l'autre  :  dès  le  4  octobre, 
l'abbé  Le  Loutre  annonçait  l'arrivée  de  «  plus  de  1.000  fa- 
milles acadiennes  ». 

«  Nous  avons  ici  nombre  de  gens  à  entretenir,  écrit  Le  Loutre 
à  Bigot,  de  la  Baie  \'erte  (15  août  1750),  et  en  automne  nous 
aurons  un  accroissement  de  60  familles  venant  de  Beaubassin 
et  des  rivières  au  delà  de  la  frontière  réclamée;  ils  n'ont  pas 
semé  pour  se  retirer  sur  notre  territoire.  Les  gens  de  Cobequid 
auront  à  décider  du  parti  à  prendre  dès  qu'arriveront  les  nou- 
velles de  France.  Ils  compléteront  le  nombre  de  100  familles. 
Peut-être  en  aurons-nous  des  Mines  s'ils  peuvent  s'échapper. 
11  est  temps  d'établir  des  magasins  à  Eehedak  ou  à  La  Ri\ière, 
des  Gaspareaux  dans  la  Baie  \'erte.  ». 

«  Les  Acadiens,  ajoutait-il,  soutiendront  aux  dépens  de  leur 
vie  cette  prise  de  possession,  travailleront  avec  courage  à 
cultiver  les  terres,  feront  fleurir  le  commerce,  fourniront  l'Ile 
Royale  de  rafraîchissement  de  toute  espèce;  et,  en  cas  de  guerre, 
on  trouvera  plus  de  mille  hommes  portant  les  armes,  scit  pour 
la  défense  de  Louisbourg,  soit  pour  reprendre  l'Acadic:  dans 
ces  circonstances,  on  verra  les  Acadiens  marcher  contre  l'Anglois 
et  se  battre  en  braves  contre  rennemi  de  l'Etat  ». 


ALARMES 


347 


T)n  ordonna  donc  «  de  traiter  avec  beaucoup  de  douceur  ces 
réfugiés  français,  de  leur  donner  des  vivres  et  de  les  soulager 
de  toute  manière  ». 

Nos  alliés  naturels  contre  les  Anglais  étaient  les  sauvages; 
qu'ils  s'appelassent  Micmacs  dans  la  péninsule  ou  Abénakis 
sur  le  continent,  ils  nous  étaient  également  fidèles.  Comme  les 
Anglais  n'avaient  pas  hésité  à  les  exciter  contre  nous  dans  les 
régions  de  l'Ouest,  ni  même,  lors  du  récent  siège,  à  en  ame- 
ner de  Nouvelle  Angleterre  à  Annapolis  sous  le  commande- 
ment du  capitaine  John  Goreham,  nous  ne  nous  fîmes  guère  de 
scrupule  pour  les  employer  contre  eux  en  Acadie.  Notre  influen- 
ce sur  ces  tribus  restait,  d'ailleurs,  toujours  plus  forte  que  la 
leur,  grâce  à  la  douceur  de  nos  mœurs  et  à  l'ascendant  de  nos 
missionnaires.  Nous  avions  en  ces  régions,  selon  l'expression 
du  temps,  «  trois  missionnaires  des  sauvages  «.le  Père  Germain, 
à  la  Rivière  Saint-Jean,  l'abbé  Maillard,  qui  résidait  d'ordi- 
naire dans  l'Ile  Royale,  et  l'abbé  Le  Loutre,  qui  s'occupait  des 
Micmacs  de  la  péninsule.  Ce  dernier  joua  en  Acadie  un  rôle 
considérable,  quoique  contesté.  Ancien  Spiritin,  prêtre  zélé 
des  Missions  étrangères,  venu  de  Paris  en  1737,  bien  accueilli 
par  Armstrong  en  1738  et  par  Mascarène  en  1740,  ce  Breton 
de  Morlaix  écrivait  en  1740  de  Cobequid  à  son  supérieur  : 
«  Souvenez-vous  que  je  ne  suis  en  ce  pays  que  par  obéissance 
et  pour  suivre  vos  ordres;  il  y  va  de  la  gloire  de  Dieu  et  du 
salut  des  âmes  ».  Vers  la  même  époque,  il  acceptait  l'autorité 
civile  de  Mascarène;  mais,  plus  perspicace  que  la  plupart  des 
autres  prêtres  acadiens  d'alors,  il  démasqua  vite  toute  la  dan- 
gereuse fourberie  des  autorités  anglaises,  qui  endormaient  le 
peuple  à  l'heure  du  danger.  Aussi,  au  cours  de  la  guerre,  mena- 
t-il  hardiment  ses  Abénakis  au  secours  des  Français  assiégeant 
Annapolis;  puis,  se  rendant  au  Canada  en  l'été  1745,  il  revint 
par  le  Saint-Jean  soulever  les  sauvages  de  cette  rivière.  Grâce 
à  des  signaux  secrets,  il  fut  en  1746  l'intermédiaire  habituel 
entre  la  flotte  d'Anville  et  les  Français  d'Acadie.  Vicaire  géné- 
ral en  Acadie  et  aussi  chef  et  guide  des  prêtres  acadiens,  il  y 
fut  l'âme  de  la  résistance  française.  De  retour   en  France  en 


348  LA  CRISE 

1747,  il  ne  considéra  nullement  sa  mission  comme  achev«ée^ 
mais  insista  pour  la  reprendre  avec  plus  d'ardeur.  Bénéficiant, 
au  dire  de  Pichon,  de  l'influence  du  confesseur  du  Roi.  et^ 
par  suite,  de  celle  des  Jésuites,  alors  prépondérante,  il  se  trouva 
en  fréquentes  relations  avec  les  gouverneurs  de  l'Ile  Royale  et 
du  Canada  et  même  correspondit  directement  avec  le  ministre. 
Cette  correspondance,  ainsi  que  ses  actes,  nous  montrent  une 
âme  ardente  jusqu'à  la  véhémence,  active  jusqu'à  l'agression, 
dont  l'exaltation  tant  patriotique  que  religieuse  ne  s'empor- 
tait parfois  que  trop  promptement  en  des  excès  de  zèle  qui 
furent  blâmés  par  l'évêque  de  Québec  comme  par  des  offi- 
ciers français.  En  son  très  noble  but  de  sauver  les  Acadiens  de 
l'abjuration  de  leur  foi  et  de  la  perte  de  leur  nationalité  et  de 
servir  ainsi  à  la  fois  son  Dieu  et  son  Roi,  l'Abbé  Le  Loutre  se 
crut,  il  faut  le  reconnaître,  tout  permis,  et,  partant,  poussa 
jusqu'à  l'extrême  les  ordres  peut-être  mal  interprétés  du  gou- 
vernement français  :  en  des  entreprises  téméraires  et  même  dis- 
cutables, il  prodigua  à  ses  guerriers  micmacs  les  dons,  vivres  et 
armes  que  lui  remettaient  les  intendants  et,  pendant  des  an- 
nées, entretint  ainsi  dans  tout  le  pays  un  état  de  guerre  la- 
tente: «Mes  sauvages  promettent  une  fidélité  inviolable  au  Roi 
de  France,  écrit-il  le  4  octobre  1749;  ils  sont  bien  déterminés  à 
aider  les  Acadiens,  qu'ils  regardent  comme  leurs  frères,  à 
sortir  de  l'Acadie  et  à  sauver  leurs  bestiaux  et  bagages;  je 
les  ai  vus  mépriser  les  présents  du  général  Cornwallis;  ils  con- 
tinuent à  faire  la  guerre  aux  Anglais  ».  Les  Anglais  n'eurent 
pas  plus  tôt  fondé  Halifax  que, voyant  tout  le  danger  de  cette 
colonisation,  l'Abbé  Le  Loutre  suscita  contre  la  cité  naissante 
les  sauvages  de  sa  mission  alors  établie  à  Slmbenacadie,  c'est- 
à-dire  à  mi-chemin  des  Mines  et  d'Halifax.  Malheur  à  tout  co- 
lon anglais  qui  s'aventure  hors  des  palissades  de  l'enceinte  ! 
il  est  exposé  au  vol,  à  la  violence,  à  la  mort  même.  En  septem- 
bre, deux  bateaux  anglais  sont  attaqués  à  Chignectou  et  trois 
Anglais  tués;  une  barque  anglaise  est  capturée  à  Canseau  le 
19  août. mais  rendue  avec  ses  prisonniers  sur  l'ordre  de  Desher- 
biers. Une  insolente  déclaration  de  guerre  est  adressée  à  Corn-^ 


A    L     V    R    M     E    S  349^ 

wallis  le  24  septembre  1749;  et,  le  30,  une  escouade  de  quatre- 
liommes  tuée  près  de  Dartmouth.  Le  l^^"  octobre,  les  têtes  des- 
indiens sont  mises  à  prix,  à  raison  de  10  guinées  le  scalp  : 
Cornwallis,  selon  l'habituelle  méthode  anglaise,  se  propose 
«  d'extirper  »  cette  maudite  race.  Le  belliqueux  missionnaire  se 
flatte  que  les  Acadiens  se  joindront  à  ses  180  guerriers  valides, 
si  l'on  exige  d'eux  un  nouveau  serment.  Le  collier  de  guerre 
circule  parmi  les  tribus  du  continent  et  parvient  jusqu'aux 
mains  du  gouverneur  du  Canada.  En  novembre,  le  poste  an- 
glais des  Mines,  Vieux  Logis,  est  attaqué  par  300  sauvages 
dont  quelques-uns  des  Iles  Royale  et  Saint-Jean;  mais  le  capi- 
taine Hamilton  est  sauvé  par  l'abbé  Le  Loutre.  La  tête  de  ce- 
lui-ci n'en  est  pas  moins  mise  à  prix  :  50  livres.  Le  4  décembre 
1749,  il  se  retire  avec  ses  sauvages  en  Acadie  française,  à 
Beaubassin,  où  un  parti  anglais  est  chargé  de  s'emparer  par 
surprise  de  lui  et  de  ses  auxiliaires.  Cornwallis,  qui  comme  ses 
compatriotes  l'exècre,  ordonne  son  arrestation  le  13  janvier 
1750  et  fixe  le  prix  de  sa  tête  à  100  livres. 

Les  Anglais,  non  plus,  ne  perdaient  pas  leur  temps,  ainsi 
qu'il  appert  d'une  lettre  de  l'abbé  Le  Loutre  : 

«  Le  général  va  faire  travailler  incessamment  au  portage  de 
Chibouctou  aux  Mines,  écrit-il  le  '29  juillet  1749,  il  doit  y  faire 
travailler  les  habitants  de  l'Acadie  jusqu'à  ce  qu'il  y  ait  un 
chemin  à  y  faire  passer  des  charrettes.  Leurs  vaisseaux  ne  font 
présentement  qu'aller  de -Chibouctou  à  Boston  pour  le  trans- 
port des  vivres  et  autres  choses  nécessaires  à  leur  établissement. 
Les  Anglais  ont  deux  corsaires  en  croisière  depuis  le  Cap  de 
Sable  jusque  par  le  travers  de  Chibouctou  pour  empêcher  les 
Bostonnais  et  les  bâtiments  de  l'Acadie  d'aller  à  Louisbourg. 
11  ont  deux  autres  corsaires  destinés  pour  la  Baie  \'erte  et  qui 
doivent  prendre  les  bœufs  et  moutons  qu'ils  pourront  trouver 
à  Beaubassin.  Ils  paient  partout  bien  gros,  sèment  et  n'épargnent 
pas  l'argent...  Ils  font  tout  ce  qu'ils  peuvent  pour  gagner  les 
sauvages,  ils  chargent  de  présents  tous  ceux  qu'ils  peuvent 
rencontrer,  ils  voudraient  les  avoir  pour  amis,  tandis  qu'ils 
bâtissent  et  se  fortifient.  Ils  doivent  faire  hiverner  une  partie 
de  leurs  troupes  dans  les  Mines  pour  contenir  les  habitants 
français  et  éloigner  les  sauvages  et,  une  fois  établis  aux  Mines- 


'350  L  A       r.  R  I  s   E 

et  à  r.hibouclou,  ils  doivent  passer  à  Beaubassin  et  faire  un  fort 
à  in  IJaie  Verte.  ». 

Le  même  correspondant  informe  son  ministre  qu'en  octo- 
bre, on  effet,  le  général  Cornwallis  «  fait  passer  dans  les  Mines 
7  à  800  hommes  et  fait  travailler  à  construire  un  fort  pour  con- 
tenir et  soumettre  l'habitant  à  sa  volonté;  il  y  a  continuelle- 
ment deux  bâtiments  armés  dans  l'entrée  des  Mines  pour  em- 
pêcher les  habitants  d'en  sortir  avec  leurs  petites  voitures 
[chaloupes]  •«.  Ce  fut  précisément  un  détachement  de  ces  trou- 
pes, 18  hommes  et  un  officier,  cjui  fut  attaqué  et  fait  prison- 
nier par  les  sauvages  de  l'abbé  Le  Loutre,  le  27  novembre  1749. 
En  manière  de  représailles,  le  curé  de  Cobequid,  M.  Girard,  et 
quatre  de  ses  paroissiens  sont  arrêtés  et  emmenés  prisonniers 
à  Halifax.  On  attend  des  renforts  pour  agir  avec  plus  de  vi- 
gueur et  de  rigueur. 

Le  l^ï"  décembre  1750,  Cornwallis  se  plaint  à  l'évêque  de 
Ouébec  de  la  conduite  des  missionnaires  de  l'Acadie  et  surtout 
de  celle  de  l'abbé  Le  Loutre.  Pour  se  venger  des  habitants  de 
•Chignictou  «  qui  ont,  dit-il,  à  l'instigation  du  prêtre  Le  Loutre, 
donné  refuge  et  assistance  aux  Indiens  sans  jamais  donner  au 
gouvernement  la  moindre  information  »,  Cornwallis  ordonne, 
le  13  janvier  1750,  à  l'un  de  ses  officiers,  le  capitaine  Cobb, 
«  d  aller  à  cet  endroit  saisir  et  faire  prisonniers  autant  d'ha- 
bitants que  possible.  Partout  où  ils  quitteront  leurs  maisons 
à  votre  approche,  vous  saisirez  autant  de  femmes  et  d'enfants 
que  vous  le  jugerez  bon,  et  vous  les  livrerez  comme  otages  dans 
le  premier  fort  anglais  que  vous  atteindrez  ».  C'est  déjà  à 
l'égard  des  femmes  et  des  enfants  la  lâche  méthode  de  Law- 
rence cinq  ans  plus  tard. 

Si  cet  ordre  barbare  ne  fut  pas  exécuté,  c'est  que  le  secret 
en  lut  tôt  éventé  à  Boston  où  se  tramait  un  si  beau  complot. 
1  ,a  violence  intolérante  des  Bostonais  était  trop  exaltée  pour 
pouvoir   se   contraindre   au   silence. 

"  Nous  voyons  avec  inquiétude,  dit  une  pétition  de  l'assemblée 
législative   du    Massacliusetts  (1®'"  janvier  1750),   les  Français 


A    LARMES 


351 


projeter  d'étendre  leurs  établissements  en  arrière  des  colonies- 
de  \'otre  Majesté  et  vouloir  les  séparer  le  long  de  la  côte,  il  est 
fort  probable  qu'ils  seront  encouragés  par  l'absurde  neutralité 
que  revendiquent  les  habitants  français  de  la  Nouvelle  Ecosse... 
Ceci  pourrait  avoir  de  fatales  conséquences  pour  les. intérêts 
de  Votre  Majesté  en  Amérique...  Nous  sollicitons  donc  avec 
instance  que  de  si  dangereux  voisins  soient  forcés  de  quitter 
les  terres  de  Votre  Majesté  ou  réduits  à  une  plus  parfaite  obéis- 
sance à  l'égard  de  la  couronne  ». 

On  ne  saurait  trop  insister  sur  l'influence  néfaste  qu'eut  sur 
le  sort  des  Acadiens  ce  perpétuel  acharnement  contre  eux  des 
gens  de  la  Nouvelle  Angleterre. 

Vint  le  printemps  avec  ses  voies  navigables,  ses  terres  amol- 
lies et.  par  suite,  pour  les  Acadiens,  la  nécessité  de  semer  ou 
de  fuir  et,  pour  Cornvvallis,  de  sévir  ou  de  s'abstenir.  Les  lon- 
gues nuits  hivernales  lui  avaient  porté  conseil  :  à  part  l'arres- 
tation de  l'abbé  Girard.et  de  trois  députés  de  Cobequid  (5  mars 
1750),  il  préféra  s'abstenir,  pour  la  même  misérable  raison  que 
ses  prédécesseurs  :  il  ne  se  sentait  pas  assez  fort.  «  Je  suivrai 
les  instructions  concernant  le  serment,  écrit-il  le  19  mars;  mais 
je  serais  d'avis  qu'on  n'exerçât  de  pression  sur  les  habitants 
que  lorsqu'on  saura  ce  qui  peut  se  faire  à  Chignectou  et  quels 
colons  arriveront  d'Angleterre  et  avec  quels  renforts;  d'ici  là, 
j'espère  que  nous  aurons  construit  un  bon  fort  à  Piziquit,  et 
alors  j'exigerai  une  réponse  pcremptoire.  »  Dès  le  12  mars  1750 
il  envoie,  en  effet,  le  capitaine  John  Goreham  et  ses  Ran- 
gers (mi-anglais,  mi-sauvages)  s'établir  à  Piziquid  dans  les 
habitations  confisquées  de  prétendus  rebelles;  il  a  la  double 
mission  de  construire  ledit  fort  avec  le  concours  des  habitants 
(qui  ainsi  en  pâtiront  doublement)  et  de  les  empêcher  de  s'en- 
fuir avec  leur  bétail  et  autres  biens.  Or,  avec  cette  lettre  se 
croisèrent  les  «  Instructions  de  sa  ^Majesté  »  qui,  datées  du 
6  février,  reflétaient  exactement  la  même  politique  d'ater- 
moiement calculé.  «  Comme  les  Français  du  Canada  se  sont 
établis  dans  la  Province  dans  le  but  d'attirer  les  habitants,  il 
faut,  pour  le  moment,  suspendre  toute  mesure  violente  qui  les- 


O.yZ  -LA  CRISE 

induise  à  quitter  leurs  établissements  »:  et  ces  Instructions 
ajoutaient  le  12  mars  :  «  Nous  sommes  ravis  que  &i  peu  des 
meilleurs  habitants  se  soient  retirés  de  la  Province;  si  vous 
pouvez  les  empêcher  d'abandonner  leurs  habitations  en  ce 
moment  même  oîi  les  Français  redoublent  d'efforts  pour  les 
attirer,...  où  la  Province  est  aux  prises  avec  toutes  sortes  de 
difficultés,...  vous  pourrez,  par  la  suite,  en  usant  avec  eux  de 
lK)ns  procédés,  en  leur  faisant  apprécier  leurs  avantages,  dé- 
truire leurs  préjugés  et  les  lier  fermement  aux  intérêts  britan- 
niques ».  Même  antienne  le  8  juin  :  «  Continuez  à  user  de  tous 
les  moyens  possibles  pour  empêcher  les  habitants  français 
do  quitter  la  province  ».  Quelle  différence  de  langage  cinq  ans 
plus  tard  et  seulement  quelques  mois  plus  tôt  !  Mais,  on  le 
voit,  c'est  alors  comme  toujours,  aux  heures  de  difficulté,  la 
même  cauteleuse  politique  de  temporisation.  Dès  le  19  mars, 
Cornwallis  avait  promis  de  s'y  prêter. 

Aussi,  quand  le  19  avril  les  délégués  de  Grand  Pré,  de  Pizi- 
quid  et  de  la  Rivière  aux  Canards  s'en  vinrent  «  demander  à 
Son  Excellence  l'autorisation  de  quitter  la  province  et  d'em- 
porter avec  eux  leurs  effets  »,  ils  furent  sévèrement  mis  en 
garde  contre  les  prétendues  intrigues  françaises  et  poliment 
renvoyés  aux  calendes  grecques  : 

"  Vous  devriez  nous  savoir  gré,  dit  le  charitable  gouverneur, 
de  ne  pas  vous  avoir  obligés  à  quitter  la  province  en  plein  hiver 
[étrange  façon  de  présenter  comme  un  service  une  nécessité]. 
.Maintenant  que  vous  avez  passé  ici  l'hiver  et  préparé  vos  tra- 
\  aux  de  printemps,  vous  vous  rendez  ridicules  en  venant  me 
diri'  que  vous  n'ensemencez  pas  vos  terres,  parce  cjue  vou!.> 
('((■s  décidés  à  partir.  Mes  amis,  allez  donc  faire  vos  semailles, 
al'iu  de  laisser  vos  terres  en  l'état  où  elles  doivent  être  en  pareille 
saison.  [Cornwallis  n'ovait-i!  pas  le  11  septembre  promis  aux 
l.ords  of  Trade  de  tirer  des  Acadiens  tous  les  services  possibles 
pendant  leur  séjour?].  Sinon,  vous  n'avez  pas  le  droit  d'at- 
tendre de  c-e  gouvernement  la  moindre  faveur.  Ce  n'est  que  lors- 
-que  vous  aurez  fait  votre  devoir  à  cet  égard  que  je  répondrai  à 
-•voire  requête  ». 

Naïvement   nos   pauvres   paysans   se   conformèrent   à   cet 


ALARMES  353 

étrange  devoir  qui  consiste  à  semer  du  blé  acadien  pour  des 
récoltes  anglaises;  puis,  le  25  mai,  ils  revinrent  obstinément 
des  Mines,  comme  d'Annapolis,  réclamer  leur  congé  de  bons 
serviteurs  qui  jusqu'au  dernier  jour  se  sont  acquittés  de  leur 
tâche.  En  récompense  de  quoi,  Cornwallis  leur  tint  ce  beau 
langage  : 

«  Mes  amis,  nous  vous  avons  promis  une  réponse  précise  à 
Aotre  demande  de  quitter  après  les  semailles;  comme  il  appert 
que  vous  avez  obéi  à  nos  ordres  sur  ce  point,  nous  allons  vous 
expliquer  notre  manière  d'envisager  cette  très  grave  question, 
avec  la  sincérité  que  nous  avons  toujours  eue  dans  nos  relations 
avec  vous...  Mes  amis  [pour  la.troisième  fois],  dès  que  vous  avez 
manifesté  votre  désir  de  partir  et  de  vous  soumettre  à  un  autre 
gouvernement,  nous  fûmes  décidé  à  n'empêcher  personne  de 
suivre  ce  qu'il  prenait  pour  son  intérêt.  [Alors  pourquoi  ergo- 
tait-il le  6  septembre  sur  le  fameux  délai  d'un  an,  par  lui  réduit 
à  trois  mois?...].  Nous  vous  av'ouons  franchement  que  votre 
décision  nous  fait  de  la  peine  [de  la  peine  ou  du  tort?]  Nous 
connaissons  bien  votre  activité  et  votre  tempérance  [alors  pour- 
quoi tant  d'Anglais  ont-ils  accusé  les  Acadiens  d'indolence?] 
nous  savons  que  vous  n'êtes  adonnés  à  aucun  vice,  à  aucune 
débauche.  Cette  province  est  votre  pays;  vous  et  vos  pères 
l'avez  cultivée;  vous  devriez  naturellement  jouir  des  fruits  de 
votre  labeur  [comme  pour  les  présentes  semailles,  sans  doute]. 
\'ous  savez  que  nous  avons  tout  fait  pour  vous  assurer  non  seu- 
lement l'occupation  de  vos  terres,  mais  encore  leur  possession 
perpétuelle;  [lire  les  instructions  secrètes,  p.  3c4]  Nous  vous 
avons  donné  aussi  toutes  les  assurances  pour  la  pratique  devotre 
religion  et  la  libre  manifestation  publique  de  votre  foi.  [Relire 
les  dites  instructions,  p.  334]  Quand  nous  sommes  arrivés  ici, 
nous  comptions  que  rien  ne  vous  ferait  autant  de  plaisir  que 
l'intention  de  Sa  Majesté  de  coloniser  cette  province.  [Que  ne 
leur  parlait-il  du  partage  de  leurs  terres  avec  les  protestants?] 
Rien  certes  de  plus  avantageux  pour  vous  ne  pouvait  survenir, 
[quelle  impudence  !]  Vous  possédez  les  seules  terres  cultivées 
de  la  province  [oui.  voilà  le  point  essentiel,  le  vrai  sujet  du 
litige,  l'objet  même  de  la  rapacité  anglaise];  elles  y)roduisent 
assez  de  blé  et  nourrissent  assez  de  bétail  pour  toute  la  colonie. 
€'est  vous  qui  bénéficierez  de  tous  les  avantages  pendant  long- 
temps. [Or,  il  attend  à  cette  heure  même,  de  nouveaux  colons]. 
Bref,  nous  nous  finitions  de  faire  do  vous  le  peuple  le  plus  heu- 

LAUVRIÙRE    T.       I  12 


354  LA  CRISE 

reux  du  monde. [Ue  là,  sans  doute,  tous  les  criminels  projets- 
d'abjuration,  d'expropriation  et  d'expulsion.]  Mous  sommes- 
peines  de  trouver  sous  notre  administration  des  personnes  aux- 
quelles il  est  difficile  de  plaire  et  qui  n'ont  trouvé  en  nos^ 
déclarations  que  des  sujets  de  mécontentements,  de  jalousie- 
et  de  murmures...  [en  pouvait-il  être  autrement?]  Dans  \os^ 
requêtes,  vous  demandez  un  exode  en  masse.  Comme  il  nous  est 
impossible  de  vous  réunir  tous  en  un  certain  endroit,  afin  (\ue 
vous  puissiez  vous  en  aller  tous  ensemble  avec  vos  familles,  il 
faut  entendre  par  ce  mot  «  congé  général  »  une  permission  géné- 
rale de  quitter  quand  vous  le  jugerez  bon,  par  mer  ou  par  terre, 
ou  de  toute  autre  manière  qui  vous  plaira  [alors  ce  n'est  fias 
l'exode  en  masse].  Pour  vous  permettre  d'accomplir  ce  projet,, 
nous  aurions  à  enjoindre  aux  commandants  des  vaisseaux  et 
des  troupes  de  Sa  Majesté  de  laisser  passer  et  repasser  toute 
personne,  ce  qui  créerait  la  plus  grande  confusion.  [Cette  orga- 
nisation impossibleest  une  pure  supposition  de  Cornwallis,  et  la 
confusion,  du  reste,  fût  autrement  grande  cinq  ans  après].  La 
seule  manière  pour  vous  de  ((uitter  la  province,  c'est  de  suivre 
les  règlements  déjà  édictés.  L'ordre  est  que  tous  ceux  qui  dési- 
rent quitter  la  province  devront  se  munir  de  notre  passe-port. 
Et  nous  déclarons  que  rien  ne  nous  empêchera  de  donner  de 
ces  saufs-conduits  à  ceux  qui  en  réclameront,  à  partir  du  jour 
où  la  paix  et  le  calme  régneront  à  nouveau  en  cette  Province  -> 
[Cette  dernière  clause  est  admirable,  puisque  c'est  notre  auto- 
crate qui  décide  de  cet  heureux  état]. 

En  somme,  c'était  une  fin  de  non- recevoir  subtilement 
enveloppée  de  promesses  vaines;  car,  de  passeports  et  de  sauf- 
conduits,  il  n'en  fut  jamais  donné;  et,  après  tout  ce  beau  lan- 
gage comme  avant,  les  Acadiens  restèrent  détenus  dans  leur 
geôle  anglaise. 

Voilà  la  fourberie  que  Parkman  appelle  «  une  attitude  pa- 
tiente et  conciliante  »;  voilà  l'homme  auquel  Horace  Walpole 
attribue  de  «  la  sensibilité  »  et  «  une  bonne  nature  «.  Pareille 
hypocrisie  tout  à  la  fois  impudente  et  doucereuse  est  une  honte, 
d'autant  plus  ignoble  qu'il  s'agit  de  pousser  à  sa  ruine  un 
peuple  reconnu  laborieux,  innocent  et  vertueux.  Au  moins, 
un  auteur  néo-brunswickois,  le  Révérend  W.-O.  Raymond,  a 
la  franchise  de  le  dire  {Sociélé  royale  du  Canada,  1910,  Vol.  II. 


ALARMES  ,  àO.y 

'71)  «  Les  mobiles  de  Cornwallis  ne  sont  pas  difficiles  à  trouver  : 
ia  présence  des  Acadiens  était  encore  un  avantage  matériel 
pour  la  Province  »;  affirmation  renouvelée  par  le  successeur 
même  de  Cornwallis.  Tel  est  le  degré  d'avilissement  auquel 
s'abaisse  la  politique  de  l'intérêt  bien  compris.  De  vraie 
■bonté,  d'humanité,  de  droiture,  de  justice  même,  il  n'y  a  pas 
trace  ici;  c'en  est  la  caricature;  il  n'y  a  que  de  la  rouerie. 
Nos  pauvres  Acadiens  retournèrent  donc  à  leurs  terres,  pei- 
nant et  récoltant  pour  d'autres,  sic  vos  non  vobis,  attendant 
patiemment  le  jour  où,  au  gré  de  leur  gouverneur,  «  le  calme 
et  la  paix  régneraient  en  leur  province,  »  et  se  gardant  bien 
dici  là  de  retarder  en  quoi  que  ce  fût  un  si  beau  jour  de 
dj'livrance. 

Or,  de  l'avis  même  de  Cornwallis,  ce  calme  et  cette  paix 
régnaient  dès  l'année  suivante  :  car,  le  4  septembre  1751,  il 
écrivait  aux  Lords  of  Trade  :  «  Il  y  a  progrès  dans  l'attitude 
des  Français  aux  ÎNIines  et  à  Piziquid  :  ils  ont  une  telle  cjuantité 
cle  mais  qu'outre  les  besoins  de  leurs  familles,  il  leur  en  restera 
beaucoup  dont  ils  pourront  disposer  :  c'est  fort  heureux  pour 
la  colonie  en  ce  moment  critique  ».  11  en  conclut  cju'il  ne  serait 
«  avantageux  ni  pour  les  habitants  français  ni  pour  les  Indiens 
d'envoyer  des  colons  allemands  dans  cette  région  »,  ni  non 
plus,  dit-il  mainte  et  mainte  fois,  des  colons  anglais  protestants. 
Mais  il  n'en  conclut  nullement  que  c'est  l'heure  d'accorder 
le  «  congé  général  »  ou  les  passeports  promis.  Non,  le  jour  du 
départ  mutuellement  consenti  ne  vint  jamais;  celui  qui  vint 
brusciuement,  ce  fut  le  jour  du  départ  forcé,  de  l'expulsion 
brutale;  ce  jour-là,  ôtant  son  masque  débonnaire,  le  tyran 
montra  son  vrai  visage  de  haine  :  il  n'avait  plus  ni  peur  ni 
besoin  de  ses  dupes  désormais  inutiles  et  impuissantes. 

Le  rapport  français  de  1778  {Min./iff.élr.  Mém.  et  doc.  Amer. 
XLVII,  18),  résume  assez  bien  la  situation  et  l'attitude  des 
Acadiens  à  cette  époque  : 

■<  ils  ne  reconnaissent  au  P»()i  d'Angleterre  qu'une  aulorilé  ter- 
ritoriale sur  leurs  biens;  mais  ils  ont  toujours  prétendu  qu'elle 
^ne  s'étendait  pas  sur  leurs  persomu^s,  et  ils  n'c)nl  januus  ce.'^sé 


356  LA  CRISE 

de  se  rcsrarder  comme  uniquement  sujets  de  la  France  où  leu:s 
pères  étaient  nés...  [Tous,  sauf  un  très  petit  nombre,  confirme 
en  174.5  le  gouverneur  du  Canada,  désirent  revenir  sous  la 
domination  française,  bien  que  la  chute  de  Louisboursr  les  ait 
déconcertés.^  De  l'idée  qu'ils  avaient  de  leursitualion,ilsuit  que 
leurs  devoirs  personnels  envers  le  souverain  anglais,  duquel  ils 
ne  se  regardaient  que  comme  tenanciers,  devaient  être  t^cs 
restreints;  selon  eux,  ces  devoirs  se  bornaient  aux  simples 
corvées  occasionnées  par  le  passage  des  troupes  et  employées 
au  transport  de  leurs  bagages  et  munitions,  ainsi  qu'à  leur 
fournir  dans  les  cas  de  besoin  une  partie  de  leurs  denrées; 
encore  mettaient-ils  à  cette  prestation  la  clause  de  fournir  la 
même  chose  aux  troupes  françaises  qui  passeraient  dans  la 
Province.  De  là  leur  attitude  pendant  la  guerre  précédente. 
Ils  ne  se  sont  jamais  crus  obligés  de  fournir  aucun  sei- 
vice  personnel,  aucune  milice  à  l'Angleterre  et  ont  toujours 
protesté  qu'ils  ne  porteraient  jamais  les  armes  contre  la  France 
ni  contre  les  sauvagesleurs  voisins, avec  lesquels  ils  vivaient  en 
bonne  intelligence  depuis  l'établissement  de  la  colonie.  C'est 
cette  situation  qui  les  a  fait  nommer  par  'toutes  les  nations 
maritimes  et  par  les  Anglais  eux-mêmes  les  Français  neutres 
de  V  Acadie  ». 

Malheureux  neutres,  dont  la  précaire  neutralité  ne  dé- 
pendait que  de  la  volonté  du  plus  fort  !  Tant  que  les  Anglais 
ne  se  sentirent  pas  les  plus  forts,  avons-nous  dit,  tant  qu'ils 
ne  purent  se  passer  de  ces  intrus  odieux,  temporiser  avait 
été  le  mot  dordre,  c'est-à-dire  recourar  tour  à  tour  à  la  menace 
pour  arracher  le  serment  d'allégeance  ou  à  la  cajolerie  pour 
retenir  de  mauvais  voisins  estimés  indispensables,  surtout 
user  «  de  la  plus  grande  précaution  et  de  la  plus  grande  pru- 
dence pour  que,  par  leur  départ,  le  Roi  de  France  ne  profite 
pas  d'un  si  grand  nombre  de  sujets  utiles  ».  Mais,  maintenant 
que  violences  et  promesses  échouaient  également,  maintenant 
que  la  colonie  anglaise  allait  se  suffire  à  elle-même  avec  sa 
capitale  fortifiée,  ses  deux  mille  colons  avides  de  terres  et 
ses  nouveaux  forts  de  l'isthme,  maintenant  que  grandissait  à 
nouveau  le  péril  de  Louisbourg  réparé  à  grands  frais,  mainte- 
nant surtout  que  la  faiblesse  du  roi  très  chrétien  laissait  quand 


ALARMES  357 

même  flotter  les  rênes  du  gouvernement  français,  ne  pouvait- 
on  pas  appliquer  cette  politique  radicale,  fût-elle  sans  cœur  ni 
honneur,  que  l'on  envisageait  et  que  l'on  préparait  depuis  si 
longtemps  ?  Ne  pouvait-on  pas  enfin,  une  fois  pour  toutes, 
«  déraciner  »  cette  race  maudite,  si  tenace,  si  gênante,  si 
inquiétante  ?  On  le  crut. 

Sources  et  autres  références  : 

Arch.    Nai.    Colonies.  —  Acadie  C  11a,  vol.  87,  f.  359-60,    f.    .305  et 
suivants,   vol.  91.  93-5.  C  11  d   vol.  Mil   153- 
200;  2"  série,   carton  X. 
Arch.  Xal.  Colonies.  —  Série  11  R,  v.  91,  f.  68-70;   Ile  Roy.  f.    15,  25, 

26.37,  42,  49;  vol.  92,  f.  275. 
Arch  Min.  Colonies. —  Série  C*  recensements,  vol.  400-412 

Ile  Royale  G  11b  vol.  XX^•III-XXX 
Arch.  Min.  Aff.  élr. —  Mém.  et  doc.  Angleterre  XX\'  (Hist.  géogr.  N. 
Ec.  et  Mém.  del751),  XLVII,  18. 
Cor.  pol.  Anglet.  v.  448  (f.  218-20). 
Corr.  Amer.  vol.  IX,  f.  18-34,  49,  58-75,  379- 
392,  vol.  X,  p.  46-56,  10 
Mém.  et  doc.  Amer  vol.  21.  f.  5,  14. 
Public  Records.  —  Coll.  Mass.  vol.  63-56,  f.  108. 

Archives  Canada,  Rapport  1905,  I,  107-148.  II.  107-112,  344-387  1894 
»  (doc.    angl.     relat.    à    Nouv.    Ecosse    pp. 

136-197. 
»  1912  (Rapp.  Ch  Morris  1749)  App.  H.  pp.  79- 

83. 
Coll.  Doc.  .mr  yoiw.  Fr.  III.  —  191,  428-440 

Canada  Français,   vol.    I.    pp.    404-443.   —  (Serment  d'allégeance.)  pp. 

19-39  (Lettres  de  Le  Loutre)  pp.  41-45 
(descrip.  d'Acadie). 
Collerl.  of  the  Hisl.  Soc.  of  Massachusetts,  vol.  I. 
Th.  Akins.  —  yova  Scotia  Doc.  pp.  165-196,  361-375,  495-630. 
W.  O.  R.\YMO>'D.  —  Société  royale  du   Canada  1910,  II  pp.  55-85. 
i;.  MuRDOCH.  —  Hist.  of.  yova  Scotia,  II,  116-171. 
Ed.  Richard.  —  Acadie  (éd.   U.  d'Arles)  II,  1-150 
Casgrain  —  Voij.  au  pai/s  d'Eveng..  Paris  1890. 

Sulp.  et  pr.  des  Miss.  étr.  en  Acadie,  Québec,  1897. 
Fr.  Parkman.  —  Monicalrn  and  Wolfe,  I,  ch.  IV 

A  Half-Centanj  of  Conflicl:  Boston,   ]882. 
Anoxy.mk.  —  Géograpliical  History  of  Nova  Scotia,  London  1749. 

Importance    of  the  Settlin;;  and  fortifijincj  of  Nova  Scotia, 
London  1751. 
Mémoires  sur  Canada    1749-60   (Sec.   litt.  et  histor.  de  Québec,   1838). 


CHAPITRE  XI 


HOSTILITÉS 

(1750-1752) 

A  iN>i  débarrassé  de  ces  insupportables  gêneurs  acadiens, 
/%  Cornwallis  se  mit  en  toute  liberté  au  «  grand  plan  «  de 
-^  ^  Whitehall  (9  mars  1750)  :  créer  de  nouveaux  établis- 
sements qui  fissent  de  ces  prétendus  rebelles  «de  bons  sujets» 
et  débuter  dès  l'été  quelque  part,  «  entre  Chignectou  et  la 
Baie  Verte  »,  par  un  beau  coup  d'éclat.  Pour  la  forme,  il  de- 
mande donc  des  explications  au  gouverneur  du  Canada  et,  si 
possible,  le  rappel  des  troupes  françaises  de  l'isthme.  La  Jon- 
quière  répond  fermement  : 

'  .Je  ne  j)uis  croire  que  vous  ayez  dit  sérieuseniciiL  que  je  ferais 
retirer  mes  troupes.  Je  ne  fais  rien  que  je  n'y  sois  fondé  de  droit. 
Ma  fidélité  pour  le  Rôy  mon  maître  devrait  vous  prévenir  que. 
quand  un  homme  tel  que  moi  entreprenait  quehjue  chose,  il 
était  dans  la  résolution  de  le  soutenir.  Faites  attention  que  le 
I^uy  de  r'rance  est  le  premier  possesseur  de  tout  ce  continent... 
J'en  suis  chargé  par  mes  lettres  patentes  et  serais  par  là  auto- 
risé à  ne  pas  céder  un  pouce  de  terrain...  J'ai  rendu  compte  au 
Roi  mon  maître  de  ce  que  j'avais  ordonné  aux  officiers,  en- 
voyés... dans  les  dits  ports,  de  ne  point  souffrir  que  qui  que  ce 
soit  s'y  établît  et  de  s'y  opposer  par  la  force  des  armes...  Comme 
vous  me  dites  qu'en  attendant  les  ordres  du  Roy  votre  maître, 
vous  ferez  ce  (|ui  est  vutre  devoir,  je  vous  préviens  que  je  ne 
manquerais  pas  ni  m  |>lus  de  faire  le  mien  ». 

Le  5  mai,  Cornw  allis  fit  une  réponse  «  fort  indécente  à  tous 
égards  ».  La  Corne,  dûment  averti,  «  rassemble  toutes  ses 
forces  en  Français  et  en  Sauvages  »,  et  demande  200  hommes  de 


HOSTILITÉS  359 

renfort  au  gouverneur  de  Louisbourg.  C-ornwallis  en  demande 
4.000  à  Boston  qui  les  refuse.  Néanmoins,  le  20  avril,  arrivent 
des  Mines  sept  bâtiments  anglais  portant  dix-huit  canons  et 
450  hommes  que  commande  le  major  Lawrence.  Ils  mouillent 
à  proximité  de  Beaubassin  qui  est  en  feu.  L'incendie  a  été 
allumé  par  «  les  sauvages  de  Le  Loutre  »,  et  les  habitants  se 
sont  retirés  dans  les  bois.  Après  beaucoup  d'hésitations 
Lawrence  qui  a  commencé  à  débarquer  ses  troupes,  entre 
en  pourparlers  avec  La  Corne,  «  espérant  obtenir  quelques 
renseignements  concernant  ses  forces  et  connaître  ses  projets 
et  intentions  ». 

«  Ses  réponses  péremptoires,  dit  Lawrence,  furent  données  de 
façon  à  me  convaincre  que  ses  projets  étaient  bien  arrêtés  et 
qu'il  avait  rassemblé  dans  cette  partie  de  la  contrée  des  forces 
suffisantes  pour  s'y  maintenir  même  contre  des  ennemis  bien 
plus  puissants  que  nous...  En  somme,  le  commandant  français 
avait  judicieusement  pris  ses  dispositions  et  fait  preuve  dun 
grand  jugement...  Je  me  vis  donc  forcé  de  conclure  que  nous 
avions  été  frustrés  des  avantages  et  des  profits  que  nous  atten- 
dions de  notre  expédition  par  un  ennemi  qui  avait  la  supério- 
rité du  nombre,  de  la  force  et  de  la  situation...  .Je  décidai,  en 
face  de  ces  difficultés,  de  donner  ordre  aux  troupes  de  rembar- 
quer ».  «  Les  troupes  qu'ils  ont  amenées  à  Beaubassin,  continue 
La  Corne,  ont  refusé  d'embarquer  aux  Mines,  disant  qu'ils  ne 
voulaient  pas  se  faire  lever  la  chevelure  par  les  Sauvages.  L'on 
pense  que  les  officiers  n'en  pensaient  pas  moins;  cela  a  paru  par 
leur  échauffourée  ». 

Grande  fureur  de  Cornwallis  qui  se  préparait  à  prendre  à  la 
Baie  Verte  possession  de  ses  conquêtes.  Il  n'y  renonce  pas,  du 
reste  :  pour  recommencer,  il  réclame,  dès  le  30  avril,  des  «  ren- 
forts efficaces  »  à  Londres,  au  New-Hampshire,  au  Massachu- 
setts. 

Il  en  eut  :  car,  le  12  septembre  au  matin,  relate  le  capitaine 
de  la  Vallière,  surgissent  dans  la  baie  de  Beaubassin  dix-sept 
voiles  anglaises  avec  près  d'un  millier  d'hommes.  Après  leur 
avoir  opposé  une  faible  résistance,  le  chevalier  de  La  Corne, 
qui  n'avait  que  quatre-vingts  soldats  réguliers,  laisse  Law- 


360  LA  CRISE 

rence  s'établir  sur  les  ruines  de  Beaubassin,  supposé  teriitoire 
britannique  :  les  Anglais  y  édifient  aussitôt  un  fort,  fort  Law- 
rence; les  Français  achèvent  leur  fort  Beauséjour.  Seule,  la 
rivière  Mésagouèche  sépare  les  deux  postes  ennemis;  on  pou- 
vait se  canonner  d'un  rempart  à  lautre.  Dès  lors,  la  situation 
se  trouve  des  plus  tendues.  De  ce  dangereux  rapprochement  de 
troupes  ennemies,  toujours  sur  le  qui-vive.  résulta,  en  effet, 
une  guerre  d'escarmouches  qui  dura  des  mois;  y  prirent 
part  surtout  les  sauvages  et  150  Acadiens  en  état  de  porter  les 
armes.  Au  cours  d'un  pourparler  un  sauvage  tua  l'interprète 
anglais  Howe.  commissaire  aux  armées;  en  cette  affaire  ana- 
logue à  celle  de  Villiers  de  Jumonville  où  ce  fut  un  Français 
qui  périt,  le  crime  fut  injustement  attribué  à  l'abbé  Le  Loutre 
et  aux  officiers  français.  La  presse  anglaise  en  tira  grand  parti, 
ainsi  que  de  lincendie  de  Beaubasssin,  pour  soulever  l'opinion 
publique  contre  la  France  :  tout  prétexte  était  bon  à  un 
gouvernement  qui  voulait  la  guerre  et  s'y  préparait.  En  un 
échange  de  notes  diplomatiques  aigres-douces,  le  7  juillet,  le 
gouvernement  anglais  demande  le  désaveu  du  gouverneur 
du  Canada  et  le  retrait  des  troupes  françaises  de  l'isthme;  le 
Vj  septembre  le  gouvernement  français  demande  que  «  le  gou- 
verneur de  la  Aouvelle  Ecosse  observe  une  conduite  plus  modé- 
rée et  plus  conforme  à  l'affermissement  de  la  paix.  »  Cette 
«  petite  guerre  »  sévit  sur  mer  comme  sur  terre. 

«  Il  est  notoire,  écrit  le  nouveau  gouverneur  de  llle  Ro- 
yale, comte  de  Raymond,  qu'il  ne  s'est  guère  passé  de  mois 
depuis  l'année  de  la  paix  ^  1 748)  sans  que  les  Anglais  aient  envoyé 
visiter  les  côtes  de  cette  colonie  pardescorsaires  armés  en  guerre.. 
Depuis  la  fin  de  1749,  les  Français  n'ont  pu  naviguer  en  sûreté 
le  long  de  la  côte  de  lEst  et  même  aux  environs  de  Canseau. 
Les  Anglais  onL  continué  de  prendre  les  bâtiments  de  toute 
espèce,  de  s'emparer  de  tout  ce  qu'ils  trouvaient  et  de  se  saisir 
en  même  temps  des  navigateurs  ».  «  Les  vaisseaux  anglais  en 
usent  de  ces  mers  comme  ils  pourraient  le  faire  en  guerre 
ouverte,  écrit  le  duc  de  Mirej)oix  au  duc  d'Albermale  (.5  Janvier 
1751);  ils  arrêtent  et  insultent  tous  les  bateaux  français  qu'ils 
rencontrent  ». 


HOSTILITÉS  361 

Les  corsaires  anglais  bloquaient,  en  effet,  la  rivière  Saint- 
Jean  où  ils  coulaient  nos  bateaux  et  croisaient  dans  le  golfe  du 
Saint-Laurent,  surtout  à  la  Baie  Verte  pour  empêcher  toute 
transmigration  des  Acadiens.  Les  trois  faits  les  plus  graves, 
toutefois,  furent  en  août  1750  près  de  l'Ile  Saint-Jean,  la  prise 
par  deux  senauts  anglais  du  London  qui  venait  de   ravitailler 
Chedaïk.  le  12  janvier  1751  la  prise  à  la  rivière  Saint-Jean  d'un 
brigantin  français  venu  aussi  pour  le  ravitaillement  local,  et 
surtout,  le  16  octobre,  au  cap  de  Sable,  la  prise  du  brigantin 
Saint-François  (90  hommes  dont  60  matelots  et  10  canons); 
celui-ci,  sur  l'ordre  de  la  Jonquière,  escortait  une  goélette  des- 
tinée au  ravitaillement  de  cette  même  rivière  Saint-Jean.  Atta- 
qué en  pleine  mer  par  la  frégate  du  capitaine  Rous  (120  hom- 
mes, 14  canons,  28  pierriers,  etc.,)  et  désemparé  après  cinq  heu- 
res d'un  combat  fort  inégal,  il  fut  amené  à  Halifax,  quoique 
«  bâtiment  du  Roy  de  France  commarrdé  par  un  officier  fran- 
çais et  portant  des  vivres  et  munitions  aux  troupes  de  Sa 
Majesté  ».  Tant  d'impudence  dangereuse  et  déloyale  inquiéta 
les  fonctionnaires  civils:  le  Conseil  d'Halifax  et  le  gouverneur, 
après  cinq  ou  six  séances,  rendirent  le  brigantin  à  son  com- 
mandant le  capitaine  Vergor  et  le  firent  mettre  en  réparation, 
lorsqu'intervint ^'Amirauté;  elle  le  confisqua  comme  étant  de 
bonne  prise  »  pour  avoir  fait  un  commerce  illicite  dans  la  pro- 
vince de  Sa  Majesté  Britannique  »  :  or,  la  rivière  Saint-Jean 
était  au  moins  neutre.  Le  gouvernement  français  intervint 
auprès  du   gouvernement  anglais  afin  d'obtenir   restitution, 
punitions  exemplaires  et  stricte  observation  du  droit  des  gens. 
On  laissa  traîner  l'affaire;  La  Jonquière  se  contenta,  en  ma- 
nière de  représailles,   d'enjoindre  à   Desherbiers  d'arrêter  à 
Louisbourg  tous  les  bateaux  anglais.  Le  danger  de  conflit  ne 
fit  donc  que  croître.  «  Il  est  à  souhaiter,  écrit  La  Jonquière, 
que  quelque  vaisseau  ou   frégate   de  France  puisse  arriver 
assez  tôt  à  la  Baie  Verte  pour  assurer  le  passage  de  nos  bâti- 
ments :  car,  si  les  Anglais  continuaient  à  les  prendre,  nos  déta- 
chements, manquant  de  tout,  seraient  dans  la  dure  nécessité 
de  déguerpir  des  terres  dont  ils  sont  en  possession  et  de  les 
abandonner  aux  Anglais  ». 


3<y2  LA  CRISE 

En  dépit  de  toutes  les  entraves  anglaises,  rémigration 
acadienne  continuait.  «  Le  gouverneur  de  la  Nouvelle-Ecosse, 
écrit  Bigot  le  l^""  août  1750,  fait  tous  ses  efforts  pour  détourner 
les  Acadiens  de  se  retirer  sur  nos  terres  ;  mais  il  ne  peut  réussir. 
Ceux-ci  aiment  mieux  abandonner  leurs  établissements  que  de 
rester  sous  ce  gouvernement.  Il  y  en  a  qui  en  sont  sortis  Icg 
armes  à  la  main,  se  battant  contre  les  détachements  anglais 
qui  ont  voulu  s'y  opposer...  [Les  Anglais]  s'opposent  même  à 
la  sortie  des  bestiaux  ».  On  estime  qu'en  1753  la  Grand'Prée 
avait  perdu  30(i  de  ses  liabitants.  Pigiquit  500.  Cobequid  900 
et  le  reste  à  Tavenant.  A  cette  date  appartient  sans  doute  cette 
remarquable  lettre  de  l'abbé  Le  Loutre  dont  nous  n'avons  pu 
trouver  que  la  traduction  anglaise  dans  les  Sélections  of  Nova 
Scoiia  Documenls  de  Thomas  Akins  :  Requête  des  liabitants  de 
Cobequid  à  ceu.r  de  Beaubassin  : 

«  Frères,  nous  étions  tranquilles  et  ne  songions  qu"à  jouir  de 
la  paix,  quand  M.  Joseph  Gorom  ;le  capitaine  Joseph  Goreham 
des  Rangers  de  Nouvelle  Angleterre)  vint  avec  soixante  hommes 
chez  John  Roberts.  Il  arriva  de  nuit  à  la  dérobée,  et  enleva 
notre  pasteur  et  nos  quatre  députés.  Il  lut  ses  instructions  qui 
hii  donnent  Tordre  de  s"emparer  de  tous  les  fusils  qui  se  trouvent 
dans  nos  maisons  et,  par  consétjuent.  de  nous  réduire  à  la  même 
condition  que  celle  des  Irlandais.  .M.  Gorom  est  retourné  chez 
John  Roberts;  il  y  a  établi  son  camp  et  attend  son  frère  avec 
100  hommes.  II  se  prépare  à  établir  là  un  block-house  et  un 
jtelit  fort  pour  barrer  la  route  et  empêcher  le  départ  des 
habitants.  11  n'y  a  pas  de  doute  que  les  .\nglais.  dès  le  début 
du  printemps,  stationneront  des  vaisseaux  pour  garder  le 
P-ibSage  de  l'entrée.  Ainsi  nous  nous  trouvons  sur  le  bord  de 
l'abîme,  exposés  à  être  enlevés  et  déportés  dans  les  îles  an- 
glaises et  à  perdre  notre  religion. 

En  ces  malheureuses  circonstances,  nous  avons  recours  à 
N'otre  charité  et  nous  vous  prions  ardemment  de  nous  aider  à 
échapper  aux  mains  des  Anglais  et  à  nous  retirer  en  territoire 
français  où  nous  puissions  jouir  de  l'exercice  de  notre  rehgion. 
Nous  vous  demandons  de  frapper  un  coup;  et,  après  avoir 
chassé  M.  Gorom  de  notre  paroisse,  nous  nous  rendrons  auprès 
(\o  nos  frères  de  Pigiquid.  de  Grand  Pré  et  de  Port  Royal  qui  se 
joindront  à  nous  pour  se  délivrer  de  l'esclavagedonlnoussommes 


HOSTILITÉS  SGS 

menacés.  Nous  ne  cherchons  pas  à  faire  la  sruerre.  Si  ce  pays 
appartient  aux  Anglais,  nous  le  leur  abandonnerons;  mais, 
comme  nous  sommes  les  maîtres  de  nos  personnes,  nous  voulons 
absolument  le  quitter. 

Ce  sont  vos  frères  qui  implorent  votre  secours,  et  nous  pen- 
sons que  la  charité,  la  religion  et  l'union  qui  ont  toujours  existé 
entre  nous,  vous  contraindront  à  venir  à  notre  aide.  Nous 
vous  attendons;  \"Ous  savez  c{ue  le  temps  presse,  nous  vous 
demandons  une  prompte  réponse. 

Il  faut  avouer  que.  quels  que  fussent  les  excès  de  zèle  poli- 
tique et  la  présomption  stratégique  du  vaillant  abbé,  il  avait 
une  juste  intuition  de  la  mentalité  anglaise  et  une  véritable 
divination  des  abominables  forfaits  et  des  irréparables  mal- 
heurs qui  devaient  suivre.  Et  puis,  après  tout,  mieux 
valut  mourir  les  armes  à  la  main  dans  la  conquête  de  l'indé- 
pendance que  de  se  laisser  indolemment  emmener  à  la  bou- 
cherie comme  des  moutons  enfermés  au  bercail. 

Les  milliers  d'Acadiens  qui  restaient  dans  la  pénin- 
sule ne  demandaient,  à  vrai  dire,  qu'à  se  joindre  à 
ce  mouvement  d'émigration  libératrice  :  «  Il  en  passerait  cha- 
que jour,  dit  un  mémoire  français  de  la  même  date,  s'ils  étaient 
sûrs  de  pouvoir  s'établir  solidement  et  avec  certitude  ».  Trois- 
années  de  subsistance,  de  nouvelles  terres  à  défricher,  étaient^ 
en  effet,  un  bien  maigre  appât.  Mais,  si  crédules  cpi'ils  fussent, 
les  Acadiens  avaient  fini  par  perdre  toute  confiance  dans  la 
parole  anglaise;  ils  en  avaient  assez  de  cette  hypocrite  tyran- 
nie qui  faisait  alterner  les  plus  basses  flagorneries  avec  les 
mesures  les  plus  violentes  ou  les  plus  vexatoires;  ils  préfé- 
raient à  un  aléatoire  bien-être  sous  le  régime  soi-disant  libéral 
de  l'Angleterre  un  dur  labeur  et  une  sûre  misère  sous  l'insuffi- 
sante tutelle  de  la  monarchie  française.  «  En  déclarant  que 
l'année  accordée  aux  habitants  pour  quitter  le  pays  avec  leurs 
biens  expirait  en  1714,  dit  une  pétition  acadienne  au  roi  de 
France  en  1754,  le  gouvernement  anglais  semble  vouloir  ruiner 
es  habitants  :  ils  ont  été  leurrés  et  endormis  depuis  ce  temps 
j.ar  la  tranquillité  dans  laquelle  on  les  a  laissés  jusqu'en  1727 


364  L    A  C    R    I    s    E 

et  par  les  conditions  contenues  dans  le  serment  qu'on  leur  a 
fait  jurer  depuis  ». 

En  tout  cas,  dès  1750,  huit  florissants  villages  de  l'Acadie 
française  se  trouvèrent  évacués  sous  la  pression  des  Anglais  ; 
Beaubassin  que  ceux-ci  appelaient  Chignectou,  les  Plan- 
ches, la  Butte,  la  rivière  de  Xampanne,  la  rivière  de  Main- 
kanne,  la  rivière  des  Hébert  et  Menoudy.  C'était  un  premier 
«  dérangement  ».  Par  contre,  l'Acadie  française  comptait,  dit 
l'ingénieur  Franquet,  les  groupements  de  Wesack,  la  Prée 
des  Richards,  la  Prée  des  Bourgs,  la  Coupe,  le  Lac,  sans  parler 
de  la  Baie  Verte,  de  Shédiac,  de  Tintamare.  de  Gaspereau,  de 
Memramcouck,  de  Chipoudie,  de  Peticoudiac.  Pour  venir  en 
aide  aux  1.500  réfugiés  de  l'isthme  (chiffre  de  Bigot,  6  novem- 
bre 1750),  le  roi  leur  accorda  de  1753  à  1755  une  subven- 
tion de  50.000  à  80.000  livres  :  ils  en  profitèrent,  sous  la  direc- 
tion de  l'abbé  Le  Loutre,  pour  aménager  dans  les  basses  terres 
d'alluvions  d'énormes  endiguements  qu'on  admire  encore  : 
12  aboitiaux  à  Beauséjour,  8  à  Memramcouck,  3  à  Chipoudy. 
La  situation  assez  délicate  de  ces  habitants  de  l'Acadie  fran- 
çaise est  assez  nettement  décrite  par  Lawrence  en  une  lettre  du 
30  novembre  1755. 

«  Lorsque  les  troupes  françaises  s'établirent  à  Beauséjour  où 
elles  bï! tirent  aussitôt  un  fort,  elles  avaient  pour  objet  principal 
de  s'assurer  la  possession  de  la  rive  nord  de  la  Baie  de  Fundy,  de 
fixer  notre  frontière  à  l'isthme  de  Chignectou  et  de  retenir  ceux 
des  habitants  français  qui  désiraient  se  soustraire  au  gouver- 
nement anglais...  A  vrai  dire,  il  y  avait  à  l'origine  quelques  ha- 
bitants de  l'autre  côté  de  la  baie  ;  mais  comme  les  terres  ne  pas- 
saient pas  pour  très  fertiles,  et  comme  peu  étaient  défrichées, 
ils  étaient  peu  nombreux. [Leurnombreétait,  d'après  unmémoire 
français  dejuillet  1741,  de  40  à  42à  Chipoudy,  de42  à4.3àMem- 
ramcouck,  de  15  à  20  à  Tintamare].  Lorsqu'en  1750  les  troupes 
anglaises  s'apprêtèrent  à  prendre  possession  de  cette  partie  de 
Chignectou,  les  Français  convinrent  qu'elle  nous  appartenait. 
Les  habitants,  qui  étaient  en  grand  nombre  et  vivaient  en  un 
beau  pays  fertile,  [un  rapport  français  de  1753  compte,  outre 
les  200  familles  des  lieux  susdits,  1.600  anciens  habitants  à 
Beaubassin  et  1.200  réfugiés]  brûlèrent  toutes  leurs  maisons;  et, 


HOSTILITÉS  365 

avec  leurs  familles,  ils  se  réfugièrent  sur  le  territoire  que  récla- 
maient les  Français  et  là,  tout  comme  les  habitants  déjà  fixés, 
prêtèrent  serment  d'allégeance  au  Roi  de  France  et  prirent  les 
armes  sous  la  direction  des  officiers  [M.  de  la  Jonquière,  dit 
en  effet  une  lettre  française  du  II  avril  1751,  ordonna  aux  ré- 
fugiés sur  les  terres  françaises  de  prêter  serment  de  fidélité  et  de 
s'engager  dans  la  milice].  Tous  ces  gens  auxquels  vinrent  s'ajou- 
ter plusieurs  familles  accourues  en  déserteurs  de  l'intérieur  de 
la  province,  environ  1.400  hommes  en  étatde  porter  les  armes 
[chiffre  exagéré,  bien  que  La  wrence  se  réclame  de  «  renseignements 
sûrs  »,  ceux  de  Pichon,  sans  doute]  furent  dès  lors  communé- 
ment appelés  par  nous  deserled  Frrnch  inhabilanls  :  car  ils  des- 
cendaient, comme  le  reste  des  habitants,  des  Français  restés  en 
Nouvelle  Ecosse  lors  du  traité  d'Utrecht;  et  ils  avaient  prêté 
le  serment  d'allégeance  à  Sa  Majesté  sous  l'administration  du 
général  Philipps,  avec  la  réserve  de  ne  pas  porter  les  armes. 
Néanmoins,  ils  quittèrent  leurs  propriétés  et  s'en  allèrent  de 
leur  gré  vivre  de  l'autre  côté  de  la  baie  sous  le  gouvernement 
français,  où  ils  n'avaient  d'autres  moyens  de  subsistance  que  des 
conserves  salées  que  des  magasins  français  leur  distribuaient 
de  la  part  du  Roi  «.  (Akins,  •2S2-h;  Ed.  Richard,  III  38;  Arch. 
Nal.  Col.  corr.  gén.  C^i  ^  vol.  13-2,  p.  90.) 

On  voitoù  tend  le  raisonnementdcLawrence:  à  riendemoins 
qu'à  considérer  comme  déserteurs  anglais  ces  Français  qui, 
selon  leur  droit,  étaient  passés  en  territoire  français  et  avaient 
reconnu  l'autorité  du  roi  de  France.  Pour  ce  motif,  l'autori- 
taire gouverneur  les  menaça  des  peines  les  plus  sévères  et  les 
intimida  au  point  de  les  empêcher,  comme  nous  le  verrons,  de 
faire  tout  leur  devoir  militaire  en  vrais  sujets  français. 

La  plupart  des  émigrants  acadiens  ne  restèrent  pas,  toute- 
fois, en  Acadie  française;  ils  passèrent  dans  l'Ile  Saint-Jean, 
si  ruinée  qu'elle  fût  encore  par  la  récente  occupation  anglaise. 
«  Il  se  retire  toujours  beaucoup  de  familles  à  l'Ile  Saint-Jean, 
écrit  en  1750  l'ordonnateur  de  Louisbourg,  Prévost,  et,  dès  la 
fin  de  mai.  il  y  était  déjà  passé  200  personnes».  Le  commandant 
de  l'Ile,  M.  de  Bonaventure,  écrivait  le  22  juillet  que  «  les 
Acadiens  se  réfugiaient  dans  cette  île  avec  grande  précipita- 
tion, y  amenant  même  leurs  bestiaux;  il  y  a  cinq  à  six  bâti- 


366  LA  CRISE 

ments  qui  ne  sont  occupés  qu'à  ces  transports  ».  «Beaucoup  de- 
familles  acadiennes  se  retirent  à  l'Ile  >aint-Jean  ».  confirme 
Desherbiers  le  6  août.  A  la  même  date.  Desgoutins  réclame  des 
provisions  pour  cette  immigration  «  continue  ».  deux  qui  suivi- 
rent furent  moins  heureux  ;  en  leur  hâte,  ils  arrivaient  les  mains 
vides.  «  Il  y  en  a  passé  6  ou  700  »,  écrit  Bigot  le  5  octobre, 
«  dénués  da  tout  ».  Le  25  octobre,  Prévost  parle  de«  2.000  nou- 
veaux habitants  à  l'Ile  Saint-Jean  ». 

Il  fallut  loger  chez  les  premiers  colons  qui  n'étaient  guère 
mieux  pourvus  (quelques-uns,  entre  autres  les  Haché-Galland, 
t'taient  là  depuis  plus  de  vingt  ans)  ce  flux  d'émigrants  sans 
ressources,  puis  installer  à  la  hâte  des  baraquements  en  bois. 
11  fallut,  tant  bien  que  mal,  les  ravitailler  de  Québec  et  de 
Louisbourg  en  farine,  en  viande  et  autres  aliments,  en  vête- 
ments, en  outils,  en  instruments  agricoles. 

«  Nous  y  avons  envoyé,  dit  Bigot  le  5  octobre  17.50.  des  farines 
suffisamment  pour  les  faire  subsister,  des  pioches,  des  haches, 
des  clous  et  quelques  effets  pour  les  vêtir;  la  plus  grande  partie 
étaient  nus,  s'étant  échappés  comme  ils  avaient  pu.  «  «  Tous  ces 
envois  de  vivres  coûtent  des  sommes  immenses,  »  gémit  cet 
empressé;  («  près  de  300.000  livres,  »  dit-il  en  1750,)  mais  que 
faire  ?  hormis  d'abandonner  tout  aux  Anglais...  Nous  ne  pouvons 
nous  dispenser  de  tenir  notre  parole.  Sa  Majesté  sera  bien  récom- 
pensée des  dépenses  occasionnées  par  l'avantage  qu'elle  trou- 
vera en  peuplant  cette  île  et  les  frontières  du  Canada  du  côté 
de  l'Acadie  ». 

Mais  ce  que  ne  dit  pas  le  misérable,  c'est  qu'une  grande 
partie  des  fonds  destinés  aux  Acadiens.  il  les  détournait  pour 
son  profit  et  pour  ses  vils  plaisirs,  ainsi  que  son  complice  de 
Louisbourg,  Prévost.  Or,  «  la  misère  est  grande,  constatait  le 
trop  aveugle  gouverneur  \'audrcuil,  et  la  plupartdes  habitants 
manquent  de  pain  :  1257  personnes  ont  dû  solliciter  l'assis- 
tance publique  ».  «  Leur  situation  est  des  plus  tristes,  écrit  en 
mai  1751  l'abbé  Le  Loutre;  ils  ont  manqué  de  viande,  parce 
qu'on  ne  leur  a  pas  donné  la  ration  promise  ».  Trois  mauvaises 
récoltes  successives  mirent  le  comble  à  leurs  raau.x  »  fdécem- 


HOSTILITÉS  367 

"bit-  1752)  :  les  mulots  et  les  sauterelles  dévoraient  tout.  En 
novembre  1751,  Prévost  pourvut  à  la  subsistance  de  3.000 
Acadiens.  Il  n'y  avait  plus  même  de  grains  pour  l'ensemence- 
laent  des  terres.  Le  bétail  mourait  faute  d'aliments  (décem- 
bre 1752).  A  cette  date,  l'arpenteur  et  recenseur.  La  Roque, 
qui  ne  parle  que  d'indigence,  d'angoisse  et  d'extrême  misère, 
recommande  l'autorisation  de  la  pêche  trop  strictement  inter- 
dite. 

•(  La  nudité  est  presque  générale  et  au  suprême  degré,  relate 
(Il  octobre  1753  un  témoin  oculaire,  le  curé  de  la  Pointe-Pitre; 
jikisieurs  seront  hors  d'état  de  travailler  cet  hiver;  ils  ne  peu- 
\  eut  se  mettre  à  couvert  de  la  rigueur  du  froid  le  jour  et  la  nuit. 
la  plupart  des  enfants  sont  si  nus  qu'ils  ne  peuvent  se  couvrir: 
cl,  quand  j'entre  dans  les  maisons,  ils  sont  tous  dans  les  cendres 
contre  le  feu;  ils  se  cachent  et  prennent  la  fuite,  sans  souliers, 
sans  bas,  sans  chemise  ».  (Cf.  Recens,  du  Sieur  de  la  Roque, 
Arch.  Can.  Rapp.  1905,  II). 

Bref,  du  séjour  des  Acadiens  à  l'Ile  Saint-Jean  en  ces  trois 
premières  années  sort  un  long  cri  de  faim  et  de  détresse. 
Mais  en  1754  les  choses  s'améliorent  :  le  printemps  venu,  en 
présence  des  belles  terres  qui  les  entouraient,  cette  vaillante 
race  de  paysans  reprit  courage  sur  ce  sol  français  et  remit  tout 
son  ardent  espoir  dans  le  labeur  de  ses  mains.  On  les  détournait, 
disons-nous,  de  la  pêche  plus  facile  et  plus  attrayante,  mais 
moins  utile  que  la  culture  des  terres.  «Tout  habitant  qui  devient 
pêcheur  ne  peut  se  déterminer  à  travailler,  dit  Bigot  (5  novem- 
bre 1750),  faisant  écho  à  son  ministre;  la  culture  ne  rend  pas 
des  produits  si  apparents,  mais  ils  sont  plus  solides  ».  Afin  de 
ravitailler  Louisbourg,  on  comptait  toujours,  en  effet,  sur  les 
«  bonnes  terres  »  de  l'Ile  Saint-Jean,  capables  de  suppléer  aux 
mauvaises  terres  de  l'Ile  Royale  et  aux  bonnes  terres  perdues 
de  l'Acadie.  Dès  le  21  septembre  1754,  le  nouveau  gouverneur 
de  l'Ile  Royale,  Drucour,  parle  de  la  prospérité  naissante  de 
rile  Saint-Jean;  il  y  contribua,  en  employant  au  défriche- 
ment de  ses  terres  la  moitié  des  fonds  de  l'Ile  Royale.  Alors  se 
constituèrent  de  nouvelles  paroisses  et  surgirent  églises  et 
moulins. 


368  LA         CRISE 

«  Ces  Acadiens  sont  robustes  et  vigoureux,  constate  l'ingé- 
nieur Franquet  qui  les  vit  à  l'œuvre;  ils  travaillent  tous  de  la 
hache  et  s'adonnent  à  la  culture  deslerres....  Ils  peuplent  beau- 
coup :  chaque  famille  compte  en  moyenne  cinq  à  six  enfants. 
Ils  sont  zélés  pour  la  religion  et  même  un  peu  superstitieux  ». 
«  L'Ile  est  des  plus  fertiles,  ajoute-t-il;  les  champs  sont  aussi 
fleuris  qu'en  Europe  et  propres  à  tout  ce  qu'on  voudra  semer. 
Les  récoltes  ont  la  même  beauté  et  la  même  qualité  qu'en 
France  ».  Mais,  conclut-il,  «  il  faut  fortifier  cette  colonie,  sans 
quoi,  toutes  dépenses  auront  été  faites  en  pure  perte  ». 


Du  beau  plan  qu'il  dressa  dans  ce  but,  le  gouverne- 
ment de  Madame  de  Pompadour  ne  tint,  hélas  !  aucun  compte, 
et  les  Acadiens  de  l'Ile  Saint-Jean  furent,  par  une  incurie  cri- 
minelle, voués  au  même  sort^ue  leurs  frères  de  la  vieille  Aca- 
die. 

Or.  ils  étaient  en  1753,  d'après  le  recensement  officiel,  2.663 
dans  l'Ile  (dont  728  à  la  rivière  du  Nord-Est,  259  à  ^lalpec  et 
197  au  Havre  Saint-Pierre),  ne  possédant  pour  tout  cheptel 
que  692  vaches  et  152  cheveaux.Deux  ans  plus  tôt,  l'Ile  Royale 
comptait  plus  de  1.000  habitants,  dont  236  à  Port  Toulouze, 
2,iO  au  Havre  de  Lorembec  et  131  au  Bras  d'or.  Si  l'on  y  ajoute, 
les  2.586  Acadiens  (1.473  habitants  et  1.113  réfugiés)  de  l'Aca- 
die  française,  on  constate  que  la  Nouvelle  Ecosse  se  dépeu- 
plait sensiblement  de  ses  éléments  français  :  il  ne  restait 
guère  plus  de  10.000  Acadiens  en  Acadie  anglaise.  Les  Anglais 
n'avaient  donc  qu'à  attendre  pour  créer  le  vide  autour  d'eux 
et  s'emparer  sans  violence  de  terres  fécondées  par  une  sueur 
étrangère;  il  ne  tenait'même  qu'à  eux,  en  se  conformant  au 
traité  d'Utrecht,  d'accélérer  ce  mouvement  d'évacuation 
volontaire;  mais  déjà,  en  leur  calcul  cruellement  égoïste, 
posséder  le  bien  d'autrui  ne  leur  suffisait  pas  :  ce  qu'ils  vou- 
laient maintenant,  c'était  la  suppression  même  des  posses- 
seurs du  sol  et  l'anéantissement  de  toute  puissance  française. 
L'àpreté  de  leur  ambition  n'admettait  pas  de  solution  moins 
radicale,  fût-elle  atroce. 


I 


HOSTILITÉS  369 

L'ambition  anglaise  ne  se  bornait  pas,  du  reste,  à  la  seule 
conquête  de  l'Acadie;  elle  visait  à  la  possession  de  toute 
l'Amérique  du  Nord  et,  par  conséquent,  à  la  prise  du  Canada 
comme  à  celle  delà  Louisiane.  C'était,  sur  le  sol  américain' 
comme  aux  Indes  Orientales,  un  duel  à  mort  qu'elle  enga- 
geait avec  la  France;  et  la  France  de  Louis  XV,  —  à  part 
quelques  esprits  clairvoyants  et  quelques  gens  de  cœur,  —  ne 
s'en  doutait  pas  ou  ne  s'en  souciait  pas.  Cette  ambition  an- 
glaise était,  comme  toujours,  autant  faite  de  cupidité  com- 
merciale que  de  convoitise  territoriale.  «  Le  mot  commerce, 
dit  un  rapport  français  de  1755,  suffit  pour  animer  tout  le 
monde  en  Angleterre  :  un  peuple  marchand  est  naturellement 
ému  par  ce  seul  mot  ».  Une  Hishire  géographique  de  la  Nouvelle 
Ecosse,  justement  rédigée  en  1749  (sans  nom  d'auteur)  dans  un 
but  de  propagande  coloniale,  débute  par  ces  mots  :  «  La  nation 
anglaise  a  pour  le  commerce  un  penchant  si  décidé  que  tout 
projet  qui  tend  à  son  accroissement  ne  manque  jamais  d'atti- 
rer immédiatement  l'attention  du  public...  Parmi  les  diffé- 
rents moyens  que  l'on  a  imaginés  de  tout  temps  pour  étendre 
cette  grande  source  de  pouvoir  et  d'opulence,  l'établissement 
des  colonies  a  toujours  été  reconnu  comme  l'un  des  principaux  ». 
Un  mémoire  anglais  de  novembre  1751  précisait  encore  da- 
vantage l'importance  de  la  Nouvelle  Ecosse,  non  seulement 
au  point  de  vue  commercial  (exportation  de  bois  et  de  pois- 
son, importation  de  produits  fabricjués),  mais  encore  au  point 
de  vue  naval  fpépinière  de  pêcheurs  et,  par  conséquent,  de 
marins),  et  national  (ruine  de  la  pêche,  de  la  marine  et  des 
colonies  françaises).  A  l'heure  même  où  l'Angleterre  avait 
si  nettement  conscience  de  l'importance  primordiale  des 
colonies,  qui  donc  en  France  parmi  nos  hommes  d'Etat  'se 
souciait  du  commerce  français  et,  par  suite,  prenait  à  cœur 
l'expansion  ou  seulement  la  défense  de  notre  empire  colonial? 

Victimes  d'un  humanisme  décevant,  enfermés  en  leur 
idéalisme  borné,  a  fooVs  paradise,  où  ils  se  flattaient  de  leur 
propre  supériorité  intellectuelle,  aussi  ignorants  des  gloires  de 
notre  histoire  navale  et  coloniale  que  sourds  aux  plus  sévères 


-370  LA  CRISE 

enseignements  de  l'histoire  moderne,  nos  philosophes  et 
nos  hommes  de  lettres,  nos  voltairiens  et  nos  encyclopédistes 
s'en  allaient  répétant  que,  comme  eux,  le  Français,  richement 
doué  pour  les  rares  et  exquises  choses  de  l'esprit  et  du  goûl. 
se  doit  d'abandonner  à  des  races  inférieures  ces  vulgaires 
réalités  qu'on  appelle  :  commerce,  marine,  colonies.  Ces  fats 
de  l'intellectualisme,  qui  lâchaient  si  sottement  la  proie  pour 
l'ombre,  ne  comprenaient  même  pas  qu'ils  faisaient  le  jeu  de 
rivaux  plus  perspicaces  et  plus  tenaces,  ne  rendaient  même  pas 
justice  à  des  compatriotes  plus  avisés  et  plus  actifs  qu'eux- 
mêmes  en  leurs  misérables  petits  cénacles.  Sans  doute,  le  long 
du  seul  littoral  américain  de  1.200  à  1.4r>0  milles,  la  flotte 
marchande  de  l'Angleterre  comptait  12.000  matelots  qui  lui 
rapportaient  en  fret  360.000  livres  sterling  et  faisaient  un  chif- 
fre d'affaires  de  1.445.000  livres  (dont  la  moitié  avec  les  seules 
colonies  françaises  et  hollandaises).  Sans  doute,  encouragée  par 
toutes  sortes  de  primes  et  de  faveurs,  la  seule  flotte  de  pêche 
d'Halifax  se  composait  déjà  de  40  vaisseaux  de  20  à  70  ton- 
neaux, lui  donnant  25.000  quintaux  de  morue.  Mais  n'oublions 
pas  qu'en  dépit  de  l'incapacité  du  gouvernement,  qu'en  dépit 
de  lois  et  de  règlements  absurdes,  qu'en  dépit  de  l'indifférence 
ou  du  mépris  publics  l'énergique  initiative  d'obscurs  mar- 
chands, de  marins  inconnus,  de  colons  méconnus  nous  don- 
nait depuis  une  ou  deux  générations  une  prospérité  navale, 
commerciale  et  coloniale  qui  inquiétait  fort  nos  rivaux 
moins  dédaigneux  et  moins  aveugles. 

En  moins  d'un  demi-siècle,  disent  deux  lettres  anonymes 
écrites  en  1749  sur  la  nécessité  de  garder  le  Cap  Breton,  le  com- 
merce et  les  colonies  françaises  sont  passées  de  leur  infériorité 
à  une  supériorité  dangereuse  pour  nous  aussi  bien  dans  l'Amé- 
rique du  Nord  que  dans  les  mers  du  Sud,  au  Levant  que  dans 
l'Afrique  du  Nord,  dans  les  Indes  tant  occidentales  qu'orientales. 
Les  immenses  sommes  [deux  ou  trois  millions  de  livres  sterling] 
que  les  Français  tirent  des  autres  pays  leur  permettent 
[ou  plutôt  auraient  permis]  d'entretenir  de  puissantes  armées 
et  de  puissantes  flottes.  Ils  nous  battent  dans  le  commerce 
■comme  dans  la  guerre  avec  nos  p  opres  armes  ».  «  Pi  les  choses 


HOSTILITÉS  37î' 

avaient  continué,  écrivit  à  Pitt  un  correspondant  anonyme 
de  1758,  les  Français  nous  auraient  évincés  du  commerce  d'Eu- 
rope ». 

Oui,  cette  supériorité  économique  que  nos  intellectuels  dé- 
daignaient, nos  ennemis  la  redoutaient  et  à  aucun  prix  ne  la 
voulaient  tolérer.  A  la  cupidité  britannique  ne  suffisaient  pas 
ses  seuls  gains;  il  lui  fallait  la  ruine  de  l'adversaire,  c'est-à- 
dire  le  monopole  du  commerce  tout  entier,  particulièrement 
celui  de  la  pêche. «  Ces  jaloux  du  commerce, disait  justement  le 
marquis  de  Noailles,  en  veulent  être  totalement  les  maîtres  ». 

Rien  n'est  dangereux  comme  le  mercantilisme  d'un  peuple  : 
car  il  pousse  aveuglément  ce  peuple  aux  violences  de  la  guerre 
sans  en  assumer  franchement  les  responsabilités.  Dès  1745, 
une  brochure  londonienne  sur  VElal  comparé  des  Commerces 
anglais  el  français  se  plaint  des  mesures  qui  ont  permis  au 
commerce  et  aux  colonies  de  la  France  de  prendre  une  supé- 
riorité menaçante.  «  Le  commerce  penche  vers  la  guerre,  a  dit 
Seeley,  quand  par  la  paix  il  est  exclu  d'un  territoire  qu'il 
convoite  ».  Ainsi,  les  Anglais,  estimant  à  plus  de  60  millions 
le  surplus  de  leur  commerce  annuel  s'ils  possédaient  l'Ile 
Royale,  réclamaient  à  cor  et  à  cri  la  prise  de  Louisbourg.  Ils 
n'en  insinuaient  pas  moins  cauteleusement  qu'étant  mar- 
chands, ils  étaient  pacifiques,  vu  que  le  commerce  ne  vit  que 
de  paix.  Cynique  duperie  !  Seul,  le  maréchal  de  Noailles,  les 
démasquant  encore,  révélait  avec  clairvoyance  tout  ce  qu'il  se 
cachait  de  périls  militaires  derrière  ce  paravent  commercial  : 
«C'est  une  illusion,  dit  son  mémoire  au  Roy  (février  1755),  de 
s'imaginer,  comme  le  répandent  les  émissaires  anglais,  qu'uni- 
quement préoccupée  de  son  commerce,  l'Angleterre  ne  désire 
que  la  conservation  de  la  paix.  Les  Anglais  ne  désirent  la  paix 
qu'autant  qu'elle  leur  est  un  moyen  plus  certain  d'augmenter 
leur  richesse  et  leur  puissance  ».  Mais  vienne  à  se  rompre  dans 
leur  bilan  l'équilibre  des  profits  et  pertes  ou  vienne  seulement 
le  manque  à  gagner  à  s'affirmer  trop  haut  en  leurs  spécu- 
lations, ils  n'hésitent  pas  devant  cette  fructueuse  opération 
commerciale  que  devient  pour  eu.x  une  guerre  d'affaires  :  car 


:i72  L    A  C    R    I    s    E 

«  cette  nation,  jalouse  de  la  grandeur  et  de  la  puissance  de  la 
France,  continue  Noailles,  âme,  lorce  et  soutien  de  toutes  les 
ligues  contre  la  France,  ne  ressent  les  maux  de  la  guerre  que 
par  les  frais  et  les  dépenses  qui  en  résultent  ».  Dès  lors,  plus  de 
scrupules  :  «Qu'importe  telle  ou  telle  raison?  disait  Monk  dès 
1665.  Ce  que  nous  voulons,  c'est  une  plus  grande  part  du  com- 
merce hollandais  ».  A  un  siècle  de  distance,  il  n'y  avait  qu'un 
mot  à  changer,  le  dernier,  en  cette  immorale  formule  de  riva- 
lité brutale. 

Sans  être  beaucoup  plus  franche,  la  politique  territoriale 
des  Anglais  se  trahissait  davantage.  Dès  septembre  1747,  un 
rapport  français  au  Ministre  des  Affaires  étrangères  la  signa- 
lait : 

«  Personne  n'ignore,  lit-on,  que  les  vues  des  Anglais  ont  tou- 
jours été  d'étendre  leurs  possessions  en  Amérique  aux  dépens 
des  autres  nations  européennes...  et  qu'ils  n'ont  fait  jusqu'à 
présent  que  trop  de  progrès  contre  les  Français  en  particulier... 
Ainsi,  depuis  le  traité  d'Utrecht,  ils  n'ont  cessé  de  faire  des 
usurpations  tant  par  rapport  aux  limites,  des  colonies  respec- 
tives qu'à  l'égard  du  commerce,  de  la  pêche  et  de  la  navigation... 
Il  n'est  pas  difficile  de  faire  voir,  d'un  côté,  l'abus  que  les  An- 
glais ont  fait  des  dispositions  stipulées  en  leur  faveur  par  ledit 
traité  et,  d'un  autre,de  leur  affectation  à  ne  pas  exécuter  celles 
qui  ne  s'accordent  pas  avec  leurs  vues  ».  «  Leur  amour  de  la  paix, 
disait  encore  le  marquis  de  Noailles,  se  réduit  à  vouloir  que  les 
autres  l'observent  par  rapport  à  eux  en  se  dispensant  de  l'ob- 
server à  leur  égard  ». 

De  là,  ces  continuels  empiétements  en  Louisiane,  sur  l'Ohio, 
vers  le  lac  Ontario,  sur  la  rivière  de  Pentagouet,  et  dans  la 
baie  d'Hudson  tout  comme  en  Acadie.  «  C'est  une  nation,  dit 
Bigot,  qui  suit  volontiers  la  loi  du  plus  fort  et  non  la  loi  de  la 
justice  ». 

Pour  notre  malheur,  les  Anglais  étaient  alors  les  plus  forts 
en  Amérique  comme  en  Europe.  Sans  doute,  nous  possédions 
en  Nouvelle  France,  tant  en  Louisiane  qu'au  Canada,  des 
territoires  autrement  vastes  que  les  treize  colonies  étroitement 
serrées  entre  l'Atlantique  et  les  Alléghanis  ;  mais  ces  territoi- 


I 


HOSTILITÉS  373 

res,  pour  la  plus  grande  partie  incultes,  ne  comptaient  pas 
60.000  Français  épars  dans  les  campagnes  contre  le  million 
d'Anglo-Saxons  (en  1746)  plus  ou  inoins  dense  en  des  centres 
urbains;  notre  armée  coloniale  se  composait  de  3.400  soldats 
(dont  1.200  de  la  marine)  que  ne  renforçaient  que  six  mois  de 
l'année  5.000  à  6.000  miliciens  du  pays,  alors  que  l'armée  an- 
glaise, forte  de  20.000  soldats  réguliers  et  de  50.000  miliciens, 
devait  recevoir  de  la  métropole  un  renfort  de  50.000  soldats; 
enfin,  la  flotte  anglaise  d'une  supériorité  déjà  écrasante 
(131  vaisseaux  contre  71  ;  8.722  canons  contre  4.790)  comptait 
sur  la  maîtrise  des  mers  pour  assurer  un  inépuisable  ravitaille- 
ment en  munitions  et  en  denrées,  tandis  que,  facilement  et 
rapidement  embouteillée,  la  Nouvelle  France  était  vouée  à 
l'impuissance  par  le  seul  manque  de  vivres,  de  poudre  et  de 
canons  à  brève  échéance.  «  Une  bataille  gagnée  n'est  pour  nous 
que  partie  remise,  disait  un  rapport  du  temps;  mais,  si  nous  la 
perdons,  nous  sommes  condamnés  sans  ressources  ».  On  con- 
çoit dans  ces  conditions  qu'en  dépit  de  toutes  ses  feintes  de 
pacifisme,  l'Angleterre  voulait  la  guerre  et  que  la  France, 
malgré  quelques  sursauts  d'énergie,  voulait  la  paix.  «  Les 
ménagements  que  l'on  a  conservés  à  l'égard  des  Anglais,  dit 
encore  le  marquis  de  Noailles,  les  ont  encouragés  à  en  manquer; 
ils  n'ont  été  contenus  que  lorsqu'on  a  témoigné  de  la  résolu- 
tion et  de  la  fermeté.  Ce  ne  sera  qu'en  ne  paraissant  pas  crain- 
dre la  guerre  qu'on  pourra  conserver  la  paix  ».  [Archives  Aff. 
élr.  Corr.  pol .  Angl.,yo\.  530.  p.  166,  Archives  Can.  Rapp.  1905 
II,  367-400).  Stupidement  l'indolent  Louis  XV  affichait,  au 
contraire,  son  mépris  ou  plutôt  sa  peur  de  la  guerre.  «  Que 
nous  avons  des  voisins  cruels  !  »  gémissait-il  en  son  impuis- 
sance. 

A  défaut  de  cette  guerre  militaire  que  nous  redoutions,  nous 
engageâmes  naïvement  une  guerre  diplomatique.  Le  traité 
d'Utrecht  avait  laissé  dans  le  vague  les  limites  des  deux  empi- 
res coloniaux.  Les  Anglais  s'empressèrent  d'interpréter  à  leur 
avantage  pareille  imprécision.  Alors  que  dès   1713  les  officiers 


374  •       L     V  CRISE 

français  envoyés  de  l'Ile  Royale  n'allèrent  pas  même  consulter 
sur  leurs  intentions  ks  Acadiens  de  l'isthme  et  de  la  rivière 
Saint-Jean  qu'ils  estimaient  territoire  français,  les  gouverneurs 
anglais  d'Annapolis  employèrent  tous  les  moyens  pour  se  faire 
reconnaître  par  ces  habitants  la  même  autorité  qu'avaient  eue. 
les  gouverneurs  français  de  Port  Royal.  «  Il  n'y  a  pas  d'autres- 
moyens  de  faire  cesser  les  intrigues  des  Anglais  qu'en  faisant 
régler  les  limites  de  l'Acadie,  écrivait  l'intendant  Bégon  dès  le 
8  novembre  1718.  Il  est  de  la  dernière  conséquence  qu'elles  le 
soient  au  plus  tôt;  sans  quoi  les  Anglais  s'étendront  sur  les 
terres  des  Français  et  par  ce  moyen  pourront  dans  la  suite  se 
rendre  maîtres  du  Canada  ».  On  le  vit  bien  dès  l'année  sui- 
vante. Le  22  mars  1719,  le  Conseil  de  la  Clarine  prévenait  en 
ces  termes  le  funeste  artisan  de  la  Triple  Alliance,  l'abbé  Du- 
bois. «  Les  prétentions  des  Anglais  au  sujet  des  limites  de 
l'Acadie  sont  si  extravagantes  que  le 'Roy  n'aurait  qu'à 
abandonner  ses  colonies  d'Amérique  si  on  les  admettait  :  ils 
prétendent  que  l'Acadie  s'étend  jusqu'au  cap  des  Rosiers  ». 
Ils  prétendirent  davantage.  Gouverneurs  et  intendants 
insistèrent  donc  sur  l'urgence  d'une  solution.  Mais  que  pou- 
vait-on espérer  de  ministres  français  qui,  comme  leur  roi, 
voulaient  la  paix  à  tout  prix,  même  au  prix  des  intérêts  et 
de  l'honneur  de  la  France?  Les  négociations  de  1719  et  de 
1720  n'aboutirent  donc  pas,  avons-nous  vu,  malgré  les  excel- 
lents arguments  de  l'abbé  Bobet.  En  1748,  Louis  XV,  à  Aix- 
la-Chapelle,  eût  encore  pu  trancher  la  question,  comme  le  lui 
permettaient  ses  victoires  en  Europe,  ainsi  que  son  bon 
droit;  mais  non,  il  préféra  confier  cette  délimitation  à  l'entente 
des  commissaires  des  deux  Couronnes.  Notre  ministre  ^lau- 
repas  réclame  la  Commission  le  23  avril  1749;  son  représen- 
tant à  Londres  Durand  insiste  le  7  juin,  en  indiquant  le  dan- 
ger des  manœuvres  et  l'éuormité  des  prétentions  de  l'adver- 
saire. 

«  Si,  dans  queltiues  cartes  faites  depuis  un  certain  temps  en 
Angleterre,  on  a  affecté  de  marquer  les  terres  de  l'Acadie  aui 


HOSTILITÉS  375 

-delà  de  cet  isthme  [de  Beaubassin],  cela  ne  peut  rien  ajouter  à 
la  cession  faite  par  le  traité  d'Utrecht.  Les  terres  qui  vont  dei)uis 
la  Baie  \'erte  jusqu'à  la  rive  méridionale  du  fleuve  Saint-Lau- 
rent ont  été  occupées  depuis  comme  avant  le  traité  d'Utrecht 
par  les  Français.  Dans  tous  les  temps  elles  ont  été  regardées 
comme  faisant  partie  de  la  Nouvelle  France.  Cette  colonie  a 
toujours  eu  des  possessions  des  deux  côtés  du  fleuve  et  il  y  a  des 
seigneuries  établies  au  Sud  comme  au  Nord.  11  en  est  de  même 
des  terres  qui  régent  de  l'autre  côté  de  l'isthme  de  l'Acadie, 
c'est-à-dire  depuis  la  Baie  Française  jusqu'aux  frontières  de  la 
Nouvelle  Angleterre;  ces  terres  ont  toujours  fait  partie  de  la 
Nouvelle  France  ». 

Pour  nos  hommes  d'Etat  qui  n'avaient  pas  encore  étudié  à 
fond  la  question,  au  point  de  vue  géographique  comme  au 
point  de  vue  historique,  l'Acadie  cédée  était  la  péninsule  : 
«  la  nature  elle-même,  dit  Durand  (7  juin),  en  a  fixé  les  bornes  ». 

«  Les  Anglais  ont  dessein  de  soutenir  leurs  injustesprétentions. 
confirme  La  Galissonière  au  ministre  le  25  juillet  1749;  si  ou 
veut  éviter  une  rupture  ouverte  en  ce  pays-ci,  on  doit  prendre 
des  mesures  en  Europe  pour  arrêter  leurs  entreprises...  La 
rivière  St-Jean  n'est  pas  le  seul  endroit  qu'ils  voudraient  en- 
\ahir,  ils  prétendent  à  toute  la  côte  depuis  cette  rivière  jus- 
qu'à Beaubassin,  depuis  Canceaux  jusqu'à  Gaspey  et  toute  la 
profondeur  des  terres.  Si  nous  abandonnions  à  l'Angleterre  ce 
lorrain  qui  comprend  plus  de  180  lieues  de  côtes,  c'est-à-dire 
presque  autant  qu'il  y  en  a  de  Bayonne  à  Dunkerque,  il  faut 
renoncer  à  toute  communication  par  terre  du  Canada  avec 
l'Acadie  et  l'Ile  Royale  et  à  tout  moyen  de  secourir  l'une  et 
reprendre  l'autre.  Il  faut  ôter  à  presque  tous  les  Acadiens  toute 
espérance  de  refuge  sur  les  terres  françaises,  la  plupart  n'étant 
pas  à  portée  de  l'Isle  Saint-Jean,  dont  d'ailleurs  les  terres 
ne  sont  pas  trop  attirantes  ».  (Arch.  Can.  Rapp.  1905,  II, 
367-400).  «  Deux  raisons  principales  me  font  juger  qu'il  est  né- 
cessaire et  d'une  nécessité  pressante  [de  fixer  les  limites  de 
l'Acadie],  ajoute  le  Père  Charlevoix  au  ministre  le  23  août  1749. 
La  première  est  que  les  Anglais  ont  déjà  bâti  un  fort  sur  la 
rivière  Saint-Jean,  qui  n'est  point  de  l'Acadie...  La  deuxième 
est  que  les  Anglais  qui  peuplent  et  fortifient  l'Acadie  seront 
bientôt  en  état  d'opprimer  les  Abénakis,  si  l'on  ne  prend 
de  bonne  heure  des  mesures  pour  les  en  empêcher  ».  «  Cette 


376  L   A         C    R    I    s    E 

affaire  est  d'une  très  srrande  conséquence,  conclut  le  gouverneur 
la  Jonquière  le  9  septembre  1749:  il  importe  quelle  soit  bientôt 
décidée  par  les  deux  couronnes  ». 

Le  31  mars  1750  comme  en  juin  1749,  le  gouvernement 
français  renouvelle  donc  ses  instances  pour  la  délimitation  des 
frontières.  Or,  tandis  que  la  France  cherchait  une  sokition 
définitive  de  toutes  les  difficultés  américaines,  l'Angleterre  ne 
voulait  qu'une  solution  bâtarde  du  seul  problème  acadien; 
tandis  que  la  France  nommait  Thabile  marquis  de  la  Galis- 
sonière,  l'Angleterre  imposait  l'insatiable  et  intransigeant 
Shirley  :  c'était  se  condamner  à  la  mésentente  en  des  solu- 
tions impossibles  ou  illusoires,  au  dangereux  énervement  d'é- 
ternels recommencements.  Les  négociations  débutèrent  à 
Paris  le  26  août  1750  à  raison  d'une  séance  parsemaine. 

Pour  ce  qui  nous  intéresse  ici  en  cette  grave  et  épineuse 
affaire,  le  traité  d'Utrecht  avait  donné  à  l'Angleterre  «  l'Aca- 
die  ou  Nouvelle  Ecosse  en  ses  anciennes  limites,  et  aussi  Port 
Royal  ».  Xovani  Scoiiam  sive  Acadiam  lolam,  limilibus  suis 
aniiqiiis  comprehensam.  iil  eliam  Porliis  Biieg  urbem.  nunc 
Annapolim  Regiam  diclam.  C'était  avons-nous  vu,  le  secré- 
taire d'Etat  Saint  John,  plus  tard  Lord  Bolingbroke,  qui 
avait  imposé  cette  clause  litigieuse  «  comprise  en  ses  ancien- 
nes limites  »,  et  la  Reine  Anne  cette  addition  déconcer- 
tante «  et  aussi  Port  Royal  ».  ainsi  que  l'expression  géo- 
graphique «  Nouvelle  Ecosse  »  qui  pour  la  première  fois  parais- 
sait en  un  traité  entre  la  France  et  l'Angleterre  :  or,  la 
Nouvelle  Ecosse,  d'invention  purement  anglaise,  n'avait 
jamais  eu  d'existence  positive.)  puisqu'elle  n'avait  pas  plus 
de  réalité  historique,  faute  d'avoir  été  sérieusement  colonisée, 
que  de  configuration  géographique,  faute  d'avoir  été  une 
fois  pour  toutes  délimitée;  c'était  là  pure  entité  coloniale 
aussi  vaine  que  vague,  vraie  machine  de  guerre  diploma- 
tique dont  les  Anglais  firent  savamment  jouer  les  ressorts. 
Quant  à  l'addition,  ni  eliam  Parlas  Regii  urbem  de  la  reine 
Anne,     les    Anglais   l'attribuèrent    tout    bonnement  à    une 


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HOSTILITÉS  377 

étourclerie,  inaduerlency,  de  scribe  qui  aurait  dû  mettre  and 
expressly  i Hemarks  on  the  French  Memorials...  London  1755). 
Il  semble  évident,  toutefois,  que, dans  la  pensée  des  plénipo- 
tentiaires, Port  Royal  s'ajoutant  à  l'Acadie,  les  «  anciennes 
limites  «  envisagées  étaient  celles  du  partage  entre  Aulnay  et 
Latour  (1638)  o\i  plutôt  celles  mêmes  des-deux  baronnies 
constituées  par  Sir  William  Alexander  en  faveur  des  Latour 
en  1630  et  confirmées  par  ('romwell  en  1656.  Il  n'y  avait  guère 
d'autre  solution  à  ce  casse-tête  diplomatique.  Conformément 
aux  descriptions  de  Champlain  et  de  Denys.  des  cartes  fran- 
çaises et  même  anglaises  de  l'époque,  (Dr.  îlalley,  atlas  de 
1728,  Popple  en  1738,  Salmon  en  1739),  montrent,  en  effet, 
l'Acadie  réduite  à  la  côte  sud-est  de  la  presqu'île.  Les  Anglais 
n'avaient  donc  droit,  en  dehors  de  Port  Royal,  qu'à  la  côte 
atlantique  de  la  péninsule,  laquelle,  sur  les  plus  vieilles  cartes, 
portait  seule,  du  reste,  le  nom  d'Acadie.  C'était  dès  1720  et 
1723  la  thèse  de  l'abbé  Bobet  conforme  à  l'opinion  et  même  à 
la  concession  de  Denys.  Mais,  comme  les  noms  d'Acadie  et 
de  Nouvelle  Ecosse,  aussi  vagues  que  ceux  de  Canada,  de  Nou- 
velle France  et  de  Nouvelle  Angleterre  avaient  é!  é  appliqués  à 
des  territoires  mal  connus  dont  l'extension  n'avait  cessé  de  va- 
rier avec  les  explorations  et  la  colonisation,  avec  les  conquêtes 
et  les  caprices  même  des  hommes  d'Etat,  des  Compagnies  et  au- 
tres bénéficiaires,  il  en  était  résulté,  au  cours  des  temps,  dans 
les  divers  traités  de  paix,  dans  les  divers  ouvrages  d'histoire 
et  de  géographie,  des  délimitations  incohérentes  et  contradic- 
toires. En  tout  cas,  jamais  les  frontières  de  la  Nouvelle  Ecosse 
et  de  l'Acadie  n'avaient  coïncidé  ni  dans  la  concession  de 
Jacques  I^r  en  1621  ni  dans  celle  de  Cromwell  en  1656,  et 
cette  dernière  concession  n'était  pas  même  la  moitié  de  la 
première;  jamais  non  plus  la  côte  du  golfe  Saint-Laurent  ni 
surtout  la  Gaspésie  n'avaient  cessé  d'être  tenues  pour  terres 
françaises  où  seuls,  du  reste,  des  Français  habitaient,  chas- 
saient, péchaient  et  trafiquaient  depuis  150  ou  200  ans.  Si  les 
négociateurs  français  du  traité  d'Utrecht  avaient  réclamé 
l'Ile  du  Cap  Breton. j)our  «  défendre  l'entrée  des  possessions 


378  LA  CRISE 

françaises  du  Canada  »,  il  est  bien  évident  qu'ils  ne  renon- 
çaient, ce  qui  eût  été  absurde  et  contradictoire,  ni  à  toute  la 
côte  du  golfe  Saint-Laurent  ni  surtout  à  la  rive  ouest  du  fleuve 
Saint-Laurent  autrement,  essentielles  pour  cette  défense. 

Or,  à  rencontre  de  toute  logique  comme  de  toute  équité,  vio- 
lantl'esprit  commela  lettre  des  traités,  les  Anglais,  qui  avaient 
imposé  dans  la  rédaction  du  traité  d'Utrecht,  outre  ces  for- 
mules litigieuses,  cette  vague  expression  «  anciennes  limites  », 
s'empressèrent  naturellement  de  lui  donner  la  plus  ample 
extension  et  de  choisir  comme  «  anciennes  limites  »  celles  qui 
leur  étaient  le  plus  avantageuses,  fussent-elles  invraisem- 
blables; et,  naturellement  aussi,  cette  extension  ne  cessait  de 
croître  avec  leur  ambition  et  leur  ambition  avec  leur  force, 
^laintenant,  comme  Mascarène,  ils  ne  prétendaient  à  rien  de 
moins,  outre  la  péninsule  entière,  qu'à  toute  cette  partie  du 
continent  américain  qui  s'étend  du  fleuve  Kinibiki  (frontières 
at;tuelles  du  Maine)  jusqu'au  Golfe  du  Saint-Laurent  et  tout 
le  long  du  fleuve  même  du  Saint-Laurent  jusqu'aux  portes  de 
Ouébec,  bref  à  un  territoire  cinq  lois  plus  vaste  que  la  seule 
péninsule.  En  dépit  de  toute  vérité  historique,  en  dépit  des 
termes  mêmes  des  traités  de  Saint-Germain  et  de  Bréda.  ils 
appelaient  cette  monstrueuse  acquisition,  cette  violente 
extorsion  simple  restitution,  pure  reprise  de  possession  d'un 
bien  originellement  anglais.  «  Sa  Majesté  très  chrétienne  n'a  de 
droit  sur  aucune  terre  située  entre  le  Saint-Laurent  et  1" At- 
lantique, à  part  les  îles  qui  se  trouvent  à  l'em.bouchure  de  ceti  e 
rivière  dans  le  golfe  du  même  nom  »,  disaient  les  Instructions 
royales  à  Shirley.  Pareille  flibusterie  diplomatique  enle\ait 
au  Canada  toutes  ses  provinces  maritimes,  sauf  l'Ile  Roy^de  et 
l'Ile  Saint-Jean  (elles  aussi  réclamées  en  1750),  et  en  exposait 
le  cœ-ir  même,  Québec,  aux  canons  anglais  de  la  rive  opposée 
comme  au  blocus  d'une  flotte  de  haute  mer. 

Au  cours  des  négociations  comme  en  leur  début  (7  juin  174'J) 
la  France  aurait,  à  la  rigueur,  consenti,  conformément  aux 
cartes  de  Champlain  (1613)  et  de  Charlevoix  (1744),  à  céder  la 
péninsule,  sous  condition  que  les  Acadiens  lui  fussent  rendus- 


HOSTILITÉS  379 

4.'t  ijne  la  côte  du  Golfe  du  Saint-Laurent  lui  fût  réservée;  mais 
l'Angleterre  ne  voulait  à  aucun  prix  céder  la  côte  continentale. 
Pourquoi?  en  avait-elle  besoin?  Nullement  :  il  est  évident  qu'en 
temps  de  paix  les  communications  entre  la  Nouvelle  Angle- 
terre et  la  Nouvelle  Ecosse  étaient  plus  rapides  et  plus  faciles 
par  mer  que  par  terre  et  que,  même  en  temps  de  guerre,  elles 
étaient  à  peu  près  impossibles  tout  le  long  de  cette  immense 
côte  déserte,  sinueuse,  montagneuse,  entrecoupée  de  larges 
baies  et  de  profondes  rivières.  C'était  donc  toujours  la  politique 
de  thedogin  //îé'77ia/]^er:  «les  Anglais  n'exigent  la  côte  desEtche- 
mins  qui-leur  est  inutile,  dit  Pidansatde  }*] airohert, {Di se. so mm), 
que  pour  couper  aux  Français  la  route  du  Saint-Jean  qui  en 
hiver  est  à  ceux-ci  indispensable  ».  «  Si  l'on  souffre  cjue  la  France 
reste  en  possession  de  la  rivière  Saint-Jean,  avoue  un  in-4o 
anglais  sur  VFAal  présenl  de  r Amérique  seplentrionale  (Lon- 
dres. 1755),  elle  aura  toujours  avec  le  Canada,  même  en  hiver, 
une  communication  qu'autrement  elle  ne  peut  avoir  qu'en 
été  (mai  à  octobre)  par  le  Saint-Laurent  ».  Pourquoi  donc 
vouloir  ainsi  entraver  nos  relations  avec  nos  colonies?  La 
raison  en  est  bien  simple  :  alors  que  l'Angleterre  feignait  de 
vouloir  protéger  des  sujets  cju'en  fait  elle  n'avait  J3as  en  de- 
hors de  F*ort  P.oyal  et  d'Halifax,  elle  voulait,  en  réalité,  «  enva- 
hir le  Canada  tout  (Mitier  [dès  lors  sans  défense]  et  se  préparer 
ainsi  le  chemin  à  l'Empire  universel  de  l'Amérique  et  la  posses- 
sion des  richesses  dont  celle-ci  est  la  source  la  plus  abondante  ». 
En  son  insolente  brochure  sur  la  Condiiile  des  Français  (1754) 
elle  ne  craint  pas,  en  effet,  de  réclamer  tout  le  Canada,  au  nom 
de  la  prétendue  priorité  de  Cabot  (navigateur  et  non  colonisa- 
teur), de  la  conquête  de  Kirke  (acte  de  piraterie  accompli  en 
pleine  paix),  du  manifeste  de  la  reine  Anne  en  1711  (invoquant 
une  prétendue  suzeraineté  bien  périmée  sur  ce  fief  réservé^. 
Animéesd'un  tel  esprit  d'opposition,  les négociationsdurèrent 
cinq  ans,  très  âpres,  très  documentées,  envenimées  par  une 
propagande  acerbe,  aggravées  de  violentes  prises  de  gages  qui, 
nous  l'avons  vu,  dégénérèrent  en  guerres  d'escarmouches  et 
,  en  forfaits  de  piraterie. 


3S0  LA  CRISE 

«  Pendant  les  négociations,  dit  au  Roi  le  maréchal  de  Noailles, 
les  Anglais  ont  demandé  avec  insistance  que  les  mémoires 
respectifs  des  Commissions  ne  fussent  pas  rendus  publics;  ils 
l'ont  obtenu  par  une  trop  grande  complaisance  [manœuvre  re- 
prise de  nos  jours  même]  et,  dans  le  même  temps,  ils  ont 
répandu  dans  les  cours  de  l'Europe  toutes  sortes  d'insinuations 
odieuses  sur  la  nature  des  demandes  formulées  par  les  commis- 
saires de  Votre  Majesté.  Puis,  la  Commission  répandant  trop 
de  lumière  sur  ces  matières,  ils  ont  demandé  que  l'on  y  mît  fin 
sous  prétexte  que  les  affaires  étaient  suffisamment  discutées  ». 

Le  21  septembre  1750,  Shirley  et  Mildmay  réclament,  en 
effet,  l'immense  pays  qui  s'étend  du  Saint-Laurent  et  de  son 
golfe  jusqu'à  la  Nouvelle  Angleterre,  soit  460  lieues  de  côtes; 
le  9  novembre,  MM.  de  la  Galissonnière  et  de  Silhouette  leur 
offrent  la  côte  atlantique,  de  la  péninsule  de  Canseau  au  Cap 
Sainte-Marie,  soit  80  lieues  de  côtes;  le  11  janvier  1751,  long 
mémoire  anglais;  le  4  octobre  1751,  mémoire  français  plus 
long  encore  et  plus  étayé  de  faits  et  d'arguments  portant  sur 
toute  la  période  qui  s'étend  des  origines  au  temps  présent. 
Tout  en  menant  son  double  jeu  :  s'opposer  à  la  publication  de 
ces  mémoires  et  travailler  l'opinion  publique  par  toutes  sortes 
de  notes  et  brochures,  «  la  Cour  de  Londres  avait  plus  d'une 
fois  voulu  rompre  les  négociations,  est-il  dit,..  Plutôt  que  de  les 
rompre,  le  Roi  [de  France]  accepta  un  nouveau  mémoire  du 
23  janvier  1753  rédigé  en  anglais  [impertinente  incorrection], 
puisque  la  Cour  de  Londres  traitait  en  français  même  avec 
les  Cours  d'Allemagne]...  Il  fallut  le  faire  traduire  en  français  et 
en  faire  reconnaître  la  traduction  par  les Commissairesanglais». 

Outre  une  Histoire  géographique  de  la  Nouvelle  Ecosse  rédi- 
gée dès  1749  dans  un  esprit  tendancieux,  outre  l'in-quarto  déjà 
cité  sur  VElal  présenl  de  V Amérique  seplentrionale,  le  gouver- 
nement britannique  envoya  à  la  plupart  des  Cours  d'Europe, 
afin  de  justifier  son  refus  de  restituer  nos  vaisseaux  pris  en 
pleine  paix,  une  injurieuse  brochure  sur  la  Conduile  des  Fran- 
çais par  rapparia  la  Nouvelle  Ecosse  (1754)  et,  pour  expliquer 
son  inqualifiable  attitude  dans  la  négociation  diplomatique, 
de  très  insolentes  Remarks  on  ihe  French  Memorials  concerniiig 


HOSTILITÉS  381 

Ihe  Liinils  of  Acadia,  des  Lellres  cVun  Aiifilais  à  un  ami  (La 
Haye,  1756),  et  le  fameux  livre  anonyme  de  Pichon:  Lellres  et 
Mémoires  sur  le  Cap  Breton  et  sur  l'Ile  Saint- Jean,  qui  ne  cesse 
d'avilir  la  France  pour  mieux  exalterrAngleterre.  Nous  dûmes 
y  répondre  par  vme  Discussion  sommaire  sur  les  anciennes 
limites  de  VAcadie,  par  un  Extrait  des  Mémoires...  avec  pièces 
justificatives,  par  un  Mémoire  concernant  le  précis  des  faits  avec 
leurs  pièces  justificalives,  enfin  et  surtout  par  la  publication  de 
quatre  gros  quartos  :  «  Mémoires  des  Commissaires  du  Boy  et 
de  ceux  de  Sa  Majesté  Britannique  sur  les  possessions  et  les 
droits  respectifs  des  deux  Couronnes  en  Amérique  ».  (1755-1757). 
Ainsi,  la  guerre  diplomatique  dégénérait  en  une  guerre  de 
journaux,  de  pamphlets,  de  brochures,  de  livres  volumineux. 

«  Quelques  Anglais,  dit  le  traducteur  d'une  de  ces  brochures, 
{Condaile  des  F'rançais...),  plus  occupés  de  la  grandeur  et  de  la 
prospérité  de  leur  nation  que  de  la  justice...,  n'ont  jamais  cessé 
de  regarder  d'un  œil  jaloux  les  établissements  des  autres  peuples 
dans  le  Nouveau  iMonde.  Sans  autre  titre  que  la  cupidité  ils 
voudraient  rendre  l'Angleterre  seule  maîtresse  du  commerce 
de  toute  l'Amérique...  La  France,  si  l'on  en  croit  ces  écrivains, 
est  la  seule  puissance  en  état  de  leur  faire  obstacle  dans  l'exé- 
cution de  ce  projet  aussi  vague  que  vaste  qui  tend  à  ruiner  les 
peuples  commerçants;  de  là  l'animosité  qu'ils  font  éclater  contre 
elle. 

ils  ont  longtemps  marché  vers  leur  but  avec  cjuclques  ména- 
gements; mais  enfin,  soit  qu'ils  croient  être  arrivés  au  moment 
favorable  pour  se  découvrir,  soit  que  leur  impatience  les  em- 
porte, ils  n'usent  plus  d'aucun  mystère.  Pour  éblouir  l'Europe 
sur  les  conséquences  de  leurs  prétentions  excessives  et  écarter 
les  appréhensions  qu'elles  doivent  faire  naître  pour  la  liberté 
générale  du  commerce,  ils  cherchent  à  donner  le  change  en 
décriant  la  France  et  en  présentant  comme  une  réclamation  les 
desseins  d'invasion  cju'ils  tâchent  d'inspirer  à  leur  gouver- 
nement. 

Presque  tous  les  écrivains  anglais  d'aujourd'hui  entrent  dans 
cet  esprit.  Il  ne  paraît  plus  à  Londres  d'ouvrage  pour  peu  de 
rapport  qu'il  ait  au  commerce  en  général  ou  aux  établissements 
dans  le  Nouveau  Monde,  dans  lequel  on  ne  trouve,  soit  des 
insinuations,  soit  des  déclamations  contre  la  légitimité  des  pos- 


■oî52  L    A  (.    R    I    S    E 

sessions  des  Français  dans  lAniérique  septentrionale,  soit  des 
projets  pour  les  en  dépouiller:  et  les  derniers  de  ces  écrits  qui 
ont  couru  à  l'occasion  de  la  dispute  élevée  entre  les  deux  cou- 
ronnes sur  les  limites  de  TAcadie  n'ont  gardé  aucune 
mesure  >'. 

En  présence  de  ce  «  déchaînement  »  de  propagande  sans  me- 
sure ni  scrupule,  que  faisions-nous?  Alors  que.  de  l'autre  côté 
de  la  Manche,  la  presse  et  l'opinion  seliguaient  si  étroitement 
pour  soutenir  avec  véhémence  les  plus  outrecuidantes  préten- 
tions du  gouvernement  britannique,  de  notre  côté  de  beaux 
esprits,  comme  an  en  a  vus  de  notre  temps,  à  la  fois  anglomanes 
et  frondeurs,  raillaient  la  prétendue  puérilité  de  nos  revendi- 
cations les  plus  légitimes  et  les  plus  essentielles;  ils  décon- 
certaient, en  l'égarant,  l'opinion  publique;  ils  affaiblissaient, 
4,'n  la  divisant,  la  volonté  nationale.  Cette  grave  contestation 
territoriale  qui  devait  déchaîner  la  guerre.  Voltaire,  en  sa 
feinte  ou  naïve  ignorance,  l'appelait  sur  un  ton  badin  «  une 
légère  querelle  pour  quelques  terrains  sauvagesversl'Acadie  ». 
Dès  cette  époque,  comme  de  nos  jours,  les  mauvais  patriotes, 
ceux  même  qui  n'étaient  pas  aux  gages  de  l'Angleterre,  se 
croyaient  supérieurs,  «  au-dessus  de  la  mêlée  »,  en  donnant 
raison  à  l'ennemi  contre  la  France.  La  pire  conséquence  fut 
que  ce  conflit,  sans  issue  au  point  de  vue  diplomatique, menait 
fatalement  à  la  guerre.  Les  Anglais  le  savaient,  ils  le  voulaient, 
ils  s'y  préparaient;  l'opinion  publique,  surchauffée  par  une 
intense  propagande,  réclamait  violences  et  combats;  nous 
autres,  nous  attendions  l'impossible  solution  de  l'évidence  de 
notre  bonne  cause  et  de  notre  bonne  foi,  c'est-à-dire  dans 
l'inertie  ou  à  peu  prés.  Mainte  et  mainte  fois,  nos  gouverneurs 
et  nos  intendants  du  Canada  avaient  insisté  auprès  des  minis- 
tres sur  l'urgence  d'une  délimitation  définitive,  ne  fût-ce  que 
pour  permettre  aux  Acadiens  de  s'établir  sur  un  sol  incontes- 
tablement français  et  ain^  hâter  leur  exode.  Mais  non,  on 
s'acharnait,  sans  trêve  ni  raison,  à  vouloir  négocier  avec  un 
adversaire  qui  délibérément  se  dérobait  dans  la  chicane,  ou 
jnême  dans  le  mutisme  insolent,  qui  nous  «  amusait  par  de 


HOSTILITÉS  .  2-Sl> 

vaines  négociations,  tout  en  envoyant  des  troupes  pour  nous^ 
attaquer  de  tous  côtés  «;  et,  toutes  nos  belles  déclarations 
d'amitié,  toutes  nos  solennelles  protestations  de  p*acil'isme 
n'étaient  accueillies  par  cet  ennemi  résolu  à  vaincre  les  armes 
à  la  main,  que  comme  de  lâches  aveux  d'impuissance  qui  le 
provoquaient  à  une  action  d'autant  plus  prompte  et  plus  bru- 
tale. 

Inquiet,  le  gouvernement  français  propose,  en  février' 
et  en  mars  1755,  une  convention  préliminaire  destinée  à 
empêcher  toute  irréparable  hostilité  sur  terre  comme  sur  mer  : 
«  vouloir  sincèrement  la  paix  et  ne  pas  faire  cesser  ou  prévenir 
les  voies  de  fait,  sont  deux  choses  incompatibles  »,  dit  Rouillé, 
Or,  pendant  que  le  gouvernement  anglais  exaltait  sa  propre 
«  candeur  »  (9  mai  1755),  proclamait  «  son  plus  vif  désir  de 
maintenir  la  paix  )>,  il  armait  à  outrance  :  aux  escadres  et  aux 
troupes  régulières  envoyées  de  la  métropole  il  ajoute  une 
«  prodigieuse  levée  d'hommes  »  faite  le  plus  possible  aux  frais 
des  colonies  dûment  stimulées;  l'amiral  Keppel  et  le  général 
Braddock  lient  partie  avec  Shirley,  avec  Lawrence,  avec  tous 
les  gouverneurs  coloniaux  sûrs  d'un  succès  si  traîtreusement 
préparé,  on  prémédite  dès  lors  la  déportation  en  France  de  tous 
les  prisonniers  français;  et  tout  cela  en  pleine  paix.  Devant 
l'imminence  du  danger,  le  gouvernement  français  va,  le 
14  mai  1755,  jusqu'aux  extrêmes  limites  de  ses  concessions  : 
il  abandonne,  outre  les  terres  litigieuses  de  l'Ohio  et  du  Lac 
Erié,  outre  le  territoire  entre  la  Sagahadoc  et  le  Pentagouet, 
toute  la  péninsule  de  l'Acadie,  mais  à  condition  :  1°  que  tous 
les  habitants  français  de  la  dite  péninsule  aient  pendant  trois 
ans  le  droit  de  s'en  retirer  avec  tous  leurs  effets  ;  2°  que  l'isthme 
de  Beaubassin  reste  à  la  France  ;  3°  que  la  côte  péninsu- 
laire du. Golfe  du  Saint-Laurent  demeure  inhabitée;  4"  que 
l'Angleterre  renonce  à  la  rive  continentale  de  la  Baie  Fran_ 
çaise. 

Auxquelles  conditions   si    conciliantes  l'intransigeant  gou- 
vernement anglais  répond  le  7  juin  point  par  point: 


384  LA  CRISE 

1°  Ce  serait  «  priver  la  Grande-Bretagne  d'un  nonnbre  très 
considéra|3le  de  sujets  »utiles  qui  ne  quitteraient  le  pays  qu'avec 
«  beaucoup  de  regrets  )-  [vieille  argutie  des  premiers  gouverneurs 
nettement  réfutée  par  la  demande  de  «  congé  général  »  adressée 
au  dernier  et  par  les  mesures  d'expulsion  déjà  prises  par  le 
présent  gouverneur];  20  Ce  serait  se  départir  de  la  sûreté  la  plus 
essentielle  au  reste  de  la  péninsule;  autant  vaudrait  l'aban- 
donner en  entier  que  d'en  laisser  le  clef  à  autrui:  [comme  si  la 
clef  n'était  pas  également  dans  les  mains  des  deux  oc- 
cupants;] 3**  Cette  étendue  de  terrain  avec  ses  bois  épais  et  ses 
défilés  serait  favorable  pourcouvrir  les  desseins  de  lune  des  deux 
nations  [évidemment  de  celle  surtout  qui  occupe  la  terre;] 
4°  Pour  sa  sûreté  la  Grande-Bretagne  a  besoin  de  toute  la  côte 
continentale  de  la  Baie  Française  sur  une  profondeur  d'au  moins 
vingt  lieues  du  cap  Tourmentin  à  la  source  du  Penobscot  [dès 
le  27  mars  Rouillé  avait,  pour  des  raisons  susdites,  déclaré  cette 
«  proposition  si  diamétralement  contraire  à  nos  intérêts  qu'il 
ne  nous  est  pas  possible  de  l'admettre  »]. 

Enfin,  renchérissant  sur  le  tout,  bien  qu'il  déclarât  les  con- 
ditions françaises  «  autant  de  semences  pour  de  nouvelles 
dissensions  »,  le  gouvernement  anglais  propose  de  remettre 
à  plus  tard  l'attribution  de  l'immense  arrière-pays  qui  s'étend 
jusqu'au  Saint-Laurent.  «  Jamais  le  Roy,  dit  Rouillé,  ne  con- 
sentira à  ce  que  sa  souveraineté  sur  la  rive  méridionale  du 
Saint-Laurent  soit  mise  en  question  et  que  ces  parties  qui  ont 
toujours  été  considérées  comme  centre  du  Canada  en  devien- 
nent les  limites.  La  prétention  de  l'Angleterre  à  cet  égard  ren- 
drait trop  onéreuse  et  même  impossible  la  conservation  de  la 
partie  du  Canada  qui  nous  resterait  après  ce  démembrement  ». 
Combien  juste  !  c'était  la  ruine  coloniale  avant  la  défaite  mili- 
taire. Pareille  exigence  exorbitante  menait  à  l'impasse  diplo- 
matique :  et.  partant,  à  la  guerre,  c'était  précisément  ce  que  les 
Anglais  voulaient. 

«  Pendant  que  le  gouvernement  anglais  nous  amuse  en  Europe, 
avec  des  négociations  pacifistes,  écrivait  \'audreuil,  il  prépare 
ici  et  déjà  commence  la  guerre"».  «  Dans  les  querelles  d'Allemand 
qu'ils  ont  voulu  nous  faire  sur  les  cantons  contentieux,  ajou- 


HOSTILITÉ?  385 

te-t-il  le  ^^'  juillet  1755,  ils  ont  eu  moins  en  vue  de  s'en  emparer 
-t}uc  d'envahir  toute  la  colonie,  sans  s'embarrasser  du  qu'en  dira- 
t-on.  (Vest  ainsi  que  cette  nation  en  a  toujours  usé  dans  cette 
partie  du  monde  ».  «  Alors  que  la  Cour  d'Angleterre  faisait 
montre  de  dispositions  pacifistes  à  la  Cour  de  France,  confirme 
le  marquis  de  Duquesne  (3  juillet),  et  que  celle-ci  donnait  des 
ordres  dans  ce  sens  au  gouverneur  du  Canada,  je  ne  devais 
pas  m'attendre  de  la  part  des  Anglais  à  une  irruption  subite  et 
générale,  telle  que  celle  qu'ils  ont  entreprise.  Elle  fut  projetée 
depuis  longtemps...  Les  préparatifs  durent  depuis  trois 
ans  :  l'attaque  générale  du  Canada  en  est  le  véritable 
objet.  La  Cour  d'Angleterre  en  envoyait  les  ordres  dans  le  temps 
qu'elle  faisait  tant  de  parade  d'attachement  pour  la  paix.  Le 
masque  des  négociations  lui  a  été  utile  pour  couvrir  tous  ces 
projets  )).  «  Les  Anglais  tombent  sur  nous  de  tous  côtés,  déclare 
enfin  Bigot  (4  juillet)  et  nous  voilà  en  pleine  guerre  sans  qu'ils 
l'aient  déclarée   ». 


En  effet,  dès  juillet  L754,  après  l'échec  de  Washing- 
ton à  Fort  Necessity,  le  gouvernement  anglais  envoie  avec 
le  général  Braddock  deux  nouveaux  régiments  de  troupes 
ri'gulièrcs  ;  et,  ce  renforcement  militaire,  il  l'appelle  «mesure 
défensive  »,  alors  qu'il  déclare  «  mesure  offensive  »  notre  simple 
envoi,  de  Brest  à  Louisbourg  un  an  plus  tard  (L5  avril  1755), 
de  deux  bataillons  d'Artois  et  de  Bourgogne.  En  même  temps 
se  lèvent  dans  toutes  les  colonies  des  hordes  de  miliciens, 
grâce  au  million  de  livres  sterling  que  vote  le  Parlement  «  pour 
assurer  les  justes  droits  de  possession  de  l'Angleterre  en  Amé- 
rique ».  Ainsi,  les  Anglais,  qui  ne  cessaient  de  ravitailler  en 
troupes  et  en  munitions  leurs  colonies  si  riches  et  si  peuplées, 
trouvaient  mauvais  que  nous  ravitaillions  même  en  une  moin- 
dre proportion  notre  Ile  Royale  et  notre  Canada  si  exposés  et 
si  dépourvus  de  tout.  Or,  soudain,  au  cours  de  l'été  1755,  en 
pleine  paix,  notre  frêle  ligne  de  postes  militaires  qui  s'étendait 
le  long  des  Alleghanyset  de  la  Belle  Rivière  de  l'Ohio  jusqu'à 
l'isthme  de  Shèdiac,  subit  la  formidable  poussée  de  toutes  ces 
forces  anglaises  sournoisement  amassées  et,  chose  merveil- 
îeuse,  elle  y  résiste  victorieusement.  Au   fort  Saint-Frédéric 

LALVRIKRE    T.    I  13 


386  LA  CRISE 

(Lac  Champlain),  aux  forts  Frontenac  et  Niagara  (Lac  Onta- 
rio), au  fort  Duquesne,  les  perfides  envahisseurs  subirent 
défaite  sur  défaite,  la  dernière  surtout  retentissante  :  une 
poignée  de  Français  et  d'Indiens  mit  en  fuite  les  2.f'0(> 
soldats  réguliers  dii  général  Braddock.  Le  présomptueux 
Sliirley    échoua    aussi   piteusement  à  Chouàgcn. 

Sur  mer.  mêmes  procédés  déloyaux.  Le  24  mars  et  le 
10  avril  1755  l'amiral  Boscavven  reçoit  l'ordre  d'aller  avec  une 
escadre  de  sept,  puis  de  quinze  vaisseaux  croiser  au  large  de 
Louisbourg  et  .de  «  tomber  sur  tout  vaisseau  de  guerre  qui 
tenterait  de  débarquer  des  troupes  en  Nouvelle  Ecosse  (?)  et 
d'aller  au  Cap  Breton  ou  par  le  Saint-Laurent  à  Québec  ». 
Nous  n'avions  donc  plus  le  droit,  même  en  temps  de  paix,  (car 
la  guerre  n'était  toujours  pas  déclarée),  de  ravitailler  nos  pro- 
pres colonies  menacées.  Notre  ambassadeur,  le  duc  de  A. ire- 
poix,  ayant  eu  avis  de  ces  ordres  offensifs,  s'en  entretint  avec 
le  gouvernement  anglais.  Le  grand  chancelier  Newcastle,  lord 
Granville,  le  «  maître  révéré  de  Pitt  »,  et  le  Secrétaire 
d'Etat  Sir  Thomas  Robinson  lui  assurèrent  tous  en  mai  1755 
que  «  les  renseignements  qu'il  avait  obtenus  concernant  les 
ordres  d'offensive  donnés  à  l'amiral  Boscawen  étaient  absolu- 
ment faux  ».  Vers  la  même  date,  au  contraire,  notre  escadre  de 
Brest,  envoyée  pour  le  ravitaillement  du  Canada,  recevait  les 
ordres  suivants  :  «  Vous  éviterez  autant  que  possible  toute 
rencontre  avec  les  escadres  anglaises.  Si  vous  en  rencontrez, 
tenez-vous  en  garde  contre  leurs  manœuvres;  s'il  y  a  lieu  de 
supposer  qu'elles  veuillent  allaquer.  je  me  r(''jouirai  que  vous 
évitiez  autant  que  possible  tout  engagement  qui  compromette 
l'honneur  de  mon  pavillon  ».  Conformément  à  ces  instructions 
pacifiques,  l'escadre  française  se  dérobe  aux  intentions  hos- 
tiles de  l'escadre  anglaise  (7  juin),  sauf  deux  vaisseaux  :  VAl- 
cide  et  le  Lys;  séparés  du  convoi,  ils  furent  surpris  dans  la 
brume  de  Terre-Neuve  par  Boscawen  qui  cachait  son  pavillon  ; 
insolemment  sommés  de  subir  une  visite  illégale,  ils  sont  bru- 
talement, quoiéjue  armés  en  flûte,  assaillis  par  onze  vais- 
seaux anglais  armés  de  tous  leurs  canons;  désemparés,  ils  ne 


HOSTILITÉS  387 

l'èdenl  qu'à  la  force  après  cinq  heures  du  combat  le  plus  inégal 
et  le  plus  déloyal.  Fier  dune  si  noble  victoire,  Boscawen  em- 
mène triomphalement  ses  prises  à  Halifax  où  il  débarque  nos 
huit  compagnies  d'infanterie  indûment  faites  prisonnières. 
C'est  ainsi  qu'en  pleine  paix  la  marine  anglaise  opérait  le 
blocus  de  l'Ile  Royale  et  du  Canada,  en  visitant  jusqu'à  nos 
navires  marchands.  A  vrai  dire,  en  manière  d'expiation, 
2.000  marins  de  Boscawen,  comme  ceux  d'Anville  dix  ans 
plus  tôt,  périrent  bientôt  de  maladie. 

Vaine  réclamation  de  notre  ambassadeur  :  tandis  que  Ro- 
binson  insinue  à  nos  diplomates  qu'on  pouvait  regarder 
comme  un  malentendu  ce  qui  s'était  passé  en  Amérique,  le 
comte  de  Holderness  avoue  secrètement  que  «  l'amiral  Bos- 
cawen n'avait  pas  agi  sans  ordre  et  que  les  Anglais  continue- 
■naient  à  attaquer  les  vaisseaux  du  Roi  et  ses  possessions  en 
Amérique».  Comme  il  n'y  avait  toujours  pas  déclaration  de 
guerre,  ce  n'était  encore  là  que  le  prélude  du  plus  mons- 
trueux acte  de  piraterie  qu'ait  jamais  enregistré  l'histoire  : 
la  saisie  en  pleine  paix  dans  les  ports  anglais  de  300  navires  de 
commerce  et  de  pêche  et  de  12.000  marins  français.  «  Le  Roi 
mon  maître,  déclare  notre  ministre  Rouillé,  considère  la  cap- 
ture de  deux  vaisseaux  de  Sa  Majesté  en  pleine  mer,  sans  dé- 
claration de  guerre,  comme  une  insulte  à  son  pavillon  et  la 
saisie  des  navires  de  commerce  français,  au  mépris  de  la  loi  des 
nations,  comme  un  acte  depiraterie  ».  En  retourde  ces  iniques 
procédés,  notre  ministre  eut  la  candeur  de  renvoyer  en  Angle- 
terre la  frégate  Blankford  prise  au  large  de  Brest  et  d'ordon- 
ner à  l'intendant  de  Toulon  de  ravitailler  la  flotte  anglaise  qui 
croisait  en  Méditerranée.  De  si  beaux  gestes  ne  nous  valurent 
})as  plus  d'excuses  que  de  compensations.  A  bout  d'humilia- 
tions notre  ambassadeur  dut  être  rapi»<'Ié  de  Londres. 

Pour  se  disculper  d'un  pareil  attentat  contre  le  droit  des 
gens,  l'Angleterre  ergota,  se  réclamant  de  Grotius  et  autres 
juristes  plus  ou  moins  mal  interprétés.  En  fait,  son  cynicpie 
égoïsme  ne  connaissait  que  l'opportunité  des  intérêts  :  «  Il  n'est 
iiuUement  nécessaire  de  déclarer  la  guerre,  raisonne  la  Lellre 


388  LA  CRISE 

d'un  Anglais  à  son  ami  (La  Haye,  1756,  p.  52)  ;  la  déclaratioix- 
ne  senirait  qu'à  donner  du  temps  à  l'ennemi  et  souvent  n 
priver  une  nation  de  la  meilleure  occasion  qu'elle  peut  avoir' 
de  se  faire  justice  ».  Ce  ne  fut  donc  que  près  d'un  an  après  tous^ 
ces  actes  d'hostilité  sur  terre  et  sur  mer.  le  18  mai  1756,  que 
l'Angleterre  jugea  à  propos  de  déclarer  l'état  de  guerre  qu'elle 
avait  créé  et  que  le  9  juin  que  la  France  fut  bien  forcée  d'en  re- 
connaître la  réalité.  Toutes  nos  belles  protestations,  toutenotre 
longanimité  ne  nous  valurent  pas  une  alliance  en  Europe, 
pas  même  celle  de  l'Espagne  que  nous  espérions. 

Les  termes  de  notre  déclaration  ne  doivent  pourtant  pas 
être  oubliés  : 

Toute  l'Europe  sçait  que  le  Roy  d'Angleterre  a  été  en  1754 
l'agresseur  des  possessions  du  Roy  dans  l'Amérique  septen- 
trionale et  qu'au  mois  de  juin  de  l'année  dernière,  la  marii.e 
angloise,  au  mépris  du  droit  des  gens  et  de  la  foy  des  traités,  a 
commencé  à  exercer  contre  les  vaisseaux  de  Sa  Majesté  et  conlre 
la  navigation  et  le  commerce  de  ses  sujets,  les  hostilités  les  plus 
violentes.  Le  Roy,  justement  offensé  de  cette  infidélité  et  de 
l'insulte  faite  à  son  pavillon,  n'a  suspendu  pendant  huit  mois  les 
effets  de  son  ressentiment  et  ce  qu'il  devait  à  la  dignité  de  sa 
couronne  que  par  la  crainte  d'exjioser  l'Europe  aux  malheurs 
d'une  nouvelle  guerre. 

C'estdansune  vue  si  salutaire  que  la  Francen'ad'abordopposé 
aux  procédés  injurieux  de  l'Angleterre  que  la  conduite  la  plus 
modérée.  Tandis  que  fa  marine  angloise  enlvait  par  les  violences 
les  plus  odieuses  et  quelquefois  par  les  plus  lâches  artifices,  les 
vaisseaux  François  qui  naviguaient  avec  confiance  sons  la  sauve- 
garde de  la  foy  publique,  .Sa  Majesté  renvoyait  en  Angleterre 
une  frégate  dont  la  marine  françoisc  s'était  emparée  et  les  l)âti- 
ments  anglois  continuaient  tranquillement  leur  commerce  dans 
nos  ports.  Tandis  qu'on  traitait  ave  la  plus  grande  dureté  dans 
les  Iles  Britanniques  les  soldats  les  matelots  françois  et 
qu'on  franchissait  à  leur  égard  les  bornes  que  la  loy  naturelle 
et  l'humanité  ont  prescrites,  les  Anglois  voyagaient  et 
habitaient  librement  en  France  sous  la  protection  des  égards 
que  les  peuples  civilisés  se  doivent  réciproquement.  Tandis  que- 
les  ministres  anglois,  sous  l'apparence  de  la  bonne  foy,  en  impo- 
saient à  l'ambassadeur  du  Roy  par  de  fausses  protestations,  ort 


HOSTILITÉS  389 

exécutait  déjà  dans  toutes  les  parties  de  l'Amérique  septen- 
trionale des  ordres  directement  contraires  aux  assurances 
trompeuses  qu'ils  donnaient  d'une  prochaine  réconciliation. 
Tandis  que  la  Cour  de  Londres  épuisait  l'art  de  l'intrigue  et  les 
subsides  de  l'Angleterre  pour  soulever  les  autres  puissances 
contre  la  Cour  de  France,  le  Roy  ne  leur  demandait  pas  même 
les  secours  que  les  traités  défensifs  l'autorisaient  à  exiger  et  ne 
leur  conseillait  que  des  mesures  convenables  à  leur  repos  et  à 
leur  sûreté.  Telle  était  la  conduite  des  deux  nations.  Le  contraste 
frappant  de  leurs  procédés  doit  convaincre  toute  l'Europe  des 
vues  de  jalousie,  d'ambition  et  de  cupidité  qui  animent  l'une  et 
des  principes  d'honneur,  de  justice  et  de  modération  sur  les- 
quels l'autre  se  conduit  ». 

Oui,  pendant  que  la  France,  éternelle  victimede  ses  illusions 
morales,  en  appelait  naïvement  à  la  conscience  du  monde. 
l'Angleterre,  conformément  à  ses  habitudes  d'alors,  recourait 
à  la  ruse  et  à  la  force.  «  Eh  !  qu'importe  la  justice  envers  les 
Français,  disait  un  de  ses  hommes  d'Etat  ;  s'il  nous  fallait 
en  tenir  compte,  nous  n'aurions  pas  pour  trente  ans  d'exis- 
tence ».  Une  fois  de  plus,  le  marquis  de  Noailles  stigmatise 
«  l'étrange  conduite  du  gouvernement  anglais  depuis  dix-huil 
mois:  c'est  un  tableau  effroyable  pour  l'humanité  d'une  na- 
tion qui  viole  à  la  fois  la  paix,  le  droit  des  gens  et  les  coutumes 
de  la  guerre  ».  Un  simple  missionnaire  de  l'Ile  Royale,  l'abbé 
Le  Guerne,  «  déplore  la  bonne  foi  que  nous  avons  eue  avec  un 
ennemi  qui  s'est  à  notre  égard  comporté  en  forban  ».  Enfin. 
des  Anglais  même  ont,  depuis  lors,  confessé  leur  iniquih'  : 
l'historien  Campbell  avoue  en  ses  Vies  des  Amiraux  qu'en 
dépit  de  nos  prétendus  empiétements,  «  une  formelle  déclara- 
lion  de  guerre  aurait  dû,  pour  le  bon  renom  de  l'Angleterre, 
précéder  le  premier  acte  d'hostilité  de  sa  part  ».  «  Il  est  évidcnl . 
reconnaît  Mac  Lennan(p.  196),  qu'en  dénonçant  la  foi  puni- 
que des  Anglais,  les  Français  n'ont  pas  uniquement  cédé  aux 
suggestions  d'une  nervosité  excessive  ». 

Telle  était  la  situation  générale  lorsque  s'accomplit  la 
tragédie  acadienne  qui,  bien  que  d'un  an  antérieure  à  l'état  de 
guerre,  en  est  la  crise  la  plus  poignante.  L'exposé  de  ces  faits 


390  LA  CRISE 

et  leur  commentaire  sont  indispensables  pour  bien  faire 
comprendre  la  mentalité  qui  en  conçut  le  plan,  en  prépara  les 
phases  et  en  amena  le  dénouement. 


Sources  et  autres  références.  —  Arcli.  Mïn.  Aff.  élrang.  —  Mém.  et 
Doc.  Amer.  vol.  VIÎ,  f.  58,  72-8.3,  154-177,  200-7,  215--221  ;  vol.  IX,  f.  95- 
98,  -207,  230-270.  274-8,  299-392. 

Gorres.  pol.  Angleterre,  vol.  530.  f.  160  et  siiiv.  Mém.  et  Doc.  Anglet., 
vol.  25  et  52. 

Mém.  et  Doc.  Amer.,  vol  IX:  f.  95.  98,  104,  207-225,  230-270,  274-292; 
vol.  X,  f.   122.  136,   139.  227-230.   182;  Mém.  et  Doc.  Amer,  vol  XXI, 
f.  18-27;  vol.  XXII.  f.  17;  vol.  XXIV,  f.  73-150,  204,  215-244;  vol.  XXV, 
f.  34,  172. 
Arch.  Naf.  —  Col.  Clic  vol.  IX.  f.  172  {Journal  de  Frnnquel). 

Col.   CllA,    vol.    93,  f.    1-2-3;  vol.  94,   f.  21-45;  vol  95, 

f.  16,  29.  32.  45;  vol.  103,  f.  26. 
Col.  C  llB.  vol  28.  (Mém.  du  P.  Germain),  31,  32. 
Col.  C  llD.  vol.  8f.  163,203. 
Col.  C  11e.  vol.  l  :i  9  (Règlement  des  limites). 
Carton  K  12.32. 
Arch.  Min.  Guerre.  —  Arcli.  hi<t.  Mss.    3404  pièce  159  {V Alcide)  et  3405 

pièce  1 1. 
Arch.    Min.    Colonies.   —  Série  Gl    vol.   466   (Rôle  général  de  l'Acadie 
Française.  1752). 

G  1  Carton  5.  —  Registre  des  baptêmes,  sépul- 
tures et  mariaçres  de  1' 'église  paroissiale  de  St- 
Picrre  et  de  Port  Lajoye  (1749-1751)  Resristre 
des  h,aptènies...   de  l'Ile   Royale  (1752-1757). 


Arch.    Canada.    Rapport    1905,    II.    367-407   Rapp.    1894   (doc.    Anglais 

relat.  à  N.  Ec.  pp.  170-205). 
Canada  français.  —  ^'ol.  III.  1890.  pp.  60-67.  Règlement  des  limites  de 
l'Acadie,  p.  10-75,  181-191. 

Mémoire  des  Commissaires  du  Ro\i  el  de  ceux  de  Sa  Majesté  Britannique 
sur  les  possessions  et  les  droits  respectifs  des  deux  Couronnes  en  Amérique, 
4  \ol,  in-4°,  Paris,  1755-1757. 

Extraits  des  Mémoires  concernant  les  Limites  de  V  Acadie.  et  des  pièces 
justificatives  sur  hsqwlles  ils  sont  appuyés,  s.  n.  d.  1.  (Brochure  laite  à 
l'aide  des  Mémoires  des  commissaires  du  R'Hj...  op.  cit.). 

Discussion  sommaire  sur  anc.  limites  de  F  Acadie   Basle  1755. 

Mémoire  contenant  le  précis  d^s  faits  avec  pièces  justificatives. llb&jVsiTis. 

Conduite  des  Français  par  rapport  à  la  youvellc  Ecosse,  Londres  1755. 

Relation  de  ce  qui  s'est  passé  à  la  prise  de  F  Alcide  par  Vescadre  anqlaise 
composée  de  onze  vaisseaux  de  querre.  commandée  par  iy/.  V  Amiral  Bosca- 
Wi'n  publiée  dans  Lettres  et  Mémoires  pour  servir  à  V  histoire  du  Cap,  Bre- 
ton... La  Haye  et  Londres,  1760.  pp.  218-256. 

Hist.  géographique  de  la  Nouvelle  Ecosse,  trad.  fr.  et  notes,  Paris.  1755. 

Th.  Akins.  —  Nova  Scotia  Doc.  282-285,  630-670. 


HOSTILITÉS  391 

B.  MuRDOCH.  —  Hist.  of  Nova  Scolia,  II,  171-216. 

W.-T.  (iANONG.  —  .1  monoqr.  of  llie  Evol.  of  Bound.  of.  N.  Br.  {Soc.  Boy. 
Can.,  1901,  11,  p.  196-212). 

Th.  PiCHON.  —  Lettres  et  mémoires  sur  le  Cap  Breton  et  sur  F  île 
Saint' Jean;  La  Haye,  1760. 

Rameau  de  Saint-Père.  —  La  France  aux  Colonies,  Paris,  1902. 

Lacour-Gayet.  —  La  marine  française  sous  Louis  XV,  op.  cit. 

Mac  Lennan.  —  Louisbourg,  op.  cit. 

Ed.  Richard.  —  Acadie  (Ed.  Henri  d'Arles)  III,  38. 

Mémoire  sur  Canada.    1740-60  (Soc.  litt.   et  hist.   de  Québec,    1838). 

Emile  Salone.   —  Guillaum'e  Baynal.  historien  du  Canada;  Paris,  1905. 


TROISIÈME   PARTIE 


LA   TRAGÉDIE 


Chapitre  XII.    —  Le  plan  et  ses  promoteurs  (1752-1755) 
Chapitre  XIII.  —  Mise  en  scène  judiciaire   (1755) 
Chapitre  XIV.  —  Le  «  grand  dérangement  »  (1755) 

I.  —  A  Beaubassin; 
n.  —  Aux  Mines; 

III.  — A  Port-Royal. 
Chapitre    XV.   —  La  curée  (1755-1758) 
Chapitre    XVI.  —  Deux  autres  acadies  : 
I.  —   l'Ile   Royale; 

II.  —  l'Ile  Saint-Jean. 

Chapitre  XVII.  —  Nouvelles  déportations,  nouvelles 

TRIBULATIONS   (1755-1760) 


CHAPITRE  XII 


LE   PLAN   ET   SES   PROMOTEURS 

(1750-1755) 

UNE  de_s  causes  de  l'irritation  anglaise  qui  précipitèrent 
le  dénouement  de  la   tragédie   acadienne   fut   Uéchec 
même  de  la  colonisation  britannique  en  Nouvelle  Ecosse. 
Malgré  tous  les  efforts  accomplis,  toutes  les   dépenses  faites, 
toutes   les    belles    promesses    du    début,    Halifax    ne   pros- 
pérait  pas.  Avait-on    dépensé  en    pure  perte  près  de  400.000 
livres  sterling  en  six  ans,   soit  plus  de  65.000  livres  par  an? 
Grave    affaire  pour  un  peuple    marchand  (jai  sait  compter. 
En    réalité,    le    recrutement    hà  if    avait    été  mauvais.  Des 
1.100   premiers    colons,    200    à  peine  savaient   et   voulaient 
travailler    utilement.     Les    autres     étaient    des    gens    sans 
aveu,  sans  valeur,  des  gueux,  des  déclassés,  des  démobilisés, 
des     mécontents    d'humeur    séditieuse.    Le    secrétaire     des 
missions  protestantes  s'éleva  contre  la  conduite  scandaleuse 
de  ces  premiers  habitants;  on  dut  sévir  dès  le  début  contre 
toutes  sortes  d'abus,  en  particulier  celui  du  rhum.  De  juil- 
]et  à  décembre  1750,  on  distribua  10.000  gallons  de  rhum,  on 
ouvrit  25  débits  autorisés;  cela  ne  suffit  pas  :  40  personnes  fu- 
rent condamnées  pour  vente  illicite  de  spiritueux;  en  1760,  il 
y  avait  100  débits  autorisés  et  autant  de  débits    clandestins. 
La  moitié  de  la  population  vendait  du  rhum  à  l'autre;  tous 
s'en     abreuvaient     copieusement.    L'alcoolisme      dut      sin- 
gulièrement influer  sur  les  mœurs  grossières  et  cruelles  des 
Anglais   de   ce  temps-là. 


o'JG  LA  T    R    A    G    i:    D    I    E 

A  ses  compatriotes  Cornvvallis  préféra  des  Allemands  et 
surtout  des  Suisses,  auxquels  on  offrit  ce  qu'on  refusait  aux 
Français  :  les  droits  britanniques.  Alléché  par  la  prime  d'une 
guinée  par  tête,  l'agent  recruteur  de  Rotterdam,  après  avoir 
promis  monts  et  merveilles,  envoya  de  Saxe,  de  Hanovre,  du 
Palatinat  deux  fournées  de  gens  qu'acheva  d'épuiser  une  tra- 
versée faite  dans  des  conditions  déplorables  :  «  pour  la  plupart 
pauvres  hères  chétifs,  des  vieillards  décrépits,  bons  pour  l'hos- 
pice plutôt  que  pour  la  ferme  »;  une  trentaine  n'eurent  pas 
même  la  force  de  quitter  le  rivage;  d'aucuns  moururent,  lais- 
sant des  orphelins  à  la  charge  de  la  colonie  encore  dépourvue. 
Il  fallut  veiller  à  l'entretien  de  près  de  500  personnes.  Les  plus 
valides  furent  contraints  de  se  livrer  tout  d'abord  aux  tra- 
vaux publics,  pour  rembourser  le  prix  de  leur  traversée;  d'où 
irritation  et  découragement.  Quand  on  se  mit  au  défrichement, 
nouvelle  déconvenue  plus  grave  encore  :  après  avoir  abattu 
(les  arbres  de  la  forêt,  le  feu  prit  aux  mousses  sèches;  alors  on 
s'aperçut  avec  stupeur  que  sous  ces  mousses  il  n'y  avait  qu'un 
lit  de  roches  sans  terre  arable,  et  cela  à  dix  ou  quinze  milles  à 
la  ronde,  autour  du  Bassin  de  Bedford  comme  au  Havre  d'Ha- 
lifax; les  clôtures  même  de  deux  cents  lots  de  terre  furent  dé- 
truites (rapport  de  Ch.  Morris,  1761).  Aussitôt  on  s'avisa  de 
transférer  ailleurs  les  luthériens  allemands  et  suisses  romands 
qui  s'entendaient  mal  avec  les  dissidents  anglais:  on  les  ins- 
talla dans  un  havre  de  la  côte  sud  où  les  terres  étaient  un  peu 
moins  rocheuses,  à  Mirliguesch,  près  de  la  Hève,  qu'on  baptisa 
pour  la  circonstance  Lunenburg.  Peu  à  peu  vinrent  ainsi,  en 
1753,  650  colons,  puis  400  familles  (soit  1.500  personnes,)  qui 
défrichèrent  en  moyenne  dix  acres  chacune;  mais,  bien  que  le 
gouvernement  dépensât  plus  de  1.000  livres  sterling  en  four- 
niture de  vivres  et  de  matériaux,  l'établissement  végéta.  Il 
y  eut  des  séditions  durement  réprimées  ;des  colons  retournè- 
rent à  Halifax;  et  d'autres,  ce  qui  fait  bien  juger  le  régime  an- 
glais, préférèrent  passer  dans  les  établissements  français,  entre 
autres  à  l'Ile  Royale.  En  face  de  la  brutalité  britannique, 
Allemands  et  Suisses  manquaient  décidément  de  la  patience 
acadienne    - 


LE         PLAN         ET         SES         PROMOTEURS       397 

Quant  à  imposer  aux  groupements  français  ces  nouveaux 
venus  de  Tune  ou  de  l'autre  race,  on  y  songea  bien,  mais  on 
n'osa  pas.  On  craignait  des  conflits  entre  colons  d'Europe  et 
colons  d'Amérique  et  surtout  l'exode  en  masse  des  Acadiens. 
Cornwallis,  inquiet,  exlremelij  disiressed,  dit  son  successeur, 
ne  sachant  plus  que  faire  de  tout  cet  afflux  d'émigrants  inca- 
pables, paresseux  ou  dangereux,  supplia  qu'on  y  mît  fin  au 
plus  tôt  :  «  1.000  soldats,  écrivait-il  le  24  juin  1751.  vaudraient 
mieux  que  3.000  colons.  «Sur  ciuoi,  prévoyant  le  piteux  échec 
de  ses  vastes  ambitions,  notre  présomptueux  jeune  lord  de- 
manda son  rappel  :  il  l'obtint  dès  mars  1752.  Comment  donc 
se  débarrasser  de  ces  malencontreux  Français  qui,  dit  Corn- 
wallis, «  possédaient  à  Chignectou  les  plus  riches  terres  du 
monde?  »  Ce  fut  précisément  à  Chignectou  qu'on  voulut  tout 
d'abord  établir  les  nouveaux  colons. 

Le  successeur  de  Cornwallis  (3  août  1752),  le  colonel  Pere- 
grine  Hopson,  ancien  gouverneur  du  Cap  Breton,  était  un  hom- 
me sage,  tolérant,  relativement  bienveillant  :  il  accorda  aux 
Acadiens  quelque  répit.  Il  commença  par  demander,  lui  aussi, 
qu'on  ne  lui  envoyât  plus  de  ces  «  indésirables  »  qu'il  ne  pou- 
vait loger  qu'en  des  baraquements  de  bois. 


«  Si  je  les  installe  parmi  les  habitants  français,  dit-il  le  16 
octobre  1752,  ceux-ci  s'en  iront,  ce  qu'eux  ni  moi  ne  désirons  »; 
et.  le  10  décembre,  il  ajoute,  se  tenant  toujours,  il  est  vrai,  au 
point  de  vue  utilitaire  :  «  M.  Cornwallis  pourra  très  bien  ex- 
poser à  \'os  Excellences  comme  il  serait  difficile,  sinon  impos- 
sible, d'exiger  des  Acadiens  le  serment  d'allégeance  et  quelles 
fâcheuses  conséquences  en  résulteraient.  11  pourra  vous  dire 
aussi  comment  les  habitants  de  Chignectou  prirent  prétexte 
des  conditions  imposées  par  Philipps  pour  renoncer  à  leur  allé- 
geance et  pour  quitter  leurs  terres.  Comme...  j'espère  ...  qu'à 
la  longue  ils  deviendront  moins  scrupuleux,  je  demande...  d'at- 
tendre une  occasion  favorable...  M.  Cornwallis  est  à  même  de 
vous  dire  combien  ces  gens  nous  sont  utiles  et  même  néces- 
saires. Il  est  impossible  de  se  passer  d"eux  ». 


398  LA  TRAGÉDIE 

Faisant  de  nécessité  vertu,  Leurs  Seigneuries  opinèrent  du 
bonnet  (28  mars  1752).  «  Comme  il  serait  imprudent  de  les  ir- 
riter maintenant  qu'ils  sont  tranquilles,  vous  ne  les  contrain- 
drez que  lorsque  les  circonstances  le  permettront  sans  danger. 
Soyez-en  juge,  puisque  vous  vivez  près  d'eux.  »  Ce  répit  n'était 
donc  bien  qu'opportunisme.  Allant  plus  loin  encore  dans  la 
voie  de  la  conciliation,  Hopson  dès  le  15  décembre  enjoignit 
aux  commandants  de  Grand  Pré  et  de  Piziquid  «  de  traiter  les 
habitants  français  de  la  même  manière  que  les  autres  sujets 
de  Sa  Majesté,...  de  ne  rien  leur  enlever  de  force,  de  tout  leur 
payer  le  prix  convenu,...  de  ne  jamais  les  insulter  ni  les  offen- 
ser »;  toutes  prescriptions  qui  laissent  deviner  les  abus  et  les 
violences  antérieures.  Le  prudent  gouverneursecléclare(23  juil- 
let 1753)  incapable,  sans  user  de  modération,  de  contenir 
une  population  française  de  973  familles  et  une  population 
sauvage  de  300  avec  des  troupes  dispersées  à  Halifax,  à  Anna- 
polis,  aux  Mines,  à  Chignectou,  à  Lunenburg.  etc.  Hopson  re- 
commande encore  comme  efficaces  «  certaines  mesures  de  pro- 
tection, une  meilleure  administration  de  la  justice,  et  de  nou- 
velles concessions  qui  leur  garantissent  la  possession  de  leurs 
propriétés  »  (1^''  octobre  1753).  Il  ne  crut  pas,  comme  Cornwal- 
lis  (31  juillet  1749),  nécessaire  d'imposer  aux  prêtres  des  Aca- 
diens  le  serment  d'allégeance;  et,  sur  la  requête  des  habitants 
des  ^lines  (4  sept.  1753),  il  leur  promit  un  nombre  suffisant  de 
prêtres  non  assermentés;  autrement,  raisonnait-il,  ils  pour- 
raient s'autoriser  de  ce  refus  pour  quitter  la  province.  Enfin, le 
17  août  1752,  il  ordonna  au  colonnel  Monckton  de  promettre 
toute  sécurité  à  ceux  des  Acadiens  de  C<hignectou  qui  vou- 
draient bien  s'adresser  à  lui  pour  rentrer  dans  l'allégeance; 
et,  le  27  septembre  1753,  il  consentit  à  rendre  leurs  terres  à 
ceux  des  réfugiés  de  Mégoguiesh  qui  prêteraient  le  serment 
sans  réserve.  La  \  oli  ique  tolérante  d'Ho  \=on  vi.>ait  donc  au 
niïiin  i"n  d'une  populitian  estimée  encore  indispensable. 
Cette  trêve  de  quinze  mois  n'en  fut  pas  moins,  comme  au 
temps  de  MascÊ(rène,  funeste  aux  Acadiens;  car  elle  les  en- 
dormit dans  une  fausse  sécurité  à  la  veille  même  du  plus  tra- 
gique des  réveils. 


LE         PLAN         ET         SES         PROMOTEURS       399 

La  politique  également  conciliante  d'Hopson  à  l'égard  des 
fiauvages  eiit  été  aussi  heureuse  si  elle  n'avait  été  trahie  par  ses 
compatriotes.  A  l'encontre  de  Cornwallis  qui  prêchait  la  vio- 
lence, Hopson  avait  réussi  en  novembre  1752  à  conclure  avec 
les  Micmacs  de  l'Est  un  traité  de  paix,  qui  devait  s'étendre  aux 
autres  tribus.  Mais,  six  mois  plus  tard,  en  mai  1753.  une  goé- 
lette anglaise  était  venue  piller  les  provisions  de  ces  sauvages, 
et  deux  des  pillards,  sauvés  du  naufrage  de  cette  goélette  par 
les  victimes  même  du  vol,  récompensèrent  ceux-ci  de  leur  géné- 
rosité en  assassinant  pendant  leur  sommeil  deux  Indiens, 
trois  femmes  et  deux  enfants  dont  un  à  la  mamelle  et  en  allant, 
scalps  en  main,  réclamer  à  Halifax  le  prix  de  leur  monstrueux 
forfait.  Les  Indiens,  justement  furieux,  déchirent  le  pacte  dé- 
loyal et  se  vengent  en  attirant  dans  un  guet-apens  un  autre 
équipage  qu'ils  massacrent  (sauf  un  matelot,  lequel  se  fit 
passer  pour  Français  et  fut  généreusement  sauvé  par  un  Aca- 
dien.)  Or,  Parkman  et  bien  d'autres  attribuent  cette  vengeance 
des  Indiens  à  l'influence  française,  alors  que  les  Anglais 
n'avaient  qu'à  s'en  prendre  à  eux-mêmes,  aux  méfaits  de 
leurs  Stoughton,  de  leurs  Waldon,  de  leurs  Chubl»,  de  leurs 
Lovewell,  de  leurs  Harmon  et,  en  cette  circonstance,  de  leurs 
donner  et  de  leur  Grâce. Ou 'on  se  rappelle  la  vente  par  Amherst 
en  1746  de  couvertes  empoisonnées  aux  Indiens  du  Messa- 
gouech  !  En  ce  conflit  de  deux  civilisations,  «  les  sauvages, 
a-t-on  dit,  n'ont  pas  toujours  été  les  plus  barbares  ». 

Hopson  étant  tombé  malade,  les  temps  se  trouvèrent  révo- 
lus :  car  le  meilleur  des  gouverneurs  anglais  fut,  en  novembre 
1753,  remplacé  par  le  pire,  le  général  Charles  Lawrence.  Né 
à  Portsmouth  en  1709,  descendant  d'une  double  lignée  d'offi- 
ciers aristocrates,  Lawrence  est,  comme  Marlborough  et  Bosca- 
wen,  un  type  odieux  de  cette  caste  militaire  anglaise  qui,  au 
dix-huitième  siècle,  se  montra  si  souvent  dénuée  de  scrupule 
et  d'honneur.  Ses  compatriotes  même  se  plaignirent  en  1757 
de  son  «  arrogante  et  dédaigneuse  attitude,  »  de  «  son  mauvais 
cœur  et  de  ses  procédés  perfides  »,  de  «  son  oppression  et  de  sa 


400  LA  TRAGÉDIE 

tyrannie*  «  a  nian  of  low  cunniiig  and  consinnniate  flallerij  »■ 
disent-ils,  «  tyran  bassement  rusé  et  flatteur  accompli  »;  «  plein 
de  lui-même,  il  écrase  outrageusement  quiconque  n'entre  pas 
en  ses  vues».  Les  colons  allemands  de  la  Nouvelle  Ecosse  n'eu- 
rent pas  moins  à  se  plaindre  de  lui  que  les  colons  anglais. 
A  Lunenburg  où,  en  1752, il  avait  été  chargé  de  les  établir,  la 
violence  de  ses  procédés  les  irrita  à  tel  point  que  des  désertions, 
des  troubles  et  finalement  une  émeute  s'en  suivirent;  son  su- 
bordonné Monckton  demanda  l'amnistie,  mais  lui  réclama 
l'impitoyable  châtiment  des  coupables.  Avec  un  pareil  hom- 
me les  Acadiens  n'avaient  qu'à  se  bien  tenir,  d'autant  qu'an- 
cien combattant  de  Fontenoy,  de  Louisbourg  et  de  Beaubas- 
sin,  Lawrence,  comme  la  plupart  de  ses  compatriotes,  détestait* 
les  Français  et  voulait  à  tout  prix  la  ruine  de  leur  puissance 
en  Amérique.  Venu  en  1741,  il  y  luttait  contre  eux  depuis  dou- 
ze ans.  Membre  du  Conseil  d'Halifax  depuis  1749,  il  en  devint 
président  au  départ  d'Hopson.  Au  cours  de  ses  missions  dans 
le  pays,  à  Cobequid  en  particulier,  les  Acadiens  avaient  ap- 
pris à  connaître  son  humeur  impérieuse  et  hautaine;  «  ils 
avaient  pour  lui  une  haine  personnelle,  dit  l'abbé  Daudin  au 
capitaine  Murray,  (l^r  octobre  1754)  et  ils  détestaient  son  gou-- 
vernement  à  tel  point  qu'ils  ne  se  sentiraient  jamais  à  leur 
aise  sous  son  administration,  tant  il  s'était  montré  brûlai 
lorsqu'il  était  parmi  eux.  » 

En  sa  séance  d'adieu  au  Conseil  (26  oct.  1753),  Hopson  avait 
dit  aux  Conseillers  :  «  Je  ne  doute  pas  que,  sous  la  direction 
de  cet  homme  éminemment  qualifié  pour  la  gouverner, 
vous  ne  sachiez  développer  et  maintenir  parmi  la  population 
cette  harnioni(^  dont  vous  avez  di'jà  donné  un  si  bel  exemple.  » 
Ce  fut  tout  le  contraire  qui  se  produisit.  Dès  le  5  décembre 
1753,  tout  en  avouant  que  les  Acadiens  sont  «  suffisamment 
tranquilles»,  («ils  semblent  croire  que  nous  n'attendons  qu'une 
occasion  propice  pour  leur  imposer  de  force  le  serment  », 
ce  qui  n'était  que  trop  vrai),  Lawrence  n'en  insinue  pas  moins 
aux  Lords  du  Commerce,  comme  Shirley  (14  mars  1741)),  que- 
«  leur  refus  du  serment  d'allégeance  les  prive  absolument  du 


LE         PLAN         ET         SES         P   R   O  M   O  T  E   U   R  S       401' 

droit  légal  de  posséder  des  terres  ».  Cette  nionstrueuse  affir- 
mation, en  flagrante  contradiction  avec  les  Instructions  for- 
melles de  la  reine  Anne  (23  juin  1713),  les  Lords  du  Commerce 
la  prennent  à  leur  compte  le  4  avril  suivant  :  «  Les  Acadiens 
n'ont  aucun  droit  sur  leurs  propriétés,  à  moins  qu'ils  ne  prê- 
tent un  serment  d'allégeance  absolue  sans  aucune  réserve  ». 
Cette  nouvelle  politique,  qui  déniait  aux  Acadiens  tout  droit 
de  propriété  foncière,  tout  statut  légal,  n'allait  pas  seulement' 
à  rencontre  des  traités  :  elle  violait  toutes  les  promesses,  as- 
surances, engagements  (après  serment)  de  tous  les  gouverneurs 
anglais  depuis  plus  de  quarante  années.  Or,  il  y  avait  nombre 
de  conflits  judiciaires  à  régler  parmi  les  Acadiens  à  propos  de 
«  terres  qui  n'ont  jamais  été  arpentées  »,  dit  Lawrence.  (  En 
1733,  on  n'avait  arpenté  que  la  rivière  d'Annapolis  et  en  1734 
qu'une  partie  du  fond  de  la  Baie).  Comment  faire?  «  Il  est  im- 
possible,déclarent  leurs  Seigneuries,  de  rendre  aucun  arrêt  sans 
admettre  que  les  Acadiens  ont  des  droits  légaux  sur  les  terres 
qui  font  l'objet  du  litige.  »  D'où,  abandon  de  la  politique  mo- 
dérée de  Mascarène  et  d'Hopson.  C'est  alors  que  fut  adoptée 
une  procédure  tortueuse  :  «  déléguer  auprès  de  ces  gens  des 
chargés  d'affaires  qui  chercheront  à  les  apaiser  en  écoutant 
leurs  doléances,  sans  toutefois  user  des  formes  régulières  en 
cour  de  justice;  ne  prendre  aucune  mesure  cjui  puisse  être  in- 
terprétée comme  la  reconnaissance  d'un  droit  de  ces  gens  sur 
leurs  terres  ;  user  de  beaucoup  de  prudence  à  leur  égard  pour  ne 
pas  les  alarmer  ni  les  induire  à  quitter  la  province  »;  bref,  les 
laisser  croire  qu'ils  sont  chez  eux  et  même  les  y  retenir  pour 
mieux  ensuite  les  exproprier  et,  au  besoin,  en  temps  voulu,  les 
expulser. 

Telle  est  la  nouvelle  attitude  des  plus  louches  du  gouverne- 
ment anglais  à  l'égard  des  Acadiens.  N'empêche  qu'en  ses  dé- 
buts, cette  politique  de  Lawrence  tend  au  même  but  cjne 
celle  de  ses  prédécesseurs,  chaque  fois  qu'après  expérience 
ils  étaient  venus  à  résipiscence  ;  retenir  les  Acadiens,  tant 
qu'ils  sont  utiles,  par  tous  les  moyens  même  les  plus  perfides. 
Lawrence  va  même  en  ce  sens  plus  loin  qu'Hopson  :  faire  ren- 
trer en  Acadie  ceux  qui  en  étaient  sortis. 


402  LA  TRAGÉDIE 

<  Un  grand  nombre  d"entre  eux  est  acluellemenl  à  Beauséjour, 
écrit-il  le  l^""  août  1754,  où  ils  travaillent  pour  le  compte  d.s 
Français  à  faire  des  digues  dans  cet -établissement  [Pour  ce  faire 
le  Roi,  en  effet,  avait,  en  juillet  1753,  ouvert  un  crédit  de  50.000 
livres  malgré  l'état  embarrassé  des  finances];  ils  y  sont  allés 
nonobstan  t  le  refus  des  passeport  s  quils  a  valent  demandés.  [Alors 
pourquoi  Cornwallis  leur  avait-il  promis  ces  passeports?]  Comme 
ils  se  plaignaient  qu'ils  ne  pouvaient  lrou\  er  demploi  chez  les 
Anglais,  on  leur  fit  savoir  que  tous  ceux  qui  viendraient  à  Ha- 
lifax y  auraient  du  travail;  en  fait,  je  n'avais  pas  d'occupation 
à  leur  donner.  [La  duperie  est  ainsi  impudemment  avouée]; 
mais  je  leur  proposai  de  leur  faire  élargir  le  chemin  cjui  mène 
vers  Chibenaccadie...  11  n'en  fût  pas  résulté  de  frais  pour  le 
gouvernement  :  car  j'étais  bien  sûr  qu'ils  refuseraient  d'accom- 
plir ce  travail,  de  peur  de  mécontenter  les  Indiens  ».[  Peut-on 
être   plus  cynique?] 


Se  méfiant  à  juste  titre,  ces  300  ou  400  évacués  d'Annapolis, 
des  Mines  et  de  Piziquid  avaient  déjà  (21  juin)  fait  répondre 
à  Lawrence  qu'ils  ne  pourraient  consentir  à  revenir  que  s'il 
leur  donnait  de  sa  propre  main  l'assurance  d'être  exempts  du 
service  militaire.  Lawrence  s'en  garda,  et  pour  cause.  «  Comme 
ils  ne  se  rendaient  pas  à  mon  appel,  continue-t-il.  jai.  avec 
l'assentiment  du  Conseil,  lancé  une  proclamation  leur  ordon- 
nant de  rentrer  immédiatement  sur  leurs  terres;  sinon,  ils 
en  subiraient  les  graves  conséquences  «;  c'est-à-dire,  complète 
un  message  au  lieutenant  Hussey.  ciue,  «  n'étant  pas  déliés  de 
leur  serment  de  fidélité,  s'ils  sont  pris  les  armes  à  la  main,  ils 
seront'traités  et  punis  en  criminels  »  (10  août  1754). 

Pourquoi  inventer  ce  genre  de  crime  qui  consiste  à  se  déro- 
ber au  tyran?  Les  Acadiens  étaient-ils  donc  dangereux  en 
leur  exode?  Après  avoir  tergiversé,  Lawrence  fut  bien  forcé 
d'avouer  (]ue  non  :  «  La  seule  conséquence  fâcheuse  qui  peut 
résulter  de  leur  départ,  avoue  t-il  (l^^'août  1754).  ce  seraitqu'ils 
prissent  les  armes  et  s'unissent  aux  Indiens  pour  menacer  nos 
établissements,  car  ils  sont  nombreux  et  nos  troupes  sont  très 
disséminées;  mais  je  crois,  en  vérité,  qu'un  très  grand  nombre 
accepterait  n'importe  quelles  conditions  plutôt  que  de  pren- 


LE         PLAN  ET         SES         PROMOTEURS       403 

dre  les  armes  d'un  côté  ou  de  l'autre.  »  Alors,  puisqu'ils  étaient 
pouf  la  plupart  si  bien  disposés  à  pratiquer  la  neutralité,  pour- 
quoi les  pousser  à  bout  par  ces  exigences  de  vains  serments,  par 
ces  menaces  de  châtiment  et  d'expulsion,  par  tous  ces  moyens 
d'intimidation?  Un  historien  néo-écossais,  Beamish  Murdoch 
ne  peut  s'empêcher  lui-même  de  reconnaître  la  loyauté  aca- 
dienne  et  la  dureté  croissante  de  ses  compatriotes  : 

«  Depuis  la  fondation  d'Hahfax  {Hist.  of.  Nova  Scolia 
II,  286)  le  ton  du  gouvernement  provincial  se  fit  plus  ferme  et 
plus  menaçant.  ..Malheureusement  les  habitants  considéraient 
leur  neutralité  comme  un  droit  acquis  que  sanctionnait  une 
longue  jouissance.  Comme  la  plupart  d'entre  eux  s'étaient  con- 
formés aux  termes  du  serment  tel  qu'ils  l'envisageaient  avec 
autant  de  loyauté  que  le  permettaient  les  circonstances,  je  ne 
doute  pas  de  leur  sincérité  lorsqu'en  leurs  pétitions  ils  se  récla- 
maient de  leur  fidélité  antérieure  aux  engagements  pris.  Ni  la 
violation  de  la  neutralité  par  quelques-uns  d'entre  eux  ni  même 
la  désertion  [?]  de  quelques  centaines  à  Beauséjour  ne  peuvent 
faire  oublier  les  intentions  pacifiques  et  honnêtes  du  plus  grand 
nomlDre  ». 

A  dater  de  ce  moment,  néanmoins,  l'attitude  de  Lawrence 
à  l'égard  des  Acadiens  devient  franchement  hostile  :  il  les 
accuse  en  cette  même  lettre  du  l*^""  août  1754,  «  d'entêtement, 
de  tricheries,  de  partialité  envers  leurs  compatriotes  [com- 
ment eût-il  pu  en  être  autrement?]  d'ingratitude  envers  le 
gouvernement  de  Sa  Majesté  qui  les  comble  de  grâces,  de  bon- 
tés,, de  protections;  »  [on  ne  le  voit  que  trop]  et  il  insiste  lour- 
ilement,  lui  aussi,  sur  la  «  constante  et  très  grande  bénignité  et 
tendresse  du  gouvernement  »  dont,  à  l'entendre,  les  preuves 
abondent.  Il  leur  reproche  de  «  ne  plus  rien  apporter  aux  mar- 
chés anglais  »;  reproche  injustifié  ou  pure  casuistique  :  car  il 
y  avait  dans  chaque  centre  acadien  un  ou  deux  marchands 
anglais  qui  drainaient  les  produits  du  pays.  Il  leur  en  veut  de 
«  fournir  aux  Français  et  aux  Indiens  provisions,  logement  et 
renseignement.»  On  connaît  l'opinion  de  Mascaréne  sur  la 
conduite  des  Acadiens  au  cours  de  la  guerre  précédente.  Que  ne 


404  LA  TRAGÉDIE 

r»"i)rochait-il,  comme  Mascarène  encore  et  Cornwallis.  à  ses 
propres  marchands  anglais  «  de  fournir  à  Louisbourg  tout  ce 
■qui  lui  est  nécessaire», même  aux  dépens  d'Halifax,  et  «  d'en 
rapporter  quantité  de  dollars?  »  Mais  il  fallait,  fût-ce  au  prix 
de  la  vérité,  autoriser  par  les  pires  arguments  cette  terrible 
conclusion  où  le  cynisme  des  mobiles  s'allie  à  l'insidieuse  in- 
sinuation du  plus  noir  dessein  : 

'  Tant  que  les  Acadiens  n'auront  pas  prêté  serment.  —  et 
ils  ne  le  prêteront  que  s'ils  y  sont  forcés.  — tant  qu'ils  auront  des 
prêtres  français  violemment  perturbateurs,  on  ne  saurait  espé- 
rer qu'ils  s'amenderont...  Comme  ils  possèdent  les  plus  vastes 
et  les  meilleures  terres  de  la  Province,  la  colonisation  ne  peut 
nullement  y  progresser  aussi  longtemps  qu'ils  resteront  en 
cette  situation;  quoique  je  sois  très  éloigné  de  vouloir  adopter 
<'ette  mesure  sans  l'approbation  de  Vos  Seigneries,  je  n'en  suis 
pas  moins  d'avis  que,  si  les  Acadiens  refusent  de  prêter  serment, 
mieux  vaut  qu'ils  disparaissent  'Uieij  were  aivay)  ». 

Voilà  le  grelot  a'  taché  :  l'expulsion  des  Acadiens  recomman- 
<lée  au  gouvernement  anglais  par  le  Gouverneur  colonial. 
yoiv  M  it  ivork.  Mischief,  Ihoii  arl  afoot  ! 

Lawrence  n'attendit  pas  même  que  cette  criminelle  sugges- 
tion eût  accompli  son  œuvre  pernicieuse  dans  l'àme  complice 
<le  Leurs  Seigneuries.  Quatre  jours  après  cette  lettre,  le  5  août, 
il  écrivait  aux  commandants  des  forts  sur  un  ton  qui  jure  sin- 
gulièrement avec  celui  d'Hopson  : 

'  Nous  obligerez  les  habitants  français  de  votre  district,  sous 
peine  grave,  d'apporter  pour  le  service  du  fort,  autant  de  po- 
teaux et  de  piquets  qu'en  exigera  l'ingénieur  et  selon  les  di- 
mensions fixées  par  lui.  N'allez  pas  marchander  avec  ces 
gens  au  sujet  du  paiement;  mais,  à  mesure  qu'ils  apporteront 
les  fournitures  requises,  délivrez-leur  des  mandats  pour. qu'ils 
viennent  retirer  à  Halifax  l'argent  qu'il  vous  paraîtra  bon  de 
leur  attribuer.  S'ils  n'obtempèrent  i)as  de  suite,  notifiez-leur 
<jue  le  prochain  courrier  apportera  Tordre  de  procéder  à  la 
•contrainte  militaire  contre  les  délinquants  ». 

Et  quelque  temps  plus  tard  il  ajoutait  : 


( 


\ 


I 


LE         PLAN         ET         SES         PROMOTEURS       405 

u  Pour  ne  pas  apijorler  de  bois  de  chauffage,  nulle  excuse  ne 
sera  acceptée;  s'ils  n'en  apportent  pas  en  temps  voulu,  les 
soldats  s'empareront  de  leurs  maisons  pour  en  faire  du  combus- 
tible   ». 

En  une  proclamation  du  27  septembre  1754,  il  interdit  sévè- 
rement toute  exportation  de  blé  hors  de  la  province.  Qu'en 
présence  de  pareils  documents,  Parkman  et  tant  d'autres  his- 
toriens américains  ou  anglais  viennent  donc  à  leur  tour  nous 
parler  de  la  «  douceur  »  et  de  la  «  bénignité  »  du  gouvernement 
britannique  envers  les  Acadiens  !  Un  magistrat  néo-écossais, 
Ilaliburton  dit  plus  honnêtement  ;  «La  façon  dont  on  procédait 
aux  réciuisitions  chez  les  Acadiens  montre  que  l'on  ne  cherchait 
guère  à  se  concilier  leur  affection;  quand  ils  furent  informés 
<ju'à  moins  de  procurer  du  combustible  ils  seraient  soumis  à 
,  la  contrainte  militaire,  il  n'eurent  pas  de  peine  à  remarquer  la 
différence  qu'il  y  avait  entre  les  contrats  passés  par  le  gouver- 
nement avec  les  Anglais  et  les  mesures  de  coercition  dont  on 
usait  à  leur  égard.  ». 

Or,  partout,  les  Acadiens  inquiets  se  soumirent  docilement 
à  ces  violentes  mesures  prises  contre  eux,  sauf  à  Piziquid. 
Là  gouvernait  au  fort  Edouard  un  tyranneau  insolent,  le 
capitaine  Alexander  Murray,  qui  se  montra  par  la  suite  le 
plus  brutal  des  persécuteurs.  Les  Piziquites,  comme  on  les  ap- 
pelait, firent  simplement  quelques  représentations,  tout  en 
se  déclarant  résolus  à  obéir.  On  fit  courir  le  bruit  qu'eux  et 
les  Indiens,  «  animés  d'un  mauvais  esprit  »,  s'étaient  décidés 
à  prendre  les  armes,  bruit  en  cette  même  lettre  reconnu  faux 
par  Murray  lui-même.  Ils  s'étaient  simplement  plaints  qu'on 
les  «  traitât  en  esclaves  »,  [quoi  de  plus  vrai?],  qu'on  leur  re- 
fusât dès  passeports  pour  Beaubassin  et  la  liberté  de  vendre 
leur  blé  à  qui  bon  leur  semblait  ».  Sans  plus  ample  informé, 
le  conseil  d'Halifax,  dès  le  24  septembre,  «  somme  sur  le  champ 
le  prêtre  Daudin  et  cinq  des  principaux  habitants  de  venir 
rendre  compte  de  leur  conduite;  au  cas  oîi  ils  n'obéiraient 
pas  dans  les  douze  heures,  l'officier  commandant  devra  les 
faire  arrêter  et  expédier  de  suite  à  Halifax  »,  Le  zélé  Murray, 


h 


406  LA  TRAGÉDIE 

qui  avait  en  sa  lettre  parle  de  la  haine  des  habitants  pour  le 
gouverneur,  fait  sans  plus  tarder  arrêter  l'abbé  et  les  cinq 
notables,  lesquels  «  eurent  Tinsolence,  dit-il,  de  discuter  les 
ordres,  d"en  demander  la  production  et  de  rédiger  les  péti- 
tions en  des  assemblées  séditieuses  »;  et  il  les  fait  conduire 
sous  bonne  garde  à  Halifax,  où  ils  sont  enfermés  jusqu'à  la 
séance  du  3  octobre.  L'abbé  Daudin,  accusé  de  «  conduite  in- 
solente et  inconvenante  )>,de  langage  «  impudent  et  menaçant  », 
«  d'excitation  à  la  révolte  »,  eut  beau  se  défendre  dans  une 
déclaration  écrite  supprimée  des  archives;;  il  fut  pour  la 
forme  condamné  à  «  être  déporté  hors  de  la  Province  »,  et  les 
«habitants  renvoyés  chez  eux  après  force  admonestations  et 
menaces  de  contrainte  militaire.  De  l'abbé  Daudin,  son  supé- 
rieur, l'abbé  de  l'Isle  Dieu,  vicaire  général  de  Québec,  a  dit  : 
«  prêtre  d'une  intelligence  fort  distinguée  et  d'un  courage  à 
toute  épreuve  »;.  vSept  mois  plus  tard,  le  27  mai  1753,  Lawrence 
accuse  sans  preuves  les  habitants  des  Mines  de  correspondre, 
par  l'intermédiaire  de  «  prétendus  déserteurs»,  avec  les  Fran- 
çais de  Beauséjour.  Nombre  de  ces  informations  plus  ou  moins 
mensongères  étaient  fournies  à  Lawrence  par  un  traître  dont 
nous  parlerons  bienlôt,  l'ordonnateur  Pichôn.  qui.  vivant  à 
Beauséjour  dans  l'intimité  de  l'abbé  Le  Loutre,  le  trompait 
odieusement  ainsi  que  les  autres  prêtres  et  les  Acadiens.  \'oilà, 
malgré  ce  luxe  de  délations,  toutes  les  charges  du  véhément  gou- 
verneur contre  les  Acadiens.  Or,  comme  toutes  les  pièces  à 
décharge  des  accusés  (déclarations  et  pétitions)  ont  été  soi- 
gneusement supprimées  des  archives,  on  voit  à  quoi  se  rédui- 
sent les  griefs  de  Lawrence  contre  ces  prétendus  rebelles  : 
c'était  évidemment  la  querelle  du  Loup  et  de  l'Agneau.  De 
pareilles  brimades  sans  motifs  suffisants  n'étaient  en  réalité 
que  provocations,  et  les  incoercibles  mutins  n'étaient  décidé- 
ment que  des  victimes  trop  soumises. 

En  décembre  vint  la  réponse  (datée  du  29  octobre)  des 
Lords  of  Trade  aux  insinuations  de  Lawrence  du  l^r  août; 
écrite  dans  «  l'appréhension  d'une  guerre  indienne  »,  elle  était 
telle  qu'il  la  pouvait  désirer.  En  un  langage  circonspect,  elle 


LE         PLAN         ET         SES         PKOMOTEURS       407 

propose  tout  un  programme  d'action  de  nature  à  lui  plaire. 
Leurs  Seigneuries  conviennent  que  l'obstacle  à  toute  coloni- 
sation anglaise  est  bien  la  présence  des  habitants  français,  en 
même  temps  que  les  hostilités  des  Indiens;  mais,  avant  d'é- 
mettre une  opinion  définitive  sur  les  mesures  à  prendre  à  l'é- 
gard des  éternels  gêneurs  «  qui  n'ont  pas  plus  changé  d'atti- 
tude envers  nous  qu'envers  les  Français  ».  ils  veulent  soumettre 
le  cas  à  Sa  iMajesté  et  en  recevoir  les  instructions  :  la  question 
est  donc,  comme  le  voulait  Lawrence,  bel  et  bien  posée.  Leurs 
Seigneuries  approuvent  les  menaces  de  Lawrence  adressées 
aux  réfugiés  de  Beauséjour  et  la  duperie  de  ses  prétendus  tra- 
vaux publics  à  exécuter  à  Halifax.  Ils  mettent  en  doute  les 
droits  de  possession  des  Acadiens,  se  demandant  «  si  leur  re- 
fus de  prêter  serment  n'est,pas,  en  effet,  une  raison  suffisante 
pour  invalider  leurs  titres  de  propriété.  Consultez  sur  ce  point 
le  juge-en-chef  [chief-iuslice];  son  opinion  peut  servir  de  base 
aux  décisions  ultérieures  ».  Ce  même  juge  décidera  si  les  réfu- 
giés de  Beauséjour  ont' perdu  leurs  droits  de  propriété; 

«  Nous  pourrions  désirer  que  fussent  prises  des  mesures 
propres  à  opérer  légalement  cette  confiscation,  de  manière  que 
vous  soyez  à  même  de  concéder  ces  terres  aux  personnes  dési- 
reuses de  s'y  établir  :  en  ces  conjonctures,  pareil  établissement 
serait  d'une  grande  utilité;  et,  comme  M.  Shirley  a  laissé  en- 
tendre à  Lord  Halifax  qu'on  pourrait  sans  doute  amener  de  la 
Nouvelle  Angleterre  en  cette  région  un  nombre  considérable  de 
colons,  vous  feriez  bien  de  le  consulter  à  ce  sujet.  Mais  toute 
idée  de  créer  là  une  colonie  britannique  nous  semble  imprati- 
cable, tant  cjue  les  forts  français  de  Beauséjour,  de  la  Baie  \'erte, 
etc..  n'auront  pas  été  détruits,  les  Indiens  chassés  de  leur  cam- 
j)ement,  et  les  Français  réduits  à  chercher  les  refuges  que  peu- 
vent bien  offrir  tes  terres  stériles  du  Cap  Breton,  de  Saint-Jean 
et  du  Canada  ». 

Lawrence  n'eut  pas  de  peine  à  comprendre  à  demi-mot  pa- 
reilles indications.  On  lui  laissait,  en  somme,  à  peu  près  carte 
blanche;  il  en  profita  largement  et  se  mit  à  l'œuvre  sur  le 
champ.  Il  était  d'autant  plus  pressé  d'agir  que  de  New-York 


408-  LA  T    R    A    G    É    n    I    E 

et  d'ailleurs  lui  étaient  venues  différentes  offres  de  colonisa- 
tion anglaise;  l'une  d'elles  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  fon- 
der à  Musquodoboït  (quatre  lieues  d'Halifax),  sur  une  conces- 
sion de  20.000  acres,  une  ville  qui  porterait  son  nom  :  Law- 
rence-Town. 

Ce  magistrat  dont  dépendait  le  sort  juridique  des  Acadiens, 
leur  droit  de  posséder  leurs  terres  et,  par  conséquent,  de  vivre 
indépendants,  Lawrence  l'avait  sous  la  main  :  c'était  un  Bos- 
tonais  Jonathan  Belcher,  second  fils  d'un  gouverneur  du  Mas- 
sachusetts. Il  venait  de  compléter  à  Londres  (Middle  Temple) 
ses  études  de  droit  commencées  à  Harvard  Collège.  Nommé  le 
"21  juin  17r)4.  il  prit  possession  de  son  poste  le  21  octobre. 
Créature  des  Lords  of  Trade,  il  se  conforma  servilement  à  tou- 
tes leurs  instructions  :  il  fut  le  Laubardemont  de  toute  cette 
inique  affaire,  dont  il  partagea,  du  reste,  largement  les  profits. 
Pour  un  pareil  homme  la  question  de  droit  n'était  pas  difficile 
à  résoudre;  bourré  de  considérants  fallacieux,  son  long  rap- 
port aboutit  à  ces  deux  conclusions  prodigieuses  :  les  Aca- 
diens n'ont  pas  plus  le  droit  de  prêter  serment  que  le  droit 
de  rester  dans  la  province;  c'était  rendre  la  déportation  fatale 
et  apparemment  légale.  Belcher  constituait  ainsi  avec  Shir- 
ley  et  Boscawen  le  trio  néfaste  qui  devait  si  fortement  secon- 
der Lawrence. 

Restait  à  rendre  facile  cette  déportation  en  fait  décidée. 
C'est  là  précisément  ce  que  dès  le  14  octobre  1747  avait  de- 
mandé à  Shirley  le  Secrétaire  d'Etat,  conseillé  par  les  amiraux 
Anson  etWarren  :  «  Sa  Majesté  vous  prie  d'étudier  comment  ce 
projet  .[de  déportation]  pourrait  être  exécuté  en  temps  oppor- 
tun et  quelles  précautinns  il  faudrait  prendre  jiour  éviter  les 
inronvénients  qu'on  redoute  ».  [révolte  générale,  etc.]  Mainte- 
nant qu'à  Lawrence  semblait  venu  le  «  temps  opportun  )i.  il 
s'adresse,  précisément  encore,  à  ce  même  complice  de  Shirley, 
l'arpenteur  Charles  Morris,  de  Boston,  qui  le  18  février  1749 
avait  présenté  un  premier  rapport  sur  ce  sujet  et  qui  en  1753 
avait  déjà  conseillé  l'expulsion  des  habitants  de  Cobeguid;  il 
ne  pouvait   s'adresser  à   un   homme  plus   expérimenté  pour 


^ViV^t-'/  'r^'- 


I 


LE  PLAN         ET         SES         PROMOTEURS       409 

nieltrc  df  la  suite  entre  rinitiative  du  gouvernement  métropo- 
litain et  l'exécution  par  les  autorités  coloniales.  Cette  fois,  au 
début  de  1755,  Charles  Morris,  qui  a  évidemment  beaucoup 
médité  et  enquêté  sur  le  sujet,  remet  à  Lawrence  un 
loisi  rapport  extrêmement  détaillé  qui  est  u:ie  nouvelle 
preuve  de  la  froide,  opiniâtre,  progressive,  préméditation  du 
crime  acadien.  Ce  chef-d'œuvre  de  basse  astuce  a  pour 
titre  :  «  Réflexions  sur  la  situation  des  habitants  commu- 
nément appelés  neutres,  et  méthodes  proposées  pour  les 
e/iipêcher  de  s'échapper  de  la  colonie  au  cas  où.  informés  du 
dessein  de  les  déporter,  [ce  dessein  existait  donc  bien  dès  lors] 
ils  tenteraient  de  déserter.  [?1  en  passant  dans  les  colonies 
françaises  ».  Après  avoir  minutieusement  décrit  les  divers  grou- 
pements acadiens  de  la  péninsule,  même  les  moindres,  leur 
population,  les  moyens  d'évasion  par  mer  et  par  terre  et  les 
moyens  d'y  parer  en  disposant  ici  telle  patrfiuillc  l;i  tels  vais- 
seaux, notre  méticuleux  puritain  de  Nouvelle  Angleterre  con- 
clut par  ces  conseils  machiavéliques  : 

«  Le  nombre  d'hommes  nécessaires  à  la  déportation  des 
Acadiens  et  le  choix  des  lieux  où  les  porter  dépendent  grande- 
ment de  leur  état  d'esprit.  Ce  qui  les  inclinerait  fort  à  partir,  ce 
serait  de  faire  prévaloir  parmi  eux  la  conviction  qu'ils  seront 
transportés  au  Canada  en  propageant  pareil  bruit  de  tous  côtés  : 
[que  penser  de  ce  pieux  mensonge  et  de  l'abominable  duperie 
qu'il  implique  pour  les  victimes?]  car  il  est  naturel  de  penser 
qu'ils  ne  tiendront  guère  à  abandonner  leurs  biens  et  à  s'offrir 
d'eux-mêmes  pour  être  emmenés  sans  savoir  où.  Je  crois  que 
j)areille  persuasion  faciliterait  grandement  l'entreprise...  [Donc 
mentir  pour  réussir,  voilà  bien  cette  morale  [jraticjue.]  Si  l'on 
pouvait  par  quelque  moyen  les  induire  à  se  rendre  volontiers, 
[ici  la  sottise  l'emijorte  sur  la  fourberie],  ou  si  l'on  j)ouvait  les 
ap])réhender  par  quelque  stratagème,  i)eul-être  les  autres  se 
soumettraient-ils  de  leur  plein  gré;  mais,  s'ils  se  montrent  récal- 
citrants, s'ils  s'enfuient  dans  les  bois  et  prennent  les  armes,  il 
faudra  toutes  les  forces  de  la  colonie  ])our  les  soumettre  [ces 
forces  se  réduisaient  alors,  dit-il  ailleiu's,  à  l.OOO  hommes  de 
troupes  dispersés  dans  toute  la  province',  et  cela  exigerait 
beaucoup  de  teini)s.  11  est  bien  difficile  de  préciser  couiinent  on 
pourrait   réussir. 


410  LA  TRAGÉDIE 

Si  de  forts  détachements  étaient  placés  dans  les  villages  des 
Mines,  de  Pizaquid  et  de  [la  Rivière  aux]  Canards,  l'on  pourrait, 
un  c^ëHain  jour,  en  convoquer  tous  les  habitants  et  s'emparer 
de  tous  ceux  qui  seraient  présents:  [c'est  j^récisément  ce  qui  fut 
fait]  ou  bien,  un  certain  dim-anche  à  fixer,  l'on  pourrait  cerner 
leurs  églises  et  s'emparer  de  tous  les  assistants;  [voilà  qui  est 
d'un  bon  «  Saballarian  »,  et  le  noble  usage  à  faire  des  églises, 
le  pieux  parti  à  tirer  de  la  religion.  1  ou  bien  la  nuit  investir  leurs 
villages  et  les  saisir  au  lit;  [de  plus  en  plus  honnête  et  coura- 
geux]; mais  ils  sont  tellement  dispersés  que  ce  serait  là  chose 
malaisée....  Bref,  il  est  difficile  de  conjecturer  comment  accom- 
plir la  chose;  mais,  à  mesure  que  les  circonstances  se  présen- 
teront, surgiront  aussi  les  meilleures  indications  concernant 
les  moyens  les  plus  efficaces  pour  en  venir  à  bout.  Que  ce  serait 
heureux  si,  d'une  façon  générale,  ils  se  livraient  de  leur  propre 
gré  !  [quel  entêtement  dans  la  sottise  et  la  rouerie].  N'est-il  pas 
possible  de  tirer  parti  de  quelque  personne  cjui  ait  vécu  parmi 
eux  et  à  qui  l'on  puisse  se  fier  :  elle  s'assurerait  de  leurs  dispo- 
sitions et  d'e  leurs  intentions  [honnête  recours  à  l'espionnage  !] 
Ainsi  l'on  pourrait  décider  des  mesures  à  prendre....  En  tout 
cas,  conclut  le  rapport,  ils  doivent  être  déracinés...  les  traîtres  » 
—  «  Ce  rapport  fait  peu  d'honneur  aux  sentiments  de  son  auteur, 
déclare  le  Docteur  A.  Brown  :  car  il  est  rempli  de  stratagèmes 
injustifiables,  d'avis  cruels  et  de  conseils  barbares.  »  «  Si  ces 
gens  avaient  été  des  bêtes  saiuvages  capables  d'échapper  à  sa 
vigilance,  dit  John  Herbin  (p.  94),  Lawrence  n'aurait  pu  être 
plus  impitoyable  dans  l'exécution  de  ce  plan  inhumain  de 
déportation  ». 

Il  va  de  soi  qu'un  pareil  document  d'inhumanité  et  de 
fourberie  a  disparu  des  archives  de  la  Nouvelle  Ecosse,  comme 
tant  d'autres  documents  inavouables  et  défavorables  aux  op- 
presseurs des  Acadiens;  ce  n'est  que  par  le  plus  grand  des 
hasards  qu'en  1852  celui-ci  fut  retrouvé  dans  une  boutique 
d'épicier  à  Edimbourg  par  un  fureteur  qui  le  déposa  au  Musée 
Britannique  {Dr.  A,  Brown's  tns.  papers  relaling  to  Nova  Sco- 
iia,  1748-1757),  où  chacun  depuis  longtemps  peut  le  lire  et 
s'édifier.  Parkman  le  lut,  mais  n'en  tint  compte  :  il  gênait 
sa  thèse  anglophile.  Pour  .tant  de  sagesse  et  d'honnêteté 
notre    zélé   arpenteur    Morris  fut  plus  tard  nommé  juge,  de 


LE         PLAN         E.T         SES         PROMOTEURS        411 

même  que  le  fut  pour  ses  délations  un  employé  de  commerce 
de  Piziquid,  le  Suisse  Deschamps,  en  qui  les  Acadiens  n'a- 
vaient que  trop  de  confiance;  c'est  de  ce  bois  qu'en  Nouvelle 
Ecosse  on  faisait  les  magistrats. 

Pour  rendre  possible  cette  déportation  de  plus  de  10.000 
sujets  récalcitrants,  laquelle  n'était  pas  après  tout  si  aisée 
qu'on  le  crut  de  prime  abord,  il  fallait  avant  tout  écarter  le 
grand  obstacle  dont  les  Lords  du  Commerce  avaient  parlé  le 
29  octobre  :  les  troupes  françaises  dans  les  deux  forts  de 
l'isthme,  Beauséjour  du  côté  d-e  la  Baie  Française  et  Gaspe- 
reau  sur  la  Baie  Verte.  Ce  dernier  fort  assurait  accès  vers 
l'Ile  Royale  et  l'Ile  Saint-Jean.  Alentour  se  constituait  tant 
bien  que  mal,  avoxi-nous  vu.  la  petite  «  Acadie  Française  », 
dont  la  population  ne  cessait  d'évoluer  au  gré  des  circonstances. 
De  2.000  environ  qu'ils  étaient  avant  l'intervention  anglaise, 
leur  nombre  était  tombé  à  1.473  au  31  janvier  1752;  il  est 
vrai  que  1.113  s'y  étaient  bientôt  ajoutés;  mais  nombre  de  ces 
habitants  passèrent  à  l'Ile  Royale  et  surtout  dans  l'Ile  Saint- 
.Jean;  puis  il  en  vint  d'autres  de  1'  «  Acadie  Anglaise  ».  Le 
7  mars  1755,  l'abbé  de  l'Isle-Dieu  estime  qu'il  y  avait  aux 
environs  de  Beauséjour  2.897  Acadiens,  dont  746  en  état  de 
porter  les  armes.  Bref,  cette  pauvre  «  Acadie  Française  »  était 
dans  un  incessant  état  d'instabilité,  conforme,  du  reste,  à  son 
insécurité  politique  et  économique  :  car,  malgré  les  subsides 
du  roi,  on  y  mourait  généralement  de  faim.  Telle  quelle,  elle 
n'en  offrait  }  a-  moin^  aux  Acadien',  en  cas  de  violences  an- 
glaise.:, deuxcho.-(s  j  récieu;  es  :  in  asile  ou  des  renforts* 

Qu'à  cela  ne  tienne!  O.i  chassera  \^<  troupe  français'^s  de 
ces  deux  fori  s  de  l'i  '  hme.  Le  belliqueux  gouverneur  du  Massa- 
chusetts, Shirley,  avec  qui  Lawrence  avait  ordre  de  s'entendre 
(5  juillet  1754),  venait  justement,  le  7  novembre,  de  lui  ex- 
primer son  «  vif  plaisir  »  de  collaborer  avec  un  homme  aussi 
«  zélé  »  dans  «  l'heureuse  tache  de  débarrasser  les  colonies  sep- 
lentrionales  »  de  tout  péril  français,  et  de  lui  offrir  toute  aide 
et  assistance  en  tout  plan  propre  à  déloger  les  Français  de  la 


H'2  LA  TRAGÉDIE 

rivière  Saint-Jean  et  de  l'isthme.  Cette  lettre  du  7  novembre 
se  croisa  précisément  avec  celle  du  «  zélé  (complice  »  datée  .">  no- 
vembre. Or  l'ordonnateur  même  du  fort  Beauséjour,  le  traître 
Thomas  Pichon, anglais  par  sa  mère  Tyrrell,  informa  Lawrence 
le  12  novembre  que  «  les  Français  ont  l'intention  d'attaquer 
le  fort  de  Chignectou  dès  qu'ils  auront  fini  de  réparer  les  for- 
tifications de  Louisbourg  ».  C'était  faux;  Lawrence  le  savait  : 
l'un  de  ses  officiers,  Hussey,  lui  avait  fourni  de  «  bonnes  rai- 
sons »  de  douter  d'un  pareil  renseignement.  Qu'importe  !  Le 
prétexte  était  trop  bon  pour  être  négligé. 

«  Je  suis  bien  informé,  écrit-il  à  Shirley  (5  nov.  1754)  :  les 
Français  veulent  encore  empiéter  sur  les  terres  de  Sa  Majesté 
en  cette  province;  je  pense  qu'il  est  grand  temps  de  les  chasser 
de  la  côte  Nord  de  la  Baie  de  Fundy.  Comme  je  ne  puis  rassem- 
bler assez  d'hommes  en  cette  province,  j'envoie  le  lieutenant- 
colonel  Monckton  solliciter  votre  aide...  et  vous  proposer  de 
lever  2.000  hommes  dans  le  plus  grand  secret...  et  aux  frais  de 
la  Nouvelle  Ecosse  qui  ouvre  un  crédit  illimité  sur  la  maison 
Apthorp  and  Hancock  [dont  nous  aurons  désormais  mainte  fois 
occasion  de  parler].  Votre  Excellence  se  rend  sûrement  com|)te 
du  grand  avantage  que  nous  avons  en  prenant  l'offensive... 
Cette  considération  m'induit  à  mettre  notre  dessein  à  exécution 
dès  le  début  du  printemps,  avant  l'arrivée  à  Louisbourg  des 
vaisseaux  de  guerre  de  France.  Le  premier  devoir  nous  est  dicté 
par  l'instinct  de  conservation  {self-preseruation).  [Eternel 
Sv)phisme  :  c'est  sous  prétexte  de  se  mieux  protéger  que  les 
Anglais  commencent  par  attaquer]. 

L'occasion  semble  d'autant  plus  favorable  que  les  Français 
sont  alors  fort  occupés  sur  les  rives  de  l'Ohio.  Shirley,  qui  vou- 
lait établir  en  travers  de  l'isthme  une  forte  barrière  de  mille 
familles  anglaises  pour  entraver  de  ce  côté  toute  expansion 
française  (11  nov.  1754),  accueille  avec  empressement  l'idée 
d'une  pareille  campagne,  bien  que  cette  idée  ne  cadre  pas 
parfaitement  avec  les  ordres  du  secrétaire  d'Etat  Robinson; 
mais  Lawrence  se  charge  d'aplanir  ces  difficultés  (12  jan- 
vier 1755)  :  «  Nulle  mesure  de  sécurité  n'est  adéquate,  tant  que 
nous  n'aurons  pas  absolument  extirpé  les  Français    du  fort 


LE         PLAN         ET         SES         PROMOTEURS       41^ 

Beauséjour  et  de  tout  le  nord  de  la  Baie  de  Fundy  ».  «  Plus  nous 
tarderons,  plus  les  Français  se  fortifieront  )i,  dit  en  effet  ?hir- 
ley.  II  profite  donc  de  l'hiver  pour  lever  secrètement  en  Nou- 
velle Angleterre,  avec  les  subsides  de  la  Nouvelle  Ecosse,  les 
2.000  hommes  demandés  par  Lawrence;  et,  après  quelque  re- 
tard, le  2  juin  1755,  à  cinq  heures  du  matin,  apparaissent  en 
vue  du  fort  Lawrence, sur  trente-trois  transports, tout  un  corps 
expéditionnaire  sous  les  ordres  du  colonel  Monckton  et  des 
majors  Scott  et  Winslow. 

Dès  le  13  mai,  sur  l'ordre  de  Lawrence,  Monckton  avait  rédi- 
gé une  «proclamation  aux  habitants  de  Chignitou,  Baie  Ver- 
te. Tintamare,  Chipodie,  rivière  Saint-Jean  et  dépendances  » 
leur  enjoignant  de  «  se  rendre  (/o  repair)  à  son  camp  pour  faire 
leur  soumission  et  apporter  toutes  armes  à  feu,  épées,  pisto- 
lets, etc;  sinon,  ils  seront  traités  comme  rebelles  et  passés  par 
les  armes  ».  C'était  le  désarmement  par  intimidation,  tel  qu'il 
sera  bientôt  pratiqué  dans  la  péninsule.  Une  instruction  se- 
crète de  Lawrence  à  Monckton  (30  janvier  1755)  est  encore 
plus  édifiante  :  «  Je  ne  demanderai  à  aucun  d'eux  de  prêter  le 
serment,  vu  que  la  prestation  du  serment  nous  lierait  les  mains 
et  nous  empêcherait  de  les  chasser  dans  le  cas  où,  comme  je  le 
prévois,  la  chose  deviendrait  nécessaire  ».  On  voit  l'astuce  :  en- 
dormir les  Acadiens  en  n'exigeant  pas  un  serment  qui  leur  ré- 
pugne et  profiter  de  l'abstention  même  de  ce  serment  pour  les 
chasser  une  fois  désarmés.  On  conçoit  dès  lors  le  désarroi  mo- 
ral de  ces  pauvres  dupes  acadiennes  :  elles  ne  comprenaient 
rien  à  pareilles  fourberies  et  ne  pouvaient  concevoir  l'énormi- 
té  du  crime  qu'on  préparait  contre  elles.  En  tout  cas,  on  voit 
que,  dès  le  début  de  1755.  Lawrence  prenait  ses  mesures  en  vue 
de  la  déportation  acadienne  qui  devait  rendre  cette  année 
mémorable. 

Au  fort  Beauséjour  on  songeait  si  peu  à  attaquer  qu'f)n  n'a- 
vait5)as  même  préparé  la  défense  :  «  on  était  aussi  tranquille 
qu'au  milieu  de  Paris  ».  Le  comte  de  Raymond,  gouverneur 
del'Ile  Royale, n'avait-il  pas  en  son  aveuglement  écril  au  mi- 
nistre, le  25  juillet  1752,  que  le  ])n)j('t  qu'on  prêtait  aux  Anginis 


414  LA  TRAGÉDIE 

d'attaquerBeauséjour devait,  «  ne  pas  être  fondé»  parce  qu'il 
était  contraire  aux  «conventions  »  de  neutralité.  La  mauvaise 
foi  ennemie  démentit  brutalement  cet  excès  de  crédulité.  Le 
commandant  était,  à  dire  vrai,  «  un  triste  sire  ».  Fils  de  l'inca- 
pable Duchambon  qui  avait  si  mal  défendu  Louisbourg,  le 
capitaine  Vergor,  noté  «  médiocre  à  tous  égards  »,  était  lui- 
même  une  créature  du  malhonnête  Bigot  qui  lui  écrivait  en 
1754  :  «  Mon  cher  Vergor,  profitez  de  votre  place,  taillez  et 
rognez,  —  vous  avez  tout  pouvoir,  —  afin  que  vous  puissiez 
bientôt  venir. me  joindre  en  France  et  acheter  un  bien  à  portée 
de  moi  ».  Ce  bègue  de  Vergor  avait  si  bien  taillé  et  rogné  cjue 
son  fort  Beauséjour  était  inachevé,  mal  ravitaillé,  que  ses  21 
canons  de  différents  calibres  n'étaient  pas  même  mis  en  batte- 
rie, que  ses  120  à  160  hommes  de  troupes,  mal  nourris,  ne  de- 
mandaient qu'à  se  rendre  à  la  première  alerte,  que  le  fortin  de 
Gaspereau  était  dans  un  état  plus  lamentable  encore.  Il  y  avait 
bien  dans  la  région  douze  à  quinze  cents  Acadiens,  [746,  dit 
l'abbé  de  l'isle  Dieu]  en  état  de  porter  les  armes.  Mais  bon 
nombre  n'osaient  le  faire,  <(  intimidés  qu'ils  étaient  par  les  An- 
glais »  qui,  nous  venons  d<'  le  voir,  menaçaient  de  les  traiter  en 
rebelles  s'ils  étaient  pris  les  armes  à  la  main;  d'autre  part,  ils 
étaient  mal  disposés  envers  un  commandant  français  qui, 
s'étant  approprié  les  subsides  à  eux  destinés,  les  eût  laissés 
dans  la  plus  grande  misère  sans  les  travaux  d'endiguement 
organisés  par  l'abbé  Le  Loutre. 

Malgré  ses  instances  de  la  dernière  heure,  Vergor  ne  put 
donc  réunir  dans  le  fort  que  trois  cents  réfugiés  qui  exigèrent 
de  lui  la  preuve  écrite  de  leur  enrôlement  forcé.  Pour  comble 
de  malheur,  Louisbourg,  alors  cerné  par  des  vaisseaux  anglais, 
ne  put  envoyer  de  renforts,  et  Québec  était  loin.  Réduit  à  ses 
seules  ressources,  un  chef  énergique  comme  Subercase  eût 
encore  trouvé  le  moyen  de  faire  quelque  temps  bonne  conte- 
nance et  de  sauver  au  moins  l'honneur;  Le  Loutre  prêchait  de 
s'enfouir  sous  les  ruines  du  fort  plutôt  cjue  de  le  livrer;  mais 
l'àme  de  boue  de  ce  Vergor  céda  vite  aux  lâches  conseils.  Pi- 
chon  se  vante,  du  reste,  d'avoir  exercé  sur  lui  une  pression 


LE         PLAN         ET         SES         PROMOTEURS        415 

fuiipste  en  incitant  les  Acadiens  à  ne  pas  se  battre  et  à  récla- 
merla  eapitulation  immédiate.  Cetralire,aiixgages  des  Anglais, 
trompait  tout  le  monde  :  son  bienfaiteur,  le  comte  de  Raymond 
gouverneur  de  l'Ile  Royale,  le  commandant  Vergor  dont  il 
n'avait  pas  eu  de  peine  à  gagner  la  confiance,  l'abbé  Le  Loutre 
dont  il  copiait  la  correspondance,  les  Acadiens  de  la  presqu'île 
comme  ceux  de  l'isthme;  aussi  ne  cessait-il  d'envoyer  au  Fort 
Lawrence  plans,  mémoires  et  renseignements  des  plus  précis 
et,  partant,  des  plus  précieux,  ou  même,  s'il  le  fallait,  des  let- 
tres apocryphes  non  moins  utiles  aux  desseins  de  Lawrence. 
C'était  un  agent  à  tout  faire;  il  ne  le  prouva  c[ue  trop  par  la 
suite. 

Dans  ces  conditions,  le  désastre  était  fatal.  Dès  que  «  sept 
bombes  furentlombées  dans  le  fort  »  et  que  deux  canons  fran- 
çais ^(  mangés  de  rouille  »  eurent  éclaté,  avant  même  que  l'en- 
nemi ne  l'eût  tourné  par  le  Nord-Est,  seul  côté  accessible,  le 
16  juin  l'indigne  commandant,  au  lieu  de  «  brûler  le  fort  et 
de  se  retirer  puisc^ue  l'ennemi  ne  l'avait  pas  même  bloqué  >>, 
rendit  la  place  (y  compris  le  fort  Gaspereau)  avec  ses  150  sol- 
dats et  ses  300  habitants,  à  condition  d'être  confortablement 
expédié  à  Louisbourg  avec  hommes,  armes  et  bagages  et  sur 
promesse  de  ne  plus  servir  pendant  six  mois  en  Amérique.  Le 
soir  de  la  reddition,  il  offrit  un  beau  banquet  aux  officiers 
vainqueurs  et  vaincus  :  c'était  la  guerre  en  dentelle.  Que  ne 
s'était-il  engagé  à  ne  plus  servir  du  tout?  Ce  misérable  Vergor, 
qui,  en  abandonnant  ainsi  «  la  clef  de  l'Acadie  »,  livrait  à  l'en- 
nemi le  peuple  acadien  désormais  emprisonné,  devait,  quatre 
ans  plus  tard,  par  son  incurie  (au  poste  du  Foulon)  sur  les 
Plaines  d'Abraham,  causer  la  prise  de  Québec  et.  par  suite,  la 
perte  du  Canada.  Chambon  de  Vergor  fut  donc  l'un  des  hom- 
mes les  plus  funestes  aux  deux  régions  de  la  Nouvelle  France; 
il  était  le  dignefils  ethéritier  de  l'incapable  défenseur  de  Louis- 
bourg. 

L'abbé  Le  Loutre  qui  avait,  du  moins  prêché  la  résistance, 
se  retira  à  Québec, d'où  il  voulut  passer  en  France;  mais,  cap- 
turé au  large  par  un  vaisseau  anglais,  il  fut  pendant  Imit  ans, 


410  L    A         T    n    A    (;    É    D    I    R 

emprisonna  dans  le  forl  Elizabetli,  à  Jersey.  L'infâme  Pichon 
se  livra  aux  Anglais  et,  dès  son  arrivée  à  Halifax,  continua  son 
ceuvre  de  délation  auprès  des  prisonniers  français;  puis,  le 
"26  septembre,  sous  le  nom  de  sa  mère,  ce  Tyrrell,  réclama  le 
salaire  de  ses  crimes  «  de  M.  l'Amiral  [Boscawen],  de  son  Ex- 
4-ellence,  M.  le  Gouverneur  Lawrencel,  de  M.  le  général  Shir- 
ley,  ainsi  que  des  autres  gouverneurs  et  chefs  des  différentes 
jirovinces  anglaises  de  ce  continent  pour  les  engager  à  exer- 
cer leur  générosité  envers  l'iionime  le  plus  dévoué  au  service 
de  toute  la  nation  britannique,  la  plus  raisonnable  et  la  plus 
généreuse  de  toutes  celles  qui  subsistent  sur  l'un  et  l'autre 
hémisphère  ».  Tant  d'écœurantes  flagorneries  méritaient  une 
belle  somme. 

«  Oue  d'affreuses  manœu\res  se  sont  passées  à  cette  évacua- 
tion !  écrit  un  officier  de  Louisbourg,  Surlaville.  On  s'est  beau- 
coup rejeté  sur  le  défaut  de  bravoure  des  habitants  acadiens: 
mais,  erreur  (jue  cela.  Ce  peuple  (pii.  après  la  guerre  de  1711,  a 
dû  sa  liberté  à  sa  seule  valeur,  n'a  pas  dégénéré  de  ce  temps-là: 
il  ne  fallait  que  savoir  s'en  servir;  mais  celui  qui  commandait 
dans  cette  partie  n'avait  rien  au-dessus  du  savoir  d'un  simple 
i^oldat.  C'est  la  faveur  qui  lui  a\  ait  procuré  le  commandement». 

Les  Acadiens  furent  en  apparence  épargnés  par  la  capitula- 
tion :  «.comme  ils  ont  été  obligés  de  prendre  les  armes  sous 
peine  de  mort,  dit  la  quatrième  clause,  on  leur  pardonnera  le 
parti  qu'ils  viennent  de  prendre  ».  Certes,  s'ils  avaient  su  le 
sort  qui  les  attendait  dans  quelques  mois,  ils  eussent  préféré 
à  cette  vaine  liber! ('^  la  lutte  à  outrance. 

«  (kimme  ils  méritent  le  filiis  sévère  châtiment,  écrit  Law- 
rence à  Monclvton  le  'Zô  juin,  je  suis  lieureux  de  constater  que 
vous  a\ez  soigneusement  évité  dans  vos  articles  de  capitulation 
'Conformément  à  mon  désir  exprimé  dans  ma  lettre  du  ^D  jan- 
vier] quoi  que  ce  soi!  cpii  pûl  leur  |)erniettre  de  jouir  à  l'avenir 
<le  leurs  terres  e(  de  leurs  li:ilii|;itions.  [La  clause  du  pardon 
■ci-dessus  n'était  donc  (|iriiii  leun-C;.  A  aucun  jirix  ne  souf- 
frez |3as  qu'ils  prêtent  le  sermeni  (raliégeance  (souvenez-vous 
.fiuc  Je  vous  l'ai  défendu  en  ma  lettre  du  -JD  janvier)  de  peur  qu'ilîj 


PORTRAIT  DE  L'AMIRAL    BOSCAWEN 

(BibL   N;il  .  :   <  abiiiet   lies   Estampe?.) 


LE         PLAN         ET         SES         PROMOTEURS        417 

ne  s'en  prévalent  pour  fonder  leurs  réclamations.  (PI.  Gaudet 
Grand  Dérangement  p.  40). 

La  mansuétude  du  traité  n'était  donc  que  perfidie  officielle. 
Trois  jours  plus  tard,  (28  juin),  Lawrence,  sortant  de  son  «  in- 
décision )>,  donne,  en  effet,  à  Monckton,  conformément  à  sa 
lettre  du  29  janvier,  l'ordre  de  désarmer  ces  Acadiens  et  de 
«  les  chasser  du  pays  »,  après  en  avoir,  selon  la  méthode  anglaise, 
«  tiré  tout  le  rendement  possible  ».  «  Le  capitaine  Spital.  écrit-il 
encore  le  25  juin,  me  dit  que  Vergor  a  tout  détruit  sur  un  rayon 
de  deux  milles  alentour  du  fort  ;  ce  qui  nous  indique  nettement 
et  fortement  l'opportunité,  sinon  la  nécessité,  de  tout  ravager 
au  delà  de  ces  deux  milles.  ]\Iais,  une  fois  bien  établis  dans 
l'isthme,  nous  aurons  toujours  le  temps  de  faire  ce  travail  de  des- 
truction :  il  est  toujours  facile  de  trouver  un  bâton  pour  battre 
un  chien,  surtout  de  tels  chiens  »  (PI.  Gaudet.  Ibid.  p.  41). 
Pauvres  Acadiens  qui  ne  s'étaient  rendus  que  dans  l'espoir  et 
-avec  la  promesse  d'être  bien  traités  par  les  Anglais  !  leur  con- 
fiance était  bien  placée. 

La  chute  de  Beauséjour  entraîna  l'évacuation  de  la  rivière 
Saint-Jean  que  Shirley  et  Lawrence  n'avaient  pas  moins  à 
cœur.  Privé  d'artillerie  et  de  munitions  par  la  capture  du 
Saint-François  [16  octobre  1750],  n'espérant  pas  plus  de  se- 
cours du  Canada  trop  lointain  que  de  l'Ile  Royale  dontles  An- 
glais tenaient  la  mer,  le  lieutenant  de  Boishébert  ne  pouvait, 
avec  30  hommes  de  garnison  et  160  autres  combattants,  tant 
Acadiens  que  sauvages,  tenir  tête  aux  «  2.000  soldats  anglais,  » 
dit-il,  qui,  tout  exaltés  par  leur  victoire,  vinrent  le  20  juin  sur 
«  six  bâtiments,  tant  senauts  que  goélettes  »,  l'attaquer  en 
son  fort  délabré;  il  fit,  du  moins,  éclater  ses  quatre  vieux  ca- 
nons de  8,  brûler  ses  magasins  presque  vides  et  sauter  ses  bas- 
tions déjà  croulants;  puis  il  se  retira  avec  les  habitants  et  leur 
missionnaire,  le  père  Germain,  à  un  quart  de  lieue  en  amont, 
«dans  les  détroits  de  la  rivière»,  où  Monckton  n'osa  l'attaquer. 
.  De  là,  il  se  porta  plus  tard,  le  20  août,  au  secours  des  Acadiens 
de  l'Acadie  française  alors  en  grande  détresse.  Après  avoir 

i-AUVniÈRE    T.       I  14 


418  LA  TRAGÉDIE 

tout  ruiné  dans  le  fort,  les  troupes  anglaises  capturèrent  un 
parti  de  quatorze  sauvages  et  «  s'amusèrent,  dit  Vaudreuil 
(18  octobre  1755),  à  les  couper  en  morceaux  comme  de  la 
viande  de  porc  et  à  éparpiller  sur  le  sol  ces  horribles  restes  ». 

Cette  facile  victoire  de  Beauséjour  fut  pour  les  Anglais  un 
coup  de  maître,  n'était  sa  déloyauté  :  car  n'oublions  pas  c^u'on 
était  toujours  en  pleine  paix  et  que  nos  diplomatesbernés  négo- 
ciaient toujours  à  Londres  pour  ces  terres  de  l'isthme,  déjà 
tombées  aux  mains  des  Anglais.  Nous  attribuant  impudem- 
ment leurs  propres  idées  d'agression,  l'un  de  ces  Anglais,  dè& 
le  18  octobre,  écrit  en  une  brochure  d'inspiration  officieuse 
{Remarks  on  ihe  French  Memorials  concerning  îhe  limiis  of  Aca- 
dia)  :  «  Je  ne  puis  m'empêcher  de  féliciterla  nation  d'avoir  déçu 
les  espérances  des  Français  en  Nouvelle  Ecosse  :  car  c'est  là 
l'un  des  plus  heureux  événements  qui  pût  arriver,  et  il  est  entiè- 
rement dû  au  fait  que  nous  les  avons  devancés  en  nos  armements 
tant  ici  qu"en  Amérique».  Peut-on  plus  cyniquement  avouer, 
en  même  temps  que  le  délit  d'agression,  l'intention  délibérée? 
Mais  la  violation  du  droit  des  gens  était  devenue  en  ces  temps 
un  principe  de  la  politique  anglaise. 

Nul  ne  l'appliqua  avec  plus  d'impudence  que  l'un  des  plus 
sinistres  héros  de  la  marine  britannique.  Fils  d'un  politicien  et 
neveu  de  Marlborough.  le  vice-amiral  Boscawen  avait  la 
mentalité  sans  scrupule  de  Tun  et  de  l'autre;  «  homme  dur. 
violent  et  emporté  »,  il  éprouvait  pour  les  Français,  dit 
le  D^"  A.  Brown  «  la  vieille  haine  instinctive  »  des  Anglais 
de  son  temps.  Battu  à  Carthagène,  battu  à  Pondichéry,  son 
amour-propre  humilié  aspirait  ardemment  à  la  revanche, 
fùt-elle  sans  honneur  et  sans  gloire,  pourvu  qu'il  y  eût 
profit.  N'oublions  pas  qu'à  cette  époque,  alors  qu'il  était 
strictement  interdit  à  tout  officier  de  la  marine  française 
de  faire  du  commerce  ou  de  bénéficier  de  prises  même  légi- 
times, tout  officier  dé  la  marine  anglaise  était,  au  contraire, 
encouragé  à  profiter  du  négoce  et  à  participer  aux  prises, 
fussent-elles  illégales. Nous  avons  vu  que,  le  24  mars   et  le- 


LE         PLAN         ET         SES         PROMOTEURS       419 

10  avril,  Boscawen  avaif  reçu  l'ordre  d'aller  avec  son  escadre 
•de  sept,  puis  de  quinze  vaisseaux  croiser  au  large  de  Louis- 
bourg  et  d'y  attaquer  et  capturer  tout  bâtiment  de  force  se 
rendant  dans  l'Amérique  du  Nord.  Voici,  au  reçu  de  cet  ordre, 
les  nobles  sentiments  de  Boscawen  épanchés  en  une  lettre 
intime  à  sa  femme  (25  mai  1755)  : 

'(  J'avoue  que  je  n'espérais  plus  revoir  l'Amérique;  j'en  ai 
maintenant  le  plus  vif  désir.  Ce  matin,  je  me  suis  amusé  à  faire 
le  plan  d'une  résidence  semblable  à  celle  de  Lady  Essex,  bien 
sûr  que  vous  l'aimeriez.  Si  nous  avons  la  guerre,  je  m'assurerai, 
à  moins  d'une  malchance  insigne,  de  quoi  la  bâtir  et  y  avoir 
un  bon  train  de  maison  ».  «  Maint  beau  chât,eau  anglais  dont 
l'architecture  évoque  le  pavillon  britannique,  dit  l'historien 
Mac  Lennan  auquel  nous  empruntons  cette  édifiante  citation 
( Loiiisbourg,  p.  308),  fut  construit  après  leur  retraite  par  des 
officiers  de  mer  enrichis:  la  dignité  de  plus  d'une  pairie  provient 
des  bons  placements  faits  avec  l'argent  de  prises  partagées 
après  victoire  ». 

Dès  lors,  on  comprend  l'âpre  cupidité  de  Boscawen  et  de 
ses  officiers  en  leur  chasse  acharnée  au  gibier  maritime  de  la 
France.  Nous  savons  de  quelle  manière  lâche  et  déloyale,  en 
pleine  paix,  son  escadre  de  onze  vaisseaux  pleinement  armés 
s'empara,  le  8  juin  1755,  des  deux  vaisseaux  du  Roi  qui,  pres- 
que désarmés, s'étaient  perdus  dans  les  brumes  de  Terre-Neuve. 
Or,  ces  officiers  français  de  VAlcide  et  du  Lys  se  plaignirent 
amèrement  dans  leur  rapport  {Arch.  Nat.  Col.  C  11  b,  vol.  68 
f.  267)  d'avoir  été  traités  d'une  manière  indigne  :  on  les 
dépouilla  de  leurs  effets  personnels,  tout  comme  les  passagers 
de  Noire-Dame  de  la  Délivrance  prise  en  1745  au  large  de  Louis- 
bourg  :  «  tous,  du  capitaine  au  mousse,  dit  l'une  des  victimes, 
le  savant  espagnol  Antonio  d'UUoa  [Voyage historique. ..\o\ Aï, 
liv.  III,  p.  116)  furent  dépouillés  de  la  manière  la  plus  hu- 
miliante et  fouillés  par  les  capitaines  anglais  eux-mêmes  », 
Ouant  aux  sentiments  que  le  pirate  Boscawen  éprouva  après 
.sa  flagrante  violation  du  droit  des  gens,  ils  sont  encore  expri- 
més en  une  lettre  intime  à  Lady  Boscawen  en  date  du  26  juin  : 


4'2()  LA  TRAGÉDIE 

n  Ma  chère  Fanny  ne  peut  s'imaginer  le  soulagement  que 
j'éprouve  depuis  que  j'ai  expédié  le  Gibraltar  en  Angleterre.  Lé 
compte-rendu  que  j'ai  donné,  bon  ou  mauvais,  m'a  débarrassé 
d'un  gros  poids.  Commencer  ainsi  la  guerre  entre  deux  nations 
sans  ordre  absolu  ni  déclaration  me  donne  parfois  fort  à 
réfléchir.  D'aucuns  me  blâmeront;  mais,  comme  il  s'agit 
d'agression  {il  is  on  Ihe  fighling  side),  un  plus  grand  nombre  me 
louera.  Si  j'avais  eu  la  chance  d'en  rencontrer  davantage  [des 
vaisseaux  français],  les  louanges  seraient  encore  plus  grandes.  Je 
n'en  ai  pas  moins  la  joie  secrète  d'avoir  fait  tout  ce  qu'un  homme 
peut  faire  en  cette  partie  du  monde...  Je  sais  que  ce  que  j'ai  fait 
est  conforme  à  l'esprit  de  mes  ordres;  je  sais  que  c'est  agréable 
au  Roi,  au  Ministère  et  à  la  majorité  du  peuple;  tout  ce  que  je 
crains,  c'est  qu'on  ne  s'attendît  de  ma  part  à  plus  encore.  Tout 
le  plan,  c'est  de  démolir  la  puissance  navale  de  la  France.  Si 
j'avais  pu  rencontrer  ceux  [des  vaisseaux  français]  qui  se  sont 
échappés  et  les  détruire,  ç'eiit  été  un  coup  décisif  capable  d'em- 
pêcher la  guerre;  mais  ce  que  j'ai  fait  versera  de  l'huile  sur  le 
feu;  on  va  se  plaindre  à  toutes  les  Cours  d'Europe».  (MacLennan 
p.  206). 

On  voit  que  cette  cynique  mentalité  de  Boscawen  qui  nous 
semble  si  répugnante  est  bien  celle  de  ses  compatriotes,  de  ses 
chefs,  de  son  gouvernement;  en  «  démolissant  la  puissance 
navale  de  la  France,  il  a  agi  conformément  à  l'esprit  de  ses 
ordres  »,  «  d'une  manière  agréable  au  Roi.  au  [Ministère,  à  la 
majorité  du  peuple  ».  Il  est  donc  bien,  à  sa  façon.  «  a  représen- 
tative man  »,  un  de  ces  héros  à  la  Frédéric-k -Grand  qu'a  tant 
admirés  Carlyle. 

Avant  toute  déclaration  de  guerre,  du  8  juin  au  1^^  septem- 
bre 1755,  l'escadre  de  Boscawen  prit  deux  vaisseaux  de  guerre 
de  64  canons,  cinq  goélettes,  trois  lougres,  un  sloop,  un  brigan- 
tin.  neuf  senauts  et  six  autres  vaisseaux,  en  tout  27  unités; 
beau  «  tableau  de  chasse  »,  comme  on  dit  en  langage  sportif.  Ce 
bon  coup  de  filet  donné,  l'amiral  «  torticolis  »,  comme  l'ap- 
pelaient ses  hommes,  retourna  en  octobre  pour  collaborer  avec 
son  collègue  Hawke,  toujours  en  pleine  paix,  en  novembre  1755, 
à  une  piraterie  plus  monstrueuse  encore  :  la  saisie  dans  les 
ports  anglais  de  300  de  nos  navires  de  commerce  et  de  12.000^^ 


I 


LE         PLAN         ET         SES         PROMOTEURS        421 

de  nos  marins.  Tels  furent  les  beaux  préludes  de  cette  glo- 
rieuse guerre  de  Sept  ans  où  l'Angleterre  s'octroya  si  royale- 
lement  et  si  loyalement  la  maîtrise  des  mers,  «  la  plus  glorieuse 
de  nos  guerres  »,  dit  le  pontife  chauvin  Macaulay  en  son  Essai 
sur  Pitt.  Au  cours  des  hostilités,  ce  forban  officiel  attenta 
encore  au  droit  des  gens;  en  1759,  il  viola  la  neutralité  du 
Portugal  en  coulant  dans  une  de  ses  rades  avec  ses  quatorze 
vaisseaux  de  guerre  sept  navires  français.  Pour  en  finir  avec 
le  portrait  historique  de  ce  grand  homme  que  nous  retrouve- 
rons plus  tard,  disons  tout  de  suite  qu'en  sa  fastueuse  rési- 
dence seigneuriale  se  lit  cette  éloquente  épitaphe  : 

...Mourut  de  la  fièvre  en  Van  1761, 
à  V âge  de  cinquante  ans, 
à  Halchlands  Parle,  en  Surrey, 

résidence  qu'il  venait  de  finir 
aux  frais  des  ennemis  de  son  pays. 

En  une  si  glorieuse  résidence,  le  plus  bel  ornement  du  hall 
serait  évidemment  la  statue  cVEuangeline. 

De  tels  forfaits,  qui  révoltent  la  conscience  humaine  autant 
que  les  modernes  crimes  allemands,  ne  peuvent  évidemment 
servir  les  intérêts  d'une  nation  qu'en  souillant  à  jamais  son 
honneur  et  sa  gloire  :  c'est  de  la  grandeur  matérielle  faite  de 
bassesse  morale.  Pareille  mentalité  anglaise  explique  assez  le 
crime  acadien  :  Boscawen  en  fut  l'un  des  pires  artisans. 


Sources  et  autres  références. 

Arch.  Aat.  —Colonies  Cil  d,  vol.  \III,  ff.  215-226. 

Cil  D,    vol.    XXXI-XXXV. 

B  vol.  97,  (Ile  Royale),  ff.  19,  21,  30,  vol.    101,  ff. 

19.  31,  40;  B  vol.  97,  (Ile  Royale),  ff.  6-9;  vol.  103, 

f.  2.  vol.  106,  f.  1. 

Carton    K.    1351,  n°'  90-91. 
Min.  des  Colonies.  ■ —  Recensements  G',  vol.  467  (recens,   de  l'Ile  Saint- 
Jean  et  de  l'Ile  Royale.  (1753-1758). 
Recensements  G\  vol.  466  (rôle  gén.   de  la  Cadie 

Franc.  .1756). 


422  LA  TRAGÉDIE 

Arcli.  Min.  Aff.  élr.  —  Méni.  ot  doc.  Amérique.  \'ol.  IX.  345;  vol.   X,  f.  56 
1(J9-119. 
—  Corr.   pol.  Aiiirlet.   vol.  434.  f.  257-8. 
Brilish  Musr-iim. —  Mss  AddtMula  19.069-19.076.  (Dr.  Andrew  Brown, 
ins.  Papers  relating  to  Nova  ScoUa,  1748-1757). 


Arcli.   Canada. — •  Rappurl   1894.  pp.    194-220  (doc.   angl.  relat.  à  Nouv. 
Ecosse). 

—  1904.    App.    G.     :    Bigot,    Vergor,    Villeray 
pp.  3-28 

—  1905    II.    pp.    113-116. 
.     —        1905-6  I  pp.  171-209 

Canada  français  vol.   1.    —   Coup  d'œil  sur  V  Acadie  avaiil  la  dispersion, 

par  l'abbé  Casgraiu. 
Mémoire  à  Chuiseul.  par  l'abbé  de  l'Isle  Dieu 

(pp.  1-16). 
Lettres  de  l'abbé  Le  Loutre  (19-39). 
vol.  II.  —  Anthony  Casteel's  Journal, pp.  110-126,  1753; 
Judge  Morris,  Paper  on  the  causes   of   the 
War  in  1755.  pp.   107-111. 
Pychon's  correspondence,  pp.   127-138. 
vol.  III.  —  Etat  des  Missions  en   1753,   par   l'abbé  de 
risIe-Dieu  pp.  181-191. 

Tli.  Aki.ns.  —  Nova  Scotia  doc.  p.  197-243;  376-407;  671-706. 

Beamish  Murdoch.  —  Hi.sï.  of  Nova  Scotia  II,  171-289. 

Th.  Mante. —  History  of  the  late  War  in  Nortli  America.  London,  1772. 

ïli.  PiCHON'  TvRREL.  —  Lellrcs  et  mémoires  pour  servir  à  Vhistoire  du 
Cap  Breton  et  de  Flsle  Saint-Jean.  La  Haye  et  Londres   1760. 

Phil.  h.  S.mith.  — Acadia.  a  Jost  Chapter  in  History,  .New-York,  1884 

Ed.  Richard.  ~  Acadie  (éd.  H.  d'Arles)  II.  150-19*0;  223-287. 

Abbé  Casgrain.  —  Voy.  au  pays  d'Evany.  Paris  1890. 

Par  KM  AN.  —  Montcalm  and  Wotfe,  ch.  4. 

DU  Bosco  DE  Beaumont.  —  Les  derniers  jours  de  F  Acadie  (1748-1758). 
Corresp.  et  Mém.  extraits  du  Portefeuille  de  M.  Le  Courtois  de  Surlaville, 
Paris  1899,  8" 

Edmond  de  Nevers.  —  L'âme  américaine.  —  Paris,  1903,  2  vol. 

Placide  Gaudet.  —  Le  Grand  Déraïujemenl.  Ottawa,   1921. 

Mac  Lennan.  —  Louisboury,  op.  cit. 

Lacour  Gavet.  —  La  Marine  Française  sous  Louis  XV,  op.  cit. 


CHAPITRE  XIII 


MISE  EX  SCÈNE  JUDICIAIRE 

(1755) 

AVANT  même  la  prise  de  Beauséjour,  dès  que  l'occupation 
de  l'isthme  par  les  troupes  néo-anglaises  eût  définitive- 
ment enfermé  les  Acadiens  dans  la  presqu'île,  Lawrence 
procéda  à  l'exécution  de  son  plan  machiavélique.  Le  premier 
souci  du  brave  général,  afin  de  mieux  vaincre  ses  inoffensifs 
adversaires,  fut  de  les  désarmer,  quoiqu'ils  n'eussent  rien  fait 
pour  s'attirer  pareille  provocation  à  la  révolte.  Qu'on 
veuille  bien  admirer  l'élégance  du  stratagème  auquel  eut  re- 
cours sa  délicatesse  habituelle;  c'est  le  coup  de  traîtrise  de 
Glencoe  renouvelé  en  Acadie.  Vers  le  6  juin,  100  soldats 
du  fort  Edouard  à  Pigiquid  et  50  d'Halifax  viennent  aux 
Mines  sous  prétexte  d'une  partie  de  pêche  (a  fishing  frolic)  : 
au  lieu  de  coucher  dans  les  granges  comme  d'habitude,  ils 
sont  répartis  deux  par  deux  dans  les  maisons  des  habitants. 
Soudain,  en  pleine  nuit,  ils  se  lèvent,  s'emparent  de  400  fusils, 
de  poires  à  poudre  et  d'autres  munitions  de  leurs  hôtes  et,  dès  le 
matin,  vont  les  porter  au  petit  vaisseau  ({ui  les  attend  pour 
les  mettre  en  lieu  sûr  au  fort  Edouard.  C'est  cette  sournoise 
et  brutale  opération  c{ue  Lawrence  appela  élégamment  «  ar- 
racher les  dents  de  tous  ces  neutres  ».  Sans  plus  tarder,  ordre 
est  donné  aux  habitants  des  Mines,  de  Piziquid  et  d'autres 
lieux  d'apporter  dans  le  plus  bref  délai  audit  fort  Edouard, 
sous  peine  d'être  traités  en  rebelles,  toutes  autres  armes  qui 
auraient  pu  échapper  aux  recherches;  le  juge  Deschamps  se 
vanta   d'en   avoir  compté  2.000;   forte  exagération,   car  fin 


424  LA  TRAGÉDIE 

septembre  l'abbé  Daiidin  avait  dit  à  Murray  qu'ils  n'avaient 
pas  tous  des  armes,  mais  seulement  des  haches.  «  Les  Acadiens 
se  soumirent  à  ces  ordres,  dit  Haliburton,  d'une  façon  qui 
aurait  dû  convaincre  le  gouvernement  qu'ils  n'avaient  nul- 
lement l'intention  de  se  révolter;  mais,  en  leur  qualité  de  pa- 
pistes et  de  Français,  leur  obéissance  n'a  jamais  beaucoup 
compté  aux  yeux  de  leurs  maîtres  protestants  et  anglais, 
qui  les  détestaient  et  les  redoutaient  tout  à  la  fois  ».  Opinion 
conforme  à  celle  d'un  correspondant  du  duc  de  Nivernois  : 
«  Il  n'était  pas  bien  difficile  de  supposer  des  crimes  aux  Aca- 
diens :  ils  étaient  papistes  et  catholiques;  on  les  regardait 
comme  séditeux  ».  (2  décembre  1762).  Ajoutons  que  la  doci- 
lité même  des  Acadiens  ne  se  prêtait  que  trop  aux  pires  vio- 
lences de  la  tyrannie  et  à  ses  plus  désastreuses  conséquences  : 

«  Ils  étaient  trop  soumis,  dit  avec  raison  John  Herbin  (Hisl. 
of  Grand  Pré,  8.5).  Ils  avaient  sans  profit  appris  la  leçon  de  l'hu- 
milité et  de  la  patience...  Il  est  presque  invraisemblable  qu'un 
peuple  pût  être  si  patient,  si  paisiblement  persévérant  en  son 
acharnement  à  rester  sur  ses  terres  en  dépit  de  toutes  les  im- 
postures dont  il  avait  été  victime...  Pendant  quarante  ans  ils 
avaient  subi  insultes  et  indis:nités  dans  le  vain  espoir  qu'un 
temps  viendrait  où  ils  pourraient  vivre  en  sécurité  sur  ces  ter- 
res que  leurs  pères  avaient  conquises  sur  la  mer  et  dont  ils 
avaient  fait  les  plus  belles  et  les  plus  riches  de  toute  l'Amérique. 
Or  toute  leur  obéissance  aux  ordres  et  aux  exigences  du  gouver- 
nement ne  faisait  que  les  livrer  davantage  à  des  gens  dont  les 
préjugés  nationaux  et  l'inhumanité  exploitaient  leur  faiblesse 
et  depuis  des  années  faisaient  deux  les  jouets  du  caprice  et  des 
circonstances  ». 

Le  10  juin,  toutefois,  les  Acadiens  adressèrent  au  gouver- 
neur la  requête  suivante  : 

^lonseigneur, 

Les  habitants  des  Mines,  de  Pisiquid  et  de  la  Rivière  aux  Ca- 
nards prennent  la  liberté  de  s'approcher  de  Votre  Excellence 
pour  lui  témoigner  combien  ilssont  sensibles  à  laconduite  que  le 
gouvernement  tient  à  leur  égard,  llparaît,  Monseigneur,  que  Votre 
Excellence    doute    de  la    sincérité  avec   laquelle    nous    avons 


MISE         EN         SCÈNE         JUDICIAIRE  425 

promis  d"être  fidèles  à  Sa  Majesté  Britannique.  Nous  supplions 
très  humblement  Votre  Excellence  de  considérer  notre  conduite 
passée,  elle  voira  que  bien  loin  de  fausser  le  serment  que  nous 
avons  prettés,  nous  l'avons  maintenu  dans  son  entier  malgré 
les  sollicitations  et  les  menaces  effrayantes  d'une  autre  puis- 
sance. Nous  sommes  aujourd'huy,  Monseigneur,  dans  les  mêmes 
dispositions  les  plus  pures  et  les  plus  sincères  de  prouver  en, 
toute  circonstance  une  fidélité  à  toute  épreuve  pour  Sa  ^lajes- 
té,  de  la  même  façon  que  nous  l'avons  fait  jusqu'ici,  tant  que 
Sa  Majesté  nous  laissera  les  mêmes  libertés  qu'elle  nous  a  ac- 
cordés, à  ce  sujet  nous  prions  instamment  Votre  Excellence  de 
vouloir  nous  informer  des  intentions  de  Sa  Majesté  sur  cet  ar- 
ticle, et  de  vouloir  bien  nous  donner  des  assurances  de  sa  part. 

Permettez-nous,  s'il  vous  plaît.  Monseigneur,  d'exposer  ici 
les  circonstances  menantes  dans  lesquelles  on  nous  retiens  au 
préjudice  de  la  tranquilité  dont  nous  devons  jouir.  Sous  pré- 
texte que  nous  transportons  notre  Bled  ou  autres  denrées  à  la 
pointe  de  Beauséjour  et  à  la  Rivière  Saint-Jean,  il  ne  nous  est 
l>lus  permis  de  faire  le  moindre  transport  de  Bled  par  eau 
d'un  endroit  à  l'autre  ;  nous  supplions  votre  Excellence  de  croire 
que  nous  n'avons  jamais  transporté  aucune  provision  de  vivre  ni 
à  la  pointe,  ni  à  la  Rivière  Saint-Jean...  Nous  espérons  qu'il 
plaira  à  Votre  Excellence  nous  rendre  la  même  liberté  que  nous 
avions  cy-devant  en  nous  rendant  l'usage  de  nos  canots,  soit 
pour  transporter  nos  besoins  d'une  Rivière  à  l'autre,  soit  pour 
faire  la  Pêche,  et  par  là  subvenir  à  notre  nourriture... 

De  plus,  nos  Fusils,  que  nous  regardons  comme  nos  propres 
meubles,  nous  ont  été  enlevés,  malgré  qui  nous  sont  d'une  der- 
nière nécessité,  soit  pour  défendre  nos  Bestiaux  qui  sont  atta- 
qués par  les  Bêles  sauvages,soit  pour  la  conservation  de  nos  En- 
fants et  de  nous-mêmes...  Il  est  certain,  Monseigneur,  que  de- 
puis que  les  Sauvages  ne  fréquentent  plus  nos  Quartiers,  les  Bê- 
tes féroces  soat  extrêmement  augmentées  et  que  nos  Bestiaux  en 
sont  dévorés  presque  tous  les  jours.  D'ailleurs  les  Armes  qu'on 
nous  enlève  sont  un  faible  garant  de  notre  fidélité,  ce  n'est  pas 
ce  fusil  que  possède  un  habitan  qui  le  portera  à  la  Révolte,  ni  la 
privation  de  ce  même  Fusil  qui  le  rendra  plus  fidel,  mais  sa  cons- 
cience seul  le  doit  engager  à  maintenir  son  sermen. 

Il  paroit  un  Ordre  de  par  Votre  Excellence,  donné  au  Fort 
Edouard  le  4  juin  1755...  signé  A.  Murray,  par  lequel  ils  nous 
enjoints  d?  transporter  les  Fusils,  Pistolets  au  Fort  Edouard:  il 
nous  paroit,  Monseigneur,  qu'il  nous  scroit  dangereux  d'exécu- 
ter cet  ordre  (dans  le  supposé  qu'il  s'en  trouva  encore  quehjues- 


42(3 


L    A 


TRAGEDIE 


uns  qui  auroient  échappés  à  la  reclierche  exacte  que  l'on  a  faite) 
avant  de  vous  représenter  le  danger  auquel  cet  Ordre  nous  ex- 
pose, les  Sauvages  pouvent  venir  nous  menacer  et  nous  sac- 
cager en  nous  reprochant  que  nous  avons  fourni  des  Armes  pour 
les  tuer,  nous  espérons,  Monseigneur,  que  bien  loin  de  nous  le 
faire  exécuter  avec  tant  de  danger,  qu'il  vous  plaira  au  contraire 
d'ordonner  que  l'on  nous  remette  ceux  que  l'on  nous  a  enlevées, 
et  nous  procurer  le  moyen  par  là  de  nous  conserver  nous  et  nos 
Bestiaux.  [Cette  crainte  de  représailles  de  la  part  des  sauvageset, 
par  suite,  ce  besoin  d'armes  pour  sedéfendre  étaient  si  peu  chimé- 
riques que  le  23  juillet  1753  Hopson  avouait  aux  Lords  of  Trade 
que  X  vivant  en  dçs  fermes  très  isolées,  ils  ne  pouvaient  résister 
à  aucune  espèce  d'ennemis,  particulièrement  aux  Indiens  >>] 

...  Nous  supiilions  Votre  Excellence  de  vouloir'nous  communi- 
quer son  bon  plaisir  avant  de  nous  confisquer  et  de  nous  mettre 
en  faute.  Ce  sont  les  grâces  que  nous  attendons  des  bontés  de- 
\'otre  Excellence,  et  nous  espérons  cjue  vous  nous  ferez  la  jus- 
tice de  croire  que  bien  loin  de  vouloir  transgresser  nos  promesses 
nous  les  maintiendront  en  assurant  que  nous  sommes,  Monsei- 
gneur, vos  très  humbles  et  très  obéissants  serviteurs. 

(Signé  par  vingt-cinq  des  susdits  habitants). 


Il  semble  bien  que  le  plus  grave  reproche  qu'on  puisse  adres- 
ser à  cette  requête  est  le  ton  humble  et  timide  de  ces  pauvres 
gens  durement  molestés  par  un  brutal  despote,  reproche 
qu'il  faut  atténuer  en  songeant  à  l'état  de  terrorisation  dans 
lequel  les  tenaient  ce  gouverneur,  ses  officiers  et  ses  soldats. 
Or,  le  Conseil  d'Halifax  déclara  à  l'unanimité  que  ladite 
requête  «  était  hautement  arrogante  et  insidieuse,  insultante 
pour  l'autorité  et  le  gouvernement  de  Sa  Majesté  et  digne  d'un 
châtiment  exemplaire  ».  C'est  assez  dire  que  le  siège  du  Conseil 
était  depuis  longtemps  fait  et  que  le  parti  pris  de  sévir  était 
depuis  longtemps  arrêté,  quelle  que  fût  l'attitude  des  Acaditns. 
Avant  même  que  cette  opinion  ne  fut  formulée,  le  24  juin,  les 
malheureux  en  eurent  vent  sans  doute  :  car,  plus  timorés  que 
jamais,  (Beauséjour  ayant  succombé,  Le  Loutre  avait  recom- 
mandé la  prudence  et  la  soumission,)  ils  adressèrent  au  gou- 
verneur Lawrence  la  lettre  suivante  : 


MISE         EN         SCÈNE        JUDICIAIRE  427 

Monseigneur, 

Tous  les  habitants  des  Mines,  de  Pisiquid  et  de  la  Rivière  aux 
Canards  supplient  \'otre  Excellence  de  croire  que  si  dans  la 
Requette  qu'ils  ont  eu  l'honneur  de  présenter  à  votre  Excel- 
lence il  se  trouvait  quelque  faute  ou  quelque  manque  de  res- 
pect envers  le  gouvernement,  que  c'est  contre  leur  intention  et 
que  dans  ce  cas  les  Habitans  qui  l'ont  signé  ne  sont  pas  plus 
coupables  que  les  autres.  Si  quelquefois  il  se  trouve  des  Habi- 
tans embarrassés  en  présence  de  Votre  Excellence,  ils  supplient 
très  humblement  de  vouloir  excuser  leur  timidité;  et  si  contre 
notre  attente,  il  se  trouvoit  quelque  chose  de  dure  sur  la  dite 
requette,  nous  prions  Votre  Excellence  de  nous  faire  la  grâce 
de  pouvoir  expliquer  notre  intentions,  ce  sont  les  faveurs  qu'il 
plaira  à  \'otre  Excellence  de  nous  faire  en  la  suppliant  de  croire 
que  nous  sommes  très  respectueusement,  Monseigneur,  votre 
très  humble  et  très  obéissants  serviteurs. 
(Signé  parquarante-quatre  des  susditshabitants  au  nom  de  tous) 

Il  faut  avouer  que  les  pauvres  Acadiens  connaissaient 
bien  mal  cette  rude  et  hautaine  mentalité  anglaise,  si  prompt'' 
à  prendre  toute  concession  hésitante  pour  une  lâche  faibless^^ 
et  à  re\p]oiter  durement.  Lorsque  le  3  juillet  quinze  des  s:- 
signataires  de  la  première  requête  furent  sur  convocation  de- 
Lawrence,  introduits  devant  le  terrible  gouverneur  et  son 
auguste  conseil,  on  voulut  bien  leur  dire  que,  «  si  les  pétition- 
naires n'eussent  fait  leur  soumission  par  leur  requête  sub- 
séquente, leur  présomption  n'aurait  pas  manqué  d'être  sévè- 
rement châtiée».  De  qui  donc  se  compose  ce  fameux  Conseil 
d'Halifax  qui  va  maintenant  décider  sans  appel  du  destin 
des  Acadiens?  de  quatre  ou  cinq  conseillers  réguliers  que 
préside  ce  gouverneur.  Trois  d'entre  eux  ne  furent  guère  que 
des  comparses  qui  surtout  opinèrent  du  bonnet  :  le  capitaine 
William  Cotterell,  premier  Provost  Marshall,  puis  Provincial 
Secrelanj,  fut  dès  octobre  1752  membre  de  ce  Conseil;  le  capi- 
taine John  Collier,  étant  venu  d'Angleterre  avec  Cornwallis 
en  1749,  fut  par  lui  nomme  capitaine  de  milice,  juge  de  paix 
et  enfin  en  janvier  1752  membre  du  Conseil;  le  néo-anglais 
Benjamin  Green,  fils  d'un  pasteur  de  Salem  (Mass.),  élève  de 


428  LA  TRAGÉDIE 

Harvard  Collège,  fut  en  1745  secrétaire    de    l'expédition    de 
Louisbourg  et  dèo  1749  membre    du    Conseil    d'Halifax  ;    il 
devint  plus  tard  Trésorier  de  la  Province.  Les  deux  autres 
nous  sont  mieux  connus  :  John  Rous,  apparemment  d'origine 
huguenote  et,  partant,  ennemi  acharné  de  la  France,  était  un 
corsaire  de  Boston;  l'un  de  ses  plus  beaux  exploits    fut   en 
1744   à  Terre-Neuve    la   destruction  en  un  mois   de  plus  de 
800    bateaux    de    pêche    français;   promu    pour   un   si   beau 
coup    capitaine   dans   la   marme   royale,  cet  ami  de  Shirley 
commanda    l'escadre    de    Monckton    à   Beauséjour    et   à    la 
rivière   Saint-Jean    où,    fidèle  à    ses  anciennes  pratiques,  il 
présenta  une  fausse  commission  à  Boishébert  qui  le   démas- 
qua ;  on  le  retrouvera  plus  tard  au  second    siège   de  Louis- 
bourg    (1758)    et   au   siège    de   Québec    (1759);    au    Conseil 
d'Halifax  dont  il  fut  membre  dès  octobre  1754,  il  représente 
sans  doute  l'influence  néfaste  de  son  chef  sans  cœur  ni  scrupule, 
l'amiral  Boscawen.  Ajoutons  un  autre  personnage  qui,  sans 
être  membre  du  Conseil,  n'en  eut  pas  moins  une  influence 
néfaste  sur  le  sort  des  Acadiens   :   le   marchand   d'Halifax 
Joshua  Mauger,   qui  avait  des  entrepôts  à  Piziguid  et  aux 
Mines;  par  l'intermédiaire  de  son  agent  suisse  Joseph  Des- 
champs, il  exploita  et  espionna  les  Acadiens;  en  1751,  il  ravi- 
tailla la  flotte  anglaise;  en  dépit  de  pratiques  illicites  qui  lui 
créèrent  des  difficultés,  il  acheva  sa  longue   vie  de  riche  par- 
venu dans  les  honorables  fonctions  de  membre  du  Parlement 
d'Angleterre.  Quant  au  juge  Jonathan  Belcher,  créature  des 
Lords  of  Trade,  il  devait  d'autant  plus  sûrement  représenter 
leur  influence  qu'ils  avaient  recommandé  à  Lawrence    de  le 
consulter  au  point  de  vue  juridique  :  il  fut  le  juge  bon  à  tout 
faire.  Parfois  parurent  aussi  au  Conseil  le  colonel  Monckton, 
l'amiral  Mostyn  et  Boscawen  lui-même.  Voilà,  tant  au  point  de 
de  vue  légal  qu'au  point  de  vue  militaire  qui  manifestement 
prédomine,  les   misérables   complices    de   Lawrence    dans   le 
crime  acadien. 

Aussitôt   commencèrent   les   débats,    si   l'on   peut   appeler 


MISE         EN         SCÈNE         JUDICIAIRE  429 

ainsi  cette  indigne  scène  d'intimidation  et  d'iniquité.  Pour 
bien  préparer  ses  conseillers,  Lawrence  commence  par  lire 
une  lettre  du  capitaine  Murray  : 

)'  Depuis  quelc}ue  temps,  disait-il,  les  habitants  français  se 
conformaient  en  erénéral  avec  plus  de  soumission  aux  ordres  du 
Gouvernement  et  avaient  remis  un  nombre  considérable  d'ar- 
mes à  feu;  mais,  en  remettant  la  première  requête,  ils  l'avaient 
traité  [lui  Murray]  avec  beaucoup  d'inconvenance  et  d'inso- 
lence; d'où  il  soupçonnait  fort  qu'ils  avaient  vent  de  la  présence 
de  quelque  flotte  française  dans  la  Baie  de  Fundy,  par  suite  de 
quelque  bruit  répandu  parmi  eux  :  car  il  était  notoire  que  ces 
habitants  français  avaient  toujours  fait  montre  d'insolence  et 
d'hostilité,  quand  ils  avaient  le  moindre  espoir  de  secours  du 
côté  de  la  France  ». 

Toute  la  prétendue  «  insolence  et  hostilité  »  des  Acadiens 
était  donc  uniquement  dans  l'interprétation  de  Murray  et  de 
Lawrence  et  non  pas  dans  les  actes  ni  dans  les  paroles  des 
Acadiens,  lesquels  sont  en  contradiction  avec  ces  sentiments 
quon  If'ur  prête.  Il  n'y  avait,  du  reste,  à  cette  époque  pas  la 
moindre  flotte  française  dans  la  Baie  de  Fundy.  Les  24  na- 
vires du  capitaine  Rous  ne  trouvèrent  pas  à  la  Rivière  Saint- 
Jean  un  seul  des  deux  bateaux  français  annoncés.  Ce  Murray, 
dont  nous  constaterons  plus  tard  la  dureté  et  la  grossièreté, 
semble  bien  avoir  été  de  connivence  avec  son  chef  Lawrence 
pour  rendre  odieuse's  en  ses  rapports  ses  futures  victimes  et 
ainsi  les  faire  plus  sûrement  condamner. 

«  Les  députés  introduits,  la  pétition  fut  de  nouveau  lue,  et 
leurs  auteurs  sé\'èrement  réprimandés  pour  avoir  eu  l'audace 
de  souscrire  et  de  présenter  un  document  si  impertinent;  pour- 
tant, par  pitié  pour  leur  faiblesse,  eu  égard  à  leur  ignorance  de 
notre  constitution,...  vu  que  les  pétitionnaires  avaient  semblé, 
en  une  requête  ultérieure,  manifester  un  certain 'i-egret  de  leur 
conduite  passée,  considérant  enfin  qu'ils  avaient  comparu  de- 
vant le  Conseil  dans  une  attitude  de  soumission  et  de  ro})enlir. 
le  Conseil  les  informait  qu'il  consentait  encore  à  faire  preuve  de 
clémence  envers  eux.  [Il  est  évident  que  cette  comédie,  d'un 
genre  bien  anglais,  en  jetant  tour  à  tour  le  cluiud  et  le  froid  dans 


43v>  LA  TRAGÉDIE 

l'âme  des  pauvres  gens,  n'avait  qu'un  but,  les  déconcerter  :: 
elle  n'y  réussit  que  trop].  Pour  leur  montrer  la  fausseté  et  l'im- 
pudence de  leur  requête,  ordre  fut  donné  de  la  lire  paragraphe- 
après  paragraphe;  la  vérité  des  diverses  allégations  y  contenues 
fut  discutée  en  détail,  et  des  remarques  furent  faites  par  le 
Lieutenant-Gouverneur  à  propos  de  chaque  paragraphe,  comme 
il  suit  : 

«  qu'ils  se  Irouvaient  très  émus  des  procédés  du  gouverne- 
ment à  leur  égard  >>.  [Remarquer  l'exagération  tendancieuse  de 
la  traduction].  Il  leur  fut  dit  qu'ils  avaient  toujours  été  tra  tés 
par  le  gouvernement  avec  la  plus  grande  douceur  et  tendresse, 
[l'éternel  mensonge  qui  durait  depuis  quarante-cinq  ans];  qu'ils 
avaient  joui  de  plus  de  privilèges  que  les  sujets  britanniques 
[refus  de  concessions,  de  passeports,  de  droit  de  commerce, 
etc.],  et  qu'on  leur  avait  accordé  le  libre  exercice  de  leur  reli- 
gion [prêtres  persécutés,  emprisonnés,  chassés,  etc...];  qu'ils 
avaient  eu  en  tous  temps  pleine  liberté  de  consulter  leurs  prê- 
tres [fréquentes  menaces  à  ce  sujet];  que  leur  commerce  [non] 
et  leurs  pêcheries  [on  ne  pouvait  faire  moins]  avaient  été  proté- 
gés; et  que,  depuis  bien  des  années,  on  leur  avait  permis  de  pos- 
séder leurs  terres  [conformément  au  traité  d'Utrecht],  qui 
étaient  presque  toutes  les  plus  belles  du  pays,  bien  qu'ils  ne  se 
fussent  pas  soumis  aux  conditions  d'octroi  de  toutes  concessions- 
en  prêtant  le  serment  d'allégeance  à  la  Couronne.  [De  l'aveu 
même  de  tous  les  prédécesseurs  de  Lawrence,  ils  n'avaient  pas 
à  s'y  soumettre].  Puis,  il  leur  fut  demandé  s'ils  pouvaient  pro- 
duire un  seul  cas  de  refus  pour  un  privilège  quelconque  ;  [on  leur 
avait  toujours  refusé,  non  seulement  des  concessions  de  terres 
nouvelles,  mais  le  privilège  essentiel  de  partir,  ]  ou  s'ils  pouvaient 
citer  un  seul  cas  de  dur  traitement  à  eux  infligé  par  le  gouverne- 
ment [destruction  de  leurs  barques  par  Nicholson,  nécessité  de 
réparer  et  de  ravitailler  les  forts,  brutalité  des  réquisitions  ré- 
centes]. Ils  admirent  la  justice  et  l'indulgence  du  gouvernement. 
[On  vient  de  voir  que  les  arguments  ne  leur  manquaient  pas; 
mais  que  fut-il  arrivé  s'ils  avaient  osé  contredire  le  despote  fu- 
rieux? et  puis,  n'oublions  pas,  outre  leur  intimidation,  la  gêne 
qui  devait  résulter  de  la  traduction  des  paroles  dans  les  deux 
langues.  Enfin,  dans  ce  procès-verbal  non  contrôlé  ni  contresi- 
gné, le  rédacteur  ne  mit  évidemment  que  ce  qui  plut  à  Lawrence] 
Au  sujet  du  paragraphe  où  «  ils  manifestent  le  désir  que  Von 
considère  leur  conduite  passée  »,  on  leur  fit  remarquer  que  leur 
conduite  passée  avait  été  considérée  et  que  le  gouvernement  re- 
grettait d'avoir  à   leur  dire  que  cette  conduite  avait  été  con- 


MISE         EN         SCÈNE         JUDICIAIRE  431 

Iraire  à  leurs  devoirs  et  à  la  reconnaissance  méritée  par  les  bons 
procédés  dont  on  avait  usé  envers  eux;  [n'était-ce  pas  plutôt  le 
gouvernement  qui  devait  leur  être  reconnaissant  de  leur  sou- 
mission en  dépit  de  procédés  inqualifiables  à  leur  égard?] 
qu'ils  n'y  avaient  répondu  par  aucun  témoignage  de  loyalisme 
envers  la  Couronne,  [y  avait-elle  droit,  les  méritait-elle?]  ni  de 
respect  envers  le  (Gouvernement  de  Sa  Majesté  dans  la  Province  ; 
[en  quoi  les  Acadiens  manquèrent-ils  au  respect  dû.  à  des  hom- 
mes qui  les  traitaient  comme  Nicholson,  Philipps,  Armstrong, 
\\'roth,Cornwallis,  MurrayetLawrencelui-même?]  qu'ilsavaient 
montré  une  disposition  constante  à  assister  les  ennemis 
du  Roi  et  à  nuire  grandement  à  ses  sujets;  [pourquoi  Mascarène 
a-t-il  quatre  ou  cinq  fois  déclaré  que,  sans  la  résistance  des  Aca- 
diens aux  sollicitations  françaises,  la  Nouvelle  Ecosse  était  per- 
due pour  les  Anglais?]  c{ue  non  seulement  ils  avaient  fourni  à 
l'ennemi  des  provisions  et  des  munitions,  [quelles  munitions? 
ledit  ennemi,  c'est-à-dire  les  Français,  occupant  leur  pays,  usait 
pour  les  denrées  du  droit  de  réquisition  conforme  aux  lois  de  la 
guerre;]  mais  qu'ils  avaient  refusé  de  pourvoir  de  vivres  les  ha- 
bitants ou  le  gouvernement  [ceci  ne  s'applique,  croyons-nous, 
qu'à  Halifax  pendant  cfuelque  temps,  alors  cjue  durant  quarante- 
cinq  ans  troupes  et  colons  anglais  n'avaient  guère  vécu  que  de 
ravitaillement  acadien;  c'est  ici  qu'il  faut  parier  de  reconnais- 
sance;] qu'ils  avaient  été  indolents  et  paresseux  sur  leurs  terres, 
voilà  qui  est  violent  :  la  colonisation  du  pays  était  entièrement 
due  à  eux,  puisqu'il  n'y  avait  pas  d'autres  colons  que  les  quel- 
ques Allemands  établis  depuis  deux  ans  à  Lunenburg;]  qu'ils 
avaient  négligé  les  travaux  des  champs  et  la  culture  du  sol; 
[de  plus  en  plus  fort  :  on  leur  refusait  de  nouvelles  concessions;] 
qu'ils  n'avaient  été  d'aucune  utilité  à  la  Province  pour  la  cul- 
ture [mensonge  prodigieux  contre  lequel  crie  toute  l'histoire 
du  pays],  ni  pour  le  commerce  [ces  paysans  étaient  bassement 
-exploités  par  les  marchands  anglais] , ni  pour  la  pêche  [étant  agri- 
■culteurs,  ils  ne  péchaient  guère  que  pour  leurs  besoins,  et  encore 
on  le  leur  interdisait  ;]  mais  qu'ils  gênaient  plutôt  les  intentions 
du  Roi  concernant  la  colonisation.  [Eh  !  oui,  voilà  la  vrai  rai- 
;Son  dont  l'aveu  est  naïf  :  on  voulait  tout  bonnement  à  rencon- 
.  tre  de  tout  droit  substituer  des  Anglais  à  des  Français  sur  leurs 
propres  terres;  de  là  toute  cette  misérable  chicane  aussi  hon- 
teuse qu'odieuse].  Il  leur  fut  demandé  s'ils  pouvaient  men- 
tionner un  seul. cas  de  service  par  eux  rendu  au  gouvernement; 
(sans  eux,  pendant  plus  de  quarante  ans,  le  gouvernement  affa- 
mé aurait  gouverné  un  désert;]  à  quoi  ils  ne  purent  faire  aucune 


432  LA  TRAGÉDIE 

réponse.  [Ce  silence  est  une  réponse  tristement  éloquente  de- 
vant l'énormité  d'accusations  sans  fondement  :  les  malheureux 
paysans  stupéfaits  devaient  deviner  qu'on  avait  juré  leur 
perte  et  que  le  moindre  mot  ne  ferait  que  hâter  le  dénouement.] 
A  la  lecture  du  paragraphe  :  «  //  semble  que  Votre  Excellence 
met  en  doute  la  sincérité  de  ceux  qui  ont  promis  fidélité  et  qui,  bien 
loin  de  rompre  leur  serment,  Font  tenu  malgré  ces  terribles  menaces 
d'une  autre  Puissance.»  [Rien  de  plus  vrai,surtout  au  temps  de 
la  guerre  antérieure].  On  leur  demanda  ce  qui  leur  faisait  sup- 
poser que  le  gouvernement  mettait  en  doute  leur  sincérité;  et 
on  leur  dit  que  pareille  supposition  indiquai!  qu'ils  avaient  cons- 
cience de  leur  manque  de  sincérité  et  de  leur  défaut  d'attache- 
ment aux  intérêts  de  Sa  Majesté  et  de  son  gouvernement... 
[Etrange  casuistique  de  puritains  dont  la  malveillance,  en  pré- 
tendant pénétrer  dans  les  plus  intimes  profondeurs  de  la  cons- 
cience d'autrui,  ne  fait  que  révéler  la  perversité  de  sa  propre 
nature  par  cette, perfide  interprétation  des  sentiments  les  plus 
naturels  et  les  plus  sincères;  il  est,  en  outre,  évident  qu'en  leur 
cherchant  ainsi  noise  pour  leurs  seules  intentions  on  leur  fait 
uniquement  un  procès  de  tendance;]  qu'en  leur  prenant  leurs 
armes,  on  enlevait  aux  Indiens  le  pouvoir  de  les  menacer  [étran- 
ge," plus  qu'étrange  !]  et  de  les  forcer  à  leur  venir  en  aide,  qu'ils 
semblaient  trop  enclins  à  se  joindre  à  une  autre  Puissance  à 
rencontre  de  leur  serment  d'allégeance...  [en  contradiction 
avec  l'aveu  antérieur  de  Lawrence,  1"  août  1754]. 

En  réponse  à  ce  paragraphe  :  «  Nous  sommes  maintenant  aussi 
sincèrement  et  loyalement  disposés  que  jamais  à  prouver  en  toute 
circonstance  notre  fidélité  envers  Sa  Majesté,  pourvu  que  Sa 
Majesté  nous  laisse  jouir  des  libertés  qui  nous  ont  été  accordées  »... 
[Nous  abrégeons  pour  éviter  le  piétinement  d'énervantes  répéti- 
tions]. Il  leur  fut  dit...  qu'il  ne  convenait  pas  à  des  sujets  britan- 
niques [ils  n'étaient  pas  entièrement  sujets  britanniques,  mais 
Français  neutres]  de  parler  à  la  Couronne  de  conditions  ni  de 
réserves  concernant  leur  fidélité  et  leur  allégeance,  et  qu'il 
était  de  leur  part  insolent  d'insérer  des  restrictions  telles  que: 
pourvu  que  Sa  Majesté  garantisse  des  libertés.  [Alors  à  quoi  bon 
les  clauses  d'un  traité?].  Tous  les  sujets  de  Sa  .Alajesté  sont  as- 
surés de  pouvoir  jouir  de  toute  liberté,  tant  qu'ils  demeurent 
loyaux  et  fidèles  à  la  Couronne:  mais  ils  perdent  tous  droits  à 
cette  protection  dès  qu'ils  font  preuve  de  tromperie  et  de  dé- 
loyauté. [C'était  leur  dire  :  «  Vous  prétendez  avoir  des  privilè- 
ges, des  libertés  spéciales  reconnues  par  les  traités;  renoncez-y 
poliment,  et  nous  nous  engageons,  foi  d'Anerlais,  à  vous  garan- 


MISE         EN         SCÈNE         JUDICIAIRE  433 

tir  d'autres  libertés;  de  quel  côté  est  la  tromperie  et  la  déloyau- 
té?]... 

Il  leur  fut  dit  en  réponse  au  paragraphe  où  «(  ils  demandent  à 
rentrer  en  possession  de  leurs  fusils  »...  que  les  fusils  ne  font  pas 
partie  de  leurs  biens  personnels,  vu  qu'ils  n'ont  aucun  droit  de 
garder  chez  eux  des  armes:  en  vertu  des  lois  anglaises,  il  est 
interdit  à  tous  les  catholiques  romains  d'avoir  des  armes  et  ils 
sont  passibles  de  condamnations  si  l'on  en  trouve  en  leurs  mai- 
sons. [On  avait  donc  mis  près  d'un  demi-siècle  à  s'apercevoir 
qu'aux  colonies  les  catholiques  n'ont  pas,  commelesprotestants, 
le  droit  de  se  défendre  contre  les  bêtes  sauvages  et,  au  besoin, 
contre' les  Peaux-Rouges,  pas  même  le  droit  de  chasse;  nous  dou- 
tons fort  que  cette  loi  fût  appliquée  aux  catholiques  anglais  du 
Maryland];...  que  cette  audacieuse  réclamation  manifestait  net- 
tement la  fausseté  de  leurs  protestations  de  fidélité  envers  le 
roi...  et  leur  disposition  à  se  joindre  à  l'ennemi;  [la  confiscation 
de  ces  armes  ne  manifeste-t-elle  pas,  au  contraire,  des  inten- 
tions autrement  graves  que  la  simple  réclamation  des  Acadiéns  ? 
cet  impudent  raisonnement  n'était  sans  doute  destiné  qu'à  don- 
ner le  change.  N'oublions  pas,  du  reste,  que  les  bateaux,  sous 
prétexte  qu'ils  «  portaient  des  provisions  à  l'ennemi  »  subirent  le 
même  sort  que  les  fusils  :  «  après  le  départ  des  députés,  dit  l'ab- 
bé Daudin,  on  a  demandé  leurs  canots  et  on  les  a  fait  brûler  »]. 

Après  lecture  de  ce  paragraphe  :  «  en  réclamant  nos  armes,  on 
n'obtient  qu'une  faible  garantie  de  notre  fidélité.  Ce  n'est  pas  le 
fusil  que  possède  un  habitant  qui  le  pousse  à  la  révolte,  ni  sa  con- 
fiscation qui  le  rend  sujet  plus  loyal;  mais  seule  la  conscience 
doit  l'engager  à  tenir  son  serment  ».  [N'ayant  pas  la  mentalité  an- 
glaise de  Lawrence,  nous  trouvons  naïvement  cette  déclaration 
aussi  juste  en  son  fond  que  belle  en  sa  forme  très  simple:  nous  la 
savons,  en  outre,  conforme  à  la  conduite  antérieure  des  Aca- 
diéns. Or,  c'est  sur  ces  belles  paroles  qu'avec  un  rare  manque 
de  tact  et  de  sens  moral  s'acharnèrent  les  justiciers  d'Halifax]. 
On  leur  demanda  quelle  excuse  ils  pourraient  invoquer  en  fa- 
veur de  la  présomption  de  ce  paragraphe,  comment  ils  pouvaient 
traiter  le  gouvernement  avec  un  tel  mépris  et  une  telle  indigni- 
té [  ?  ?]  qu'ils  se  permettaient  de  lui  expliquer  la  nature  de  la 
Fidélité  et  de  lui  définir  la  garantie  propre  à  assurer  leur  allé- 
geance. [C'est  bien  le  cas  de  dire  que  la  seule  manifestation  de 
la  vertu  est  le  plus  cinglant  outrage  qu'on  puisse  faire  à  la  mal- 
honnêteté.] On  leur  dit  que  leur  conscience  devrait,  en  effet,  les 
engager  par  suite  de  leur  serment  d'allégeance  à  la  fidélité  en- 
vers le  Roi  et  que,  s'ils  étaient  sincères  envers  la  Couronne,  ils 


434  LA  TRAGÉDIE 

iriippréhcnderaient  pas  tant  de  remettre  leurs  armes,  puisqu'il 
plaisait  au  Roi  de  les  leur  réclamer  pour  le  service  de  Sa  Majes- 
té. [Autant  dire  qu'au  gré  de  ces  messieurs  le  serment  d'allé- 
geance entraînait  pour  les  Acadiens  une  soumission  aveugle  au 
bon  plaisir  de  Sa  Majesté  manifesté  en  ces  lieux  par  les  caprices 
d'un  gouvernement  tyrannique].  On  leur,  fit  alors  savoir  qu'il  se 
présentait  à  eux  une  belle  occasion  de  manifester  leur  obéissance 
au  gouvernement,  en  prêtant  immédiatement  devant  le  Con- 
seil le  serment  d'allégeance  selon  la  forme  ordinaire.  [Voilà  le 
piège  où  les  poussaient  toutes  les  manœuvres  d'intimidation  an- 
térieures :  on  n'avait  tant  ergoté,  tant  menacé,  tant  élevé  la 
voix  que  i)our  extorquer  le  fameux  serment;  mais  là,  en  pré- 
sence du  danger  subitement  révélé,  les  Acadiens  comprirent  et 
se  ressaisirent;  le  bon  sens  et  le  sang-froid  reprenant  le  dessus, 
ils  se  détournèrent  du  parjure  possible  ].  Leur  réponse  à  cette 
proposition  fut  qu'ils  n'avaient  pas  mission  de  répondre  au 
Conseil  sur  ce  sujet.  On  leur  dit  alors  qu'ils  savaient  très  bien 
(|ue.  durant  les  six  dernières  années  [non.  depuis  plus  de  qua- 
rante ans],  cette  même  proposition  leur  avait  été  faite  et  qu'ils 
s'y  étaient  toujours  dérobés  sous  des  prétextes  futiles;  [fu- 
tile, la  défense  desdroits  les  plus  chers  et  les  plus  précieux  !] 
qu'on  les  avait  souvent  prévenus  qu'un  jour  ou  l'autre  ce 
serment  serait  exigé  et  devrait  être  prêté,  que  le  Conseil 
n'ignorait  nullement  qu'ils  étaient  au  courant  de  l'opinion 
générale  des  habitants  et  qu'ayant  eux-mêmes,  pleinement 
examiné  la  question,  ils  avaient  à  ce  sujet  pris  avant  ce 
jour  une  décision  personnelle,  puisque,  pour  ce  faire,  ils 
avaient  bénéficié  d'un  délai  de  six  ans.  [La  prétendue  faveur 
de  ce  délai  n'était,  avons-nous  vu,  qu'un  aveu  d'impuis- 
sance de  la  part  du  gouvernement].  Les  délégués  exprimèrent  le 
désir  de  retourner  chez  eux  pour  consulter  sur  ce  point  l'en- 
semble de  la  population,  attendu  qu'ils  ne  pouvaient  que  se 
conformer  aux  décisions  de  la  majorité,  qu'ils  avaient  l'inten- 
tion ou  de  refuser  ou  d'accepter  le  serment  d'un  commun  ac- 
cord, et  qu'il  leur  était  impossible  de  s'engager  avant  de  con- 
naître les  sentiments  de  leurs  commettants  à  ce  sujet.  [Quoi  de 
plus  conforme  aux  principes  même  de  la  représentation  popu- 
laire dont  l'Angleterre  était  alors  si  fière  et  qu'elle  appliquait  si 
mal,  ici  comme  ailleurs,  dès  que  son  intérêt  en  souffrait?] 
En  présence  de  cette  réponse  si  extraordinaire,  [en  quoi  ?  en 
ce  que  ces  Anglais  ne  s'attendaient  pas  à  ce  que  ces  paysans 
français  leur  opposassent  leurs  propres  arguments?],  le  Con- 
seil leur  déclara  qu'ils  ne  seraient  autorisés  à  s'en  retourner  pour 


MISE  EN         SCÈNE         JUDICIAIRE  435" 

aucun  motif  de  ce  genre,  mais  qu'on  attendait  d'eux  qu'ils  dé- 
clarassent séance  tenante  leur  décision  personnelle,  ainsi  qu'il 
convenait  qu'ils  le  fissent  après  de  si  longs  délais.  [On  voit  la 
ruse  :  par  cette  sorte  de  violence  morale  qu'est  l'intimidation 
on  voulait  leur  arracher  un  serment  collectif  qui  entraînât  le 
serment  de  tous].  Ils  demandèrent,  au  moins,  la  permission  de 
se  retirer  un  moment  pour  délibérer  entre  eux;  on  l'accorda; 
après  une  suspension  de  près  d'une  heure,  ils  revinrent  avec  la 
même  réponse,  à  savoir  qu'ils  ne  pouvaient  consentir  à  prêter  le 
serment  prescrit  avant  d'avoir  consulté  le  peuple  en  général, 
bien  qu'ils  consentissent  à  le  prêter  selon  la  formule  antérieure. 
[Quels  sont  les  sincères  amis  de  la  liberté  qui,  en  présence  de 
cette  ferme  obstination,  si  pleine  de  dignité  et  de  sang-froid, 
ne  disent  pas  en  leur  for  intérieur  :  «  Bravo,  les  Acadiens  !  »  mais 
les  Anglais  n'étaient  dès  lors  qu'en  apparence  les  amis  de  la  li- 
berté..., du  moins  de  celle  d'autrui.]  A  quoi  on  leur  répliqua  que 
Sa  Majesté  avait  désapprouvé  cette  formule  antérieure;  [pas 
à  l'époque,  du  moins  pas  au  su  des  Acadiens]  qu'il  n'était  pas 
conforme  à  Son  Honneur  d'accepter  des  conditions  et  que  le 
Conseil  ne  pouvait  accepter  d'autre  serment  que  celui  qui,  de 
par  la  loi,  était  requis  de  tous  les  sujets  de  Sa  Majesté,  [les  Aca- 
diens n'étaient  donc  plus  des  Français  neutres]  et  qu'on  s'atten- 
dait bien  qu'ils  allaient  enfin  céder;  mais,  comme  ils  ne  cédèrent 
point,  on  leur  donna  jusqu'aulendemain  à  dix  heures  pour  pren- 
dre une  décision.  Après  quoi  le  Conseil  s'ajourna  jusqu'à  l'heure 
fixée. 

Le  lendemain,  4  juillet,  le  Conseil  s'étant  réuni  à  l'heure  dite, 
les  députés  français...  furent  introduits;  on  leur  demanda  quelle 
était  leur  décision...  ils  déclarèrent  qu'ils  ne  pouvaient  consentir 
au  serment  sous  la  forme  requise  avant  d'avoir  consulté  le 
peuple.  On  leur  signifia  qu'ayant  personnellement  refusé  de  prê- 
ter le  serment  conforme  à  la  loi  et  ainsi  suffisamment  montré 
la  sincérité  de  leurs  dispositions  à  l'égard  du  gouvernement  bri- 
tannique, [en  quoi  cette  fermeté  dans  une  franchise  dangereuse 
entachait-elle  leur  sincérité?  c'est  tout  le  contraire,]  le  Conseil 
ne  pouvait  plus  les  considérer  comme  des  sujets  de  Sa  Majesté 
Britannique,  mais  bien  du  Roi  de  France  et  que  désormais  ils 
seraient  traités  comme  tels;  et  ils  reçurent  l'ordre  de  se  retirer. 
[Avec  quelle  désinvolture  on  faisait  passer  ces  pauvres  Acadiens 
d'une  nationalité  à  l'autre  selon  l'intérêt  en  vue  !  au  temps  de  la 
guerre  on  se  réclamait  du  serment  sous  réserve  pour  les  traiter 
en  Anglais,  et  voici  maintenant  qu'au  nom  de  ce  même  serment 
on  les  déclare  Français.   Il  v  a  seulement  un  an,   Lawrence  lut 


4o6  LA  TRAGÉDIE 

même,  au  nom  de  ce  serment,  déclarait  Anglais  et  par  suite  re- 
belles ceux  des  Acadiens  de  Beauséjour  qui  prendraient  les 
armes  contre  l'Angleterre;  flagrante  contradiction  cjui  va  durer 
des  années  pour  le  plus  grand  malheur  des  victimes  à  ce  titre 
doublement  persécutées]. 

Après  délibération,  le  Conseil  fut  davis  c}ue  des  instructions 
fussent  données  au  capitaine  Murray  pour  qu'il  ordonnât  aux 
habitants  français  dechoisir  incontinent  denouveaux  députés  et 
les  envoyât  à  Halifax  porteurs  d'une  résolution  générale  des 
habitants  concernant  la  prestation  du  serment;  qu'aucun  d'en- 
tre eux  ne  fût  à  l'avenir  autorisé  à  prêter  serment  après  avoir 
refusé  de  le  faire  et  que  des  mesures  adéquates  fussent  prises 
pour  déporter  hors  de  la  province  tous  les  récalcitrants.  [Cette 
déportation  de  sujets  même  français  était  illégale,  puisqu'il 
n'y  avait  pas  de  guerre;  ciu'importe?  elle  était  décidée]. 

Les  députés  furent  alors  introduits  à  nouveau  et  informés  de 
cette  décision.  Voyant  qu'ils  ne  pouvaient  plus  compter  sur  les 
dispositions  favorables  du  gouvernement  à  user  de  douceur  et  de 
persuasion  pour  les  ramener  dans  la  voie  du  devoir,  [cette  inter- 
prétation des  mobiles  est  purement  anglaise],  ils  offrirent  de  prê- 
ter le  serment  ;rc)r  de  ce  serment  on  ne  voulait  à  aucun  prix  :  il 
eût  fait  des  Acadiens  des  sujets  britanniques  qu'on  ne  pouvait 
plus  chasser  de  leurs  terres  tant  convoitées;  dès  le  30  jan- 
vier 1755,  Lawrence  n'avait-il  pas  démasqué  ses  intentions  en  sa 
lettre  à  Monckton  :  «  Je  ne  demanderai  à  aucun  d'eux  de  prêter 
le  serment,  vu  que  la  prestation  du  sermentnouslieraitlesmains 
et  nous  empêcherait  de  les  chasser,  dans  le  cas  où,  comme  je  le 
prévois,  la  chose  deviendrait  nécessaire  ».  Toute  cette  fastueuse 
réclamation  de  serment  n'était  donc  qu'une  vile  comédie!  Mais 
ou  leur  dit  que,  comme  il  n'y  avait  pas  de  raison  de  croire 
sincère  la  soumission  cju'ils  proposaient,  que  cette  soumission 
pouvait  être  attribuée  à  un  recours  à  la  contrainte  et  à  la  force, 
[ce  n'était  que  trop  vrai,  évidemment],  elle  était  en  opposition 
aveclaclausecontenuedansiin  Acte  du  Parlement  I,  Geo.  II,  ch. 
13,  en  vertu  de  laquelle  toute  personne  qui  a  une  fois  refusé  de 
prêter  serment  ne  peut  plus  être  autoriséeà  le  prêter,  mais  est 
tenue  pour  papiste  et  non-conformiste;  [on  croit  bien  découvrir 
ici,  comme  dans  toute  la  procédure  antérieure,  l'intervention  du 
si  retorsjuge  et  conseiller  Belcher,  appliquant, —  du  reste,  illégale- 
ment, —  un  règlement  éminemment  religieux  à  un  cas  pure- 
ment politique];  en  conséquence,  l'autorisation  demandée  ne 
pouvait  plus  être  accordée.  Sur  ce,  ordre  fut  donné  de  les  em- 
prisonner ». 


I 


MISE         EN  SCÈNE         JUDICIAIRE  437 

Les  quinze  malheureux  députés  furent  sur  le  champ  incar- 
cérés en  rade  dans  la  petite  île  George  (ci-devant  ile  d'An- 
ville).  De  quel  droitainsi  emprisonner  même  des  sujets  français, 
même  des  catholiques,  même  pour  refus  d'un  serment  fina- 
lement consenti?  En  l'un  de  ces  trois  faits,  y-a-t-il  donc  un 
crime?  Que  devient  le  fameux  haheas  corpus  si  vanté  en  pays 
britannique  et  ailleurs?  C'était  là  pure  tyrannie  brutale  et 
astucieuse.  C4ertes  les  victimes  de  Charles  I^r,  certes  les  rebelles 
de  1765  furent,  en  refusant  de  payer  l'impôt  moins  désinté- 
ressés en  leur  résistance  légale  que  ces  humbles  paysans  fran- 
çais qui  défendaient  non  leur  bourse,  mais  quelque  chose  d'in- 
finiment plus  précieux,  leur  fo'  religieuse  et  nationale.  Mais 
les  autres  rebelles  eurent  pour  eux  la  force  et  le  succès,  et 
puis  ils  étaient  Anglais;  autrement  on  célébrerait  moins 
leur  défense  du  droit;  on  parlerait  plus  haut  de  l'héroïsme 
acadien. 

Il  est  remarquable  que,  dans  tous  ces  débats,  Lawrence  et 
ses  complices  n'usent  pas  franchement  d'un  argument  dont 
il  faisait  grand  cas  auprès  des  Lords  du  Commerce  et  qu'il 
emploiera  de  même  avec  ses  collègues  les  gouverneurs  des 
autres  colonies  anglaises  :  la  prétendue  complicité  des  Aca- 
diens  dans  l'affaire  de  Beauséjour.  Cet  argument  spécieux 
avait  prise  sur  des  gens  mal  informés,  vivant  au  loin;  il  ne 
tenait  pas  debout  devant  un  examen  attentif  fait  sur  place. 
Aussi  les  Acadiens  n'auraient-ils  pas  eu  de  peine  à  le  rétorquer, 
comme  ils  le  firent  plus  tard,  à  Philadelphie,  quand  à  leur 
grande  surprise  ils  en  furent  informés. 

«  Nous  apprenons,  dit  leur  pétition,  que  l'aide  accordée  aux 
Français  par  les  habitants  de  Beaubassin  a  servi  d'argument 
pour  précipiter  notre  ruine;  mais  nous  espérons  que  Notre  Ma- 
jesté ne  permettra  pas  que  l'on  confonde  les  innocents  avec  les 
coupables  :  du  fait  que  ces  gens  ont  cédé  aux  menaces  et  aux 
[persuasions  de  l'ennemi,  on  ne  peut  légitimement  conclure  que 
nous  ferions  de  même.  Ils  habitaient  si  loin  d'Halifax  qu'ils  se 
trouvaient  dans  une  large  mesure  privés  de  la  protection  du  gou- 
vernement anglais;  ce  qui  n'était  pas  notre  cas;  nous  étions  sé- 
parés d'eux  par  soixante  milles  de  terres  incultes  et  n'avions 


438  LA  TRAGÉDIE 

d'autres  relations  avec  eux  que  celles  qu'ont  d'ordinaire  des- 
voisins si  éloignés,  et  nous  pouvons  dire  en  toute  vérité  que  nous 
envisaoreàmes  leur  défection  à  l'égard  de  Sa  Majesté  avec  beau- 
coup de  peine  et  d'anxiété  ». 

Ainsi  la  duplicité  de  Lawrence  se  gardait  bien  d'exposer 
à  cette  facile  réfutation  l'un  de  ses  plus  grossiers  arguments, 
et  pourtant  des  plus  efficaces  auprès  des  ignorants  de  la  mé- 
tropole et  d'ailleurs. 

Dès  lors,  des  deux  côtés  l'on  se  prépare  à  la  lutte,  à  une 
lutte  fort  inégale.  Lawrence  a  pour  lui  l'autorité,  un  plan 
d'action  arrêté  et  surtout  la  force.  Sur  terre  il  compte,  outre 
LOOO  hommes  de  troupes  britanniques,  2.000  miliciens  de 
Nouvelle  Angleterre  qui,  levés  pour  un  an  en  vue  de  la  prise  de 
Beauséjour,  restent  sur  les  lieux  à  sa  disposition  sous  le  com- 
mandement du  colonel  Monckton.  Sur  mer,  à  l'escadre  du  Com- 
modore Keppel  se  joignent  à  Halifax  le  8  juillet  1755  celle  du 
vice-amiral  Boscawen  et  le  11  celle  du  contre-amiral  Mostyn. 
Boscawen  rentre  fier  de  ses  glorieuses  prises  de  VAlcide  et  du 
Lys.  C'était  donc  le  moment  ou  jamais  de  recourir  à  la  force, 
à  ce  coup  de  force  qui,  depuis  si  longtemps  envisagé,  pouvait 
à  jamais  supprimer,  en  même  temps  que  les  Acadiens,  la  ques- 
tion acadienne.  Or,  à  son  départ  de  Plymouth  (17  avril),  Bos- 
cawen avait  reçu,  outre  des  «  instructions  secrètes  portant 
la  signature  du  souverain  »,  une  lettre  du  secrétaire  d'Etat 
Robinson,  datée  de  la  veille,  laquelle  a  disparu,  (on  en  ignore 
entièrement  le  contenu),  et  une  lettre  circulaire  à  tous  les  gou- 
verneurs britanniques,  dont  celui  de  la  Nouvelle  Ecosse,  leur 
enjoignant  de  s'aboucher  avec  ledit  vice-amiral  en  vue  de  la 
défense  de  leur  province  respective,  —  formule  singulièrement 
élastique  dont  il  sera  usé  et  abusé  par  la  suite. 

Voilà  donc  Lawrence  informé  par  Boscawen  des  in- 
tentions gouvernementales.  Sans  perdre  de  temps,  dès  le 
14  juillet,  il  convoque  au  Conseil  «  le  commandant  en  chef  de  la 
flotte  pour  le  consulter  sur  toute  mesure  urgente  concernant 
la  sécurité  de  la  province»,  et  en  particulier»  au  sujet  de  toute- 


MISE         EN         SCÈNE         JUDICIAIRE  439 

tentative  qui  pourrait  venir  du  Canada  ou  de  Louisbourg  en 
tas  de  rupture  ou  de  toute  autre  mesure  violente  auxquelles 
les  Français  peuvent  recourir  pour  venger  l'échec  qu'ils  vien- 
nent de  subir».  Ce  danger  de  «représailles»  était  d'autant  moin- 
dre que  le  capitaine  Rous  venait  d'annoncer  que  les  Français 
bien  loin  de  se  préparer  à  l'attaque,  avaient  abandonné  le  fort 
de  la  Rivière  Saint-Jean,  après  l'avoir  détruit  et  en  avoir  fait 
éclater  les  canons;  et  le  Conseil  était  à  ce  point  rassuré  cjue 
le  V)  juillet  il  décida  qu'il  n'y  avait  lieu  ni  de  réparer  le  fort 
ni  d'y  envoyer  de  troupes.  On  n'agitait  donc  l'épouvantait  de 
la  guerre  que  pour  perdre  plus  sûrement  ceux  qui  s'en  trou- 
vaient en  quelque  sorte  l'enjeu,  ces  prétendues  fauteurs  de 
troubles  qu'étaient  les  paisibles  «  habitants  neutres».  En  ce 
mémorable  jour  du  15  juillet,  le  vice-amiral  Boscawen  et  le 
contre-amiral  Mostyn  se  trouvent  donc,  à  point  nommé,  dûment 
présents  au  Conseil;  ils  sont  mis  au  courant  «  des  procé- 
dures adoptées  par  ce  Conseil  à  l'égard  des  habitants  français  »; 
sans  aucune  objection  enregistrée,  ils  approuvent  les  dites 
procédures  et  «  sont,  eux  aussi,  d'avis  que  c'est  maintenant 
le  moment  le  plus  favorable  pour  obliger  lesdits  habitants 
à  prêter  ledit  serment  ou  à  quitter  le  pays  ».  «  Je  crois  que  ce 
fut  Boscawen,  dit  un  marchand  d'Halifax,  John  Gray,  (gendre 
du  futur  gouverneur  Francklin),  qui  décida  le  conseil  à 
déporter  les  neutres  hors  de  la  province  ».  Il  est  évident  qu'en 
cette  affaire,  comme  dans  celle  de  VAlcide  et  du  Lys,  Boscawen, 
porteur  des  «  Instructions  secrètes  de  son  Souverain  »  et  d'une 
lettre  mystérieuse  du  Secrétaire  d'Etat,  bref  au  courant  des 
dernières  intentions  du  gouvernement,  devait  croire,  ainsi 
qu'il  l'écrivait  à  sa  femme  (26  juin),  qu'il  agissait  encore 
conformément  à  l'esprit  de  ses  ordres  »,  d'une  manière  «  agréa- 
ble au  roi.  au  ministre,  et  à  la  majorité  du  peuple  ».  puisqu'il 
«  s'agissait  d'agression  »:  «  lie  was  on  ihe  fiyhliiig  side  ». 

Trois  jours  plus  tard,  le  18,  Lawrence  informe  les  Lords 
of  Trade  «  des  résultats  de  sa  conférence  avec  Boscawen  et 
Mostyn  »  et  ajoute,  à  propos  de  ses  démêlés  avec  les  Acadiens  : 
«  Etant  bien  décidés  à  amener  les  habitants  à  se  soumettre  ou 


440  LA  TRAGÉDIE 

à  débarrasser  la  province  de  si  perfides  sujets on  leur  si- 
gnifia que,  puisqu'ils  ne  voulaient  pas  accepter  de  devenir 
sujets  britanniques,  on  ne  pouvait  plus  les  considérer  comme 
tels  et  qu'on  les  enverrait  en  France  à  la  première  occasion  ». 
Comme  il  ne  fut  jamais, ni  avant  ni  après, question  decet  envoi 
en  France,  on  ne  peut  considérer  pareille  suggestion  que  comme 
une  ruse,  une  nouvelle  façon  de  duper  à  la  foi  les  Lords  et  sur- 
tout les  Acadicns  à  qui  pareille  perspective  nepouvait  déplaire. 
Or  c'est  ce  perfide  gouverneur  qui  ose.  lui-même,  accuser 
de  perfidie  ses  loyales  victimes. 

«  Mais  en  ciuoi  donc  a  consisté  la  perfidie  des  Acadiens?  de- 
mande Henri  d'Arles  iDéporlaiion,  p.  14).  Quel  renversement  des 
valeurs  chez  cet  homme  amoral  !  La  perfidie  !  mais  elle  était  du 
côté  des  gouverneurs  qui,  depuis  quarante  ans,  malgré  la  clause 
d'un  traité  et  contre  les  dispositifs  d'une  lettre  royale,  retenaient 
les  habitants  français  dans  la  province.  La  perfidie  !  mais  elle 
était  du  côté  du  roi  Georges  II  et  de  son  mandataire  Cornwallis 
([ui  avaient  inopinément  invalidé  un  serment  conditionnel 
prêté  et  reçu  officiellement  en  1730,  avec  toutes  les  garanties  de 
sanction  de  la  part  de  rautorité  souveraine.  La  perfidie  !  mais 
elle  était  dans  l'impasse  où  l'on  acculait  ces  pauvres  Acadiens. 
La  perfidie  !  Ah  !  avec  le  personnage  qui  vient  d'entrer  en  scène 
et  qui  va  précipiter  le  dénouement  du  drame  longuement 
combiné  et  savamment  mûri  dans  le  mystère  de  la  chancellerie 
britannique,  à  la  perfidie  s'ajoutera  la  froide  cruauté,  une  bar- 
barie si  experte  et  si  calculatrice  qu'en  en  voyant  les  preuves, 
l'on  se  demandera  si  l'on  ne  rêve  pas,  si  l'on  n'est  pas  proie  à 
quelffue  effroyable  cauchemar  ». 

Inquiets,  mais  incapables  en  leur  bonne  foi  de  soupçonner 
l'énormité  du  i-omplot  politico-militaire  qui  se  tramait  contre 
eux,  les  Acadiens  de  la  péninsule  se  préparaient  à  lutter  uni- 
quement sur  le  terrain  légal.  Une  lettre  de  l'abbé  Daudin. 
renvoyé  à  Port  Royal,  nous  montre  assez  bien  leur  étal  d'es- 
prit en  ce  temps  : 

«Depuis  le  mois  d'octobre  1754.  dit-il,  le  gouvernement  anglais 
a  fait  entrevoir  aux  habitants  de   l'Acadie  une  conduite  bien 


MISE         EN         SCÈNE         JUDICIAIRE  441 

différente  de  celle  qu'on  avait  tenue  envers  eux  jusqu'alors,  ce 
qui  donna  l'occasion  aux  dits  habitants  de  soupçonner  ciuelque 
chose  de  sinistre;  on  ne  répondait  plus  à  leur  requête,  on  ne  leur 
rendait  plus  justice;  pour  un  oui  ou  pour  un  non,  la  prison  ser- 
vait de  réponse,  on  ne  parlait  aux  habitants  que  pour  leur  an- 
noncer leur  désastre  futur  et  prochain;  on  leur  disait  qu'on  les 
ferait  esclaves,  qu'on  les  disperserait  comme  les  Irlandais;  bref, 
tout  leur  annonçait  la  destruction  de  leur  nation;  on  ne  parlait 
que  de  brûler  les  maisons  et  de  ravager  les  campagnes.  Cepen- 
dant les  habitants  ne  se  sont  point  découragés  et  ont  cultivé 
mieux  que  jamais  leurs  terres;  les  plus  abondantes  moissons 
({u'on  ait  jamais  vuesdans  le  pays  leprouvent  assez;  ils  ont  seu- 
lement eu  recours  à  la  prière  qui  est  la  seule  arme  ciu'ils  aient 
employée  contre  les  Anglais...  [Après  la  prise  de  Beauséjour, 
les  Anglais]  affectèrent  de  commander  les  habitants,  les  diman- 
ches et  fêtes,  pour  aller  au  fort  aiguiser  tous  leurs  instruments 
de  guerre  [monstrueuse  réquisition]  en  leur  disant  que  c'était 
pour  les  détruire,  après  qu'ilsauraient  coupé  par  morceaux  leurs 
frères  réfugiés  chez  les  Français.  Cet  appareil  commençait  à 
répandre  l'alarme  dans  des  habitants  qui  ne  voyaient  aucun  se- 
cours pour  seconder  l'envie  qu'ils  avaient  de  se  défendre.  Le 
courage  et  le  zèle  ne  manquaient  point,  mais  ils  ne  voyaient  au- 
cune apparence  de  secours.  [Quand  ceux  des  Mines]  apprirent 
que  le  fort  de  Beauséjour  étaient  pris,  ils  commencèrent  à  pleu- 
rer leur  sort,  prévoyant  l'extrémité  à  laquelle  on  les  réduirait 
dans  la   suite  ».  {Casgr^un.  ■ —  Pél.  au  pays  d' Eucwg.  pp.  102-7). 

Et  pourtant,  malgré  toutes  ces  odieuses  alarmes  qui 
n'étaient,  à  vrai  dire,  que  trop  prophétiques,  les  Acadiens 
gardaient  au  fond  du  cœur  et  gardèrent  juscju'au  bout  quelque 
tenace  espoir  en  l'avenir,  puisqu'ils  semaient  encore  et  récol- 
taient toujours.  N'avait-on  pas,  du  reste,  selon  le  conseil 
de  Morris,  répandu  le  bruit  consolateur  qu'ils  seraient  déportés 
en  terre  française,  au  Canada  par  exemple,  et  même,  disait 
Lawrence,  en  France?  «  Le  gouverneur  Lawrence  nous  a  fait 
prisonniers  de  guerre,  affirment  les  déportés  de  Philadelphie 
(27  août  1756),  et  nous  a  promis  que  nous  serions  transportés 
chez  nos  gens,  chez  des  Français  ». 

La  preuve  qu'ils  ne  désespéraient  pas  entièrement  est  leur 
acharnement  même  à  défendre  leurs  droits  et  privilèges  en  terre 


442  LA  TRAGÉDIE 

acadienne.  Le  dimanche  13  juillet,  les  habitants  de  la  Piivièrc 
d'Annapolis,  conformément  aux  ordres  de  Lawrence,  se  réu- 
nirent pour  choisir  leurs  députés  et  répondre  à  la  fameuse 
question  du  serment.  Voici  cette  réponse  : 

«  Nous  avons  délibéré  tous  d'un  consentement  unanime  de 
porter  toutes  nos  armes  à  feu  à  M.  Hanfield,  notre  très  digne 
commandant,  quoiciue  nous  n'ayons  jamais  eu  la  volonté  de 
nous  en  servir  contre  le  gouvernement  de  Sa  Majesté;  ce  cjui  fait 
que  nous  n'avons  aucuns  reproches  à  nous  faire  à  ce  sujet,  ny 
dans  toute  la  fidélité  que  nous  devons  au  gouvernement  de 
Sa  Majesté,  car  nous  pouvons  bien  assurer  votre  Excellence 
que  plusieurs  d'entre  nous  se  sont  risqué  leur  vie  pour  donner 
connaissance  au  gouvernement  de  l'ennemi,  et  aussi,  lorsqu'il 
a  été  nécessaire  de  travailler  pour  l'entretient  du  fort  d'Anna- 
polis, autre  travail  nécessaire  au  gouvernement,  nous  nous  y 
avons  porter  de  tous  notre  cœur  et  nous  sommes  prêts  à  con- 
tinuer avec  la  même  fidélité.  Et  aussi  nous  avons  fait  l'élection 
des  Trente  hommes  pour  aller  à  Halifax,  auxquels  nous  recom- 
mandons bien  de  ne  rien  dire  ou  faire  qui  soit  contraire  au  Con- 
seil de  Sa  Majesté;  [de  pareilles  recommandations  expliquent,  à 
elles  seules,  le  silence  des  députés  en  présence  des  question  insi- 
dieuses du  Conseil;]  mais  nous  leur  enjoignons  de  ne  contracter 
aucun  nouveau  serment.  Nous  sommes  résous  et  en  volontez 
de  nous  en  tenir  à  celuy  rjue  nous  avons  donner  et  auquel  nous 
avons  été  fidèles  autant  que  les  circonstances  l'ont  demander  : 
car  les  Ennemis  de  Sa  Majesté  nous  ont  sollicité  à  prendre  les 
armes  contre  le  gouvernement,  mais  nous  n'avons  eu  garde  de 
le  faire  ». 

(Signé  par  •207  des  susdits  habitants). 

Après  semblable  délibération,  le  22  juillet,  les  habitants  de 
Piziquid  répondirent  également  : 

«  Après  avoir  pretté  serment  de  fidélité  à  Sa  Majesté  Britannique 
avec  toutes  les  circonstances  et  la  Réserve  à  nous  accordés  au 
nom  du  Roy  par  Monsieur  Richard  Philipps,...  nous  ayant  tou- 
jours appuie  sur  ce  serment  tant  pour  sa  teneur  que  pour  son 
observation,...  nous  sommes  résous  tous,...  de  ne  prendre  aucun 
autre  Serment...  Nous  espérons.  Monsieur,  ajoutent-ils,  que  vous 
aurez  la  bonté  d'écouter  nos  justes  Raisons  et,  en  conséquence 


MISE         EN         SCÈNE        JUDICIAIRE  443 

-supplie  tous  d'une  voix  unanime  son  honneur  d'avoir  la  bonté  de 
délivrer  nosUens  qui  sont  tenus  à  Halifax  depuis  quelque  temps 
en  nepouvant  mêmesçavoirleursitnation  quinous  paroit  dépk)- 
rable  »  (suivent  103  signatures). 

Vers  la  même  date,  même  décision  des  habitants  des  Mines 
et  de  la  Rivière  aux  Canards  : 

«  Nous  prenons  la  liberté  de  rejjrésenter  à  Son  Excellence  aux 
noms  de  tous  les  Habitans  que  nous  et  nos  Pérès  ayant  pris  pour 
eux  et  pour  nous  un  serment  de  fidélité  qui  nous  a  été  approuvé 
plusieurs  fois  au  nom  du  Roy,  et  sous  les  privilèges  duquel  nous 
avons  demeuré  fidèlle  et  soumis  et  protégé  par  Sa  Majesté  le 
Roy  Britanniciue  suivant  les  lettres  et  Proclamation  de  Son  Ex- 
cellence Monseigneur  le  Gouverneur  Shirley  en  date  du  16  sep- 
tembre 1746  et  du  v'I  octobre  1747,  nous  ne  commettrons  ja- 
mais l'inconstance  de  prendre  un  Serment  qui  change  tant  soit 
peu  les  conditions  et  les  privilèges  dans  lesquels  nos  Souverains 
et  nos  Perres  nous  ont  placé  par  le  passé.  [Voilà,  pourtant,  qui 
est  conforme  aux  prétendues  traditions  conservatrices  de  l'An- 
gleterre]. Ainsi  nous  voulons  continué  dans  tout  ce  qui  sera  en 
notre  pouvoir  d'être  fidelle  et  soumis,  ainsi  cju'il  nous  a  été  ac- 
cordé par  Son  Excellence  Monseigneur  Richard  Philipps.  —  La 
Charité  pour  nos  habitans  détenus  et  l'innocence  que  nous  cro- 
yons en  eux  nous  oblige  à  supplier  très  humblement  Son  Excel- 
lence à  se  laisser  touché  de  leurs  misères  et  leur  donner  la  liberté 
que  nous  demandons  pour  eux  avec  toute  la  soumission  possible 
et  le  respect  le  plus  profond  (suivent  203  signatures). 

"  On  a  faussement  insinué,  confirment  en  1764  les  réfugiés  de 
Philadelphie,  que  notre  procédé  général  fut  de  soutenir  et  d'ai- 
der les  ennemis  de  \'otre  Majesté,  mais,  nous  en  avons  confiance, 
Votre  Majesté  n'admettra  pas  que  des  accusations  et  des  soujt- 
çons  soient  accueillies  comme  des  preuves  suffisantes  pour  ré- 
duire des  milliers  de  gens  innocents  et  heureux  à  la  plus  grande 
détresse  et  à  la  plus  grande  misère...  Nous  déclarons  solennel- 
lement que  pareilles  accusations  sont  parfaitement  fausses  et 
sans  fondement,  en  tant  que  dirigées  contre  toute  la  collectivité 
d'un  i)euple...  Votre  Majesté  ne  permettra  pas  que  des  innocents 
subissent  le  sort  des  coupables...  Nous  avons  toujours  désiré 
et  désirons  encore  qu'il  nous  soit  permis  de  répondre  à  nos  accu- 
isateurs  selon  les  formes  habituelles  de  la  justice  » 


444 


L    A 


TRAGEDIE 


Emouvant  et  solennel  appel  à  la  légalité  qui,  dans  la  soi- 
disant  patrie  de  la  légalité,  ne  fut  jamais  entendu  ! 


Par  malheur  pour  les  Acadiens,   le  23  juillet,   arrivait  à 
Halifax  une  nouvelle  désastreuse  pour  les  Anglais  :  de  leurs 
quatre  expéditions  organisées  en  pleine  paix  contre  les  colo- 
nies françaises,  la  plus  importante,  celle  du  général  Braddock 
contre  le  fort  Duquesne,  échouait  piteusement  (9  juillet);  ses 
2.000  hommes  de  troupes  régulières  s'étaient  enfuis,  «  comme 
des  moutons  devant  des  chiens»,  devant  une  poignée  de  Fran-^ 
çais  et  d'Indiens;  ils  eussent  presque  tous  lamentablement  péri  | 
sans  l'intervention  opportune  du  jeune  Washington.  Cette 
honteuse   défaite   de    Monongahéla    (Monengueulée,    disaient 
ironiquement  les  Français)  jeta  la  panique  en  Nouvelle  Ecosse' 
comme.dans  les  autres  colonies  anglaises.  Lawrence  s'empressa  ' 
d'écrire  à  ses  officiers,  entre  autres  à  Monckton  et  à  Murray, 
de  tenir  secrète  une  pareille  nouvelle,  de  peur  qu'elle  n'amenât,] 
—   frayeur  chimérique.   —  un   soulèvement   des  Acadiens. 
«  Comme    on  ne  saurait  prévoir  les  conséquences  de  cettej 
malheureuse     affaire,  vous  ne  pouvez  vous  mettre  trop  en, 
garde  contre  toute  surprise  ou   accident  imprévus,  ni  user  de 
trop  de  précautions  pour  empêcher  cette    mauvaise  nouvelle: 
d'atteindre  les  oreilles  des  habitants  français  )>.  Le  lieutenant-j 
gouverneur  du  Massachusetts  Spencer  Phips,  qui  voyait  làj 
«  le  plus  grand  des  désastres  anglais  sur  le  continent  »,  écrivit! 
à  Lawrence  (28  juillet)  qu'il  espérait,  du  moins,  que  le  «  res-: 
sentiment  des  colonies  anglaises  en  serait  exalté  contre  les 
Français  »  et  que  «  pareil  danger  supprimerait  tout  scrupule 
à  l'égard  des  Français  neutres  et  ferait  paraître  leur  éviction 
à  la  fois  juste  et  nécessaire».  [Lui  aussi  savait   donc]    Ainsi 
la  peur,  mauvaise  conseillère,  et  une   recrudescence  de  haine 
s'ajoutaient  aux  pires  mobiles  pour  exaspérer  la  fureur  anglaise] 
contre   de   malheureuses  victimes   qui   n'y  pouvaient  mais^l 

Il  n'y  parut  que  trop  dans  un  odieux  mémoire,  daté  du  28] 
juillet;  le  juge  Belcher  le  rédigea  en   ces  mauvais  jours,  dans 
le  but  évident  d'autoriser  juridiquement  le  Conseil  à  déporter] 


MISE         EN         SCÈNE  JUDICIAIRE  445 

les  Acadiens,    c'est-à-dire  en  leur  refusant  l'alternative  du 
serment  : 

«  La  question  actuellement  soumise  au  gouvernement  et  au 
conseil,  à  savoir  :  si  les  habitants  français  doivent  être  déportés 
de  la  province  de  la  Nouvelle  Ecosse  ou  s'ils  doivent  continuer 
d'y  résider,  est  une  question  de  la  plus  haute  importance  pour 
la  Couronne  et  intéresse  grandement  la  colonisation  de  cette 
province.  [Iciapparaîtencorelebutintéressé,  depuis  si  longtemps 
poursuivi  :  substituer  des  colons  anglais  à  des  colons  français 
dans  les  meilleures  conditions  possibles].  En  outre,  considérant 
que  les  conjectures  actuelles  qui  permettent  d'en  venir  à  bout 
ne  se  présenteront  peut-être  plus,  [présence  des  troupes  et  de  la 
flotte],  je  crois  qu'il  est  de  mon  devoir  "de  faire  connaître  les 
raisons  qui  me  persuadent  que  nous  ne  devons  pas  permettre 
aux  habitants  français  de  prêter  le  serment  ni  les  tolérer  dans  la 
province.  [Voilà  qui  est  net  :  toute  cette  fastueuse  mise  en  scène 
de  la  prestation  du  serment  avec  ses  convocations  de  députés  et 
ses  assemblées  du  peuple  ne  fut,  en  somme,  qu'un  honteux 
stratagème  destiné  à  acculer  les  Acadiens  à  un  refus  irritant, 
une  feinte  hypocrite  servant  de  prétexte  à  une  déportation  to- 
tale et,  tout  d'abord,  à  l'emprisonnement  des  notables]. 

1°  Depuis  le  traité  d'Utrecht  jusqu'à  cette  date,  ils  se  sont 
conduits  comme  des  rebelles  [mentez  !  mentez  !,  il  en  reste  tou- 
jours quelque  chose  !]  envers  Sa  Majesté  dont  ils  sont  devenus 
les  sujets  par  la  cession  de  la  province.  En  outre,  en  vertu  du 
traité,  ils  devinrent  les  habitants  de  ladite  province.  [Etvoilà, 
pour  ce  jurisconsulte,  tout  ce  qui  reste  de  la  clause  XIV  et  des 
Instructions  de  la  Reine  Anne]. 

2°  Pour  ces  raisons,  les  tolérer  dans  cette  province  serait  con- 
traire à  la  lettre  et  à  l'esprit  des  instructions  de  Sa  Majesté 
au  Gouverneur  Cornwallis  et,  à  mon  humble  avis,  encourrait  le 
déplaisir  de  la  Couronne  et  du  Parlement.  [De  qui  donc  tenait-il 
cette  opinion  ?  Etait-ce  des  Lords  du  Commerce  qui  l'avaient,  il 
y  a  neuf  mois,  nommé  ?  Ne  l'auraient-ilspas  chargé  d'un  mandat 
occulte?  En  tout  cas,  il  se  disait  convaincu  que  le  bon  plaisir 
de  la  Couronne  et  du  Parlement  était  de  ne  plus  tolérer  les  Aca- 
diens en  Nouvelle  Ecosse.] 

3°  Cela  rendrait  stériles  les  résultats  qu'on  attendait  de  l'ex- 
pédition de  Beauséjour. 

4°  Cela  entraverait  d'une  manière  déplorable  le  progrès  de  la 
colonisation  et  empêcherait  la  réalisation  des  projets  que  la 


446  LA  TRAGÉDIE 

Grande  Bretagne  avait  en  vue  lorsqu'elle  a  fait  des  dépenses  con- 
sidérables dans  cette  province.  [Ainsi  |)rime  toujours  chez  ce 
peuple  marchand  la  question  d'intérêt  pécuniaire.] 

5°  Lorsque  ces  habitants  auront  de  nouveau  recours  à  la  per- 
fidie et  à  la  trahison,  procédés  dont  ils  se  serviront  certainement 
et  avec  plus  de  haine  que  par  le  passé,  [c'est  ainsi  .que  les  A(  a- 
diens  sont  condamnés  non  pas  seulement  sur  la  démonstration 
iiui  reste  à  faire  de  leurs  crimes  passés,  mais  encore  sur  la 
simple  présomption  encore  plus  malaisée  à  établir  de  leurs  crimes 
futurs  :  étrange  jurisprudence;]  la  province,  après  le  départ  de 
la  flotte  et  dçs  troupes,  se  trouvera  dans  l'impossibilité  de  les 
chasser  de  leurs  possessions. 

I.  —  [Dévelo|q)ant  chacun  de  ces  points.  Belcher,  avec  une 
mauvaise  foi  criante,  reproche  aux  Acadiens  toutes  sortes  de 
prétendus  «  actes  d'hostilité  »  ou  vagues,  ou  exagérés,  ou  nulle- 
ment prouvés,  et  les  tient  indûment  responsables  et  même  com- 
plices de  toutes  sortes  de  méfaits  accomplis  par  les  sauvages: 
nous  ne  suivrons  pas  l'honnête  magistrat  en  cette  perversion 
systématique  et  bien  connue  déjà  de  la  vérité  historique,  alors 
que  les  démentis  de  Mascarène  existent,  péremptoires  et  irré- 
futables; nous  ne  relèverons  sur  ce  point  que  cette  plainte  pi- 
teuse :]  Cette  situation  a  causé  de  grandes  dépenses  à  la  nation 
britannique;  et,  pour  la  même  raison,  plus  de  la  moitié  des  ha- 
l)itants  qui  sont  venus  s'établir  ici  sont  passés  de  cette  province 
en  d'autres  colonies  pour  y  gagner  leur  pain.  [Nous  savons,  en 
effet,  que,  malgré  tout  l'argent  prodigué,  Halifax  ne  prospérait 
pas;  les  colons  anglais  n'étaient  guère  qu'un  ramassis  de  déclas- 
sés :  banqueroutiers,  aventuriers,  anciens  soldats,  tout  à  fait 
imiiropres  aux  durs  travaux  de  défrichement  sur  des  concessions 
nouvelles  :  <  Pas  un  ne  vit  de  la  culture  du  sol,  écrit  Morris  en 
1753;  ils  ne  le  pourront.qu'en  s'emparant  de  terres  faciles  à  cul- 
tiver et  en  tirant  parti  des  prairies  et  des  marais  pour  élever  du 
bétail.  »  C'était  nettement  désigner  les  terres  acadiennes  à  la 

.cupidité  de  ces  envahisseurs  incnijables.  Eux  aussi  devaient 
donc  exercer  sur  le  2-ouvernemont  colonial  une  pression  funeste 
en  vue  de  l'expropriation  des  Acadiens  ].  Dans  de  semblables 
circonstances,  conclut  Belcher  sur  ce  point,  je  crois  qu'il  est 
contraire  à  l'honneur  [■?!  du  gouvernement,  à  la  sécurité  et  à  la 
l)rospérité  [■?^  de  cette  province,  de  permettre  à  aucun  de  ces 
haliitants  de  prêter  le  serment. 

II.  — Ce  serait  contraire  à  l'esprit  et  à  la  lettre  des  Instruc- 
tions de  Sa  Majesté...  \'u  que  ces  Français  ont  déclaré  d'une 
manière  implicite,  en  refusant  de  prêter  le  serment,  leur  réso- 


MISE         EN         SCÈNE        JUDICIAIRE  447 

lution  de  ne  pas  devenir  des  sujets  de  Sa  Majesté  [ceci  est  dou- 
blement faux  :  ils  ont  toujours  accepté  de  prêter  le  serment  de- 
fidélité  et,  par  conséquent,  de  rester  sujets  de  Sa  Majesté,  sous- 
la  réserve  toujours  acceptée  aussi  de  rester  neutres  en  cas  d'hos- 
tilité] ;  il  s'en  suit  que  leur  expulsion  de  cette  province  serait  éga- 
lement conforme  à  l'Instruction  concernant  la  formule  du  ser- 
ment... qu'ils  ont  refusé  [également  faux  :  les  Instructions  d'avril 
1749,  si  dures  qu'elles  fussent,  ne  parlaient  nullement  dex- 
pulsion  en  cas  de  refus  de  serment].  En  outre,  il  serait  impossi- 
ble de  croire  à  leur  fidélité  après  leur  refus  absolu  de  se  soumet- 
tre à  la  Couronne.  [Ils  ne  refusaient  pas  et  avaient  toujours  éié 
fidèles,  à  part  de  très  rares  exceptions].  De  plus  il  est  prévu  que, 
dans  leur  cas,  les  personnes  qui  refusent  de  se  soumettre  aux 
sommations  de  prêter  serment  sont  déclarées  non-conformistes 
et  par  la  suite  ne  peuvent  plus  être  admises  à  prêter  serment. 
[Illégale  application  politique,  avons-nous  déjà  dit,  d'un  règle- 
ment purement  religieux.]  Cette  Instruction  fut  transmise  à 
une  époque  où  le  gouvernement  n'était  pas  assez  fort  pour  af- 
firmer ses  droits  contre  les  habitants  français  qui  encouraient  la 
confiscation  de  leurs  biens;  [bel  aveu  :  les  droits  des  habitants 
dépendent  de  la  force  plus  ou  moins  grande  d'un  gouvernement 
tyrannique;]  et  je  crois  que,  si  la  Couronne  était  au  courant  de 
la  situation  actuelle,  cette  Instruction,  si  elle  est  encore  on  vi- 
gueur, serait  révoquée.  [De  quel  droit  substitue-t-il  son  apprécia- 
tion à  celle  de  la  Couronne  dans  l'application  d'une  instruction 
dont  lui-même  met  en  doute  la  validité  présente?]  Il  n'est  pas 
au  pouvoir  du  gouvernement  actuel  de  proposer  aux  habitants 
de  prêter  serment;  [alors  pourquoi  le  propose-t-il,  sinon  pour 
tromper  les  Acadiens  et  sauver  les  apparences  ?]  parce  que  ceux- 
ci  ne  s'étant  pas  conformés  aux  clauses  du  traité  d'L  trecht  ont 
encouru  la  confiscation  de  leurs  propriétés  au  profit  de  la  Cou- 
ronne. [Pareille  confiscation  est  un  moyen,  singulièrement 
expéditif,  d'acquérir  pour  rien  des  terres  déclarées  par  Lawrence 
«  les  plus  vastes  et  les  meilleures  du  pays  !  »]  Voici  ma  manière 
de  voir  :  Sa  Majesté  a  exigé  de  transmettre  la  réponse  des  lialji- 
tants  français  au  secrétaire  d'Etat  pour  être  soumise  au  bon 
plaisir  de  Sa  Majesté;  il  faudrait  donc  transmettre  la  réponse 
suivante  de  tous  les  habitants  français,  à  savoir  :  qu'ils  ne  prê- 
teront pas  le  serment  sans  l'exemption  de  porter  les  armes  contre 
le  Roi  de  France  [excès  de  précision  tendancieuse  :  ils  ne  di- 
sent pas  contre  qui],  qu'autrement  ils  demandent  six  mois  |)0ur 
se  transporter  au  Canada  avec  leurs  effets;  [ce  désir  d'aller  au 
Canada  n'est  mentionné  dans  aucun  document  officiel:  il  est 


448  LX  TRAGÉDIE 

probable  que  les  Acadiens  furent  laissés  dans  cette  illusion  qui 
leur  rendait  plus  facile  ce  refus  du  serment  intégral  que  voulait 
le  Conseil]  et  qu'en  outre  ils  èspriment  ouvertement  le  désir  de 
servir  le  roi  de  France  afin  d  'avoir  des  prêtres.  [Absolument 
faux  :  Lawrence  lui-même  a  déclaré  que,  «  laissés  à  eux-mêmes, 
les  Acadiens  ne  combattraient  pas  plus  d'un  côté  que  de  l'au- 
tre »  et  ils  ne  l'ont  que  trop  prouvé  à  Beauséjour  comme  en 
1745-6].  Et  l'on  doit  présumer  qu'en  conséquence,  au  lieu  de 
considérer  l'Instruction,  [Belcher  qui  prétend  se  conformer  à 
«  l'esprit  et  à  la  lettre  de  l'Instruction  «  ne  l'a  donc  prise  en  con- 
sidération que  pour  en  tirer  ce  quil  voulait  et  en  rejeter  ce  qu'il 
ne  voulait  pas?]  il  faudrait  immédiatement  envoyer  des  ordres 
et  probablement  des  troupes  pour  chasser  de  la  province  ces 
insolents  et  dangereux  habitants.  [La  présomption  est  forte  : 
prendre  sur  soi,  sans  autorisation  catégorique,  l'énorme  res- 
ponsabilité d'expulser  violemment  près  de  10.000  innocents; 
c'est  pourtant  ce  qui  fut  fait  conformément  à  cetavisjudiciaire] 

Quant  à  leur  permettre  maintenant  de  prêter  le  serment 
voici  quel  en  serait  le  résultat  : 

III.  — ^Nous  perdrions  nécessairement  le  fruit  de  l'expédition 
de  Beauséjour...  Si  telle  est  leur  attitude  au  moment  où  nous 
avons  les  troupes  et  la  flotte  avec  nous,  que  n'oseraient-ils  pas 
et  jusqu'où  iràientleur  insolence  et  leurs  agressions  quand  cette 
protection  nous  manquera?  [Les  Acadiens  étaient  désarmés;  et, 
même  armés,  ils  n'a'vaient  pas  même  pris  parti  pour  les  Fran- 
çais, quand  les  troupes  française  étaient  en  Acadie.] 

ly. —  Cela  entraverait  le  progrés  de  la  colonisation  et  l'arrê- 
terait peut-être  complètement.  On  compte  comme  suit  la  pro- 
portion des  habitants  français  aux  habitants  anglais  : 

Annapolis  200  familles  composées  de  5  membres  chacune  1 .000 

aux    Mines  300      —               —         —         —              —        1.500 

à  Piziquid  300     —              —          —         —              —        1.500 

à  Chignectou  800     —               —         —          —              —       4.000 

8.0U0 
600  familles  anglaises  composées  de  5  membres  chacune  3.000 

Surplus  d'habitants  français  5.000 

Sans  compter  les  Français  résidant  à  Lunenburg,  et  les  autres 
habitants  de  Lunenburg  eux-mêmes  qui  sont  plus  portés  pour 
les  Français  que  pour  les  Anglais  [Encore  un  aveu  intéressant; 
ce  mémoire  confidentiel  nétait  évidemment  pas  destiné  à  la 
publicité]. 

Une  telle  supériorité  du  côté  de  ceux  qui  ont  juré  de  ne  pas 


I 


MISE         EN         SCÈNE         JUDICIAIRE  449 

•devenir  sujets  du  Roi  [assertion  déjà  démentie]  est  propre  à 
inquiéter  les  colons  actuels  et  à  décourager  ceux  qui  auraient 
l'intention  de  venif  s'établir  dans  cette  province  :  car  il  est 
•connu  que,  s'ils  prêtent  serment,  ils  ne  se  croiront  pas  liés  après 
avoir  obtenu  la  dispense.  [Accusation  injustifiée,  puisqu'ils 
•avaient  toujours  été  fidèles  à  leur  serment  de  neutralité,  même 
pendant  la  guerre  et  malgré  la  pression  des  troupes  françaises], 

\'.  —  D'autre  part,  considérant  qu'il  ne  sera  plus  possible  de 
Jes  déporter  de  cette  province  après  le  départ  des  forces  mili- 
taires et  navales  dont  nous  disposons  à  l'heure  actuelle,  et  que 
leur  déportation  deviendra  inévitablement  nécessaire  :  car  il 
est  incontestable  qu'ils  se  livreront  de  nouveau  avec  plus  d'ar- 
tifice et  de  rancune  qu'auparavant  à  la  perfidie  et  à  la  trahison. 
[Toujours  la  même  antienne  :  mon  chien  est  enragé,  il  faut  que 
je  le  noie.] 

Considérant  aussi  que  la  présence  dans  cette  province  de  ces 
habitants  français  attachés  à  la  France  est  de  nature  à  favo- 
riser tous  les  projets  du  roi  de  France  et  les  tentatives  de  celui- 
ci  [toutes  problématiques]  pour  s'emparer  de  ladite  province; 
j'estime  que  ces  raisons  et  la  nécessité  impérieuse,  qui  est  la  loi 
du  moment,  [raisonnement  justement  reproché  au  militarisme 
allemand],  de  protéger  les  intérêts  de  Sa  Majesté  dans  la  pro- 
vince, m'obligent  de  conseiller  humblement  la  déportation  de 
tous  les  habitants  français  ». 

Ainsi,  pour  des  motifs  d'utilité  et  d'opportunité  bien  plus 
■que  pour  des  raisons  légales  et  juridiques,  cette  inique  mesure 
■de  la  déportation  de  tout  un  peuple,  aussi  inoffensif  qu'in- 
nocent, fut  conseillée  par  un  magistrat  indigne  et  finalement 
adoptée.  Lorsque  le  vendredi  25  juillet  parurent,  devant  le 
Conseil  et  les  deux  amiraux,  les  trente  députés  d'Annapolis, 

«  A  la  question  :  qu'avez-vous  à  dire  ?  ils  déclarèrent...  «  qu'ils 
ne  pouvaient  prêter  d'autre  serment  que  celui  qu'ils  avaient  déjà 
prêté  sous  réserve  de  neutralité  militaire  et  que,  si  le  Roi  était 
résolu  à  les  forcer  de  quitter  leurs  terres,  ils  espéraient  cju'on 
leur  laisserait  le  temps  nécessaire  pour  effectuer  leur  départ. 
[C'est  sans  doute  en  cette  occasion  qu'ils  manifestèrent  l'in- 
tention de  se  retirer  au  Canada]...  Il  leur  fut  signifié  qu'ils  de- 
vaient maintenant  se  résoudre  à  prendre  le  serment  sans  réserve 
ou  à  quitter  leurs  terres.  A  quoi  les  députés  répondirent  qu'ils 

LAUVRIÈHE    T.    I  15 


450 


L    A 


TRAGEDIE 


étaient  déterminés  une  fois  pour  toutes  à  quitter  leurs  terres^- 
plutôt  qu'à  prêter  aucun  autre  serment  que  celui  qu'ils  avaient 
prêté...  Le  Conseil  leur  dit  alors  que,...  s'ils  refusaient  mainte- 
nant de  prêter  serment,  ils  ne  seraient  plus  jamais  autorisés  à 
le  faire,  et  qu'ils  perdraient  inéluctablement  leurs  propriétés... 
et  qu'on  leur  donnait  jusqu'à  lundi  prochain...  pour  considérer 
à  nouveau  la  question  et  prendre  une  résolution  définitive  à  cet 
égard.  [Remarquez  qu'on  se  garde  bien  de  leur  dire  qu'ils  se- 
ront déportés  en  pays  non-français.  Une  autre  remarque  s'im- 
pose :  il  n'y  avait  entre  les  Anglais  et  les  At^adiens,  même  au 
point  de  vue  du  serment  d'allégeance,  qu'une  différence  :  la 
fameuse  exemption  militaire  :  or  cette  exemption  leur  était 
acquise  de  droit,  puisque  la  loi  anglaise,  comme  le  leur  avait  dit 
Armstrong.  écartait  de  l'armée  tous  les  catholiques:  on  ne- pou- 
vait donc  exiger  le  service  militaire  de  ces  «  papistes  »  :  c'eut 
été  illégal.  L'exigence  du  serment  sans  réserve  était  donc  pure 
chinoiserie  administrative,  prétexte  à  vexation  et,  dans  le  cas 
présent.  «  machine  de  guerre  »  destinée  à  déclancher  l'extermi- 
nation finale]. 

Telle  est  la  version  officielle  des  débats;  voici    maintenant 
le  commentaire  officieux  de  l'abbé  Daudin  : 

«  Ceux  d'Annapolis  voulurent  piontrer  leurs  privilèges  ac- 
cordés par  la  reine  Anne  et  ratifiés  par  le  roi  régnant,  mais  inu- 
tilement; le  gou\erneur  leur  répondit  qu'il  ne  voulait  d'eux 
qu'un  oui  ou  un  non.  Il  leur  fit  la  question  suivante  qui  est  des 
plus  simples  :  h  \'ouIez-vous  ou  ne  voulez-vous  pas  prêter  ser- 
ment au  Roy  de  la  Grande  Bretagne  de  prendre  les  armes  contre- 
le  Roy  de  France  qui  est  son  ennemi  ?  »  [Tel  est  sûrement  le  sens^- 
que  les  Acadiens  donnaient  à  la  question].  La  réponse  ne  fut 
pas  moins  laconique  que  la  question  :  «  Puisqu'on  ne  nous  de- 
mande qu'un  oui  ou  qu'un  non,  nous  répondons  tous  unanime- 
ment non  »,  ajoutant  seulement  que  ce  qu'on  exigeait  d'eux  al- 
lait les  dépouiller  de  leur  religion  et  de  tout  ». 


Au  jour  dit,  le  28  juillet,  parurent  devant  le  Conseil  et  les 
amiraux,  outre  les  députés  d'Annapolis,  ceux  de  Pisiquid,  de?- 
Mines  et  de  la  Rivière  aux  Canards,  en  tout  quatre-vingt  oiï 
cent.  On  fut  encore  plus  expéditif. 


MISE         EN         SCÈNE       JUDICIAIRE  451 

«  Les  dits  délégués  sont  ensuite  introduits,  dit  le  compte-ren- 
<du  officiel.  Ils  refusèrent  péremptoirement  de  prêter  le  serment 
. d'allégeance  à  Sa  Majesté  [nous  savons  lequel].  Sur  ce  refus, 
ils  furent  tous  jetés  en  prison  [\'oici  la  version  acadienne  con- 
tenue dans  la  pétition  de  Philadelphie  :  «  Comme  le  serment 
■était  contraire  à  nos  dispositions  et  à  notre  jugement,  nous  crû- 
mes de  notre  devoir  de  le  refuser.  Nous  n'en  offrîmes  pas  moins 
spontanément  notre  serment  de  fidélité  que  nous  aurions  volon- 
tiers renouvelé;  mais  on  ne  l'accepta  pas;  on  nous  fit  prison- 
niers incontinent,  et  le  Gouverneur  nous  dit  que  nos  biens  ma- 
tériels et  personnels  étaient  confisqués  pour  le  profit  de  la  Cou- 
ronne »].  Comme  il  avait  été  auparavant  décidé,  continue  le 
procès-verbal  de  séance,  d'expulser  de  la  province  tous  les  Aca- 
diens  s'ils  refusaient  le  serment,  il  ne  restait  plus  qu'à  envisa- 
ger les  mesures  à  prendre  en  vue  de  l'expulsion  et  à  décider  en 
quels  lieux  ils  seraient  déportés.  Après  mûre  délibération,  il 
fut  convenu  à  l'unanimité  que,  pour  prévenir  autant  que  pos- 
sible, le  retour  des  habitants  français  dans  la  province  et  pour 
les  empêcher  de  nuire  aux  colons  qui  pourraient  s'établir  sur 
leurs  terres,  il  fallait  assurément  les  disperser  dans  les  diverses 
colonies  du  continent  et  affréter  au  plus  tôt  le  nombre  de  vais- 
seaux nécessaires  à  leur  transport   )>. 


Ainsi  le  sort  du  malheureux  peuple  se  trouva  à  son  insu 
scellé. 

Remarquez  qu'en  cette  brève  séance  on  ne  décida  pas  seu- 
lement l'expulsion,  mesure  aussi  embarrassante  à  exécuter 
qu'illégale;  mais  encore  la  déportation  et  même  la  dispersion 
de  dix  mille  êtres,  opération  encore  plus  difficile  à  mener  à 
bien.  D'où  l'on  peut,  une  fois  de  plus,  conclure  à  l'encontre  des 
affirmations  anglaises  que  pareille  décision  si  grave,  si  mons- 
trueuse, si  grosse  de  conséquences,  d'une  exécution  si  compli- 
quée, ne  fut  sûrement  pas  le  résultat  spontanc'  d'une  déli- 
bération de  quelques  heures  ;  elle  est  la  conséquence  logique, 
l'aboutissement  prévu,  le  couronnement  longuement  envisagé 
de  toute  la  politique  britannnique  d(^puis  quarante-cinq  ans. 
Pour  cette  politique  sèchement  utilitaire,  dénuée  de  tout 
sens  moral,  cyniquement  inhumaine,  le  peuple  acadien,  ne 
})ouvant  plus  servir  faute  de  se  laisser  complètement  asseivir, 


452  LA  TRAGÉDIE 

devait  à  tout  jamais  disparaître  :  c'était  un  obstacle  à  sup- 
primer radicalement;  que  cet  obstacle  fût  de  chair  et  d'os, 
sensible  et  palpitant,  fait  d'êtres  humains,  ayant  du  cœur  et  de 
l'intelligence,  des  mérites  et  des  vertus,  on  ne  s'en  soucia  pas- 
le  moins  du  monde.  Le  crime,  conçu  dès  le  début  par  le  pre- 
mier gouverneur  et  les  premiers  Lords  du  Commerce,  dont 
Mascarène  avait  entrevu  l'exécution,  que  Philipps  et  Corn\val- 
lis  n'avaient  osé  accomplir,  que  les  autorités  métropolitaines 
hésitaient  à  autoriser  franchement,  mais  conseillaient  de  pré- 
parer, ce  crime  aussi  atroce  qu'énorme,  Timplacable  Law- 
rence, avec  l'approbation  au  moins  tacite  du  gouvernement 
anglais,  allait  enfin  délibérément  le  commettre,  depuis  long- 
temps aidé  et  encouragé  par  ses  zélés  complices  :  Shirley, 
Boscawen.  Belcher,  Morris,  Saûl  et  bien  d'autres.  Tout  était 
prêt;  les  mesures  préliminaires,  prises;  les  circonstances,  favo- 
rables. Le  piège  final  du  serment  avait  joué,  ce  serment  sans 
réserve  dont  on  se  passait  depuis  près  de  cinquante  ans  et  que 
Lawrence  comme  ses  complices  savaient  fort  bien  devoir  être 
une  fois  de  plus  refusé.  «  Mon  opinion,  avait-il  écrit  le  1^^  août 
1754,  c'est  qu'-un  très  grand  nombre  d'habitants  se  soumet- 
traient à  n'importe  quelles  conditions  plutôt  que  de  prendre 
les  armes  «.  Un  moment,  lorsque  les  quinze  premiers  députés 
avaient  failli  céder  à  la  pression,  on  put  croire  que  l'artifice 
pseudo-légal  allait  faire  défaut;  mais  la  sophistique  de  Bel- 
cher remit  d'aplomb  tant  bien  que  mal  le'spécieux  appareil 
juridique.  Dès  lors,  la  face  était  sauvée;  Albion  pouvait  siéger 
en  toute  justice,  et  le  peuple  innocent,  depuis  longtemps 
condamné  dans  le  secret  des  cœurs,  devait  paraître  en  vic- 
time coupable  dans  cette  fastueuse  mise  en  scène  judiciaire. 
Non  :  quoi  qu'en  disent  les  historiens  anglais,  l'abominable 
jugement  ne  fut  pas,  —  ce  qui  serait  déjà  monstrueux,  —  une 
simple  décision  de  cour  martiale  réunie  dix  mois  avant  toute 
déclaration  de  guerre  :  ce  troupeau  humain,  qui,  même  en 
temps  de  guerre,  ne  s'était  jamais  révolté,  n'était-il  pas  dès 
maintenant  désarmé  et,  par  l'emprisonnement  de  ses  notables^ 
en  quelque  sorte  décapité?  Non  :  cette  sentence  inique  fut^ 


MISE        EN         SCÈNE        JUDICIAIRE  453 

avant  tout,  un  bon  calcul  de  profits  et  pertes,  une  mercantile 
mesure  d'intérêt  sordidement  pratique,  un  froid  assouvis- 
sement d*^  «  écœurante  rapacité  »  coloniale,  le  fruit  bien  mûri 
du  croissant  impérialisme  britannique.  L'heure  étant  propice 
à  l'exécution  de  cette  brutale  opération  mi-politique  mi-com- 
merciale, il  n'y  avait  plus  un  instant  à  perdre  :  il  fallait  au 
plus  tôt  réaliser  le  bénéfice  depuis  longtemps  escompté  tant 
par  l'empire  britanniquequepar  une  nuée  de  profiteurs  avides. 
L'ambition  et  la  cupidité  étant  en  jeu,  le  cœur  anglais,  qui  ne 
fut  jamais  très  sensible,  resta  plus  sourd  que  jamais  aux  cri» 
d'angoisse  comme  aux  appels  de  la  justice  :  en  son  égoïsme  en- 
durci, il  condamna  sans  autre  forme  de  procès  toute  cette 
honnête  population  dont  le  seul  crime  était,  par  sa  présence. 
de  gêner  ses  convoitises.  L'Acadie  eut  le  sort  de  Jeanne 
d'Arc  dont  le  procès  n'est  pas  avec  celui-ci  sans  analogie. 
Malheur  à  qui  se  trouve  sur  la  voie  des  prétendues  destinées 
britanniques  !  il  est  sans  pitié  ni  scrupule  foulé  aux  pieds  et, 
avec  un  suprême  dédain,  écrasé. 

Les  illégalités  abondent,  du  reste,  en  cette  prétendue  pro- 
cédure légale  d'un  peuple  si  féru  de  légalité.  De  quel  droit  les 
80  ou  100  députés  furent-ils,  ainsi  que  leurs  quinze  prédéces- 
seurs, incarcérés?  «  à  titre  d'otages  »,  dit  Lawrence  :  A-t-on 
jamais  pris  des  otages,  quand  il  n'y  a  ni  guerre,  ni  révolte,  ni 
menaces  d'aucune  sorte?  Certes,  la  convocation  au  Conseil 
d'Halifax  ne  fut  pour  ces  malheureux  qu'un  guet-apens,  à 
moins  que  défendre  ses  droits,  faire  loyalement  acte  de  repré- 
sentants, refuser  fermement  un  serment  abusif  ne  fut  un  crime 
au  pays  des  Hampden  et  des  Pym. 

«  Le  gouverneur,  dit  l'abbé  Daudin,  donna  ordre  de  les  trans- 
porter sur  une  petite  île  [l'île  George]  environ  à  la  portée  d'un 
boulet  de  canon  d'Halifax;  on  les  conduisit  comme  des  crimi- 
nels et  ils  y  sont  demeurés  jusqu'à  la  fin  d'octobre  [trois  mois] 
nourris  d'un  peu  de  mauvais  pain  et  abreuvés  de  très  mauvaise 
eau,  privés  de  la  liberté  de  recevoir  aucun  secours  de  personne, 
comme  de  parler  à  qui  que  ce  fût.  [Est-ce  donc  ainsi  que  l'on 


454  L    A  ï    R    A    G    É    D    I    E 

traite  de  prétendus  «otages  »?]  Le  gouverneur  s'imaginait  que 
cette  dureté  amollirait  le  courage  de.  ces  généreux  confesseurs, 
mais  il  ignorait  la  grâce  qui  faisait  leur  force;  il  les  trouvait  tou- 
jours aussi  fermes  ((ue  jamais.  Il  prit  la  résolution  de  se  trans- 
porter en  ladite  île  avec  un  nombreux  cortège...  et  leur  demanda 
s'ils  persistaient  dans  leurs  réponses.  L'un  d'entre  eux  répon- 
dit que  oui,  et  plus  que  jamais,  qu'ils  avaient  Dieu  pour  eux  et 
que  cela  leur  suffisait.  Le  gouverneur  tira  son  épée  et  lui  dit  : 
'(  Insolent,  tu  mérites  que  je  te  passe  mon  épée  au  travers  du 
corps».  L'habitant  lui  présenta  sa  poitrine  et 's'approchant  de 
lui,  il  lui  dit  :  «  Frappez.  Monsieur,  si  vous  l'osez,  je  serai  le  pre- 
meir  martyr  de  la  bande;  vous  pouvez  bien  tuer  mon  corps, 
mais  vous  ne  tuerez  pas  mon  âme  ».  Le  gouverneur  dans  une 
espèce  de  furie  demanda  aux  autres  s'ils  étaient  du  même  sen- 
timent que  cet  insolent  ;  tous  par  acclamation  s'écrièrent  :  Oui, 
-Alonsieur  !  oui.  Monsieur  !  «. 

Ainsi  la  persécution  tournait  au  martyre.  Cette  évolution  ne 
lit  <[U('  sacccntucr  les  jours  suivants  : 

'(  Ce  n'était  pas  assez  pour  les  Anglais  de  harceler  les  habitants, 
continue  toujours  l'abbé  Daudin  ;  ils  pensèrent  qu"en  enlevant 
les  prêtres,  ils  disperseraient  plus  aisément  le  troupeau;  en  con- 
séquence, le  Conseil  donna  ordre,  le  premier  août,  d'enlever 
les  trois  derniers  missionnaires  qui  étaient  dans  la  province; 
c'est  pourfjuoi  on  envoya  trois  détachementsde  chacun  cinquan- 
te hommes  [quel  déploiement  de  forces  ridiculement  odieux  !]. 
Celui  des  Mines  [l'abbé  Chauvreulxj  fut  enlevé  le  quatre;  celui 
de  la  Rivière  aux  Canards  [l'abbé  Lemaire]  se  cacha  pendant 
quelques  jours  pour  aller  dans  les  églises  consommer  les  saintes 
hosties  et  se  rendit  lui-même  au  fort  de  Piziquid,  le  dix,  pendant 
(fue.  son  détachement  le  cherchait  encore.  Celui  d'Annapolis 
[l'abbé  Daudin  lui-même]  fut  pris  le  six  en  disant  la  messe  qu'on 
lui  laissa  achever.  Heureusement  qu'en  entendant  tomber  les 
crosses  de  fusil  tout  à  l'entour  de  l'église  il  se  défia  de  l'aventure 
et  consomma  les  saintes  hosties;  à  peine  eut-il  achevé  la  messe 
c{ue  l'officier  commandant  lui  signifia  de  la  part  du  roy  de  le 
suivre.  On  visita  la  sacristie  et  le  presbytère,  d'où  on  enleva 
tous  les  papiers,  registres,  lettres  et  mémoires,  etc..  »  [«  La  mai- 
son dans  hupielle  nous  gardions  nos  contrats,  nos  registres,  nos 
actes,  etc..  fut  envahie  par  la" force  armée,  confirme  la  pétition 
de  Phil:i(lc1p!iie.  et  fous  nos  jiapiors  arrachés  par  la  violence.  » 


i 


MISE         EN         SCÈNE         JUDICIAIRE  455 

Ainsi  fut  consommée  la  disparition  des  archives  acadiennes 
dont  certaines  pièces  étaient  déjà  toniljées  aux  mains  des  auto- 
rités anglaises,  en  même  temps  que  les  députés  d'Halifax  qui 
en  étaient  porteurs;  ce  vol  de  documents  précieux  constitue  un 
nouveau  crime  à  l'égard  des  victimes  spoliées  :  le  malheureux 
peuple  se  trouvait  ainsi  dépouillé  des  titres,  droits  et  privilèges 
qui  constituaient  sa  charte  légale,  son  état-civil  et  son  cadastre. 
«Aucun  de  ces  papiers  ne  nous  est  jamais  revenu,  déplorèrent-ils 
en  leur  exil;  aussi  sommes-nous  grandement  privés  de  tous  les 
moyens  de  prouver  notre  innocence  et  la  justice  de  nos  plaintes  »] 
Le  missionnaire  fut  conduit  dans  une  habitation  distante  d'un 
quart  de  lieue,  où  il  fut  consigné  jusqu'au  lendemain  matin  eue 
devait  venir  un  autre  détachement  pour  l'accompagner.  11  ne 
lui  fut  permis,  ainsi  qu'aux  deux  autres,  que  de  prendre  des 
chemises,  mouchoirs,  serviettes  et  vêtements  absolument  néces- 
saires, que  des  habitants  furent  chercher,  parce  que  les  presby- 
tères furent  interdits  sur  le  champ  aux  prêtres.  On  rassembla  les 
trois  missionnaires  dans  une  prison  commune  au  fort  de  Pigi- 
quit  et  de  là  on  les  conduisit  à  Halifax  avec  cent  cinquante 
hommes  de  troupes.  [De  plus  en  plus  fort  !]  On  ne  peut  expri- 
mer quelle  fut  la  consternation  du  peuple  lorsqu'il  se  vit  sans 
.  ])rêtres  et  sans  autels.  Les  missionnaires  donnèrent  ordre  de  dè- 
pouillerles  autels,  de  tendre  le  drap  mortuairesur  la  chaire  et  de 
mettre  dessus  le  crucifix,  voulant  par  là  faire  entendre  à  leur 
peuple  qu'il  n'avait  plus  que  Jésus-Christ  pour  missionnaire. 
Tous  fondaient  en  larmes  et  réclamaient  la  protection  du  mis- 
sionnaire d'Annapolis,  en  le  suppliant  de  les  mettre  sous  la  pro- 
tection de  leur  bon  Roy,  le  Roy  de  France,  protestant  que  Sa 
Majesté  très  chrétienne  n'avait  pas  dans  son  royaume  de  cœurs 
jilus  sincères  que  les  leurs  :  ce  que  le  missionnaire  leur  promit 
autant  qu'il  serait  en  son  pouvoir,  ignorant  lui-même  sa  des- 
tinée. Aussitôt  que  les  prêtres  furent  enlevés,  les  Anglais  arbo- 
rèrent pavillon  sur  les  églises  et  en  firent  des  casernes  pour  ser- 
vir aux  passages  de  leurs  troupes.  Les  missionnaires  arrivèrent 
donc  à  Halifax  dans  ce  bel  accompagnement,  tambour  ballant 
[beau  triomphe  en  vérité  !].  On  les  conduisit  sur  la  place  d'armes 
où  ils  furent  exposés  pendant  trois  quarts  d'heure  aux  railleries, 
mépris  et  insultes».  [Cette  dernière  scène  montre  bien  l'état  d'es- 
prit de  la  population  d'Halifax  et  ses  sentiments  à  l'égard  des 
Acadiens  et  en  particulier  de  leurs  ))rêtres.] 

Ajoutons  que  les    trois  missionnaires,  après  avoir  ét<''  dèlc- 
nus  séparément,  furent  en  octobre  expédiés  en  Angleterre  sur 


456 


L    A 


TRAGEDIE 


un  des  vaisseaux  de  Boscawen  qui.  dit  liypocritement 
Lawrence,  «  voulut  bien  se  charger  d'eux  ».  Belle  complai- 
sance, en  vérité  !  De  Portsmouth,  ils  durent,  à  leurs  frais, 
passer  à  Saint-Malo  le  8  décembre  1755. 

Ainsi  privés  de  leurs  prêtres  et  de  leurs  notables,  de  leurs 
armes  et  de  leurs  bateaux,  de  leurs  chartes  et  de  leurs  titres, 
ces  malheureux  paysans,  naïfs  et  désemparés,  se  trouvaient, 
pieds  et  poings  liés.  livrés  à  la  merci  d'un  despote  qui,  sans 
plus  d'honneur  que  d'humanité,  apporta  dans  l'exécution  de 
son  œuvre  criminelle  la  plus  froide  méthode  et  la  plus  sour- 
noise  âpreté. 


Sources  et  autres  références. 

Arcfi.  Canada.  —  Rapport  1905  II.   117-122 

—     1894,    (doc.    angl.    relat.    à    Nouv.    Ecosse) 
pp.  219-224 
Canada  français.  —  vol.  I.  pp.  404-443.  (Le  serment  d'allégeance). 

Th.  Akins.  —  Xova  Scoîia  public  Doc.  245-267,  409-413. 

B.  MuRDOCH.  —  Hisl.  of.  Noua  Scotia  II,  256-299. 

Th.  Mante.  —  Hist.  of  laie  War  in  Amer.    London  1772. 

John   Herbin.  —  Hist.  of  Grand  Pré.  op.  cit. 

Ed.  Richard.  — Acadie  {éd.  H.  d'.\rles)  II  2S9-375 

Ph.  h.  Smith.  —  Acadia.  A  lost-Cliapter  in  American  History,  Paw- 
Jing.  1886 

AnBÉ  Casgrain.  —  Voij.  au  Pays  d'Evang.  Paris   1890  pp.    100-140. 
Sulp.  et  pr.  des  Miss.  élr.  Québec  1897. 

Placide  Gaudet.  —  Le  grand  dérangement.  Ottawa,  1921. 

\V.  O.   Raymond.  —  Acadians  nnder  English  Rule  (Soc.  Roy.  Can., 
1910,  II). 


CHAPITRE  XIV 


LE  "G^RÂND  DÉRANGEMENT" 


QUEL  fut,  en  toutes  ces  graves  circonstances,  le  rôle  du 
Bureau  du  Commerce  el  des  Colonies,  dont  relevaient  les 
gouverneurs  de  la  Nouvelle  Ecosse?  A  peu  près  nul  en 
apparence  ou,  du  moins,  si  complexe  et  si  changeant  que  c'était 
tout  comme  :  car  ce  comité,  qui  d'une  année  à  l'autre  se  renou- 
velait par  la  disparition  et  la  nomination  de  membres  éga- 
lement irresponsables  et  incompétents,  se  montra  tour  à  tour 
indifférent  jusqu'à  la  plus  coupable  inertie  ou  empressé  jus- 
qu'à la  plus  fastidieuse  minutie.  «  En  ces  temps,  dit  l'histo- 
rien de  la  Nouvelle  Ecosse,  B.Murdoch  (11,24),  les  fonction- 
naires de  la  métropole  semblaient  dormir  sur  les  dossiers 
d'Amérique  et  ne  s'éveiller  qu'une  fois  par  an  pour  se  rappeler 
les  noms  de  leurs  possessions  coloniales,  pour  jeter  en  bâillant 
un  coup  d'oeil  sur  les  dépêches  des  gouverneurs  et  faire  quel- 
que brouillon  de  réponse  sans  rien  décider  ou  à  peu  près  ».  «Ces 
savants  messieurs  désœuvrés,  confirme  Burke,  passaient  leur 
temps  à  remettre  à  plus  tard  les  plus  graves  décisions  et  les 
séances  les  plus  importantes  ».  En  leur  béate  indolence,  ils 
avaient  à  tout  le  moins  un  mérite:  ils  s'en  remettaient  pour 
les  décisions  urgentes  aux  gouverneurs  qui,  étant  sur  les  lieux 
connaissaient  mieux,  avouaient-ils.  le  détail  des  affaires, 
quitte,  il  est  vrai,  à  les  désavouer  bellement  en  cas  d'échec 
ou  d'erreur.  Ainsi,  après  avoir  en  1749  exigé  de  Cornwallis 
A^tec  la  plus  grande  précision  la  prestation  du  serment  par  les 


408  LA  TRAGÉDIE 

Acadiens,  les  Lords  du  Commerce  avaient  en  1753  laissé  à 
Hopson  toute  liberté  de  s'abstenir  de  pareille  exigence;  puis, 
par  un  revirement  subit,  ils  se  prêtaient  en  1754  à  la  politique 
violente  de  Lawrence,  en  approuvant  son  audacieuse  initia- 
tive dans  l'isthme,  initiative  si  grave  au  double  point  de  vue 
diplomatique  et  militaire,  et  ils  l'assuraient  le  7  mai  1755 
xju'il  pouvait  compter  sur  leur  assistance  eiiJ,oute  chose  juste 
tendant  au  bien  et  à  la  sécurité  de  la  province  :  c'était  lui 
donner  carte  blanche.  On  feignit  de  ne  pas  comprendre  sa 
suggestion  du  l^^^août  1754  quanta  l'opportunité  de  débarras- 
ser le  pays  des  Acadiens.  Après  un  tel  avis,  un  tel  précédent, 
un  tel  silence,  un  homme  de  la  trempe  de  Lawrence,  dont  les 
pires  résolutions  ne  connaissaient  pas  de  scrupules,  se  sentit 
les  coudées  franches  tant  à  l'égard  des  rois  soliveaux  dont  il 
fêtait  censé  dépendre  que  des  prétendus  sujets  qui  ne  dépen- 
daient que  de  lui.  Sans  perdre  son  temps  en  vaines  consul- 
tations ni  même  en  comptes-rendus  oiseux,  notre  satrape  amé- 
ricain, fort  de  l'encouragement  de  Boston  et  de  l'appui  de  ses 
créatures  d'Halifax,  prit  hardiment  en  main  toute  l'affaire 
acadienne,  la  mena  brutalement  à  bonne  fin  et,  le  succès  ob- 
tenu, mit  le  gouvernement  anglais  en  présence  du  fait  accom- 
pli que  celui-ci  désirait.  Ravi  d'avoir  sans  tracas  et  à  si  peu 
de  frais  tant  d'avantages,  le  gouvernement  britannique  s'em- 
pressa d'octroyer  à  son  zélé  représentant  son  absolution,  son 
approbation,  ses  faveurs  même.  L'Angleterre  se  trouva  ainsi 
complice  d'un  crime  qu'elle  voulut  de  tout  temps,  surtout 
depuis  la  concjuête,  qu'elle  autorisa  au  moins  tacitement, 
encouragea  sournoisement,  récompensa  ouvertement,  dont 
elle  fit  enfin  ample  profit.  Bref,  après  avoir  dès  l'origine  et  à 
plusieurs  reprises  affirmé  la  prétendue  nécessité  du  crime 
acadien,  avoir  même  dès  1747  sollicité  un  plan  précis  d'exé- 
cution; le  gouvernement  anglais  se  comporta  finalement 
en  Ponce-Pilate,  bénévole  à  l'égard  des  bourreaux,  lâche 
à  l 'égard  des  victimes.  Cette  double  couardise  morale,  qui 
veut  le  mal,  mais  se  dérobe  aux  responsabilités,  est  aussi 
honteuse  que  coupable. 
A  peine  le  Conseil  d'Halifax  eut-il,  le  28  juillet,  décidé  de 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  459 

«disperser  les  habitants  français  dans  les  diverses  colonies  du 
continent  et  d'affréter  au  plus  tôt  le  nombre  de  vaisseaux 
nécessaires  à  leur  transport»,  que  Lawrence  s'adressa  pour 
noliserces  vaisseaux  à  une  agence  véreuse  de  Boston,  la  maison 
Apthropand  Hancock,  qu'avait  plusieurs  fois  employée  le  gou- 
vernement de  la  Nouvelle  Ecosse.  Lcchoixétait  étrange  :(lorn- 
wallis  s'était  justement  plaint  le  6  juillet  1750  à  son  Conseil  et  le 
27  novembre  aux  Lords  of  Trade  de  ce  qu'en  maîtres  chanteurs, 
«ces  gens,  enrichis  des  deniers  publics,  avaient  des  exigences 
exorbitantes  et  se  vengeaient,  si  l'on  ne  leur  cédait  pas  tout 
monopole,  en  décriant  et  discréditant  le  gouvernement  de  la 
colonie  »  Mais  que  faire?  Les  autres  maisons  de  Boston  ne 
valaient  guère  mieux.  Pendant  tout  l'occupation  anglaise,  les 
gouverneurs  de  la  Nouvelle  Ecosse,  Lawrence  lui-même, 
n'avaient  cessé  de  se  plaindre  des  négociants  bostonais  qui 
les  exploitaient,  les  trompaient  et  les  volaient  en  leur  vendant 
cher  des  produits  souvent  avariés,  qui,  sans  patriotisme, 
ravitaillaient  en  contrebande  Louisbourg  à  leurs  dépens, 
au  risque  même  de  causer  un  désastre  colonial.  Ne  nous  faisons 
pas  d'illusions  :  tous  les  Anglo-Saxons  d'alors,  tant  améri- 
cains qu'anglais,  avaient  des  âmes  de  marchands  pour  qui  le 
profit  prime  tout,  autorise  tout,  excuse  tout.  Le  20  août,  le 
gouverneur  du  Massachusetts,  Sir  Spencer  Phips,  approuve  et 
encourage  la  criminelle  décision  de  son  collègue  de  Nouvelle 
Ecosse  en  écrivant  au  colonel  Monckton  qu'il  trouve  «  sage 
cette  précaution  d'enlever  de  la  province  les  habitants  fran- 
çais ».  Donc,  Lawrence,  en  parfaite  connaissance  de  cause, 
s'adressa  à  l'agence  Apthorp  and  Hancock,  si  tarée  quelle 
fût,  parce  qu'il  comptait  obtenir  d'elle  les  conditions  les  plus 
avantageuses  et  les  moyens  les  plus  expéditifs.  Ne  se  vanta- 
t-il  pas,  le  LS  octobre,  d'avoir  «  réduit  les  frais  de  transport  le 
plus  possible?  »  en  quoi  il  savait  plaire  aux  Lords  du  Commerce 
et  au  Parlement  anglais  qui  prisaient  par  dessus  tout  l'éco- 
nomie. Business  is  business.  Pour  le  rôle  si  délicat  et  si  impor- 
tant de  commissaire  des  vivres,  Lawrence  choisit  encore 
un   homme   taré,   un    certain    trafiquant    de   Bnslnn,    (ïcorge 


460  LA         TRAGÉDIE 

Saûl,  «  le  plus  riche  et  le  plus  entreprenant  de  tous  les  mar- 
chands d'Halifax,  »  dit  Akins  ;  oui,  celui  dont  les  Lords  du 
Commerce  avaient  aussi  signalé  la  malhonnêteté  dès  1752 
dans  le  ravitaillement  d'Halifax:  «Ses  gains  injustifiables, 
disaient-ils,  le  disqualifiaient  pour  le  rôle  de  commissaire  ». 
La  rapidité  d'exécution  était  une  autre  condition  de  succès; 
puisqu'il  fallait  profiter,  avons-nous  vu,  de  la  présence  des 
troupes  de  la  Nouvelle  Angleterre  engagées  jusqu'à  la  mi-oc- 
tobre et  de  la  présence  de  la  flotte  britannique  qui  pouvait 
être  rappelée  d'un  jour  à  l'autre  (elle  le  fut,  en  effet,  en  octo- 
bre). Et  puis,  à  aucun  prix,  il  ne  fallait  donner  aux  victimes 
bernées  le  temps  de  comprendre  la  situation  pour  se  ressaisir 
et  lutter  ou  fuir;  il  fallait,  comme  le  dit  Lawrence  à  Murray, 
«  les  tenir  dans  les  ténèbres  ».  «  Il  était  indispensable,  écrivit 
Lawrence  à  Th.  Hancock  le  10  septembre  1755,  que  [la  des- 
tination] restât  secrète  le  plus  longtemps  possible,  au  moins 
pour  les  habitants;  vu  que  le  Conseil  de  Sa  Majesté  craignait 
qu'en  l'apprenant  ils  ne  prissent  quelque  résolution  extraor- 
dinaire qui  aurait  pu  créer  au  gouvernement  de  grandes  dif- 
ficultés.» Voilà  bien  la  lâcheté  criminelle  de  lapeur.  Demême, 
en  cette  libre  colonie  de  la  libre  Angleterre,  notre  despote 
musela  la  presse,  ses  subordonnés  et  ses  administrés  : 
dès  le  début  (4  juillet  1755),  il  lança  une  proclamation  qui 
menaçait  des  peines  les  plus  graves  (30  livres  d'amende,  puis 
l'emprisonnement,  puis  l'expulsion)  «  quiconque  oserait  dis- 
créditer l'administration  du  gouvernement.  »  Seuls,  en  dehors 
du  Conseil,  des  officiers  supérieurs  eurent  vent  du  «  noble  et 
grand  projet  de  chasser  les  Français  neutres  de  cette  province... 
avant  l'automne  »,  ainsi  qu'en  témoigne  une  lettre  écrite  par 
le  lieutenant-colonel  Winslow,  du  «camp  deBeauséjour  »,  le 
.27  juin  1755.  Tout  se  trama  donc  dans  l'ombre,  s'accomplit 
dans  le  silence;  on  bâillonna  les  spectateurs,  on  aveugla  les 
victimes,  on  répandit  insidieusement  tous  les  bruits  de  nature 
à  endormir  toute  crainte.  Les  Acadiens  étaient  si  honnêtes  et 
de  si  bonne  foi,  avaient  la  conscience  si  tranquille  que  jus- 
qu'à la  veille  de  leur  expulsion  ils  ne  crurent  pas  de  la  part  de 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  461 

leurs  sournois  bourreaux  à  une  si  monstrueuse  cruauté  à  leur 
égard.  «  En  dépit  des  menaces,  dit  Lawrence,  les  Acadiens  se 
•croient  en  parfaite  sécurité». Le  17  septembre,  «ils  ne  croyaient 
jjas  encore  à  leur  expulsion»;  les  vaisseaux  étaient  déjà  sous 
leurs  yeux  le  6  octobre  qu'ils  ne  pouvaient  s'imaginer  que  ce 
fut  sérieux.  «  L'inexpérience  et  la  fausse  sécurité,  dit  l'abbé 
Le  Guerne,  ont  toujours  été  fatales  aux  Acadiens  ».  Et  pour- 
tant, dès  le  31  juillet,  Lawrence  avait  donné  à  ses  officiers  les 
ordres  les  plus  péremptoires,  d'une  précision  telle  que  leur 
élaboration  remontait  sûrement  à  des  jours  et  à  des  semaines 
antérieures. 

Bref,  il  mettait  au  point,  selon  l'expression  de  l'abbé  Le 
Guerne,  missionnaire  de  l'Acadie  française  «  l'ancien  plan  des 
Anglois  qui  était  d'expayser  les  Acadiens  et  les  distribuer 
dans  les  différentes  contrées  de  la  Nouvelle  Angleterre  ». 


I.  —  A  Beaubassin 

Nous  avons  vu  que  la  plupart  des  habitants  de  l'Acadie 
française  étaient  des  réfugiés  de  l'Acadie  anglaise  :  1.500  à 
2.000,  dont  900  environ  provenaientde  Gobeguid,  500  de  Pigi- 
guid,  300  de  Grand  Pré  et  des  terres  voisines  de  l'Isthme. 
Lawrence  les  estimait  Anglais,  bien  que,  selon  leur  droit,  ils 
eussent  en  territoire  français  dèsl7bi,  prêté  serment  de  fidé- 
lité au  Roi  de  France.  Trois  cents  d'entre  eux  pris  dans  le 
fort  de  Beauséjour  avaient  été  amnistiés  en  vertu  de  la 
clause  IV  de  la  capitulation.  «  Il  sera  pardonné  aux  Acadiens 
qui  ont  pris  les  armes,  parce  qu'ils  y  ont  été  contraints  ».  Rien 
de  plus  net. 

Le  28  juin  1755,  Lawrence  n'en  avait  pas  moins  écrit  aux 
Lords  du  Commerce,  à  propos  de  ces  Acadiens  i(  désertés  » 
comme  il  les  appelait,  qui  «  étaient  en  train  de  rendre  leurs 
•armes  »:  «  J'ai  donné  à  Monckton  l'ordre  de  les  chasser  du 
pays  à  tout  événement:  toutefois,  s'il  a  besoin  de  leur  aide 


4('>2  LA  TRAGÉDIE 

pour  mettre  les  troupes  à  l'abri,  (vu  que  les  casernes  du  fort' 
ont  été  démolies),  il  peut  auparavant  tirer  d'eux  tous  les  ser- 
vices qu'il  lui  plaira  «.N'insistons  pas  sur  cet  odieux  genre 
d'exploitation  éhontée,  illicite  même,  qui  est  trop  cou- 
tumière  aux  Anglais;  nous  demandons  seulement  de  quel 
droit  il  sévissait  contre  ces  «  miliciens  malgré  eux  »,  auxquels 
une  capitulation  légale  faisait  grâce.  Voici  son  explication 
captieuse,  donnée  dans  une  lettre  du  30  novembre  1755  aux 
Lords  du  Commerce  :  «  Le  mot  »  pardonné  «,  qui  se  trouve  dans 
l'article  IV  de  la  capitulation  de  Beauséjour,  veut  simplement 
dire,  de  part  et  d'autre,  que  les  habitants  français,  pris  dans 
le  fort  les  armes  à  la  main,  ne  doivent  pas  être  misa  mort.» 
Que  penser  de  pareille  entorse  donnée  au  texte  le  plus  indis- 
cutable, de  pareille  violation  d'un  engagement  officiel?  Telle 
était  la  loyauté britannicpie  d'alors;  telle  était  pour  un  gouver- 
neuranglaisla  valeurdela  parolelaplusclaire  ;etlesnoblesLords 
du  Commerce  ne  font  pas  à  cette  interprétation  malhonnête 
la  moindre  objection.  Bien  pis  :  <[uand  Lawrence,  parle  de 
«  chasser  »  non  pas  seulement  les  300  miliciens,  mais,  selon  leur 
propre  compte,  les  «  800  familles  de  cinq  ou  six  villages 
avoisinant  Beauséjour  »,  ils  n'opposent  pas  à  cette  mons- 
trueuse illégalité  un  immédiat  veto  d'indignation;  non  :  le 
13  août,  ils  ne  recommandent  que  «  sagesse  et  prudence  » 
dans  l'exécution  de  cet  acte  de  barbarie.  Or  cet  acte 
de  barbarie  était,  dans  la  pensée  de  Lawrence,  plus 
atroce  encore  :  car,  jouant  de  nouveau  sur  les  mots,  par 
«  chasser  »,  [ce  que  les  Acadiens  eussent  à  la  rigueur  accepté, 
surtout  du  côté  de  la  France],  Lawrence  voulait  dire  «  dépor- 
ter »,  et  déporter  loin  de  la  France  dans  les  régions  les  plus  hos- 
tiles à  ces  Français;  mais  il  se  gardait  de  révéler  sitôt  cette 
monstrueuse  intention. 

Le  colonel  Monckton  de  l'armée  britannique,  (ancien  com- 
battant de  Fontenoy),  qui  commandait  toujours  au  fort  de 
Cumberland  les  troupes  néo-anglaises,  reçut,  dès  le  2  août^ 
cette  lettre  de  Lawrence  écrite  le  31  juillet,  trois  jours  après 
la  fameuse  décision    du  Conseil  d'Halifax  : 


LE         GRAND         DÉRANGEMENT         463 

«  Le  conseil  a  délibéré  et  décidé  que  les  habitants  français 
5oie^t  déportés  hors  du  pays  le  plus  tôt  possible.  Un  a  résolu  de 
-commencer  par  ceux  des  régions  de  l'isthme,  qui,  ayant  pris  les 
armes,  n'ont  droit  à  aucune  faveur.  Dans  ce  but,  des  ordres  ont 
clé  donnés  d'envoyer  au  fond  de  la  Baie  en  toute  hâte  un  nom- 
bre de  vaisseaux  suffisant  pour  les  prendre  tous  à  bord.  \'ous 
recevrez,  en  mêmetemps  que  ces  vaisseaux,  les  instructions  rela- 
ti\  es  aux  mesures  à  prendre  pour  disposer  d'eux,  aux  lieux  d-e 
leur  déportation  et  à  tout  ce  qui  pourra  vous  être  nécessaire  en 
cette  occasion.  Pendant  tout  ce  temps,  il  faudra  tenir  ces  me- 
sures aussi  secrètes  que  possible,  afin  de  les  empêcher  de  s'en- 
fuir et  aussi  d'emmener  leur  bétail,  etc..  Pour  y  mieux  réus- 
sir, vousvous  efforcerez  de  trouver  quelqueslratagème  qui  fasse 
tomber  en  voire  pouvoir  les  hommes,  jeunes  el  vieux  [surloul  les 
chefs  de  famille)  et  vous  les  détiendrez  j  usqu'à  l'arrivée  des  trans- 
ports, afin  qu'ils  soient  prêts  pour  l'embarquement  :  car,  une 
fois  les  hommes  détenus,  il  n'y  a  guère  lieu  de  craindre  que  les 
femmes  et  les  enfants  tentent  de  s'enfuir  et  d' emmener  les  bestiaux. 
Toutefois,  pour  empêcher  pareille  chose,  il  conviendra,  non 
seulement  de  vous  emparer  de  toutes  leurs  chaloupes,  bateaux, 
canots  et  autres  bâtiments  qui  vous  tomberont  sous  la  main, 
mais  aussi  d'envoyer  de  temps  à  autre  des  détachements  sur 
toutes  les  routes  et  dans  tous  les  lieux  où  ils  peuvent  être  inter- 
ceptés. Comme  la  totalité  de  leur  bétail  et  de  leur  blé  est  con- 
fisquée au  profit  de  la  Couronne  par  suite  de  leur  rébellion  et 
doit  être  employée  au  remboursement  des  frais  de  déporta- 
tion qui  incombent  à  la  province,  il  faudra  veiller  à  ce  que  per- 
sonne n'en  fasse  l'acquisition  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit. 
Tout  marché  de  ce  o-enre  sera  de  nul  effet  :  car,  depuis  l'arrêt 
du  Conseil,  les  habitants  français  sont  déchus  de  tout  droit  de 
propriété  el  il  ne  leur  sera  pas  permis  d'emporter  la  moindre  chose 
si  ce  n'est  leur  argent  et  leurs  meubles. 

Les  commandants  du  fort  de  Piziquid  et  de  la  garnison  d'An- 
napolis  ont  reçu  à  peu  prés  les  mêmes  ordres  à  l'égard  des  habi- 
tants de  l'intérieur.  Mais  j'ai  été  informé  que,  malgré  toute  votre 
vigilance,  ceux-ci  trouveront  moyen  d'expédier  leur  bétail  par 
Tatmagouche  à  l'Ile  Saint-Jean  et  à  Louisbourg  qui  sont  main- 
tenant réduits  à  la  famine.  Je  désire  donc  que,  sans  perdre  de 
temps,  vous  dépêchiez  un  assez  fort  détachement  pour  y  i)atrou'l- 
1er  et  s'y  opposer. 

Des  provisions  trouvées  dans  le  fort  de  Beauséjour,  les  83'2  ba- 
rils de  farine  devront  servir  à  nourrir  tous  les  habitants  fran- 
■çais  pendant  leur  transport  aux  divers  lieux  de  destination,  et 


464  LA  TRAGÉDIE 

le  reste,  s'il  en  est  après  répartition,  sera  envoyé  aux  colons  d& 
Lunenburg. 

11  est  entendu  que  les  habilanls  recevront  à  bord  chacun  par 
Jour  une  livre  de  farine  et  une  1  /2  livre  de  pain  et  par  semaine 
une  livre  de  bœuf;  le  pain  et  le  bœuf  vous  seront  envoyés  par  les 
transports  d'Halifax. 

Je  désire  que  vous  donniez  au  détachement  envoyé  à  Tatma- 
gouche  Vordre  de  détruire  toutes  les  maisons,  etc..  qui  s'y  trou- 
vent, ainsi  que  les  chaloupes,  bateaux,  canots  et  autres  bâti- 
ments qui  seraient  là  prêts  à  transporter  les  habitants  et  leurs 
bestiaux;  de  cette  manière  seront  empêchées  toutes  relations 
et  correspondances  pernicieuses  entre  Louisbourg-  ou  llle 
Saint-Jean  et  les  habitants  de  l'intérieur  du  pays.  » 

Le  8  août  était  envoyé  d'Halifax  le  complément  dinfor- 
mation  suivant   : 

«  Les  navires  destinés  à  l'enlèvement  des  habitants,  étant  sur 
le  point  d'appareiller,  vous  arriveront  bientôt.  Ils  vous  appor- 
teront de  plus  amples  renseignements  et  des  instructions  parti- 
culières au  sujet  de  l'embarquement  et  des  lieux  de  destination. 
[Nous  trouverons  ces  détails  plus  loin  en  d'autres  lettres  de 
Lawrence  j. 

J'espère  qu'en  attendant  vous  avez  mis  à  exécution  les  ins- 
tructions de  ma  dernière  lettre  concernant  les  habitants.  Comme 
il  sera  peut-être  fort  difficile  de  s^emparer  des  haijitants,  vous 
devrez,  autant  que  possible,  détruire  tous  les  villages  des  côtés 
nord  et  nord-ouest  de  l'isthme  situés  aux  environs  du  fort  Beau- 
séjour  et  prendre  toutes  les  autres  mesures  possibles  pour  réduire 
à  la  plus  grande  détresse  ceux  qui  tenteraient  de  se  cacher  dans  les 
bois.  Je  veux  que  vous  preniez  grand  soin  de  sauver  le  cheptel  et 
la  moisson  sur  pied:  que  vous  la  récoltiez  sans  exposer  vos  hom- 
mes à  aucun  danger,  et  que  vous  empêchiez  autant  que  possible 
les  Français  fugitifs  et  les  Indiens  d'emmener  ou  de  détruire  le 
bétail  » 

De  ces  longs  et  édifiants  messages. ce  qu'il  faut  retenir,  c'est, 
outre  la  précision  minutieuse  des  instructions  depuis  long- 
temps élaborées,  la  lâche  traîtrise  des  procédés  d'arrestation 
recommandés,  la  cruelle  parcimonie  des  rations  prescrites  et 
l'étrange  sollicitude   montrée,  ici   comme  ailleurs,   à  l'égard, 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT         465 

non  pas  des  gens,  mais  du  bétail;  de  celle-ci  on  comprendra 
plus  tard  la  raison.  Seule -une  âme  de  criminel  pouvait  com- 
biner en  tous  ses  détails  une  pareille  machination.  N'oublions 
pas  que,  dès  le  début,  par  une  mesure  de  précaution,  les  habi- 
tants de  l'Acadie  française,  comme  ceux  de  l'Acadie  anglaise, 
ayant  refusé  de  prêter  serment  et  de  porter  les  armes  contre 
les  Français,  avaient  été  dépouillés  desdites  armes;  selon  la 
noble  expression  de  Lawrence,  «  on  leur  avait  arraché  les 
dents  ».  Et  c'étaient  ces  misérables  désarmés  qu'on  traquait 
si  lâchement.  Lawrence  n'avait-il  pas  écrit  à  Monckton  dès 
le  25  juin  :  «  Il  est  toujours  facile  de  trouver  un  bâton  pour 
battre  un  chien,  surtout  de  tels  chiens  ». 

Convoqué  le  6  août,  le  lieuteant-colonel  Winslow  de  l'armée 
coloniale  (il  avait  occupé  le  fort  Gaspareau)  fut  informé  par 
son  supérieur  Monckton  que 

«  Le  gouverneur  Lawrence,  dans  le  but  d'établir  des  colons 
de  Nouvelle  Angleterre  dans  une  partie  de  cette  province,  avait 
manifesté  l'intention  de  le  transférer  à  Piziquid  avec  une  partie 
des  troupes.  Le  colonel...  me  confia,  dit  Winslow,  qu'il  devait 
rassembler  tous  les  hommes  de  Tintamare,  de  Shepody,  d'Ola- 
ke,  [Au  Lac,]  de  Beauséjour  et  de  la  Baie  Verte  pour  leur  lire 
les  ordres  du  gouverneur  et  profiter  de  cette  occasion  pour  les 
retenir  tous  prisonn'ers  dans  le  fort...  Le  colonel  me  fit  savoir 
que  le  susdit  détachement  [un  capitaine  Lewis,  des  Rangers, 
quatre  officeirs  et  130  hommes]  avait  été  envoyé  à  Cobegat 
[Cobeguit]  et  à  Tatmebush  [Tatmagouche]  pour  s'emparer  des 
habitants,  détruire  leurs  vaisseaux,  etc..  »  «  Les  habitants  de 
la  Baie  Verte  et  des  villages  voisin^,  contmue  Winslow,>  furent 
sommés  de  comparaître  au  fort  Cum"berlant  [le  9  août]  pour  y 
entendre  la  lecture  des  ordres  de  Son  Excellence  le  Gouverneur; 
comme  ils  ne  vinrent  pas  en  nombre  suffisant,  l'assemblée  fut 
remise  au  lendemain  »  ;  le  10  août,  «  de  nombreux  habitants  des 
villages  environnants  se  sont  présentés,  mais  pas  en  aussi  grand 
nombre  qu'on  s'y  attendait.  Pour  cette  raison,  ils  furent  retenus 
toute  la  nuit  sous  la  gueule  des  canons  de  la  garnison,  et  les 
autres  furent  notifiés,  etc..  » 

D'où  viennent  ces  hésitations,  ces  abstentions  et  finalement 
cette  soumission?   de  l'état  d'esprit  des  Acadiens  en  cette 


466  LA  TRAGÉDIE 

ri'gion.  lequel  nous  est  ainsi  décrit  par  leur  missionnaire  l'abbé 
Le  Guerne,  «  le  seul  prêtre" restant  clans  ces  quartiers  ». 

«  Je  navals  pu  mopposer  à  cette  démarche,  dit-il  :  en  regar- 
dant l'Anglois  comme  son  maître,  on  se  croyoit  en  seureté  sous 
la  foy  de  la  capitulation,  on  se  croyoit  obligé  à  l'obéissance... 
L'Angloiscachoit  son  dessein,  paroissoil  même  travailler  à' per- 
fectionner les  établissements.  L'ordre  vint  de  se  rendre  au  fort 
pour  prendre,  disait-on.  des  arrangements  concernant  les  terres 
[on  voit  le  prétexte  fallacieuxj;  dans  de  telles  circonstances,  je 
ne  pouvois  leur  conseiller  la  désobéissance  sans  me  charger  de 
tous  les  malheurs  qui  sont  arrivés  ». 

Il  semble  bien  que  le  «  stratagème  «employé  pour  attirer  les 
Acadiens  dans  la  souricière  fut.  en  effet,  cette  question  des 
terres  auxquelles  les  pauvres  gens  tenaient  tant  :  car  le  gouver- 
neur ^'andreuil  dit  en  une  lettre  du  ISoctobreque  «  le  prétexte 
<le  la  convocation»  fut  «  l'arrangement  du  Gouverneur  d'Ha- 
lifax pour  la  conservation  de  leurs  terres».  Un  descendant 
de  ces  pauvres  dupes,  Daniel  Dugas,  confirme,  en  effet, 
(Annales  religieuses  de  Saint  Jacques  de  l'Achigan,  p.  2) 
que.  «  pour  les  faire  prisonniers,  on  leur  promit  de  les  infor- 
mer d'une  bonne  afiaire.  »  .\insi  tombèrent  dans  le  guet- 
apens  ces  malheureux  paysans,  «peu  capables  de  demesler  les 
vrais  ressorts  cjui  l'ont  agir  lAnglois  ».  Et  aussitôt,  pour  un 
.si  beau  succès,  cet  ignoble  cri  de  victoire  de  Winslow  : 

«  Ce  jour  II  août^  a  été  mémorable,  écrit-il  en  son  Journal 
destiné  à  la  «  future  Histoire  ".  Les  habitants,  du  moins  les  prin- 
cipaux dentre  eu.x...  ont  été  rassemblés  dans  le  fort  de  Cumber- 
land  ])Our  y  entendre  la  sentence  du  gouverneur  et  du  Conseil 
d'Halifax  qui  décidait  de  leurs  propriétés  et  les  déclarait  rebel- 
les. Leurs  terres,  biens  et  effets  furent  confisqués  au  profit  de 
la  Couronne  [tel  était  le  bel  arrangement  promis  au  sujet  des 
terres'  et  eux-mêmes  faits  prisonniers:  mais  les  portes  du  fort 
se  fermèrent  et  400  hommes  furent  ainsi  emprisonnés  ». 

Voilà  lodieu.x  «stratagème  »et  son  misérable  résultat  :  car  ces 
400  hommes  [le  chirurgien  John  Thomas  dit  250  habit-ants] 


LE  G    R    A    N    D   -••     D    É    R    A    N    G    E    M    E    N    T        467 

cl  aient  vraiment  peu  pour  cette  nombreuse    population  de 
l'isthme. 

En  cette  «journée  mémorable»  fut  lancé  l'ordre  du  jour 
suivant    : 

«  Les  présentes  sont  pour  servir  d'avis  aux  officiers,  soldats, 
cantinierset  personnes  attachées  au  camp  que  tous  les  bœufs, 
chevaux,  vaches,  moutons  et  bêtes  de  toutes  sortes  appartenant 
aux  habitants  français  sont  confisqués  au  profit  de  la  Couronne 
et  qu'en  conséquence  ii  est  défendu  d'en  faire  l'achat  sous  au- 
cun prétexte...  de  tuer  ou  détruire  le  cheptel  appartenant  dé- 
sormais à  Sa  .Majesté  ». 

Toujours  à  la  même  date  «mémorable»  une  rafle  générale 
fut  ordonnée  :  le  capitaine  Prebble  et  un  autre  «  furent  envoyés 
avec  un  détachement  [de  «  200  hommes»,  dit  Thomas,]  à 
Wescoak,  Tintamare.  etc....  pour  s'emparer  des  garçons 
au-dessus  de  seize  ans.  Le  major  Bourn  ...  et  un  détachement 
reçurent  l'ordre  d'emmener  120  prisonniers  au  fort  Cum- 
berland.  Le  capitaine  Cobb  [du  Sloop  York]  est  parti  pour 
s'emparer  des  habitants  de  Shepody;  mais  ceux-ci  s'étaient 
sauvés  dans  les  bois,  et  le  capitaine  est  revenu  sans  avoir  cap- 
turé personne  «autre  que  25  femmes  et  enfants,  «  dit  Beamish 
JMurdoch.  Le  capitaine  Osgood  en  prit  quelques-uns  qui 
emmenaient  leur  bétail.  De  même  le  Major  Prebble  ne  revint 
de  Tintamare,  le  13,  qu'avec  trois  prisonniers.  «  le  reste  s'étant 
sauvé  dans  les  bois  »;  le  12,  les  100  hommes  du  capitaine  Perry 
ne  ramenèrent  d'Au  lac  et  de  la  Pointe  aux  Bourgs  qu'onze 
prisonniers  ;  le  capitaine  Willard  ne  revint  de  Cobequid  qu'avec 
seize,  «  après  avoir  détruit  plusieurs  jolis  villages».  Le  30  le 
capitaine  Gilbert  fut  envoyé  à  la  Baie  Verte  avec  50  hommse 
«  pour  y  capturer  les  habitants  et  y  brûler  les  villages  »  (John 
Thomas). L'abbé  Manach,  dont  Lawrence  avait,  après  coup, 
demandé  l'arrestation,  avait  lui-même  échappé  à  la  rage  des 
patrouilleurs. 

D'où  vient  ce  revirement  des  habitants?  Que  s'était-il  passé 
pour   que    ces   «   Messieurs   officiers  »   revinssent   ainsi    bre- 


468  LA  TRAGÉDIE 

douille,  quoique  «  épuisés  »,  de  leur  chasse  au  gibier  humain? 
L'abbé  Le  Guerne  nous  le  dit  encore  :  ce  gibier,  devenu 
méfiant,  se  dérobait. 

«  Dès  que  je  vis  les  autres  arrêtés  au  fort,  je  vis  bien  que  les 
ménagements  vis-à-vis  de  l'Anglois  étaient  déplacés  et  que  je 
ne  pouvois  mieux  faire  que  de  sauver  pour  la  religion  et  pour  la 
France  le  reste  de  mon  troupeau.  Le  commandant  anglois  par 
ses  promesses  séduisantes,  des  offres  captieuses  et  des  présents... 
avoit  cru  me  mettre  dans  ses  intérests;  se  croyant  donc  assuré 
de  moy,  il  me  manda  qu'il  souhaitoit  me  voir  incessamment; 
il  me  connaissoit  mal.  Je  me  gardai  bien  des  embûches  qu'il  me 
tendait  et  je  lui  répondis  poliment  que,...  puisqu'on  Jui  com- 
mandoit  d'embarquer  les  habitants,  le  seul  party  qui  me  res- 
toit  étoit  de  me  retirer.  A  une  autre  lettre  où  il  me  pressoit  en- 
core de  bannir  toute  défiance  et  de  me  rendre  au  fort,  je  lui  ré- 
pondis que  je  me  souvenois  que  M.  Maillard,  [missionnaire  des 
sauvages,  ancien  grand-vicaire  en  Acadie],  avait  été  embarqué 
malgré  une  assurance  positive  d'un  Gouverneur  anglois  et  que 
j'estimois  mieux  de  me  retirer  que  de  m'exposer  en  aucune  ma- 
nière... Depuis,  je  me  suis  gardé  sérieusement,  presque  toujours 
dans  les  bois,  d'où  je  sors,  quand  il  est  nécessaire,  pour  rendre 
quelque  service  aux  habitants...  Dans  cette  position  je  conseil- 
lai très  fort  aux  habitans  qui  se  trouvèrent  hors  du  fort  de  ne 
point  s'y  rendre.  Je  donnai  le  même  conseil  à  toutes  les  femmes 
qui  recevaient  des  ordres  fréquemment  pour  s'aller  embarquer. 
Je  leur  représentai  qu'en  se  rendant  à  l'Anglois,  elles  s'ostoient 
toute  espérance  de  retour  et  se  mettoient  dans  le  cas  de  perdre 
la  religion  avec  toute  leur  postérité,  qu'il  falloit  s'acheminer 
vers  les  François,  que  la  patrie  leur  tendoit  les  bras,  qu'avec 
un  peu  de  courage  et  de  fatigue  on  pouvoit  en  approcher,  que 
j'agirai  de  toutes  mes  forces  pour  leur  procurer  de  l'assistance, 
que  la  vue  de  leur  misère  toucheroit  nos  compatriotes  et  qu'en 
ce  cas  on  revendiqueroit  leurs  maris  en  quelques  endroits  qu'on 
les  transportât,  qu'autrement  elles  s'exposeraient  à  tous  les 
malheurs  ensemble.  Ces  raisons  que  la  suite  des  événements 
n'a  justifiées  que  trop,  ne  furent  guère  écoutées  que  dans  mon 
ancienne  mission  qui  comprenoit  les  Rivières  de  Chipoudy,  Pe- 
ticoudiac,Memerancouq,  Tintamard  avec  ses  dépendances,  et  j'ay 
eu  la  consolation  de  voir  que  jusqu'aujourd'huy  aucune  femme 
ne  s'y  est  embarquée,  excepté  quatre  ou  cinq  qui  ont  été  surpri- 
ses et  enlevées  de  force  à  Chipoudy.  Dans  le  reste  du  pays,  je 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT         469 

veux  dire  aux  environs  de  Beauséjour,  cy-devant  desservi  par 
MM.  Leloutre  et  Vizien,...  je  ne  trouvay  qu'un  petit  nombre 
qui  voulait  déférer  à  mes  conseils.  La  plupart  de  ces  malheu- 
reuses femmes,  séduites  par  les  fausses  nouvelles,  intimidées  par 
des  craintes  spécieuses,  emportées  par  un  attachement  exces- 
sif pour  des  maris  qu'elles  avoient  permission  de  voir  trop  sou- 
vent, [ces  fréquentes  permissions  n'indiquent-elles  pas  que  les 
maris  servaient,  à  leur  insu,  d'appeaux  à  leurs  malheureuses 
femmes?]  sejettèrent  aveuglément  et  comme  par  désespoir  dans 
les  vaisseaux  anglois  au  nombre  de  140...  Ces  femmes,  [disons-le 
dès  maintenant]  s'embarquèrent  vers  la  Saint-Michel  et  enfin, 
vers  la  my-octobre.  on  les  emmena  avec  leurs  maris  et  environ 
140  autres  habitants.  » 

Le  gouverneur  du  Canada  ajoute  une  autre  raison  qui  dut 
influer  sur  la  conduite  des  femmes  :  «  Les  Anglais  envoyèrent, 
dit  Vaudreuil,  deux  Acadiens  de  la  part  du  commandant  pour 
dire  aux  femmes  de  se  tenir  prêtes  à  s'embarquer;  sinon,  sur 
leur  refus,  ils  feraient  brûler  leurs  habitations  ».  Pareil  chan- 
tage de  la  part  des  Anglais  n'a  rien  de  bien  glorieux,  d'autant 
que  les  habitations  n'en  furent  pas  moins  brûlées.  Quelques 
femmes  qui  résistèrent,  dit  Vaudreuil,  furent  fustigées;  deux 
moururent  sous  les  coups;  d'autres  subirent  toutes  les  vio- 
lences d'une  soldatesque  qui  se  savait,  à  cet  égard,  tout  permis. 

Trop  tard,  le  26  août,  arriva  de  la  rivière  Saint-Jean  le  lieu- 
tenant de  Boishébert  avec  125  hommes,  dont  un  parti  de  sau- 
vages exaspérés  contre  les  Anglais  qui  «  avaient  coupé  en 
morceaux  quatre  des  leurs  ».  Bien  qu'il  ait  reçu  ordre  de  tenir 
tout  le  pays  de  la  rivière  Saint-Jean  au  Golfe  Saint-Laurent, 
il  ne  peut  avec  de  si  faibles  forces  empêcher  un  détachement 
(le  200  Anglais  commandés  par  le  Major  Frye  [parti  dès  le 
28  août]  de  brûlerlSl  habitations  de  Clïipoudyet  leur  contenu, 
<■(  sans  en  excepter  l'église  »,  et  d'emmener  25  vieillards  in- 
firmes («  23  femmes  et  enfants  »,  dit  le  rapport  anglais); 
mais,  le  2  septembre,  à  Peticoudiac,  Boishébert  surprend  les 
incendiaires  anglais  en  train  de  brûler  «  253  maisons  avec  une 
grande  quantité  de  froment  et  de  lin  »;  il  les  attaque  soudain 
au  moment  où  ils  mettaient  le  feu  à  l'église  et,  après  un  combat 


470  LA  TRAGÉDIE 

de  trois  heures,  les  force  à  rembsrrquer  laissant  sur  le  rivage* 
50  morts  et  60  blessés  (24  tués  et  12  blessés,  selon  la  versiort 
anglaise).  «  On  est  fort  inquiet  ici,'  écrit  le  lieutenant  Speak- 
man  (5  septembre  1755);  on  craint  que  notre  détachement 
ne  subisse  le  même  sort  :  car  nous  sommes  au  milieu  dune 
nombreuse  bande  diabolique;  Dieu  nous  évite  pareil  sort  !» 
Oui  était  diabolique?  qui  méritait  l'intervention  divine? 
Malheureusement,  Boishébert,  impuissant,  dut  le  12  sep- 
tembre ramener  à  la  rivière  Saint-Jean  «  trente  familles,  les 
plus  embarrassées  »;  il  se  contenta  de  confier  les  autres  à  la 
protection  de  son  lieutenant  de  Niverville.  «  Les  250  familles 
acadiennes  qui  restaient  dans  la  région,  dit  l'abbé  Le  Guerne, 
purent  du  moins  recueillir  une  partie  de  leurs  grains  et  se 
retirer  dans  les  bois  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants  ».  Puis, 
la  mauvaise  saison  venue,  elles  remontèrent  peu  à  peu  vers  le 
Nord.  Dans  toutes  ces  guérillas  se  distingua  un  certain  Bras- 
sard, dit  Beausoleil,  père  de  10  enfants,  dont  deux  seulement 
survécurent  aux  hécatombes  anglaises. 

Des  trois  centres  d'embarquement.  Beaubassin  fut  le  pre- 
mier qui  reçut  ses  transports  :  sept  arrivèrent  le  20  août,  mais 
ne  se  remplirent  que  lentement,  puisque  la  vivante  cargaison 
se  dérobait.  On  ne  commença  c[ue  le  10  septembre  par  50 
prisonniers  et  l'on  continua  les  jours  suivants,  sous  une  pluie 
battante  (John  Thomas).  Pendant  ce  temps  Winslow  se  plai- 
gnait de  ne  pas  recevoir  aux  Mines  les  bateaux  vides  qu'on 
lui  avait  promis.  Enfin,  non  sans  dépit,  Monckton  lui  écri- 
vit le  7  octobre  :  «  Après  tous  les  efforts  qu'on  a  pu  faire,  nous 
n'avons  pas  1 .100  personnes,  de  sorte  que  je  vais  vous  envoyer 
d'ici  trois  transports.  Il  y  a  ([ueique  temps  [l^'"  octobre]  86 
Français  se  sont  échappés  de  la  caserne  [du  Fort  Lawrence] 
pendant  la  nuit  [une  nuit  d'orage,  dit  Thomas]  en  se  frayant 
sous  la  courtinp  sud  un  passage  d'environ  trente  pieds,  et,  ce 
qui  pis  est,  ce  sont  tous  des  gens  de  Chipoudy,  de  Petcoudiac 
et  de  Memerancouk  dont  les  femmes  ne  sont  pas  encore  ve- 
nues ».  Pourquoi  donc  était-ce  plus  regrettable  dans  ce  cas? 
Evidemment  pour  la  raison  cjue  nous  donnions  plus  haut  : 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT         471 

les  lionimes  servaient  d'appeaux  pour  leurs  femmes  et  leurs 
enfants.  Le  9,  le  capitaine  Rous  arrive  d'Halifax  pour  hâter 
le  départ  de  la  flotte.  «  Je  crains  bien,  dit  l'intendant  militaire 
Brooke-Watson.  qui  avec  le  capitaine  Gilbert  incendia  les  ha- 
bitations de  la  Baie  Verte,  que  les  familles  acadiennes  n'aient 
été  démembrées  dès  le  départ  et  expédiées  dans  différentes 
parties  du  globe  ».  «  Il  reste  encore  dans  le  fort  Cumberland 
uncertain nombre  de  Français  cjue  je  voudrais  embarquer,  écrit 
le  major  Prebble  le  10  octobre.  [Le  dernier  contingent  fut,  en 
effet,  embarqué  le  11].  Les  transports  ont  été  assaillis  par 
un  terrible  ouragan;  quelques-uns  ont  cassé  leurs  amarres  et 
ont  été  je^té^  ^a  terre;  d'autres  ont  été  poussés  dans  l'anse. 
Si  ces  vaisseaux  ne  mettent  pas  à  la  voile  bientôt,  il  n'y  en 
aura  pas  un  en  état  de  transporter  les  Tartares  ».  Fort  à  plain- 
dre devaient  être  les  pauvres  Acadiens  entassés  avec  leurs 
femmes  et  enfants  à  fond  de  cale  ou  sur  le  pont;  mais  non, 
c'étaient  eux  «  les  Tartares  »;  seuls  les  Anglais  étaient  à 
plaindre  :  car  «  les  Français  emmènent  tous  les  jours  sous  nos 
yeux  des  bestiaux,  des  moutons,  des  porcs,  et  rien  n'est 
fait  pour  les  empêcher  ».  Voilà  qui  est  triste  :  ne  pas  même 
pouvoir  tout  voler  à  ses  victimes.  Enfin  le  13,  «  une 
flotte  de  10  vaisseaux,  dit  le  chirurgien  John  Thomas,  de 
Chignictou,  sous  le  commandement  du  capitaine  Rous,  est 
partie  ce  matin  avec  960  [1. 100,  selon  Monckton]  prisonniers 
français  pour  la  Caroline  du  Sud  et  la  Géorgie  »;  non  pas  direc- 
tement; mais  tout  d'abord  pour  le  rendez-vous  des  Mines  où 
ils  attendirent  jusqu'au  27  leurs  frères  d'exil.  Le  17  novembre, 
ajoute  John  Thomas,  on  surprenait  encore  dans  le  village 
déserté  de  Memramcouk  neuf  femmes  et  enfants,  on  raflait 
200  vaches  et  bœufs  et  on  incendiait  trente  maisons. 

II  n'y  a  pas  lieu  d'insister  ici  sur  les  souffrances  des  Acadiens 
de  cette  région,  leur  ruine, leur  dispersion,  les  angoisses  de  leur 
emprisonnement  et  de  leur  embarquement;  avec  un  peu 
de  cœur  et  d'imagination,  on  devine  tous  ces  maux;  on  les 
comprendra  mieux  encore  en  lisant  le  récit  circonstancié  des 
scènes  lugubres  (jui  se  passèrent  aux  JNIines.  Pour  ce  (jui  est 


472  LA  TRAGÉDIE 

de  ce  «  très  agréable  site  »  de  Beaubassin,  de  «  cette  immense 
étendue  de  belles  prairies  entremêlées  de  petits  villages  assis 
au  bord  de  maintes  rivières,  »  {Geographical  Hisiory,  1749)  il 
ne  restait  plus  qu'un  désert  ruiné  et  incendié  que  parcouraient 
des  bandes  anglaises  en  quête  de  proies  humaines. 


II.  —  Aux  Mines 

Le  IG  août,  sur  iVirdre  du  colonel  Monckton.  le  lieutenant 
colonel  Winslow  s'embarqua  donc  à  Chignectou  pour  Piziquid 
avec  313  miliciens  de  la  Nouvelle  Angleterre,  y  compris  les 
officiers.Ce  John  Winslow. arrièrepetit-fils  d'un  Pi7^ri/?zFa//jpr, 
appartenait  à  1  une  des  plus  notables  familles  du  Massachusetts  ; 
l'un  des  meilleurs  recruteurs  de  l'armée  de  Monckton,  il  a 
joué  un  tel  rôle  dans  le  «  grand  dérangement  »  que  sa  phy- 
sionomie mérite  d'être  signalée  au  passage.  C'était  un  gros 
homme  de  cinquante-quatre  ans,  vermeil  et  joufflu,  l'air 
bon  vivant,  fruste,  peu  instruit,  au  demeurant  pauvre  d'es- 
prit et  de  cœur,  [son  portrait  existe  encore  à  Boston]  ;  sans 
être  positivement  méchant,  il  fit  le  mal,  non  seulement  par 
devoir  en  quelque  sorte,  pour  se  conformer  à  la  consigne  mili- 
taire, mais  encore  avec  un  certain  zèle  aveugle  de  patriote,  de 
fanatique  et  aussi  d'ambitieux;  il  sentit  parfois,  en  présence 
des  réalités,  riiorreuret  la  cruauté  de  ses  actes, mais  il  n'en  alla 
pas  moins  jusqu'au  bout  de  ses  forfaits.  Son  inintelligence  et 
son  inconscience  sont  telles  qu'il  a  noté  dans  son  Journal  en 
vue  de  la  «  future  Histoire  »  les  phis  menus  détails  de  son 
atroce  mission,  sans  se  douter  qu'il  se  couvrait  ainsi  d'igno- 
minie. Ce  bourreau  naïf  se  croit  grand  homme.  Dès  le  27  juin, 
il  annonce  comme  une  chose  toute  «simple  »  la  déportation  des 
Acadiens;  le  3  juillet,  il  fait  sa  cour  à  Lawrence  en  le  félicitant 
du  succès  qui  a  déterminé  «  la  basse  et  plate  soumission  »  des 
Français  neutres  ;  il  ne  comprend  pas  qu  'il  fait  lui-même  preuve 
de  servilité  en  terminant  cette  lettre  par  ces  mots  :  «  Tout  mon 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT         473 

désir  est  de  me  signaler  par  des  faits  qui  mériteront  votre  appro- 
bation »,  et  en  commençant  la  suivante  par  ceux-ci  :  «  J'ai- 
merais avoir  l'occasion  d'aller  vous  présenter  mes  hommages  ». 
Il  est  fier  d'être  l'un  des  premiers  informés  du  beau  dessein 
«  secret  pour  tout  le  monde  ».  Même  empressement  à  l'égard 
de  l'influent  Shirley.  Evidemment,  cette  âme  vulgaire  était 
mûre  pour  toutes  les  prostitutions  morales,  allassent-elles 
jusqu'au  crime. 

Le  18  août,  Winslow  arrive  au  fort  Edouard  de  Piziquid, 
«  endroit  agréable  »  où,  après  avoir  «  dîné  en  compagnie  des 
officiers  »,  il  prend  connaissance  des  abominables  instructions 
adressées  par  Lawrence  au  capitaine  Alexandre  Murray. 
Ce  commandant  de  la  garnison  de  soldats  réguliers  en  ces 
lieux  avait  déjà,  noiis  l'avons  vu,  singulièrement  desservi 
les  Acadiens.  Il  n'y  avait  que  quinze  milles  de  Piziquid  à 
Grand  Pré. 

«  Il  doit  faire  tous  ses  efforts  pour  empêcher  les  habitants  de 
s'enfuir  de  la  province.  11  doit,  autant  qu'il  est  en  son  pouvoir, 
empêcher  les  habitants  de  transporter  leurs  effets  ou  de  les 
cacher  dans  les  bois;  leur  ordonner  de  continuer  la  coupe  du 
foin,  de  leurs  céréales  et  de  prendre  soin  de  tous  les  produits 
comme  s'ils  devaient  rester  dans  la  province;  [nous  l'avons  vu 
et  le  verrons  encore  :  exploiter  les  victimes  jusqu'à  la  dernière 
heure  fut  toujours  la  méthode  anglaise];  sinon,  ils  devront  être 
traités  avec  la  plus  grande  rigueur  lors  de  l'embarquement.  En 
conséquence,  des  détachements  devront  surveiller  la  campagne 
et  se  tenir  au  courant  de  tout  ce  qui  se  passera  parmi  les  habi- 
tants qui  vont  désormais  avoir  uniquement  recours  à  l'intrigue 
et  à  la  ruse.  [Soupçonner  de  ruse  les  victimes,  alors  même  qu'on 
abuse  soi-même  des  pires  ruses  envers  elles  !...]  11  ne  leur  sera 
permisd'emporter  que  leur  argent  et  leur  mobilier;  ils  doivent, 
autant  que  possible,  ignorer  les  lieux  de  destination  et  chacun 
doit  continuer  de  croire  [car,  à  mon  avis  ils  le  croient  sûre- 
ment] qu'après  tout,  le  gouvernement  ne  les  expulsera  pas  de 
leurs  propriétés,  [cette  illusion  de  sécurité  fut,  on  le  voit,  astu- 
cieusement entretenue],  afin  qu'ils  n'aient  pas  la  moindre  ten- 
tation d'endommager  les  transports  qui  viendront.  \'ous  de- 
vrez tolérer  le  moins  de  rapports  possible  entre  les  soldats  et  les 
habitants,  et  entre  ces  derniers  et  les  gens  de  M.  Mauger  [riche 


474  LA  TRAGÉDIE 

marchand  de  Boston  qui,  installé  à  Halifax,  avait  des  comp- 
toirs à  Piziquid  et  aux  Mines]  et  surtout  prendre  garde  (|u'ils 
n'apprennent  la  défaite  du  général  Braddock. 

Dès  son  arrivée  aux  Mines,  le  colonel  Winslow  établira  ses 
quartiers  aux  alentours  de  l'église  ou  dans  l'église  même,  s'il  le 
juge  à  propos  pour  la  sûreté  et  le  bien-être  de  son  monde... 
A  la  première  occasion  favorable,  faites  transporter  par  eau  ou 
par  terre  les  deux  prêtres  que  vous  détenez  actuellement  [les 
abbés  Chauvreulx  et  DaudinJ.  Arrêtez  et  emprisonnez  ceux  des 
habitants  que  vous  surprendrez  haranguant  le  peuple  pour  le 
soulever,  parce  que  ces  fomenteurs  de  troubles  sont  dangereux. 
Ne  tolérez  pas  la  moindre  arrogance  de  la  part  des  habitants  et, 
s'ils  se  comportent  mal,  {)unissez-les  en  conséquence.  Si  vous  em- 
prisonnez quelques  habitants  dans  votre  fort,  surveilleïSles- 
étroitement;  vous  devrez  exiger  que  leurs  parents  ou  voisins  les 
nourrissent  pendant  leur  incarcération  ;  autrement,  ils  nous  çoii- 
leraient  bien  cher.  [Mesquines  préoccupations  d'économie  jus- 
que dans  la  cruauté  du  crime]. 

Dès  son  arrivée,  mettez  le  colonel  Winslow  au  courant  des 
instructions  qui  précèdent.  Faites  en  sorte  d'informer  les  habi- 
tants que,  s'il  y  a  de  la  part  des  sauvages  ou  d'autres  la  moindre 
tentative  de  molester  ou  de  détruire  les  troupes  de  Sa  Majesté, 
vous  avez  reçu  mes  ordres  d'exiger  de  ceux  qui  se  trouvent  dans- 
les  lieux  les  ]ilus  proches  de  celui  où  l'offense  a  été  commise, 
œil  pour  œil,  dent  pour  dent,  bref,  vie  pour  vie... 

Voici  encore  les  instructions  complémentaires  datées  du^ 
11  août  que  Winslow  et  .Murray  reçurent  de  Lawrence  «  au 
sujet  de  l'expulsion  des  habitants  des  .Mines,  de  la  Rivière 
Passequid  [Pizi(]uid],  de  la  Rivière  aux  ('anards,  de  Cobequid, 
etc..  «  en  vue,  dil  le  texte,  de  purger  le  pays  de  si  mauvais  su- 
jets ». 

«  Afin  d'enlever  aux  habilants  toute  possibilité  de  revenir  en 
cette  province  ou  d'aller  se  joindre  aux  forces  françaises  du  Ca- 
nada ou  deLouisbourg,  il  a  été  décidé  de  les  disperser  dans  les  colo- 
nies de  Sa  Majesté  sur  le  continent  américain.  Dans  ce  but,  des 
transports  sont  envoyés  dans  le  fond  de  la  Baie  pour  embarquer 
ceux  de  Chignectou,  et  le  colonel  Monckton  expédiera  au  bas- 
sin des  Mines  ceux  qu'il  n'aura  pu  remj)lir...  Vous  recevrez  aus- 
si de  Boston  d'autres  navires  pour  transporter  1.000  personnes- 


LE    GRAND    DÉRANGEMENT    ^75 

à  raison  de  deux  par  tonneau.  Dès  l'arrivée  de  ces  navires  de 
Boston  ou  de  Ctiignectou.  vous  embarquerez  tous  'es  liabitants 
.des  susdits  districts  dont  vous  pourrez  vous  emparer  par  quel- 
que moyen  que  ce  soit,  surtout  les  chefs  de  famille  et  les  jeunes 
gens  toujours  à  raison  de  deux  personnes  autant  que  possible... 
[Toujours  ce  même  mélange  de  lâcheté,  —  qui  consiste  à  s'as- 
surer d'abord  des  forts  — ,  et  de  rouerie  — ,  qui  consiste  à  s'en 
:servir  ensuite  comme  d'appeaux  pour  attirer  les  faibles]... 

Desllnalion   des  vaisseaux   assisrnés   au   bassin   des   Mines   : 

Pour  la  Caroline  du  Nord,  un  nomijre  suffisant  pour  T)!»!» 
personnes  environ; 

Pour  la  \'irgin!e,  un  nombre  suffisant  pour  l.(tOO  environ: 

Pour  le  Maryland.  un  nombre  suffisant  i)Our  oOO  environ,  ou 
un  nombre  proportionnel  au  cas  où  le  chiffre  des  expulsés  dépas- 
serait -.'.OOO. 

...  Si  vous  avez  embarqué  des  habitants  avant  l'arrivée  du 
commissaire  des  vivres  [M.  George  Saûl]  vous  pourrez,  s'il  est 
nécessaire,  faire  allouer  à  chacun  d'eux  cinq  livres  de  farine  et 
une  de  porc  par  semaine,  [toujours  la  ration  de  famine]. 

Une  fois  ces'gens  à  bord,  vous  voudrez  bien  remettre  au  capi- 
taine de  chaque  vaisseau  une  des  lettres  ide  moi  signées)  que 
vous  adresserez  au  gouverneur  de  chaque  province...  où  les  dé- 
portés devront  être  débarqués...  Dans  vos  instructions  aux  ca- 
pitaines, vous  devrez  leur  enjoindre  strictement  d'être  pendant 
tout  le  cours  du  voyage  aussi  attentifs  et  vigilants  que  possible 
afin  de  prévenir  toute  tentative  de  la  part  des  passagers  de 
s'emparer  des  vaisseaux  et  dans  ce  but  de  ne  permettre  qu'à  un 
petit  nombre  d'entre  eux  d'être  ensemble  sur  le  pont...  Si  vous 
n'y  réussissez  par  d'honnêtes  moyens,  vous  aurez  recours  aux' 
plus  énergiques  mesures  non  seulement  pour  embarquer  de 
force  les  habitants,  mais  encore  i)Our  priver  ceux  qui  s'échap- 
peraient de  tout  abri  et  de  tout  moyen  de  subsistance,  en  brû- 
lant les  maisons  et  en  détruisant  dans  le  pays  tout  ce  qui  peut 
leur  permettre  d'y  vivre...  [comme  les  Huns  en  leur  retraite  : 
créer  ruine  et  désertl. 

...  Vous  constaterez  que,  les  vaisseaux  étant  nolisés  au  mois, 
vous  devez  être  aussi  expéditifs  que  possible,  afin  de  réduire  les 
dépenses  publiques  [on  verra  les  belles  conséquences  do  cette 
nouvelle  économie]. 

...  Au  moment  de  mettre  à  la  voile,  vous  informerez  le  com- 
mandant du  navire  de  la  marine  royale  i|u'il  doit  escorter  les 
.transports  et  prendre  la  mer  sans  perdre  de  tem|ts.  - 

Enfin,  à  la  même  date  du  11  août,  Lawrence  piéciM'  cncoi-e 


476  LA  TRAGÉDIE 

SCS  instructions    à  ^^'inslow.  relatives  aux  fair  means  en   les 
aggravant  avec  une  dureté  croissante  : 

«Pour  rassembler  et  embarquer  les  habitants,  vous  devrez 
avoir  recours  aux  moyens  les  plus  sûrs  et,  selon  les  circonstances, 
vous  servir  de  la  ruse  ou  de  la  force.  Je  désire  surtout  que  vous 
ne  teniez  aucun  compte  des  supplications  et  des  pétitions  que 
vous  adresseront  les  habitants,  quels  que  soient  ceux  qui  dési- 
rent rester. ..Bien  qu'il  soit  permis  aux  habitants  d'emporter 
avec  eux  leurs  effets,  il  ne  faudra  pourtant  pas  les  laisser  en- 
combrer les  navires  de  charges  inutiles.  Après  avoir  embarqué 
les  habitants  et  leurs  couchages,  vous  pourrez,  s'il  reste  encore 
de  la  place,  leur  permettre  d'ajouter  ceux  des  objets  qui  n'en- 
combrent pas.  »  [Or,  il  n'y  eut  pas  même  assez  de  place  pour  les 
seuls  corps  serrés  des  victimes]. 

Le  servile  Winslow  s'empressa  d'exécuter  avec  le  plus  grand 
zèle  ces  ordres  abominables,  auxquels  ne  répugnait  pas  sa 
conscience  de  puritain,  mais  dont  s'accommodait  parfai- 
tement son  ambition  d'arriviste.  Aussi,  arrivé  à  Grand  Pré, 
écrivait-il  dès  le  22  août  au  grand  dispensateur  de  faveurs, 
Shirley,  qu'il  ne  cessa  de  tenir  soigneusement  au  courant  de 
cette  affaire  qui  lui  tenait  tant  à  cœur  : 

«  J'ai  établi  mon  camp  entre  l'église  et  le  cimetière.  Je  me 
loge  dans  le  presbytère, et  l'église  [Saint-Charles]  a  été  trans- 
formée en  place  d'armes.  [L'abbé  Chauvreulx  avait  été,  on  se 
rappelle,  arrêté  le  4  août  et  enfermé  au  fort  Edward  de  Pigiquid 
avec  l'abbé  Lemaire,  curé  de  ce  lieu]  ».  Je  fais  construire  une 
enceinte  palissadée  dans  mon  camp,  afin  d'éviter  toute  surprise. 
J'attendsunrenfort  de200  hommes  qui  doivent  arriver  bientôt... 
[56  retardataires  de  son  bataillon  arrivèrent  le  6  septembre].  Il 
est  probable  que  les  habitants  de  toute  la  province,  bien  que 
moins  coupables  que  ceux  de  Chignectou  et  de  la  Baie  ^'erte 
qui  ont  eu  recours  à  la  violence,  subiront  le  même  sort.  » 

«  Me  voici  en  possession  de  votre  ancien  terrain  aux  Mines, 
ajoute-t-il  sur  un  ton  goguenard,  en  s'adressant  à  un  marchand 
de  Boston,  William  Coffin:...  Nous  avons  entrepris  de  nous  dé- 
barrasser de  lune  des  plaies  d'Egypte  »  [Vraiment  ?  et  qu'étaient 
donc  alors  les  Anglais  pour  les  Acadiens?] 

Sur  le  même  ton  le  capitaine  Prebble,  de  Beauséjour,  ré- 


r 


LE  G    R    AN    D  DÉRANGEMENT  477 

pond  à  Winslow  le  24  août  :  «  Nous  nous  réjouissons  d'appren- 
dre que  vous  êtes  arrivé  sain  et  sauf  aux  Mines  et  ravis  que 
vous  vous  soyez  assuré  de  bons  quartiers  généraux  pour  vous 
et  vos  hommes,  puisque  vous  avez  pris  possession  du  pres- 
bytère... Nous  espérons  que  vous  vous  acquitterez  bien  des 
fonctions  de  prêtre  ».... 

Et  toujours  sur  le  même  ton  badin,  le  5  septembre  : 

«Je  me  réjouis  d'apprendre  que  ma  lettre  vous  est  parvenue  en 
des  lieux  charmants  et  que  vous  avez  fait  un  bel  héritage.  Je  vois 
que  vous  êtes  entouré  des  biens  de  ce  monde-ci  et,  comme  vous 
avez  pour  demeure  un  lieu  sanctifié,  vous  allez  vous  trouver,  je 
l'espère,  tout  prêt  pourlesfélicités  derautre...\'otre  absence  m'a 
rendu  l'endroit  où  je  suis  pire  qu'une  prison.  Notre  seule  conso- 
lation, c'est  d'être  ici  aussi  près  du  Ciel  que  vous  aux  Mines; 
et,  puisque  les  biens  de  ce  monde  nous  sont  refusés,  nous  ne 
doutons  pas  que  nous  jouirons  du  bonheur  dans  l'autre  ». 

Telles  étaient  les  lourdes  et  cyniques  plaisanteries  de  ces 
soudards,  soi-disant  puritains,  lorsqu'ils  préparaient  leurs 
armes  pour  l'atroce  éviction  d'un  peuple  religieux  et  innocent. 

Le  26  août,  Lawrence  blâme  Winslow  de  son  excès  de  pré- 
caution [en  dressant  une  palissade]  comme  étant  de  nature  à 
«alarmer  desgens  qui  se  croient  dans  la  plus  parfaite  sécurité». 
A  quoi  Winslow  répond  que,  «  loin  de  s'étonner  et  de  craindre 
qu'on  va  les  déporter,  les  habitants  s'imagiiient  qu'on  a  décidé 
que  nous  séjournerons  avec  eux  tout  l'hiver  »;  [on  avait  dû  en 
faire  courir  le  bruit;]  et  il  ajoute  :  «Bien  que  ce  soit  là  un  ser- 
vice pénible  à  exécuter,  je  me  rends  compte  qu'il  est 
nécessaire;  aussi,  m'efforcerai-je  de  me  conformer  strictement 
à  vos  ordres.  J'emploierai  tous  les  moyens  à  ma  portée  [oui, 
fair  and  foui,  «  force  et  ruse»]  pour  transporteries  habitants 
de  la  région  dans  un  pays  meilleur.  [Or  les  Acadiens 
appelaient  leur  Acadie  «  un  Paradis  sur  terre  »  ]...  Je  me  suis 
entendu  avec  le  capitaine  Murray  au  sujet  de  notre  tâche. 
Toutes  les  récoltes  étant  coupées,  mais  non  rentrées  par  suite 


478  LA  T    R    A    (;    É    D    I    E 

du  temps,  nous  avons  cru  lun  el  l'autre  devoir  différer  jus- 
qu'à vendredi  la  communication  des  ordres  de  Votre  Excel- 
lence ».  [Le  11  août,  Lawrence  avait  recommandé  à  AA'inslow 
de  «  ne  pas  prendre  de  décision  im[iorlante  sans  consulter 
cet  officier  cjui  connaît  à  fond  le  pays  et  les  gens]. 

La  veille  au  soir,  29  août.  Winslow  et  Murray,  pièces  en 
mains,  s'étaient,  en  effet,  concertés  : 

»  Nous  avons  décidé,  écrit  N\"inslow  en  son  Journal,  de  convo- 
quer tous  les  habitants  mâles  de  ces  villages  à  l'église  de  la  Grand 
Prée  pour  le  cincj  septembre  prochain,  sous  le  prétexte  de  leur 
communiquer  les  instructions  du  Roi  .[N'était-ce  bien  là  qu'un 
stratagème  renouvelé  de  Monckton  et  conforme  aux  recomman- 
dations de  Lawrence?;.  Le  même  jour,  le  capitaine  Murray  de- 
vra, de  la  même  manière,  rassembler  au  fort  Edward  les  habi- 
tants de  Pizicjuid  et  des  villages  coniigus...  .l'ai  exigé  des  capi- 
taines Adams,  Hobbs  et  Osgood  le  serment  de  garder  le  secret 
et  leur  ai  fait  connaître  mes  instructions  :  ils  approuvèrent  tous 
le  |)lan  adopté.  »  [Unanimité  édifiante]. 

Cet  après-midi,  trois  transports  nolisés  sont  arrivés  de  Bos- 
ton et  nous  ont  appris  que  d'autres  arriveront  bientôt.  [Nous 
avons,  en  effet,  à  la  date  des  '21  .-.J-^  et  -2^  août,  les  lettres  d'A[)- 
thorp  et  Hancock  annonçant  1  envoi  aux  Mines  de  si.x  goélettes  : 
Indiistii].  Endeavour.  Mary.  Xcplnnr,  Elizabclh.  Léopard:  eW'^ 
arrivèrent  successivement  et  se  trouxèrcnt  toutes  en  rade  le 
6  septembre]. 

L'arrivée  des  trois  premiers  navires  émut  les  deux  offi- 
ciers :  car  Lawrence  avait  dit  dés  le  11  :  «  Même  si  les  bateaux 
ne  sont  p£s  en  nombre  suffisant,  ne  retardez  pas  l'embarque- 
ment pour  cette  raison  ».  Il  fallait  donc  se  presser  :  aussi 
!\Iurray  écrivit-il  à  Winslow  dès  le  31  :  «  Mieux  vaut  frapper 
le  coup  au  plus  tôt.  Je  serai  heureux  de  vous  voir  ici,  dès  que 
vous  le  })ourro/..  .Je  fais  transcrire,  pour  vous  les  soumettre, 
les  ordres  destinés  au  rassemblement  des  gens,  sauf  la  date 
4|ui  est  laissée  en  blanc.  .J'espère  que  tout  va  se  passer  comn:e 
nous  le  désirons  ».  Plus  encore  que  les  officiers,  les  habitants 
furent  émus  de  cette  insolite  arrivée  de  bateaux  :  «  Ils  sont 
.allés  à  bord,  écrit  Winslow   le  l^''  septembre  [alors   qu'il  n'y 


LE  GRAND  D    É    R    A    N    f,    E    M    E    N    T  479^ 

avait  encore  que  trois  goélettes]  et  ont  tâché  de  savoir  leur 
destination.  Mais  je  m'étais  déjà  concerté  avec  les  capitaines;: 
ils  avaient  ordre  de  répondre  que  ces  bateaux  étaient  envoyés 
pour  l'usage  des  troupes.  [Et  dire  que  les  puritains  prétendent 
ne  jamais  mentir?]  Le  2  septembre,  de  bonne  heure  le  matin. 
Winslow  se  rend  au  fort  Edward  pour  s'entendre  avec  Murray 
sur  «  les  dernières  dispositions  à  prendre  »  en  cette  «  tâche 
critique  ».  La  rédaction  du  texte  de  la  convocation  est  fina- 
lement adoptée,  et  ce  texte  est  traduit  en  français  par  Isaac 
Deschamps,  employé  suisse  de  Mauger.  Le  lendemain,  après 
avoir  conféré  avec  les  capitaines,  Winslow  décide  d'adresser 
la  sommation  le  jour  suivant  et  le  docteur  Whitworth  reçoit 
Tordre  de  s'acquitter  de  cette  tâche  «  avec  grand  soin  ».  Le 
4  septembre,  les  habitants  français  eurent  donc  communi- 
cation de  ce  qui  suit  : 

«  Le  lieutenant-colonel  .John  Winslow.  écuyer,  commandant 
des  troupes  de  Sa  Majesté... 

aux  habitants  du  district  de  la  Grand'Prée,  rivière  des  Mines,, 
rivière  aux  Canards,  lieux  adjacents,  y  compris  les  vieillards,  les 
jeunes  gens  et  les  adolescents, 

attendu  que  Son  Excellence  nous  a  instruit  de  sa  récente  dé- 
cision concernant  les  propositions  faites  aux  habitants  et  nous 
a  ordonné  de  leur  en  faire  part  nous-mêmes  :  car.  Son  Excel- 
lence, désirant  que  chacun  soit  mis  au  courant  des  intentions 
de  Sa  Majesté  [Sa  Majesté  était-elle  donc  au  courant  de  cette 
affaire?]  nous  a  ordonné  de  vous  les  communirpier  telles  (ju'elle 
les  a  reçues  : 

En  conséquence,  j'ordonne  et  enjoins  strictement  par  les 
présentes  à  tous  les  habitants  des  districts  sus-nommés  el  tous 
autres  districts,  tant  vieillards  et  jeunes  gens  que  garçons  de 
dix  ans,  [Murray  s'était  contenté  des  adolescents  de  seize  ansj, 
de  se  trouver  à  l'église  de  la  Grand'Prée  le  vendredi  5  courant  à 
trois  heures  de  l'après-midi  fies  malheureux  n'avaient  (ju'un 
seul  jour  pour  s'exécuter  et  ni  le  temps  de  réfléchir  ni  le  teni|is 
de  se  concerter]  afin  que  nous  puissions  leur  faire  p'art  des  ins- 
tructions que  nous  avons  ordre  de  leur  communiquer.  Je  dé- 
clare qu'aucune  excuse,  sous  aucun  prétexte,  ne  sera  admise,  et 
ce,  sous  peine  de  confiscation  des  iiiens  et  effets  à  défaut  d'autre^ 
fortune. 


480  LA        -TRAGÉDIE 

Donné  à  la  Grand'Prée,  le  deux  septembre  [erreur  pour  le 
«  quatre  »]    de  la  "296  année  du  règne  de  sa  Majesté  A.    D.  1755 

John  Winslow. 

Evidemment,  pareille  sommation  si  mystérieuse,  si  impé- 
rieuse, si  menaçante  dut  singulièrement  alarmer  les  Acadiens, 
bien  qu'ils  ne  pussent  guère  qu'appréhender  de  nouvelles 
exigences  concernant  l'affaire  toujours  pendante  du  serment; 
toutefois,  la  présence  de  cinq  vaisseaux  en  rade  et  la  convo- 
cation des  enfants  de  dix  ans  dut  leur  sembler  étrange.  Mais 
ils  avaient  été  tant  de  fois  menacés  et  molestés,  tellement  ti- 
raillés en  ces  derniers  temps  par  des  sentiments  contraires 
nés  de  rumeurs  contradictoires  qu'ils  n'avaient  pas  encore 
perdu  toute  espérance.  Le  roi  de  France  n'avait-il  pas  demandé 
pour  leur  évacuation  un  délai  de  trois  ans,  ainsi  qu'en  té- 
moigne une  lettre  du  Secrétaire  d'Etat  à  Lawrence?  Et  puis, 
la  ruse  anglaise  veillait  :  «  Comme  nous  montrions  quelque 
crainte  à  nous  rendre  à  cette  convocation,  écrivirent  en  1757 
les  Acadiens  de  Philadelphie,  on  nous  donna  les  plus  grandes 
assurances  qu'on  n'avait  pas  d'autre  dessein  que  de  nous 
faire  renouveler  notre  ancien  serment  d'allégeance  ».  Forts  de 
ces  promesses  anglaises,  les  Acadiens  se  livrèrent  donc  jus- 
qu'à la  dernière  heure  au  joyeux  labeur  de  la  moisson;  leur 
ardeur  était  d'autant  plus  grande  que  depuis  des  années  la 
récolte  n'avait  promis  d'être  plus  belle.  Winslow  qui,  le  13 
mai,  par  un  beau  temps,  parcourut  la  région  de  Grand  Pré 
avec  un  détachement  de  50  hommes,  dut,  avec  une  sournoise 
satisfaction,  se  plaire  à  constater  cette  insoucieuse  activité 
qui  résultait  de  ses  mensonges;  ses  officiers,  qui  firent  comme 
lui  des  randonnées  dans  tout- le  pays,  furent  également  frap- 
pés de  la  beauté  des  lieux,  de  l'aspect  riant  des  habitations, 
du  grand  nombre  de  troupeaux,  de  «  l'abondance  des  biens 
de  ce  monde  »  en  cette  vaste  plaine  plantureuse  qui,  entre- 
coupée de  digues  et  de  ruisseaux,  s'étend  sur  les  rives  sinueu- 
ses de  la  grande  baie  ovale  des  Mines. 

Quelques  années  plus  tôt,  en  1749,  un  auteur  anglais  en  son 


LE  FORT  D'ANNAPOLIS 


ROAD  TO  CASPeRBAU  LANDlhiC 


MAIN 

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LE     CAMP     DE     WINSLOW 
d'après  Jnlm    l'r.   IIf.huin. 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  481 

<;  Flisloire  géùgraphiiiue  de  la  Xoiivelle   Ecosse  »  a  décrit  avec 
complaisance  la  beauté  et  la  prospérité  de  tous  ces  lieux  :  il 
parle  des    «  charmants  villages  «  de    la  vallée  d'AnnapoIis 
qu'habitent  300  familles  acadiennes,  des  grandes  prairies  de 
Beaubassin  entremêlées  de  hameaux  qu'arrosent  des  cours 
d'eau    navigables,    des   mille    habitations   des    Mines    épar- 
pillées sur  six  lieues  d'étendue  dans  la  verdure  des  prairies,  à 
l'ombre  des  saules.  A  quoi  pensaient  les  victimes,  à  quoi  pen- 
saient les  bourreaux  au  milieu  de  cette  nature  en  fête?  «  J'ai 
fait  hier  un  tour  dans  les  villages,  écrit  Murray  :  tout  le  monde 
se  livrait  tranquillement  au  travail  de  la  moisson;  si  cette 
journée-ci  est  encore  belle,  on  aura  tout  rentré  dans  les  granges. 
J'espère  que  demain  verra  le  couronnement  de  nos  vœux  «. 
^uels  vœux?  vœux  de  criminel  qui  complote  la  ruine  et  la 
perte  des  heureux  moissonneurs.  «  Tout  le  blé  est  maintenant 
coupé,  constate  aussi  Winslow  dès  le  30  août;  donnons  aux 
habitants  le  temps  de  le  rentrer....- Ils  craignent  si  peu  d'être 
•arrêtés  qu'ils  envisagent  comme  chose  certaine  notre  séjour 
parmi  eux  cet  hiver  ».  Et  toute  cette  honnête  confiance  si 
injustifiée,  toute  cette  prospérité  si  péniblement  créée,  tout  ce 
bonheur  si   mérité,   en   apparence  si   solidement  établi,   ces 
brutes  hypocrites  allaient  en  cpielques  jours  le  détruire;  et,  en 
leurs  propos  de  soudards,   ils  raillaient  leurs  niaises  victimes 
cpii  n'avaient  que  le  tort  de  se  fier  à  leur  honneur  d'Anglais; 
en  leurs  invitations  à  boire,  ils  se  moquaient  de  Timmense  et 
irréparable  malheur  qui  allait   «  couronner  »  leur  crime.  Bien 
mieux,    ceitains  de   ces  miliciens    de    Nouvelle  Angleterre, 
qui  savaient   que    ces    terres    leur   seraient  attribuées  après 
l'éviction,  les    examinaient   déjà  d'un  œil  connaisseur,  i\-  y 
choisissaient  leurs  propres    concessions.    Nous    retrouverons 
plus    tard    ces    usurpateui's  dont    le    crime  profita  à     cux- 
mêm<  s  et  aux  leurs;  ceux-ci  «  chassaient  »  pour  leur  compte. 

«  Le  5  septembre,  418  des  principaux  habitants  se  présentent 
à  l'Eglise  de  la  Grand  Prée,  à  trois  heures  de  raprès-midi, 
conformément  à  l'ordre  qu'ils  avaient  reçu  ».  Anxieux,  ils  dé- 

LAUVRIÈRE,  t.    I.  16 


482  LA  TRAGÉDIE 

filent  entre  les  rangs  des  miliciens  armés;  [ceux-ci  avaient  la 
veille  reçu  poudre  et  balles]  ;  les  portes  se  referment  sur  eux. 
Devant  une  table  au  centre  de  l'église  se  tient  en  uniforme 
le  lieutenant-colonel  Winslow.  assisté  de  ses  officiers.  Un 
silence  de  mort  règne  :  il  leur  lit  le  message  suivant  que 
traduit  Deschamps,  le  commis  suisse  du   marchand  Mauger. 

«  Messieurs, 

J'ai  reçu  de  Son  Excellence  le  gouverneur  Lawrence  les  ins- 
tructions du  Roi  que  je  tiens  en  main  [Décidément,  ou  bien  les 
ordres  venaient  du  Roi  d'Angleterre,  ou  bien  Lawrence  ou  \\  ins- 
low mentait].  C'est  par  ses  ordres  que  vous  êtes  convoqués  pour 
apprendre  la  décision  finale  de  Sa  Majesté  à  l'égard  des  habi- 
tants français  [il  se  garde  bien  de  dire  neutres  comme  autrefois] 
de  sa  Province  de  Nouvelle  Ecosse  où,  depuis  près  d'un  demi- 
siècle,  vous  avez  bénéficié  d'une  plus  grande  indulgence  qu'au- 
cun de  ses  autres  sujets  en  aucune  partie  de  son  empire;  [alors, 
pourquoi  leur  a-t-on  refusé  l'unique  «  indulgence  »  qu'ils  deman- 
daient, à  laquelle  ils  avaient  droit  :  le  départ?]  quel  usage  vous 
avez  fait  de  cette  indulgence,  vous  le  savez  mieux  que  personne. 
En  fait,  ces  neutres  avaient  sauvé  les  Anglais  en  ne  prenant  pas 
parti  contre  eux].  Le  devoir  qui  m'incombe,  quoique  nécessaire, 
[il  n'y  avait  là  nécessité  ni  pour  l'officier,  ni  pour  la  Nouvelle 
Ecosse,  ni  pour  l'Angleterre:  la  nécessité  politique  devrait,  du 
reste,  dans  la  conscience  duu  puritain,  le  céder  au  devoir  moral] 
est  très  désagréable  à  ma  nature  et  à  mon  caractère  [les  faits  ne 
le  prouvent  guère],  de  même  qu'il  doit  vous  être  pénible,  à  vous 
qui  avez  la  même  nature;  [cette  assimilation  des  souffrances  des 
bourreaux  et  des  victimes  n'est-elle  pas  aussi  grotesque  qu'o- 
dieuse?] mais  ce  n'est  pas  à  moi  de  critiquer  les  ordres  que  je 
reçois,  mais  de  m'y  conformer;  [la  démission  est  toujours  pos- 
sible surtout  pour  un  officier  milicien. lorsque  le  devoir  mili- 
taire n'est  pas  impérieux!.  Je  vous  communique  donc,  sans  hé- 
sitation, les  ordres  et  instructions  de  Sa  Majesté,  à  savoir  que 
toutes  vos  terres  et  habitations,  bétail  de  toute  sorte  et  cheptel 
de  toute  nature,  sont  confisqués  par  la  Couronne,  [on  verra 
quelle  part  la  Couronne  en  prit],  ainsi  que  tous  vos  autres  biens, 
sauf  votre  argent  et  vos  meubles,  et  vous  devez  être  vous-mêmes 
enlevés  de  cette  Province  qui  lui  appartient. 

C'est  l'ordre  péremptoire  de  Sa  Majesté  que  tous  les  habitants 
français  de  ces  régions  soient  déportés.  J'ai  des  instructions,  par' 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  483 

suite  de  la  bonté  de  Sa  Majesté,  [c'est  vraiment  le  cas  d'en  par- 
ler, ]  pour  vous  autoriser  à  emporter  votre  argent  et  vos  meubles 
pour  autant  que  les  navires  où  vous  entrerez  n'en  seront  pas  sur- 
L'iiarsrés.  [Nous  avons  vu  et  verrons  encore  à  quoi  cette  restric- 
tion réduit  "la  bonté  de  Sa  Majesté  «].  Je  ferai  tout  ce  qui  est 
en  mon  pouvoir  pour  que  tous  ces  biens  vous  soient  assurés  [oui, 
il  n'y  eut  à  bord  pas  même  assez  de  place  pour  installer  les  pau- 
vres gens]  et  que  vous  ne  soyez  pas  molestés  dans  leurs  trans- 
ports [allusion,  sans  doute,  à  la  rapacité  et  à  la  brutalité  bien 
connues  des  soldats  anglais];  je  veillerai  aussi  à  ce  que  les  fa- 
milles s'embarquent  au  complet  dans  le  même  vaisseau  [on 
\  erra  ce  qu'il  restera  de  cette  promesse]  et  à  ce  que  cette  dépor- 
tation qui,  je  le  sens  bien,  [quel  cœur  sensible  !1  doit  vous  cau- 
ser beaucoup  de  peine,  s'accomplisse  aussi  facilement  que  le 
permet  le  service  de  Sa  Majesté;  et  j'espère  qu'en  quelque  par- 
tie du  monde  où  vous  puissiez  vous  trouver,  [il  se  garde  bien  de 
dire  laquelle,]  vous  serez  de  fidèles  sujets,  un  peuple  paisible  et 
heureux  !  [Pouah  !  quand  on  déporte  en  pays  hostile  des  gens 
dont  on  cause  à  jamais  la  ruine  et  le  malheur,  on  n'a  pas  le  droit 
de  leur  adresser  de  ces  sanctimonieux  souhaits  de  bonheur  sous 
peine  de  passer  pour  un  odieux  hypocrite.]  Je  dois  aussi  [cet 
«  aussi  »  est  charmant,  carc'est  là  une  conclusion  essentielle]  vous 
informer  que  c'est  le  bon  plaisir  [ce  mot  «  plaisir  »  est  ici  prodi- 
gieux] de  Sa  Majesté  que  vous  restiez  en  sécurité  [l'euphémisme 
de  ce  mot  est  également  monstrueux]  sous  la  surveillance  et  la 
direction  des  troupes  que  j'ai  l'honneui?  de  commander.  [Ceci 
veut  dire  en  bon  français,  franc  et  loyal  :  maintenant  que  je  vous 
tiens  au  piège,  je  vous  garde;  vous  êtes  mes  prisonniers]. 


Ainsi,  comme  Shirley  naguère,  invoquant  sept  fois  l'autorité 
de  Sa  Majesté,  parla  cet  indigne  descendant  des  «  Pères  Pèle- 
rins ».  eux-mêmes  chassés  de  leur  patrie  pour  des  raisons 
politiques  et  religieuses;  il  déi)assait  les  bourreaux  de  ses 
ancêtres.  Si  doucereux  que  se  fît  le  ton  flu  bon  apôtre,  les 
malheureux  Acadiens  se  sentirent  pris  au  piège;  mais, 
aux  mots  confiscalion,  dépovlalion.  en  quelque  partie  du 
monde,  il  ne  purent  croire  leurs  oreilles  :  «  Ce  fut  un 
grand  coup  pour  eux,  dit  Winslow,  bien  qu'ils  ne  se  rendis- 
sent pas  compte,  je  crois  bien,  qu'ils  allaient  être  positive- 
ment expatriés,  »  Ils  avaient  été  tant   trompés,  tant  bernés, 


484  LA  TRAGÉDIE 

ils  se   sentaient  tellement  innocents    qu'ils  ne  pouvaient  con- 
cevoir une  telle  monstruosité. 

«  Je  me  rendis  à  mes  quartiers,  continue  \\  inslow.  Les  habi- 
tants français,  par  lintermédiaire  des  plus  anciens,  exprimèrent 
leur  regret  d'avoir  encouru  le  mécontentement  de  Sa  Majesté  et 
leur  crainte  que  la  nouvelle  de  leur  emprisonnement  allait  por- 
ter un  coup  terrible  à  leurs  familles.  De  plus,  se  trouvant  dt  ns 
l'impossibilité  d'apprendre  à  leurs  parents  la  triste  situation 
dans  laquelle  ils  se  trouvaient,  ils  me  demandèrent  de  garder  un 
certain  nombre  d'entre  eux  comme  otages  et  de  permettre  au 
plus  grand  nombre  de  retourner  dans  leurs  familles.  Ces  der- 
niers s'engageaient  à  ramener  avec  eux  ceux  des  habitants  cui 
étaient  absents  lorsque  furent  lancés  les  ordres  de  rassemtle- 
ment.  Je  leur  répondis  que  je  considérerais  leur  demande  et  leur 
communiquerais  ma  décision.  Je  réunis  aussitôt  mes  officiers 
pour  leur  soumettre  cette  demande  et  nous  décidâmes  de  leur 
faire  choisir  vingt  d'entre  eux  dont  ils  seraient  responsables. 
Pour  former  ce  nombre,  ils  devaient  en  nommer  dix  de  la  Grand 
Prée  et  dix  de  la  Rivière  aux  Canards  et  de  la  Rivière  aux  Habi- 
tants qu'ils  devaient  charger  d'aller  annoncer  aux  familles  ce 
qui  s'était  passé  et  apprendre  aux  femmes  et  aux  enfants  qu'ils 
étaient  en  sûreté  dans  leurs  demeures  pendant  l'absence  des 
chefs  de  famille.  Ces  délégués  devaient,  en  outre,  s'assurer  du 
nombre  des  absents  et  faire  leur  rapport  le  lendemain  ».  [En 
réalité,  on  les  chargeait  d'espionnage  sous  prétexte  de  leur  ren- 
dre service!. 

En  passant,  remarquons  une  fois  de  plus  rillégalité  d'une 
pareille  arrestation  en  masse  sous  le  régime  tant  vanté  de  la 
pure  légalité  britannique.  Les  plus  anglophiles' des  Acadiens 
en  furent  outrés  au  point  d'écrire  plus  lard  en  leur  exil  de 
Philadelphie  : 

«  Nonobstant  les  solennelles  concessions  cpie  nos  pères  avaient 
consenties  au  général  Philipps,  nonobstant  la  déclaration  qu'a- 
vaient faite  le  Gouverneur  Shirley  et  M.  Mascarène  au  nom  de 
V^otre  Majesté,...  nous  nous  trouvâmes  subitement  privés  de  nos 
libertés  sans  aucune  forme  de  procès,  sans  même  qu'aucun  accu- 
sateur élevât  la  voix  contre  nous,  uniquement  pour  des  motifs 
de    jalousie  faussée  et  sur  le  vain      upçon  que  nous  étions  dis- 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  485 

posés  à  prendre  parti  pour  les  ennemis  de  Votre  Majesté.  Nous  le 
répétons,  pareille  accusation  n'était  pas  fondée  :  nous  étions  fer- 
mement résolus  à  tenir  notre  serment  d'allégeance  jusqu'à  la 
dernière  extrémité...  On  a  aussi  insinué  que  nous  croyions  pou- 
voir être  absous  de  notre  serment  et  pouvoir  ainsi  nous  y  dérober 
impunément;  mais  en  toute  solennité  nous  déclarons  fausse 
pareille  accusation;  et  la  preuve,  c'est  que  si  nous  noi.s  sommes 
exposés  à  de  si  grandes  pertes  et  à  de  si  grandes  souffrances  plu- 
tôt que  prêter  le  serment  exigé,  c'est  que  nous  craignions  en 
toute  conscience  de  ne  pouvoir  l'observer  ». 

De  quel  côté  était  donc  la  It'galité  et  môme  la  délicatesse 
morale?  Même  en  exil,  les  malheureux  déportés  répétaient 
vainement  :  «  Nous  avons  toujours  désiré  et  désirons  encore 
qu'il  nous  soit  permis  de  répondre  à  nos  accusateurs  selon  les 
formes  judiciaires  ».  Faut-il  en  conclure  que  légalité,  justice, 
droiture  ne  sont  pas  pour  les  Anglais  des  articles  d'expor- 
tation coloniale  ? 

A  la  même  date,  [5  septembre]  le  compère  de  Winslow, 
IMurray  lui  écrit  :  «  J'ai  eu  un  beau  succès':  je  tiens  183  hcm- 
mes  en  ma  possession  [ne  dirait-on  pas  une  capture  de 
gibier?]  Je  crois  bien  qu'il  ne  reste  plus  guère  que  des  malades. 
J'espère  que  vous  n'avez  pas  eu  moins  de  chance  que 
moi.  Je  serais  bien  aise  que  vous  m'envoyiez  des  trans- 
ports au  plus  tôt  :  car  vous  savez  que  notre  fort  est 
petit.  Envoyez-moi  aussi  un  officier  et  trente  hommes 
pour  ramener  les  retardataires  des  rivières  lointaines.  » 
Winslow  s'empresse  de  féliciter  son  complice  d'un  «  pareil 
succès  »,  mais  s'inquiète  de  ne  pas  voir  arriver  le  com- 
missaire des  vivres.  Qu'à  cela  ne  tienne  !  «  Les  prisonniers 
français,  s'étant  plaints  de  la  faim,  ont  demandé  du  pain;  je 
leur  en  ai  fait  distribuer,  et  j'ai  donné  l'ordre  que  les  familles 
des  prisonniers  leur  fournissent  la  nourriture  à  l'avenir. 
[Ingénieuse  économie  :  nourrir  les  prisonniers  à  leurs  frais; 
notonsque  la  troupe  aussi  vivait  déjà  aux  dépens  des  habitants: 
soixante  bœufs  furent  en  une  fois  réquisitionnés  au  Fort 
Edouard].  Ainsi  s'est  terminée  «  la  m('morable  journée  »  du  5^ 


486  LA  TRAGÉDIE 

septembre  qui  a  été  «  remplie  de  fatigue  et  d'inquiétude; 
[Pour  qui?  pour  lui.  Winslow,]  car  je  me  demande  si  je  vais 
])()Uvoir  terminer  ma  tâche  avec  le  petit  nombre  de  soldats 
que  j'ai  à  ma  disposition  ».  Pour  plus  de  précautions,  la  nuit, 
<i  toutes  les  sentinelles  furent  doublées  »  et  ordre  fut  donné  à 
«  une  patrouille  de  douze  hommes  et  un  sergent  de  faire  cons- 
tamment la  ronde  autour  de  l'église  ». 

«  Tout  se  passe  .aussi  liien  que  possible,  continue  Winslow  le  1, 
la  po|(iilation  accepte  son  sort  avec  autant  de  résignation  que 
j'en  aui'ais  moi-même  en  de  telles  circonstances.  [Le  bon  apô- 
tre, vraiment!  on  verra  plus  tard  cfue  ses  propres  descendants, 
eux-mêmes  exilés,  furent  moins  résignés  qu'il  jjrétendait  pou- 
voir l'être].  Je  permets  aux  meuniers  de  faire  leur  travail  comme 
par  le  passé...  34  chefs  de  famille  sont  malades.  Six  autres  habi- 
tants sont  venus  se  livrer  aujourd'hui;  je  crois  qu'il  y  en  a  bien 
peu  qui  soient  décidés  à  prendre  la  fuite.  Je  vais  envoyer  cet 
après-midi  un  détachement...  jusqu'aux  habitations  les  plus 
éloignées  pour  vérifier  si  la  liste  [des  absents]  est  exacte.  Si 
l'on  nous  a  trompés,  je  ferai  des  exemples,  selon  les  instruc- 
tions données...  Les  vaisseaux  cjui  doivent  nous  ravitailler  ne 
sont  pas  encore  arrivés.  Cincj  transports  sont  ici...  Je  suis  per- 
suadé rpie  le  gouvernement  n'a  pas  nolisé  assez  de  vaisseaux  !  » 

Le  8,  Murray  s'étonne  cpie  ces  pauvres  diables,  si  résignés, 
aient  montré  plus  de  patience  cpi'il  n'en  attendait  de  gens 
dans  leur  situation  ». 

«  Je  suis  fort  surpris,  continue-t-il,  de  l'indifférence  réelle  ou 
apjjarente  des  femmes...  Je  crains  toutefois  qu'il  n'y  ait  des 
pertes  de  vie,  avant  (pie  nous  n'ayons  terminé  le  rassemblement  : 
car  vous  savez  que  nos  soldats  les  détestent  et  que,  s'ils  trouvent 
quelque  prétexte  pour  les  tuer,  ils  n'y  manqueront  pas...  J'ai 
hâte  de  voir  ces  misérables  embarqués  et  notre  tâche  à  peu  près 
terminée;  alors  je  m'accorderai  le  plaisir  d'aller  vous  faire  visite 
et   nous  l)oirons  à  leur  bon  voyage  ». 

Voilà  le  ton  de  ces  Messieurs  :  ils  se  réjouissent  de  boire  «  au 
bon  voyage  »  de  leurs  victimes  ! 

Et  pourtant,  en  présence  de  tant  de  détresse,  si  Murray 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  487 

restait  la  brute  impitoyable,  Winslow  avait  parfois  des  nausées, 
sinon  des  remords.  «J'en  ai  lourd  sur  le  cœur  et  sur  les  mains  », 
écrivait-il  à  Murray  le  5  septembre,  et  déjà  le  3,  à  Handfield  : 
«  Je  désire  cordialement  en  finir  avec  ce  service  des  plus  désa- 
gréables et  des  plus  ennuyeux;  «  et  le  19  :  «  de  toutes  les  cor- 
vées qui  me  soient  échues,  c'est  la  plus  pénible  ».  «  Leurs 
pleurs,  leurs  gémissements,  leurs  grincements  de  dents  me 
font  mal  ».  Oui,  ses  pauvres  nerfs  souffraient;  mais  il  n'en 
agissait  pas  moins  avec  la  plus  diabolique  persévérance. 
Aussi  ce  Ponce-Pilate  d'un  nouveau  genre  reste-t-il  dûment 
pour  la  postérité  le  principal  exécuteur  des  hautes  œuvres 
d'un  Lawrence. 

Le  15  septembre,  Winslow  envoya  à  Cobecjuid  le  capitaine 
Lewis  avec  ses  métis  indiens  (/'a/?g^ers)  pour  s'emparer  de  toute 
la  population,  «  rude  tâche  »  à  laquelle  Lawrence  atta- 
chait la  plus  grande  importance.  Lewis  arrive  le  17;  (hVep- 
lion  :  informés  à  temps,  tous  les  habitants  avaient  fui  dans 
l'Ile  Saint-Jean,  emmenant  leur  bétail  et  emportant  leuis 
biens  meubles;  jusqu'au  23,  Lewis  assouvit  sa  fureur  sur 
les  malheureuses  maisons  vides  et  dépendances  qu'il  brûla. 
Les  incendiaires  se  livrèrent  à  cette  glorieuse  opération  avec 
vm  tel  acharnement  qu'ils  ne  virent  pas  que  la  marée  empor- 
tait en  dérive  leur  navire  Le  Neplune;  quand  ils  s'en  aper- 
çurent, il  était  trop  tard;  ils  n'avaient  plus  de  vivres,  ayant 
tout  brûlé.  L'historien  anglais  qui  raconte  ces  faits  s'api- 
toie" sur  le  sort  des  pauvres  bourreaux,  qui  durent  se  mor- 
fondre au  milieu  des  ruines;  il  n'a  pas  un  mot  de  ])ili(''  pour 
les  victimes. 

Cette  «  patience  »,  cette  «  résignation»,  cette  «  réelle  »  ou  appa- 
rente indifférence  des  Acadiens  dont  il  vient  d'être  parlé  étaient 
entretenues  par  les  procédés  apparemment  contradictoires 
et  par  les  tromperies  préméditées  des  .\nglais.  «  Il  n'est  pas 
de  trahison  dit  l'abbé  Le  Guerne.  dont  l'.Xnglois  ne  se  soit 
servi  contre  l'habitant,  soit  pour  remmener,  soit  pour  sonder 
ses   intentions...   C'étaient   des    flottes,    des    frégates    partit  s 


488  LA  TRAGÉDIE 

pours'opposer  à  l'enlèvement  des  Acadiens;  c'.étaiont  les  espé- 
rances les  plus  flatteuses.  On  n'enlevait  les  familles,  disait-on, 
que  pour  les  empêcher  de  poi-ter  les  armes  pour  les  François; 
la  paix  ramènerait  un  chacun  dans  son  habitation  «.  Aussi 
ne  peut-on,  dit-il,  «  blâmer  de  pauvres  habitants  qui  se  sont 
trouvés  sans  force  à  la  discrétion  d'un  ennemi  traître  et  cruel, 
sans  missionnaire  qui  put  les  conseiller,  dans  un  éloigne-^ 
m-^nt   qui  rendait  l'évasion  bien  difficile  ». 

Comment  les  Acadiens  pouvaient-ils  croire  qu'on  allait 
positivement  les  arracher  à  leurs  fermes  et  à  leurs  biens  quand 
ils  voyaient  les  meuniers,  sur  l'ordre  deWijislow,  continuer 
de  moudre  leurs  grains,  quand  ils  voyaient  les  soldats  protéger 
ces  fermes  et  ces  biens?  Winslow,  le  5  septembre,  n'avait-il 
pas,  comme  plus  tôt  Monckton,  strictement  enjoint  de  res- 
pecter les  terres,  les'  bestiaux,  les  arbres  des  habitants  «  dé- 
sormais confisqués  par  Sa  Majesté?  »  Non,  ils  ne  pouvaient 
pas  plus  croire  à  la  déportation  qu'à  la  confiscation;  et  jus- 
cpi'au  jour  de  l'embarquement,  ils  continuèrent  de  dire  et  de 
répéter  que  «  tout  cela  n'était  pas  sérieux  ».  Et  puis,  ne  s'était- 
on  pas  rv'mis  à  î.'^ur  affirnK^r  que  c'était  en  territoire  français, 
à  Louisbourg,  au  Canada  peut-être,  en  France  même,  qu'ils 
allaient  être  transportés?  «  Le  gouverneur  Lawrence  nous  a 
promis  devant  le  Conseil  de  Sa  Majesté,  affirment  les  exilés 
de  Pensylvanie  (2  sept,  l?.")!^))  que  nous  serions  transportés 
chez  des  gens  de  notre  race,  chez  des  Français.  »  Or,  n'était-ce 
pas  la  faveur. même  que  depuis  des  années  ils  n'avaient  cessé 
de  solliciter?  N'en  avaient-ils  pas  assez  des  menaces,  des  bri- 
mades, des  oppressions  anglaises  pour  désirer  un  pareil  départ? 
Etait-ce  vivre  heureux  que  de  languir  en  cette  perpétuelle 
inquiétude,  aujourd'hui  sans  patrie,  demain  sans  religion 
peut-être?  De  toutes  ces  du])cries  anglaises,  voici  la  meil- 
leure preuve  :  c'est  une  proclamation  du  lieutenant  Cox,  en 
date  du  12  novembre  1755  : 

D'autant  que  certains  habitants  de  Piziquid  et  des  villages 
[voisins]  se  sont  absentés  de  leurs  liabitations  dans  la  crainte 


LE    CAP    BLOMIDOX 
à  l'entrée  du  Bassin  des  Mines. 


L'ANSE  ET  LA  POINTE  DES  (.ASPAltEAI  X 
où  furent  embarqués  les  Acadiens  des  Mines. 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  489 

que  le  gouvernement  de  Sa  Majesté  ne  leur  veuille  du  mal  et  ne 
soit  dans  l'intention  de..les  punir  de  leur  témérité  et  désobéis- 
sance aux  ordres  de  Son  Excellence  le  gouverneur,  je  déclare  au 
nom  de  Sa  Majesté  le  Roi  de  la  Grande  Bretagne  que,  si  lesdits 
habitants  réfugiés  se  rendent  et  se  soumettent  aux  ordres  de 
Sa  Majesté,  ce  qui  n'est  rien  autre  que  de  les  embarquer  et  les 
consigner  aux  colonies  de  Sa  Majesté  Très  Chrétienne,  ils  seront 
reçus  et  bien  traités;  au  contraire,  s'ils  s'obstinent  à  rester  dans 
leurs  retraites,  ils  seront  traités  comme  des  rebelles  et  doivent 
s'attendre  au  châtiment  le  plus  sévère...  » 

On  conçoit  qu'en  présence  de  si  solennelles  promesses  «  au 
nom  de  Sa  Majesté  le  Roi  de  la  Grande  Bretagne  »,  ces  mal- 
heureux paysans,  privés  de  tout  conseil,  purent  tomber  dans 
l'abominable  traquenard  d'officiers  menteurs  qui,  au  lieu  de 
les  rendre  à  la  France,  devaient  les  livrer  à  leurs  pires  ennemis. 
de  la  Nouvelle  Angleterre  et  des  autres  colonies  anglaises. 

Cette  foule  en  détresse  n'était  pas,  du  reste,  homogène; 
elle  était  travaillée  par  les  sentiments  les  plus  contraires.  A 
côté  des  doux  et  des  patients  qui  se  résignaient,  il  y  avait  les 
inquiets  et  les  violents,  pour  lesquels  les  Anglais  tenaient  en 
réserve,  à  défaut  de  belles  paroles,  leur  brutalité  ordinaire.  Si 
Winslow  promettait  des  avantages  au  «  Père  Landry  »,  par 
exemple,  au  vieux  notaire  René  Le^jlanc  et  à  son  fils  qui  lui 
rendirent  de  fâcheux  services  et  en  furent  bien  mai  récon)- 
pensés,  voici  comment  dès  la  première  alerte,  il  traita  les 
«  têtes  chaudes  ».  C'est  là  l'une  des  plus  lugubres  heures  du 
«  Grand  Dérangement.  » 


«  J'ai  remarqué  ce  ma  lin  pmmi  les  Français,  écrit-il  le  1  (i  sep- 
tembre, une  agitation  inaccoutumée  qui  me  cause  de  rin(|uiè- 
tude.  J'ai  réuni  mes  officiers...;  il  fut  décidé  à  l'unanimité  de 
séparer  les  prisonniers.  ..Nous  convînmes  de  fairemonterôo  j)ri- 
sonniers  sur  chacun  des  cinq  vaisseaux  arrivés  de  Boston  et  de 
commencer  par  les  jeunes  gens.  [>c  capitaine  Adams  du  Warreti, 
vaisseau  de  guerre  de  Sa  Majesté,  fut  chargé  de  prendre  les  trans- 
ports sous  son  commandement  et,  une  fois  les  prisonniers  rendus 


490  LA  TRAGÉDIE 

à  bord,  de  donner  aux  capitaines  des  navires  les  ordres  néces- 
saires pour  la  protection  du  service  à  Sa  Majesté  [ce  qui  veut  dire, 
si  nous  ne  nous  abusons,  qu'on  livrait  les  Acadiens  à  toutes  les 
rigueurs  de  la  discipline  militaire  d'alors  :  les  fers,  le  fouet,  la 
mort.]  Il  fut  décidé  de  confier  la  garde  de  chaque  vaisseau  à  six 
sous-officiers  ou  soldats...  Je  fis  venir  le  père  Landry  leur  meil- 
leur interprète...  Je  lui  dis  que  nous  allions  commencer  l'embar- 
quement... que  nous  avions  décidé  d'en  embarquer  '250  le  jour 
même,  les  jeunes  gens  d'abord.  Je  le  chargeai  d'avertir  ses  com- 
pagnons de  cette  décision,  qui  l'a  beaucoup  surpris.  [Ils  ne  s'at- 
tendaient donc  pas  à  être  embarqués]...  Toute  la  garnison  fut 
appelée  sous  les  armes  [quel  noble  déploiement  de  forces  bri- 
tanniques !  plus  de  300  soldats  en  armes  pour  faire  marcher  250 
prisonniers  désarmés  !]  et  placée  derrière  le  presbytère  entre  l'é- 
glise et  les  deux  portes  de  l'enceinte  palissadée. Selon  mes  ordres, 
tous  les  habitants  français  furent  rassemblés,  les  jeunes  gens  à 
gauche.  J'ordonnai  au  capitaine  Adams,  aidé  d'un  lieutenant  et 
de  80  officiers  et  soldats,  défaire  sortir  des  rangs  141  jeunes  gens 
et  de  les  escorter  jusqu'aux  transports.  J'ordonnai  aux  prison- 
niers de  marcher.  Tous  répondirent  qu'ils  ne  partiraient  pas 
sans  leurs  pères.  [Quoi  de  plus  légitime  et  de  plus  humain?  n'a- 
vait-on pas  promis  de  ne  pas  séparer  les  membres  d'une  même 
famille  ?etn'avait-on  pas  fait  prisonniers  des  enfantsde  dix  ans?] 
Je  leur  répondis  que  c'était  là  une  parole  que  je  ne  comprenais 
pas;  [n'avait-il  donc  pas  un  cœur  de  père. cet  officier  puritain? 
n'avait-il  pas  d'enfants?]  car  l'ordre  du  Roi  était  i)Our  moi  ab- 
solu et  devait  être  exécuté  strictement;  et  que  le  temps  n'ad- 
mettait ni  délais  ni  pourparlers.  J'ordonnai  à  toutes  les  troupes 
[plus  de  300  hommes]  de  mettre  la  baïonnette  au  canon  et  de 
s'avancer  sur  les  Français  [désarmés]. Je  commandai  moi-mê- 
me aux  quatre  rangs  de  droite,  composés  de  24  prisonniers,  de 
se  séparer  du  reste;  je  saisis  l'un  d'eux  qui  empêchait  les  autres 
d'avancer,  et  je  lui  ordonnai  de  marcher.  Il  obéit,  et  les  autres 
le  suivirent,  mais  lentement.  Ils  s'avançaient  en  priant,  en  chan- 
tant (des  cantiques),  en  se  lamentant;  et,  sur  tout  le  parcours 
d'un  mille  et  demi  [deux  kilomètres],  les  femmes  et  les  enfants 
venus  au-devant  d'eux  priaient  à  genoux  et  faisaient  entendre 
des  lamentations...  [«  Journée  mémorable  »  s'il  en  fut,  que  ja- 
mais les  Acadiens  n'oublieront,  en  effet;  l'une  des  plus  poignan- 
tes de  leur  long  calvaire;  elle  couvre  d'ignominie  l'imbécile  bour- 
reau qui  ose  la  décrire  pour  la  léguer  à  1'  «  Histoire  »]. 

J'ordonnai  ensuite  à  ceux  qui  restaient  de  choisir  parmi  eux 
109  hommes  mariés  qui  devaient  être  embarqués  après  les  jeu- 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  491 

nés  gens.  [Il  avait  commencé  par  les  jeunes,  parce  qu'ils  étaient 
les  plus  faibles;  il  continuait  par  les  hommes  mariés,  parce 
qu'il  s'assurait  ainsi  la  soumission  de  leurs  familles  :  lâcheté  et 
rouerie].  La  glace  était  rompue  [l'enjouement  de  cette  expres- 
sion est  atroce  ou  stupide].  J'ordonnai...  de  les  escorter;  [cette 
besogne  fut  exécutée  par  le  capitaine  Osgood  et  80  soldats]; 
mais,  lors  de  l'embarquement,  on  constata  cju'il  n'y  en  avait  que 
SU  au  lieu  de  1(19;  de  sorte  cfue  le  nombre  de  prisonniers  mis  à 
bord  ce  jour-là  fut  de  230.  Ainsi  se  termina  cette  pénible  tâche 
qui  donna  lieu  à  une  scène  navrante...  Je  fis  alors  connaître  à  la 
population  française  qu'il  était  loisible  aux  familles  et  aux  amis 
des  prisonniers  de  fournir  les  vivres  dont  ceux-ci  avaient  besoin 
à  bord  des  transports  ou  de  me  laisser  le  soin  de  les  nourrir  aux 
frais  du  roi.  [Bonté,  pensez-vous?  Non,  il  manquait  de  vivres 
pour  ses  propres  soldats;  ce  n'était  donc  là  qu'une  misérable 
exploitation  de  la  bienfaisance  acadienne,  lui  permettant  de  réa- 
liser une  économie  fort  appréciable.]  Comme  ils  décidèrent  de 
fournir  aux  prisonniers  leur  subsistance,  je  donnai  ordre  à  tous 
les  bateaux  de  profiter  tous  les  jours  de  la  marée  [généreux 
empressement  !]  pour  venir  chercher  les  vivres  qu'apporteraient 
les  femmes  et  les  enfants  ».  [On  verra  plus  tard  à  qui  allèrent  ces 
vivres]. 

«  Comme  il  n'y  avait  aucunes  provisions  pour  les  nourrir,  con- 
firme un  mémoire  français  du  2  décembre  1762,  (Aff.  Elr.  Ccrr. 
Anglel.  vol.  440,  f.  218)  leurs  femmes  furent  obligées  pendant 
sept  semaines  que  dura  cette  captivité  [en  tenant  compte  des 
arrestations  du  5  septembre]  de  leur  apporter  des  vivres  du  fond 
des  terres  et  d'abandonner  leurs  enfants,  leurs  habitations  et 
leurs  troupeaux  ».  ' 

Dès  le  lendemain,  Winslow  se  vantait  à  son  acolyte  Murray 
de  son  glorieux  succès  :  «  J'ai  embarqué  230  de  nos  amis  les 
Français,  dit  ce  plaisantin;  je  vais  en  ajouter  vingt  autres 
aujourd'hui;  leurs  amis  leur  apportent  des  vivres.  Je  suis 
fatigué  d'entendre  des  lamentations.  [Est-ce  donc  le  cri 
de  Macbeth  :  /  hâve  siipped  ivilh  horrorf!.] 

Le  même  jour,  félicitations  et  approbation  de  Lawrence  (|ui 
précisément  [comme  les  criminels  s'entendent  bien  !]  recom- 
mande à  Winslow. 

«...  d'eml)nr([uer  les  liomnies  le   plul    lot    pussilile  et  ite  faire  en 


492  LA  TRAGÉDIE 

sorte  que  les  femmes  leur  fournissent  des  vivres  jusqu'à  leur 
départ  ce  qui  signifiera  une  économie  considérable  pour  le  gou- 
vernement ».  [Oh  !  ces  beautés  de  «l'esprit  pratique  »  !]  Lorsque 
vous  enverrez  un  détachement  au  capitaine  Handfield,  faites 
fouiller  tous  les  bords  de  la  rivière  et  conduire  tous  les  hommes  à 
Annapolis;  ordonnez  aux  femmes  de  les  suivre  avec  les  enfants 
et  d'apporter  le  plus  de  vivres  possible,  afin  de  nourrir  les  pri- 
sonniers jusqu'à  leur  départ.  [Cette  exploitation  est  donc  bien 
systématique]  Je  crois  que  les  habitants  [des  Mines]  auront 
presque  terminé  leurs  récoltes  avant  leur  arrestation;  vous  de- 
vez dans  lintérêt  public  sauver  autant  de  blé  que  vous  le  pour- 
rez et  protéger  les  bestiaux  dont  nous  aurons  grand  besoin, 
afin  de  fournir  de  nouvelles  provisions  à  notre  flotte  et  à  nos  sol- 
dats. [Toujours  ce  damnable  «  esprit  pratique  »,  sic  vos  non  vobis] 

En  parfaite  opposition  avec  ce  cupide  égoïsme  de  matéria- 
listes grossiers  se  trouve  précisément  la  pétition  que  les 
Acadiens,  enfin  alarmés,  adressèrent  à  Winslow  en  cette 
«  mémorable»  journée  du  11  septembre.  En  même  temps  qu'ils 
lui  rappellentle  serment  de  fidélité. prêté  en  1730  etla  formelle 
promesse  de  neutralité  faite  par  Philipps,  ils  ajoutent  : 

«  A  la  vue  des  maux  qui  semblent  nous  menacer  de  tout  côté, 
nous  sommes  obligés  de  réclamer  votre  protection  et  vous  prier 
d'intercéder  auprès  de  Sa  Majesté,  afin  qu'elle  ait  des  égards 
pour  ceux  qui  ont  inviolablement  gardé  la  fidélité  et  la  soumis- 
sion promises  à  Sa  Majesté.  Comme  vous  nous  avez  fait  enten- 
dre que  le  roi  vous  a  donné  ordre  de  nous  transporter  hors  de 
cette  province,  nous  supplions  que,  s'il  nous  faut  abandonner 
nos  propriétés,  il  nous  soit  au  moins  permis  d'aller  dans  des  en- 
droits où  nous  trouverons  des  compatriotes,  [ils  doutaient  donc 
des  promesses  faites],  nous  engageant  à  nous  déplacer  à  nos 
propres  frais  et  qu'il  nous  soit  acccordé  pour  cela  un  délai  rai- 
sonnable. De  plus,  cette  faveur  nous  permettrait  de  conserver 
notre  religion  à  laquelle  nous  sommes  profondément  attachés 
et  jjour  larjuelle  nous  sommes  contents  de  sacrifier  nos  biens  ». 

Voilà,  du  moins,  de  pauvres  gens  dont  l'idéalisme  incons- 
cient met  les  idées  de  religion  et  de  patrie  au-dessus  des  misé- 
rables intérêts  d'argent  etde  bien-être  ;  et  pourtant,  l'ondevine 
combien  ces  paysans  devaient  aimer  leurs  terres,  des  terres 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  493 

qu'ils  avaient  eux-mêmes  défrichées,  qui  étaient  la  possession 
péniblement  acquise  de  leurs  ancêtres  et  de  leurs  enfants; 
oui,  abandonner  tout  cela,  cette  riche  patrie  créée  par  leurs 
mains  pour  aller  en  chercher  une  autre  où  tout  leur  serait 
à  refaire.  Il  faut  croire  que  Winslow  ne  comprit  pas  la  simple 
noblesse  de  cette  attitude  et  de  ce  langage  ;  car,  se  conformant 
aux  recommandations  de  Lawrence  en  date  du  11  août,  il  ne 
répondit  pas.  On  accuse  les  Acadiens  d'avoir  été  grossière- 
ment illettrés;  or,  cette  pétition  si  digne,  d'une  si  belle  élé- 
vation morale,  fut  rédigée  en  l'absence  de  tout  prêtre  et  des 
notables. 

Le  19  septembre.  Winslow  informe  Lawrence  et  d'autres 
correspondants  qu'il  a  sous  la  garde  de  ses  360  soldats  530 
hommes,  y  compris  les  députés  revenus  d'Halifax,  soit  300 
prisonniers  et  230  embarqués,  bref,  «  tous  les  habitants  mâles, 
sauf  30  vieillards  invalides  dont  je  ne  me  soucie  pas  de  m'en- 
combrer  ».  «  Ces  hommes  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants 
forment  une  population  de  2.000  personnes,  sans  parler  des 
populations  de  Cobequid  et  de  Piziquid  »  et  sans  compter, 
ajoute-t-il  de  la  même  plume  élégante,  «  près  de  6.000  bêtes  à 
cornes,  8.000  moutons,  4.000  cochons  et  500  chevaux  :  »  car 
«  j'ai  dressé,  dit  ce  fonctionnaire  soigneux,  une  liste  de  toutes 
les  personnes  que  j'ai  sous  ma  garde  :  hommes,  femmes, gar- 
çons et  filles,  et  des  bestiaux  de  toutes  sortes.  «Bétail  humain, 
bétail  animal,  c'était  tout  un  pour  notre  Anglo-Saxon. 

Une  autre  liste  de  Winslow,  assez  incohérente,  dénom- 
bre 2.743  liabitants  dispersés  en  hameaux  qui  comptent  en 
général  de  20  à  80  êtres  du  même  nom. 

Mâles  [au-dessus  de  dix  ans].  .  .  446 

Députés  prisonniers  d'Halifax  .  37 

Femmes  mariées     337 

Fils     527 

Filles      576 

Vieillards  et  infirmes 820 

2 .  743 


494  LA  T    R    A    G    É    D    I    E 

«  Tout  va  bien,  continue  AVinslow,  malgré  les  lamentations- 
des  femmes  et  des  enfants  »  :  les  prisonniers  «  sont  encore  loin 
de  croire  qu'ils  vont  être  déportés  ));ceux  qui  sont  à  terre  «  sont 
enfermés  dans  l'enceinte  palissadée  pendant  le  jour  et  dans 
l'église  pendant  la  nuit  «;  ceux  qui  sont  à  bord  «  se  plaignent 
de  la  faim».  Etaient-ils  donc  abandonnés  desleurs?  Nullement: 
«  Depuis  mon  arrivée,  dit  Winslow,  je  n'ai  reçu  qu'un  en- 
voi de  vivres  pour  mes  hommes;  il  ma  fallu  prendre  des 
provisions  que  les  femmes  et  les  enfants  apportaient  pour  les 
leurs  ».  Voilà  donc  les  bourreaux  nourris  aux  dépens  des 
victimes  :  on  comprend  désormais  cette  insistance  à  exiger 
des  femmes  un  abondant  ravitaillement  de  leurs  fils  et  de 
leurs  maris.  «  Je  m'efforce,  dit  notre  honnête  homme,  d'épar- 
gner les  dépenses  du  gouvernement  comme  si  c'étaient  les 
miennes  ».  D'où,  nouvelles  félicitations  de  Lawrence,  et 
strictes  recommandations  à  Winslow  comme  à  Murray 
«  de  ne  pas  outrepasser  les  instructions  de  M.  Saûl  [le  com- 
missaire aux  vivres]  lors  de  la  distribution  des  vivres  » 
[il  trente  jours  de  vivres  à  raison  d'une  livre  de  bœuf,  T)  de 
farine  et  2  de  pain  par  semaine  ».]  car  nous  avons  fait 
des  dépenses  considérables  pour  l'approvisionnement  de 
Chignectou  ».  Aussi  «  faut-il  au  plus  tôt  déporter  la  popu- 
lation, parce  que  la  détention  de  tout  ce  monde  cause  de 
grandes  dépenses  et  de  grands  embarras  au  service  public  ». 
Il  ne  s'agissait  pas  seulement,  en  effet,  de  faire  aux  dépens 
des  déportés,  une  grande  opération  criminelle;  il  s'agis- 
sait aussi  de  réaliser  une  bonne  affaire. 

Mais  qu'est-ce  donc  qui  retardait  l'achèvement  tant  désiré 
de  cette  fructueuse  opération?  \Vjilà  :  l'éviction  ne  réussissait 
pas  à  Beaubassin  et  à  Port  Royal  aussi  bien  qu'aux  Mines.  Ni 
Monckton,  ni  Handfield  n'avaient  encore  pu  mettre  la  main  sur 
tout  leur  monde  :  là  les  bourreaux  avaient  été  moins  adroits  ou 
les  victimes  plus  clairvoyantes  et  plus  indociles.  Aussi  les 
malheureuses  dupes  des  Mines  se  morfondaient-elles  [car  «  la 
saison  devenait  chaque  jour  plus  mauvaise  >]  derrière  leurs 
palissades  ou  dans  les  entreponts,  tandis  que  \\'inslow  s'im- 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  495 

patientait  de  ne  recevoir  ni  de  Chignectou  ni  d'Annapolis  les 
transports  supplémentaires  qu'on  lui  avait  promis. 

Enfin,  n'y  tenant  plus,  Winslow  et  Murray  décidèrent  le 
4  octobre  de  «  se  mettre  à  la  besogne  au  plus  tôt  »  c'est-à-dire 
d'expédier  autant  de  Français  qu'en  pouvaient  contenir  «les 
navires  dont  nous  disposons  ».  L'opération  commença  le 
8  octobre  :  «  Les  habitants,  dit  Winslow,  abandonnèrent  tris- 
tement, à  regret,  leurs  demeures;  les  femmes  en  proie  à  la 
détresse,  portaient  leurs  nouveaux-nés  dans  leurs  bras;  d'au- 
tres traînaient  dansdescharrettesleurs parents  infirmes  etleurs 
effets.  Ce  fut  une  scène  où  la  confusion  se  mêlait  au  désespoir 
et  à  la  désolation  ».  Cette  fois  le  bourreau  a  eu  le  tact  en  sa 
brève  description  de  ne  pas  insister,  de  ne  pas  s'apitoyer  à 
l'excès  sur  l'énormité  du  mal  qu'il  accomplissait;  mais  il  en 
dit  assez  et  nous  en  devinons  assez  pour  nous  représenter  cette 
scène  lugubre  :  sortant  des  hameaux  épars  dans  la  vaste  et 
riche  plaine,  s'acheminant  par  groupes  le  long  des  petits 
chemins  qu'ombragent  saules  et  pommiers,  femmes,  vieil- 
lards, enfants,  adultes  s'arrachèrent  en  ces  tristes  journées 
d'automne  à  ces  chers  lieux  de  leur  naissance,  aux  seuls  biens 
qu'ils  possédassent  en  ce  monde,  sans  emporter  d'autre  fortune 
que  le  léger  fardeau  que  tenaient  leurs  mains,  et  pour  aller  où? 
par  delà  les  mers,  en  quel  pays  inconnu?  vers  quels  labeurs? 
vers  quelles  misères?  «  La  confusion  se  mêlait  au  désespoir.  » 
Oui,il  fallut  laisser  sur  le  rivage, à  la  Pointe  aux  Boudrots  qu'oc- 
cupait le  capitaine  Adams,  charrettes,  meubles  et  autres  biens 
déclarés  encombrants.  Pis  encore  :  Winslow  avait  bien  «  dé- 
cidé, après  entente  avec  les  capitaines  des  navires,  que  les 
familles  ne  seraient  pas  séparés  et  que  les  habitants  d'un  même 
village  seraient  placés  sur  le  même  navire  autant  que  les  cir- 
constances le  permettraient  ».  Mais  il  faut  croire  que  les 
circonstances  ne  le  permirent  guère  ou  que  les  mesures  d'hu- 
manité furent  observées  moins  scrupuleusement  tjue  les  me- 
sures d'économie;  car,  comme  nous  le  verrons  plus  tard, 
nombre  de  familles  furent,  dès  le  départ,  divisées  :  il  y  eut  dès 
lors  des  enfants  et  des  parents,  des  mères  et  des  filles,  des 


La 

déportation    dans 

Ton- 

Lieu 

Navires 

Cnpilnines(2) 

nage 

9 1  Ton 

Provenance 

Arrivée 

«remba  1 
quemtii 

Sloop-  Rnnrier  (I) 

Peirey   -j- 

Port-Boyal  (4) 

16    oc  loi  ire 

Pizi^uid  |p 
Pizii-'uid   J 

jSl.    Dolphin  (1) 

Fannnii  -(- 

87     » 

Port-Royal 

1-2  OltolMC 

Srh.  ^^cplune  (1) 

Davis  (Ford) 

90     » 

Boston 

31  aofil 

Pi/.isuid 

SI.  ritrce  Fririul.t 

Carlile 

69     )i 

Port-Royal 

12  oilobre 

Pizifîuid 

SI.  Scnflower  (.5) 

Doiiiiel  -(-  (Harii?) 

81     » 

Kittemej  Point,  Maine 

début  sc|it. 

Grand  P  ^ 

Sloop  Hannah  (1) 

A  dam  s 

70     » 

Port-Royal 

10  orlolire 

Grand  F 

Sfh.   Lropardd) 

f;hunh 

87     » 

Boston 

6  seplcinlire 

Grand  P 

.  SI.  Elizabeth  (1) 

Milljury + 

93     « 

Boston 

4  septembre 

Grand  P 

i  Sara/i  f/   A/o////  (1) 

Puriinston  + 

70     .. 

Port-Royal 

10  o:tot)re 

Grand    p1 

Sloop   Marii    (1) 

Duniiiiis  -|- 

90  1-2 

Boston 

30  aoiU 

Pointe-aui-Bi! 

SI.  Prospérons  (1) 

Brasrdon   -j- 

7.5    » 

Port- Roy  al 

10  octobre 

> 

SI.  Endeavour  (1) 

Slone 

83     » 

Boston 

30  août 

» 

1  SI.  Induslri]  (I) 

Oocdwan 

86     » 

Boston 

30  août 

» 

,  Sloop  Swa/î  H) 

I.oviett  + 

80     » 

Port-Royal 

10  octobre 

Grand  P 

:  Sloop  Doye  (3) 

F orbes 

Grand    X 

!  liriK.  Sivallow 

Ilayes 

Grand    I 

:S.  Bare  Horsp  (10) 

Banks 

Grand    1 

Grand    11! 

Si-hooiier  Ramjir 

1 

Moiirow 

Ce  tableau,  bien  qu'il  n'ait  pas  été  établi  sans  peine,  n'a  la  prétention  ni  d'être 
complet,  on  le  voit,  ni  d'être  tout  à  fait  précis;  c'est  impossible.  Pour  l'établir, 
nous  avons  de  notre  mieux  comparé  et  complété  les  travaux  de  nos  devanciers  : 
Rameau,  Richard  et  Placide  Gaudct.  (1)  Ces  douze  bateaux  durent  compléter 
le  ravitaillement  insuffisant  du  commissaire  Saûl.  soit  par  suite  du  surnombre,  di 
passagers,  soit  par  suite  d'une  prorogation  de  temps.  (2)  Les  noms  des  capitaine^ 
marqués  d'une  -{-  sont  également  écrits  sous  les  formes  Piercey,  Farnani. 
Donnai  ou  Dunniel,  Mulberry,  Puddington,  Bradgton,  Goodwin  ou  Cooding; 
le  capitaine  Loviett  remplaça  le  capitaine  Jones  tombé  malade;  un  certain  capi- 
taine Harlum  est  attribué  tantôt  au  Swan  et  tantôt  au  Sally  and  Mollif.  (3)  Sur 
les  quatre  derniers  navires,  nous  n'avons  pas  dautres  renseignements  que  ceux 
que  donne  le  capitaine  Osgood  à  son  supérieur  Winslow  en  ses  lettres  des  18  et 
28  décembre;  or,  il  manque  à  son  nombre  de  582  embarqués  15fl  autres  pour 
atteindre  le  nombre  de  732  mentionné  par  Winslow.  (4)  Les  sept  ny^vires  prove- 
nant de  Port  Royal  y  étaient  arrivés  de  Boston  fin  août.  (5)  Le  Sra/loiver  était 
venu  du  Maine  dans  le  Bassin  des  Mines,  parce  que  son  propriétaire  Dunnal 
voulait  se  faire  rembourser  certaines  sommes  ducs  par  les  Acadiens;  les  comptes 
de  mer  furent  finalement  réglés  au  nom  du  Capitaine  Harris.  (6)  200  habitants 
de  Pigiguid  furent  amenés  à  Grand  Pré  pour  y  être  embarqués  sur  la  Seaflower. 


le    Bassin    des    ]S/Iines 


= 

Dates 

Date 

Date 

Délj  ar- 

Embarqués (7) 

81 

d'cmharque- 
ment 

de 
départ 

Destination 

d'arrivée 

qués 

plus  de  l.UO» 

10-12  octobre 

27  octob. 

Annapolis   Mar>l. 

l.v-30    nov. 

203 

dont  206   sur 

F.  6 

,1 

» 

il 

» 

230 

la 

27 

n 

» 

Williamsburg  Virg. 

» 

Seaflower 

» 

.) 

Philadel.  Pens. 

» 

156 

— 

18 

vers  le  22  nitobre 

» 

Boston,  Mass. 

» 

206 

140  X 

2 

depuis  S  octobre 

„ 

Philadel.  Pens. 

„ 

137 

178  X 

;, 

» 

Annapolis    Maryl. 

178 

186  X 

» 

» 

» 

15-.30    nov. 

2  42 

154  X 

,) 

» 

Williams.  Virg  (9) 

18-2  X 

depuis  19  oct. 

i> 

» 

152  X 

« 

» 

166  X 

.- 

» 

177  X 

)> 

21  janvier 

168 

M 

., 

Philadel.     Pens. 

161 

114 

18  décembre 

Connecticutt 

236 

18  décembre 

Boston,  Mass. 

120 

20  dérenibre 

)i 

112 

20  décembre 

WilliamsburgVirg. 

(7)  Les  nombres  marqués  d'une  X  sont  fournis  par  Winslow  aux  Apthorp  and 
Hancock  le23  octobre;  mais  ces  nombres,  dont  le  total  donne  1503,  sont  contre- 
dits par  les  nombres  de  ses  destinataires  de  Pensylvanie  (364),  de  Virginie  (831) 
et  de  Maryland  (364),  dont  le  total  donne  1559  —  nombre  que  contredit  son  pro- 
pre total  de  1598;  du  reste,  après  le  23  octobre,  ce  brouillon  sans  plus  de  cœur 
que  de  cervelle  entassa  d'autres  malheureux  en'surnombre.  puisque  V EUzabelh 
en  débarqua  242,  et  non  186,  à  Annapolis,  Maryland.  (8)  Les  surnombres  du 
Ranger,  du  Dolphin,  du  Neptune  et  des  Three  Friends  sont  fournis  par  les  comp- 
tes d'Apthorp  et  Hancock  (Akins,  285-293).  (9)  On  sait  que  les  déportés  de 
Virginie  ne  débarquèrent  pas,  mais  furent  réexpédiés  en  Angleterre  où  on  les 
emprisonna.  (10)  Le  RaceHorse  fut  emprunté  au  marchand  Mauger,  un  exploiteur 
des  Acadiens,  parce  qu'une  goélette  de  Chignectou  s'était  échouée  dans  la  rivière 
de  Piziguid. 

En  ce  tableau,  nous  n'avons  pas  tenu  compte  des  chiffres  des  déportés  fournis 
en  1790  au  D^  Andrew  Brown  par  Richard  Bulkeley.  Ce  secrétaire  du  Conseil 
d'Halifax  au  temps  de  la  déportation  se  contente  de  multiplier  par  deux  le  nom- 
bre de  tonneaux;  or,  on  sait  que  la  prescription  de  Lawrence  ne  fut  pas  observée. 
Du  reste,  Bulkeley  reconnaît  son  erreur;  mais  il  en  commet  une  autre  en  propo- 
sant le  nombre  de  2.921  déportés  à  la  date  du  27  octobre. 


408  LA  TRAGÉDIE 

frères  et  des  sœurs,  des  fiancés  et  des  fiancées,  des  amis  qui. 
ne  croyant  se  quitter  que  pour  quelques  jours,  se  séparèrent 
pour  ne  plus  jamais  se  revoir  ici-bas,  les  vaisseaux  ayant  des 
destinations  fort  différentes.  En  dépit  de  toutes  les  falla- 
cieuses promesses,  il  n'y  eut  ni  à  Piziquid  ni  à  Chignectou  ni 
à  Port  Royal  la  moindre  préoccupation  de  maintenir  les  fa 
milles  unies. 

En  fait,  Winslow  lui-même  était  bien  plus  soucieux  de  sévé- 
rité que  d'humanité.  La  veille  au  soir,  profitant  de  la  pluie  et 
de  l'obscurité,  vingt-quatre  jeunes  gens  s'étaient  enfuis  de 
deux  navires,  bien  qu'il  y  eût  à  chacjue  bord  huit  hommes  de 
garde,  outre  l'équipage. 

.(  .Je  fis  faire  la  plus  rigoureuse  enquête,  écrit-il  le  8  octobre, 
jappris  qu'un  certain  François  Hébert  avait  été  l'instigateur. 
.Je  le  fis  débarquer,  le  conduisis  devant  sa  maison  et  fis  sous 
ses  yeux  brûler  sa  maison  et  sa  grange.  J'informai  ensuite  tous 
les  Français  que,  si  les  fugitifs  ne  se  rendaient  pas  avant  deux 
j  ours,  tous  les  amis  des  déserteurs  [est-ce  donc  là  une  désertion  ?  ] 
subiraient  le  même  sort,  qu'en  outre  je  confisquerais  tous  leurs 
biens  et  que.  si  jamais  ces  déserteurs  tombaient  entre  les  mains 
des  Anglais,  il  ne  leur  serait  point  fait  de  quartier:  car  tous  les 
habitants  de  ces  districts  français  étaient  devenus  solidairement 
responsables,  du  jour  où  leurs  amis  avaient  été  autorisés  à  les 
ravitailler  et  à  les  visiter  à  bord  ». 

Sans  nous  arrêter  à  tout  ce  qu'il  y  a  d'inique  et  d'odieux 
en  de  telles  mesures  de  représailles,  conformes  du  reste  aux 
instructions  de  Lawrence,  ne  se  dégage-t-il  pas  de  ces  faits 
une  ré'vélation  imprévue?  Puisque  l'incendie  des  maisons  et  la 
confiscation  des  effets  étaient  des  châtiments  exemplaires 
réservés  à  des  Acadiens  exceplionncHcment  coupables,  ne 
s'ensuit-il  pas  que  les  autres  Acadiens  devaient  se  croire  appe- 
lés à  retrouver  plus  tard  leurs  maisons,  leurs  effets?  On  leur 
avait  donc  laissé  entendre  que  leur  départ  n'était  pas  définitif; 
de  là  leur  inexplicable  résignation.  Il  y  avait  là-dessous  un 
nouveau  mensonge,  quelque  autre  fourberie.  Ainsi  s'explique 


LE  G    R    A    N    D  D    É    R    A    .N    G    E    M    E    N    T  499 

le  témoignage  du  Sef-rétaireBulkeley  qui  n(3us  mont relespauvres 
ménagères  acadiennes  prenant,  avant  de  partir,  le  soin  de 
fermera  clef  leurs  vieilles  armoires:  ellesespéraient  y  retrouver, 
au  retour  promis,  le  précieux  linge  tissé  de  leurs  mains. 
D'autres  jetèrent  leur  argent  au  fond  des  puits;  d'autres 
l'enterrèrent  dans  des  coffres,  dans  des  pots  de  terre.  Plus 
tard  les  usurpateurs  retrouvèrent  des  tas  de  beaux  écus  de 
France  provenant  de  Louisbourg. —  «Le  père  Landry,  continue 
Winslow  le  9  octobre,  m  "a  fait  des  propositions  au  sujet  ou 
retour  des  [prétendus]  déserteurs;  il  croit  possible  de  les  faire 
revenir,  à  condition  cjueje  signe  la  promesse  qu'ils  ne  seront 
pas  punis.  Je  répondis  qu'ayant  déjà  donné  ma  parole  d  hon- 
neur, je  ne  fournirais  pas  d'autres  garanties  ».  On  voit  quelle 
faible  confiance  les  Acadiens  avaient  en  l'honneur  britanni- 
que :  que  de  fois  n'avaient-ils  pas  été  trompés  par  les  plus  so- 
lennelles paroles,  par  les  plus  officiels  écrits  de  leurs  maîtres 
et  seigneurs  :  traité  d'Utrecht,  lettre  de  la  Reine  Anne,  capi- 
tulation de  Port  Royal  et  de  Beauséjour,  engagements  et 
promesses  de  Xicholson,de  Vetch,  dePhilipps,  d'Armstrong.  de 
Ck)rnwallis,  de  Shirley,  de  Lawrence,  etc.  !  Les  prétendus  déser- 
teurs préférèrent  tout  d'abord  aux  promesses  de  Winslow 
les  périls  de  la  forêt  :  le  12  octobre,  surpris  par  un  détache- 
ment anglais,  ils  prirent  la  fuite;  deux  furent  abattus  pas  des 
balles  ennemies;  les  autres  se  réfugièrent  dans  les  bois.  Enfin, 
pour  ne  pas  exposer  aux  représailles  leurs  parents  et  leurs 
amis,  ils  rentrèrent  et  se  livrèrent.  «  Un  de  leurs  amis,  dit 
Haliburton  [I,  178],  soupçonné  d'avoir  favorisé  leur  évasion, 
fut  ramené  au  rivage  pour  être  témoin  de  la  destruction  de 
sa  maison  et  de  ses  biens;  ils  furent  brûlés  en  sa  présence 
pour  le  punir  de  la  témérité  et  de  l'aide  perfide  [!]  qu'il 
avait  donnée  à  ses  compagnons  ».  «  Les  Acadiens  étaient  ter- 
rorisés »  dit  Haliburton;  oui,  le  terrorisme  anglais  fut  tel  à  la 
longue  que.  le  13  octobre,  Winslow  dut  menacer  des  peines  les 
plus  sévères  ceux  des  matelots  et  soldats  dont  la  brulalité 
(.<  ajoutait  à  la  détresse  de  ces  gens  en  détresse  ». 


500  LA  TRAGÉDIE 

Cependant,  l'embarquement  continuait.  Le  S  octobre,  «  en- 
viron 80  familles  furent  mises  à  bord  »;  le  10,  deux  navires 
étaient  remplis;  le  11,  sept  autres  arrivèrent  d'Annapolis  : 
[flannali,  Salley  and  Molley,  Prosperous,  Ranger,  Swan,  Dol- 
phin, Three  Friends];  le  12^  les  deux  derniers  partirent  pour 
Piziquid  ;  puis  le  16,  le  Ranger.  Murray  qui  était  expéditif, 
écrivait  le  14  :  «  J'ai  peur  que  le  gouverneur  ne  nous  trouve 
lents.  Les  gens  sont  tous  prêts...  Si  j'avais  assez  de  bateaux, 
je  les  embarquerais  tous  demain.  Même  au  cas  où  j  aurais 
trois  sloops  et  une  goélette,  les  passagers  se  trouveraient  fort 
entassés.  Après  tout,  si  je  ne  reçois  pas  d'autres  vaisseaux, 
je  vais  les  mettre  tous  à  bord  des  navires  que  j'ai  à  ma  dispo- 
sition ».  Un  cjuatrième  transport  étant  survenu  le  16,  il 
embarqua  tout  son  monde  en  cinq  ou  six  jours  sur  quatre 
bateaux.  «  Murray  s'est  débarrassé  de  tout  son  lot  qui  dépasse 
1.100  »,  écrit  Winslow.  La  confusion  dut  être  extrême.  Quoi- 
que Winslow  rivalisât  de  zèle,  il  ne  réussit  pas  si  bien  à  entas- 
ser ses  1.510  personnes  sur  cinq  autres  navires."  Bien  que 
nous  ayons  chargé  les  navires  à  raison  de  plus  de  deux  par 
tonneau,  [ce  qui  était  contraire  au  règlement.]  et  que  les  dé- 
portés soient  fort  empilés,  il  me  reste  pourtant  sur  les  bras, 
par  suite  du  manque  de  transports.  98  familles  [des  villages 
d'Antoine  et  de  Landry]  formant  un  total  de  600  âmes  ». 
Les  comptes  d'Apthorp  et  Hancock  [Akins, 285-293]  prouvent, 
en  effet,  qu'il  y  eut  en  surnombre  81  déportés  sur  le  Ranger, 
56  sur  le  Dolphin,  27  sur  le  Neplune  et  18  sur  le  Three  Friends. 
Winslow  n'en  donna  pas  moins  l'ordre  du  départ,  remettant 
à  chaque  capitaine  ses  instructions  et  une  lettre  de  Lawrence 
au  gouverneur  de  la  colonie  destinataire.  Ayant  du  19  au  20 
octobre  entassé  à  la  Pointe  aux  Boudrots  sur  quatre  navires 
[Mary  182,  Industry  177,  Endeavour  166,  Prosperous  152] 
677  habitants  de  la  Rivière  des  Habitants  et  de  la  Rivière  aux 
Canards,  l'embarquement  de  la  première  fournée  était 
terminé;  et,  le  27,  les  quatorze  navires  des  Mines  rejoignaient 
les  dix  navires  de  Chignectou  qui,  depuis  le  15,  les  attendaient 
à  l'entrée  du  Bassin.  Sous  l'escorte  de  trois  vaisseaux  de  guerre 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  501 

armés  de  canons,  le  Nightingale,  l'Halifax  et  le  Warren,  cette 
flotte  de  vingt-quatre  navires  emporta  ainsi  tout  un  peuplé  de 
3.700  âmes  pour  de  lointaines  destinations  de  lui  inconnues.  «  Il 
paraît,  dit  le  D^"  Andrew  Brown,  qu'ils  avaient  l'intention  de 
se  soulever  au  sortir  de  la  Baie  Française  et  de  diriger  leurs 
navires  vers  la  rivière  Saint  Jean;  mais  un  grand  vent  s'éleva 
dès  le  départ  et  par  sa  violence  les  rendit  impuissants».  «Notre 
flotte,  dit  en  effet  le  capitaine  Adams,  fut  assaillie  par  l'un 
des  plus  violents  ouragans  que  j'aie  vus.  Je  crains  que  plu- 
sieurs transports  n'aient  disparu  dans  la  bourrasque  ». 

Cependant  nos  officiers  anglais  ne  perdaient  pas  leur  temps. 
«  Aussitôt  que  j'aurai  expédié  mes  coquins,  écrivait  Murray 
le  12  octobre,  je  descendrai  m'entendre  avec  vous  et  nous 
nous  divertirons  un  peu  ».  Mais  Winslow  en  avait  assez  de 
son  atroce  besogne  de  bourreau.  «  Je  suis  content,  écrivait-il 
à  Lawrence  le  31,  de  n'avoir  rien  à  faire  avec  les  expulsés 
d'Annapolis  :  car  il  n'est  rien  de  plus  navrant  que  le  spectacle 
des  souffrances  de  ces  malheureux,  et  je  voudrais  avoir  terminé 
ma  tâche  aux  Mines  ».  Une  abominable  corvée  lui  incombait  en- 
core :  il  ne  s'en  acquitta  pas  m  jins  consciencieusement.  «  Après 
m'être  entendu  avec  le  major  Murray,  continue-t-il,  nous 
avons  décidé  de  détruire  immédiatement  les  villages.  Nous 
détruirons  la  Grand'  Prée  après  le  départ  des  habitants,  ex- 
t;epté  où  les  Allemands  sont  installés  »  [déjà  installés  !]  Tout  fut 
détruit,  en  effet,  et  le  colonel  incendiaire  a  le  sinistre  courage 
de  nous  donner  l'effroyable  statistique  de  son  vandalisme  : 

1755  LocalJ:és  Habitations      Granges    Dépendanc.  Koulins  Eglises 

2  Nov.  à  Gaspareau  49  39  19 

33 
75 
28 
255  276        155  11       1 


5     — 

aux   Rivières  Ca- 
nards, Habitants, 

Perro 

76 

81 

6     — 

à  Canard  et   Habi- 

tants 

85 

10(1 

7    — 

à  Canard  et  Habi- 

tants 

45 

56 

500  LA  TRAGÉDIE 

Le  gros  de  sa  besogne  ainsi  accompli.  Winslow,  avec  un"* 
officier  et  cinquante  soldats,  se  rendit  à  Halifax  le  13  no- 
vembre, pour  y  boire  sans  doute  avec  ses  compères  ou  pour 
y  faire  sa  cour  au  gouverneur  ravi.  Le  29  novembre,  il  écrivait 
à  son  remplaçant,  le  capitaine  Osgood  :  «  Je  me  plais  à  croire 
que  vous  ne  tarderez  pas  à  en  finir  avec  l'exportation  de  nos 
amis  les  Français  »  [cruelle  et  grossière  ironie].  Les  650 
Acadiens  «  restés  en  souffrance  «,  98  familles,  ne  partirent 
qu'en  décembre  lorsqu 'arrivèrent  des  transports  à  la  Grand' 
Prée  :  le  13,  Osgood  «  eut  le  plaisir  d'en  expédier  »  114  sur  la 
goélette  Dove  à  destination  du  Connecticut  et  236  sur  le  bri- 
gantin  SwaJUnvh  destination  de  Boston;  le  20,  120  sur  la  goé- 
lette lîace  Horse  à  destination  de  Boston, et  112  sur  la  goélette 
Ranger  à  destination  de  la  Mrginie;  soit  582;  mais  il  dut  en 
«  expédier  »  d'autres  encore  :  car  ^^'inslo\v  parle  finalement 
de  732  Acadiens,  embarqués  par  Osgood.  En  ces  nuits  d'hiver, 
ces  malheureux,  dont  on  se  moquait  si  bassement,  eurent  à 
souffrir  du  froid  :  car  Osgood  dut  construire  une  cheminée 
dans  l'église. 

Sous  les  yeux  de  ces  survivants,  pendant  six  jours,  sévit 
donc  l'incendie  ;  pendant  six  jours  flambèrent  une  à  une  toutes 
les  maisons  de  bois  des  riants  villages  acadiens  qu'avaient 
fait  surgir  l'allègre  labeur  de  cjuatre  générations.  Quand  les 
vents  d'hiver  eurent  disséminé  les  lourdes  volutes  de  fumée 
et  les  cendres  épaisses  de  ce  «  colossal  »  incendie,  il  ne  régna 
plus  dans  le  noir  désert  cjuc  le  silence,  il  ne  resta  plus  sur 
les  fécondes  terres  de  Grand'  Prée,  des  Mines,  et  de  tout  le 
Bassin  naguère  verdoyant  que  les  puits  peut-être  empoi- 
sonnés, [de  cet  empoisonnement  des  puits,  les  Anglais  accu- 
sèrent les  Acadiens;  alors  qu'il  est  autrement  logique  de 
l'attribuer  aux  Anglais.]  les  cheminées  de  pierre  noircies,  les  di- 
gues app:^rcmment  inutiles,  et  les  saules  qui  dans  la  tris- 
tesse des  lieux  semblaient  pleurer  le  deuil  d'une  nation 
anéantie.  Les  derniers  Acadiens,  qui,  parqués  sur  la  rive, 
purent  de  leurs  yeux  épouvantés  contempler  l'horrible 
conflagration,  durent   alors  comprendre  ce   que  valaient  les 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  501 

promesses  anglaises,  l'honneur  britannique.  Puisqu'on  brû- 
lait ainsi  leurs  demeures,  leurs  granges,  leurs  églises,  leurs 
moulins,  puisqu'on  ne  leur  laissait  plus  rien  ici-bas,  c'est 
qu'on  ne  voulait  pas  seulement  leur  déportation  tempo- 
raire, leur  châtiment  éphémère,  mais  bien  leur  exil  perma- 
nent, leur  ruine  totale,  leur  extermination  peut-être.  Au 
pays  de  leurs  ancêtres,  il  n'y  avait  plus  de  foyer  pour  eux; 
ils  n'avaient  plus  de  patrie.  Sans  retourner  la  tête,  ils  devaient 
s'embarquer  pour  l'inconnu,  fuir  à  jamais.  Désemparés,  déses- 
pérés, dénués  de  tout,  ils  n'avaient  plus  que  leurs  mains 
vides  et  la  prière. 

III.  A  Port-Royal 

A  Port-Royal,  l'éviction  des  Acadiens  ne  réussit  guère 
mieux  qu'à  Beaubassin  :  le  major  Handfield,  commandant 
de  la  place,  moins  rusé  que  Murray,  ne  fut  pas  plus  habile  que 
Monckton.  Dès  le  11  août  il  avait  reçu  à  peu  près  les  mêmes 
ordres  que  ces  derniers  : 

«Dès  l'arrivée  des  navires  de  Boston,  s'emparer  par  tous  les 
moyensd'autant  d'iiabitants  que  possible,  surtout  des  chefs  de 
famille  et  des  jeunes  gens...  Si  les  moyens  loyaux  [fair  means] 
ne  réussissent  pas,  il  faut  recourir  aux  mesures  les  plus  énergi- 
ques, non  seulement  pour  les  forcer  de  s'embarquer,  mais  en- 
core pour  priver  de  tout  abri  et  de  tout  moyen  de  subsistance 
ceux  qui  s'échapperont:  brider  leurs  maisons,  détruire  dans  le 
pays  tout  ce  qui  peut  les  nourrir.  Comme  les  navires  sont  loués 
au  mois,  il  faut,  pour  réduire  les  dépenses  publiques,  user  des 
moyens  les  plus  expéditifs  pour  l'embarquement...  Prendre  les 
mesures  les  plus  minutieuses  pour  empêcher  loiite  révolte  à 
bord.  » 

Mais  de  recommandation  pour  mainlenir  les  familles  unies, 
i!  n'est  pas  question.  Circonstance  aggravante.  Lawrence  lu* 
destina  de  transports  à  Annapolis  que  pour  1.000  déjiorlés, 
alors  que  la  population  de  la  région  s'élevait  au  double  ;il  ajou- 
tait même    en    ses  instructions  du  11  août  :  «  ('.onnne  Anna- 


504  LA  TRAGÉDIE 

polis  est  l'endroit  d'où  partiront  les  derniers  transports, 
tout  vaisseau  qui  ne  recevra  pas  son  plein  de  passagers  s'y 
rendra,  et  le  colonel  Winslow  viendra  par  terre  avec  son  déta- 
ctiement  et  amènera  tous  les  fugitifs  qu'il  pourra  trouver  pour 
les  emljar([uer  en  votre  ville  ».  Comme  les  navires  partaient 
des  Mines  déjà  surchargés,  on  devine  l'effroyable  entassement 
qui  devait  en  résulter;  mais  c'était  plus  économique,  plus 
pratique. 

Handfield  agit  en  ('tourneau.  «  Dès  l'arrivée  du  premier 
transport,  écrit-i}  à  Winslow  le  31  août,  j'ai  donné  ordre  à  un 
détachement  de  s'emparer  d'une  centaine  de  chefs  de  famille 
et  de  jeunes  gens.  }Jais  tous  les  chefs  de  famille  se  sauvèrent 
dans  les  bois,  emportant  leurs  couchages,  etc..  et  nos  hommes 
ne  trouvèrent  aucun  d'eux  dans  les  villages.  Je  désire  que  vous 
m'envoyiçz,  aussitôt  que  vous  pourrez  en  disposer,  un  renfort 
de  quelques  hommes  afin  que  je  puisse  leur  faire  entendre 
raison  »  .C'était  donc  le  recours  à  la  violence  :  il  fut  sanctionné 
par  Lawrence  :  «  Lorsque  vous  enverrez  un  détachement  au 
capitaine  Handfield,  écrit  celui-ci  à  Winslow  le  11  septembre, 
donnez  ordre  de  fouiller  tous  les  villages  situés  le  long  de  la 
rivière  et  de  conduire  à  Annapolis  tous  les  hommes  qui  s'y 
trouveront;  donnez  ordre  aussi  aux  femmes  de  les  suivre  avec 
leurs  enfants  et  d'apporter  autant  de  vivres  que  possible  afin 
de  nourrir  les  prisonniers  jusqu'à  leur  départ  ».  Toujours,  on 
le  voit,  même  exploitation  économique.  Vient  octobre  :  Hand- 
field, «  se  trouvant  toujours  dans  l'impossibilité  d'embarquer 
les  habitants  de  la  rivière  »,  reçoit  l'ordre  d'envoyer  aux  Mines 
ses  transports  inutilisés;  le  8,  il  en  envoie  sept  que  dirigent 
cinq  pilotes  acadiens.  Quels  mensonges  avait -on  bien  pu  dire 
à  ces  malheureux  pour  les  employer  à  pareille  besogne?  A  la 
même  date,  il  prie  Winslow  d'arrêter  des  fugitifs  qui  se  ren- 
daient aux  Mines.  Lawrence  songa  quelque  temps  à  utiliser 
à  Port  Royal  l'expérience  de  Winslow;  mais  celui-ci  n'y  tenait 
guère,  avons-nous  vu.  On  se  contenta  d'envoyer  le  3  novembre 
un  détachement  de  90  soldats  avec  deux  capitaines  et  quatre 
officiers   subalternes:    toutes   les   maisons   des  deux    rivières 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  505 

furpiiL  systématiquement  incendiées;  on  se  livra  à  des  battues 
dans  tout  le  pays.  La  chasse  au  gibier  humain  réussit:  600 
pauvres  être  humains  furent  capturés  et,  de  gré  ou  de  force, 
poussés  vers  les  bateaux;  mais" ce  ne  fut  qu'au  début  de  dé- 
cembre qu'on  réussit  à  embarquer  sur  deux  transports,  trois 
senaux  et  un  brigantin  escortés  par  une  corvette,  1.664  Aca- 
diens  «  déportés,  dit  le  capitaine  Adams,  au  grand  désespoir 
de  quelques-uns  d'entre  eux  ».  Pas  plus  qu'à  Beaubassin,on 
ne  prit  soin  de  rassembler  sur  un  même  bateau  les  membres 
d'une   même   famille. 

Approv.  Tonnagi 


tiavires 

Destinations 

(jours; 

tanniy 

Hommes  Femmes 

Garçons 

Filles 

Total 

Helena 

Boston 

28 

166 

.52 

52 

108 

111 

323 

Edward 

Connectirut 

28 

139 

41 

42 

86 

109 

278 

Two  sislers 

Connecticut 

28 

140 

42 

40 

95 

103 

,    280 

Experimenl 

New -York 

28 

136 

40 

45 

56 

59 

200 

Pembroke 

Caroline  du  Nord 

42 

139 

33 

37 

70 

92 

232 

Ho  paon 

Caroline  du  Sud 

42 

177 

42 

46 

120 

134 

342 

Une  goëlctle 

Caroline  du  Sud 

42 

238 

30 
927 

1 
251 

1 
263 

4 

539 

3 
611 

9 

Sept  niuires 

Cinq  destinations 

1664 

Le  11  août,  Lawrence  destinait  300  déportés  à  Philadelphie, 
300  à  New-York, 300  au  Connecticut,  200  à  Boston;  mais  le 
tableau  ci-dessus  montre  que  ces  ordres  ne  furent  pas  exécutés. 
Par  contre,  d'Halifax  furent  embarqués  le  15  nGveml)re  50 
neutres  [des  députés  de  l'Ile  George,  sans  doute]  sur 
le  Sloop  Providence  à  destination  de  la  Caroline  du  Nord  et 
après  le  10  octobre  une  autre  fournée  sur  le  Hopson  à  desti- 
balion  de  la  Caroline  du  Sud  (Akins,  289,291). 

«  J'apprends  que  plusieurs  d'entre  eux,  dit  le  capitaine  John 
Knox,  sont  morts  durant  la  traversée  etque  plusieurs  autres 
ont  réussi  à  s'échapper».  Au  sortir  de  la  Baie  Française,  un 
pilote  acadien  Beaulieu  posa  au  capitaine  du  transport  Pem- 
hroLx  l'angoissante  question.  «  Où  donc  nous  emmenez-vous 
ainsi?  —  Dans  la  première  île  déserte  ipic  je  rencoiil  rciai, 
répondit  la  brute  sans  pitié;  c'est  tout  ce  que  méritent  des  i)a- 
pistes  français  comme  vous  ».  D'un  coup  de  poing.  Beaulieu 
abat  le  capitaine  et,  aidé  par  les  autres  captifs,  s'assure  des 


506  .LA  TRAGÉDIE 

huit  gardes  et  des  matelots;  puis,  échappant  à  la  corvette^ 
dirige  le  transport  vers  la  rivière  Saint-Jean  et  l'y  amène  après 
une  lente  traversée.  «  Le  8  février,  confirme  l'abbé  Le  Guerne. 
il  y  est  arrivé  un  petit  navire  chargé  de  32  familles  de  Port 
Royal  qui  fesoient  nombre  de  225  personnes  ».  Ces  réfugiés 
cabanaient  misérablement  dans  le  voisinage  du  fort  en  ruine, 
lorsque  le  8  février  survint  sous  pavillon  français  un  navire 
anglais  envoyé  pour  les  prendre  par  ruse;  bien  que  les  troupes 
anglaises  fussent  déloyalemcnt  revêtues  d'uniformes  français, 
les  Acadiens  déjouèrent  cet  odieux  stratagème,  repoussèrent 
leurs  agresseurs  et  remontèrent  la  rivière  jusqu'à  Saint e-.\nne 
où  se  trouvait  le  lieutenant  de  Niverville  avec  vingt  hommes 
de  troupes  et  des  sauvages  amis.  Telle  fut  la  seule  évasion 
des  Acadiens  par  mer.  Bigot  la  raconte  en  ces  termes  laco- 
niques :  «  M.  deBoishébert  nousa  envoyé  le  capitaine  et  l'équi 
page  d'un  bâtiment  qui  transportait  des  Acadiens,  au  nombre 
de  250  hommes,  femmes  et  enfants,  de  Port  Royal  à  la  Caro- 
line. Ce  bâtiment  étant  séparé  par  le  mauvais  temps  dune 
frégate  qui  l'escortait  ainsi  que  d'autres  navires  aussi  chargés 
de  familles,  les  Acadiens  se  révoltèrent  et  obligèrent  ce 
capitaine  à  les  mener  à  la  rivière  Saint-Jean  ». 

Sur  terre  il  y  eut  d'autres  évasions.  En  mars  1756,  labbé 
Le  Guerne  parle  de  10  ou  12  familles  des  Mines  qui,  encore 
cachées  dans  les  bois,  demandent  aide  et  secours.  Le  l^""  juin, 
Vaudreuil  parle  de  200  habitants  de  Port-Royal  qui  voudraient 
se  réfugier  à  !a  rivière  Saint-Jean  :  c'étaient  les  trente  familles 
qui  s'f'^taient  dérobées  au.x  ruses  et  aux  battues  de  Iland- 
fi<'ld.  ((  La  majeure  partie  s'est  retirée  dans  les  bois  avec  les 
habitants  du  Cap  de  Sable;  ils  ont  avec  eux  M.  Desenclaves, 
ci  devant  missionnaire  du  Port-Royal  ».  Cet  ancien  ami  de 
'Mascarène,  enfin  édifié  sur  l'astuce  anglaise,  s'était  depuis 
deux  ans  réfugié  en  ce  repaire  écarté.  De  tous  les  Acadiens, 
c'étaient  précisément  ceux  du  Cap  de  Sable  et  de  Port  Royal 
qui  avaient  toujours  /ait  preuve  du  plus  grand  loyalisme  à 
l'égard  des  Anglais,  les  premiers  sous  l'influence  des  Entre- 
mont  qui  avaient  accepté  des  charges  pul)liques,  les  derniers 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  507 

isous  l'influence  de  cet  abbé  Desenclaves  que  Mascarène  avail 
déclaré  «  honnête  homme  »,  parce  qu'il  avait  maintenu  ses 
ouailles,  même  en  temps  de  guerre,  dans  une  scrupuleuse 
fidélité  au  serment  d'allégeance;  u  nul  prêtre  ne  leur  a  rendu 
plus  de  services  »,  dit  l'abbé  Daudin  en  1754.  Mainte  et  mainte 
fois  les  pêcheurs  français  de  ces  régions  avaient  porté  secours 
aux  pêidieurs  anglais  qui  fréquentaient  les  mêmes  parages 
et  leur  avaient  sauvé  aux  uns  la  vie,  à  d'autres  des  vaisseaux. 
Or,  en  cette  aveugle  rage  de  persécution,  les  partisans  des 
Anglais,  qu'ils  s'appelassent  Desenclaves,  Entremont,  René 
Leblanc,  Pierre  Landry  ou  Prudent  Robichaux,  ne  furent  pas 
plus  épargnés  pour  les  services  rendus  que  leurs  plus  intrai- 
tables adversaires;  car,  ce  cjue  l'on  voulait,  ne  l'oublions  pas, 
c'était  l'extermination  intégrale  de  la  race  française  en 
Acadie. 

Dés  le  printemps  de  1756,  l'implacable  Lawrence,  ayant 
appris  que,  dans  la  pauvre  et  lointaine  région  de  Pobom 
coup,  sur  le  vieux  domaine  des  Latour,  vivaient  encore 
une  ou  deux  centaines  de  réfugiés  acadiens,  s'empressa 
d'y  expédier  le  major  Prebble  avec  ses  miliciens,  alors  en 
route  pour  Boston,  leur  donnant  l'ordre  formel  (U  avril) 
«  d'y  saisir  autant  d'habitants  cpie  possible  et  de  les  emmener 
à  Boston...  de  brûler  et  détruire  les  maisons,  d'emporter  les 
meubles,  ustensiles  et  troupeaux  de  toutes  sortes...  de  les 
distribuer  aux  troupes  en  récompense  de  leurs  services,...  de 
détruire  tout  ce  qui  ne  pouvait  être  aisément  emporté  », 
Ainsi  encouragée  au  pillage,  la  soldatesque  mercenaire 
eut  à  cœur  de  se  conformer  à  une  consigne  aussi  avan- 
tageuse que  cruelle.  »  Profitant  de  l'absence  des  habitants 
mâles  qui  péchaient  au  large,  les  miliciens  flébar(|ucnl . 
envahissent  les  habitations,  jusqu'à  qualre  lieues  du  port, 
font  main  basse  sur  tout  ce  qu'ils  peuvent  emporter  et 
détruisent  le  reste.  Le  24  avril,  le  capitaine  Prebble  rend 
compte  à  Lawrence  de  sa  mission  en  ce  beau  langage  : 

K  Nous  arrivâmes  à  Port  Lalore  [Latour]  le  v*i,  (lélmi  iiuârnes 


508  LA  TRAGÉDIE 

167  hommes,  officiers  compris,  marchâmes  à  terre  de  nuit,  sur- 
prîmes les  Français  dans  leurs  lits  [nous  venons  de  voir  que  la 
plupart  des  hommes  étaient  en  mer],  les  avons  embarqués  à 
bord  d'un  transport,  [leurs  noms  sont  ci-joints]...  Nous  brû- 
lâmes 44  maisons;  pour  ce  faire,  la  capitaine  Scarft  fit  tout  ce 
qu'il  put;  de  même,  le  capitaine  Rogers.  Je  me  serais  transpor- 
té à  Pugnico  (Pubnico)  si  je  n'avais  été  informé  qu'il  n'y  avait 
là  que  deux  familles,  ce  qui  ne  valait  pas  la  peine  d'amener  tant 
de  troupes  de  Sa  Majesté  ».  [NcW  Englar.d  R.'gisicr,  janv. 
1876;  CX\II.  pp.   17-19). 

«  Le  23  avril,  confirme  et  complète  l'abbé  Desenclaves,  un 
village  fut  investi  et  enlevé;  tout  fut  brûlé;  les  animaux  tués 
ou  pris.  On  scalpa  même  l'un  des  enfants  de  Joseph  d 'Entre- 
mont après  avoir  pillé  et  incendié  sa  maison  ».  Quand  rentrent 
les  habitants.  Prebble  et  ses  complices  prennent  la  fuite  (nu-it 
du  24  avril  au  25  avril)  emmenant  à  Boston  72  prisonniers  que 
Lawrence  destinait  au  climat  meurtrier  de  la  Caroline  du 
Nord.  «  J'espère,  écrivait-il  à  Shirley  (9  avril  1756).  que  le  gou- 
vernement du  Massachusetts  né  trouvera  pas  mauvais  de  rece- 
voir ces  habitants;  en  cas  de  difficultés  imprévues,  je  prie 
votre  Excellence  de  les  envoyer  en  quelque  autre  colonie  où, 
je  suis  porté  à  le  croire,  ils  seront  volontiers  accueillis,  dans 
la  Caroline  du  Nord  surtout  dont  le  gouverneur  Dobbs  m'a 
récemment  écrit  à  ce  sujet  ». 

Pour  se  débarrasser  plus  facilement  de  ces  prétendus  «  en- 
nemis »  récalcitrants,  Lawrence  eut  recours  à  une  mesure 
plus  odieuse  encore.  Le  14  mai  1756,  il  mit  leurs  têtes  à  prix  : 
«  Par  la  présente,  nous  promettons  récompense  de  30  livres 
pour  tout  Indienmâlede  plusde  seize  ans.de  25  livres  pour  tout 
scalp  d'Indien  mâle,  de  25  livres  pour  toute  femme  indienne 
ou  enfant  indien  amenés  vivants  ».  Or,  les  soldats  anglais 
confondaient  systématiquement  têtes  acadiennes  et  têtes 
indiennes.  Une  compagnie  de  rangers  (chasseurs  à  pied)  ayant 
surpris  au  bord  d'une  rivière  quatre  Acadiens  épuisés  de  faim 
et  de  fatigue, 


LE    GRAND    DÉRANGEMENT    501) 

«  les  officiers  tournèrent  le  dos,  écrit  le  révérend  Hugh 
Graham  au  D''  Andrew  Browne  (Browne's  CoUect;  Brit.  Mus. 
Add.  19.071)  et  les  Acadiens  furent  immédiatement  tués  et 
scalpés.  Un  jour,  une  autre  compagnie  de  ces  rangers  apporta 
25  scalps,  les  donnant  comme  Indiens  ;  l'officier  cjui  commandait 
le  fort,  le  colonel  \\ilmot,  (depuis  gouverneur  de  la  Nouvelle 
Ecosse),  ordonna  que  la  prime  leur  fut  payée.  Le  capitaine  Hus- 
ton,  qui  était  alors  chargé  de  la  caisse,  fit  objection,  déclarant 
que  de  pareils  procédés  étaient  contraires,  à  la  lettre  et  à  l'es- 
prit de  la  loi.  Le  colonel  lui  dit  que,  tous  les  Français  devant  lé- 
galement être  hors  du  pays,  la  prise  pour  scalps  indiens  était 
conforme  à  la  loi  [superbe  exemple  de  casuistique  puritaine] 
et  que,  si  parfois  on  donnait  à  la  loi  une  légère  entorse,  mieux 
valait  en  pareil  cas  fermer  les  yeux.  Sur  quoi,  Huston,  conformé- 
ment aux  ordres,  paya  250  livres  disant  :  [toujours  à  la  façon 
de  Ponce-Pilate,  ]  «  La  malédiction  de  Dieu  s'appesantisse  sur 
de  pareils  crimes  ». 

En  avril  1758, dit  le  capitaine  Knox  (I,  122),  le  majorRogers, 
avec  sa  bande  de  180  rangers,  surprit  près  du  fort  Edward 
une  bande  famélique  de  700  hommes,  tant  Acadiens  qu'In- 
diens, en  train  de  préparer  dans  les  bois  leur  maigre  repas; 
il  tombesur  eux  à  l 'improviste,  mais  rencontre  une  résistance 
imprévue,  est  mis  en  déroute  et  perd  cinquante  hommes;  il 
s'en  venge,  en  «  scalpant  sur  le  champ  cinquante  ennemis  ».  Là 
encore  les  Indiens  furent  moins  cruels  que  les  Anglais  :  le 
révérend  J.  R.  Campbell  en  son  History  of  Ihe  CounUi  of 
Yarmoulh  (p.22  )  raconte  qu'une  fillette  séparée  de  ses  itarcnls 
fut  si  bien  accueillie  et  traitée  par  les  .Micmacs  qu'elle  leur 
resta  fidèle  jusqu'à  sa  vieillesse  et  ne  voulut  plus  rclouner 
parmi  les  blancs. 

Ces  moyens,  si  criminels  qu'ils  fussent,  n'étant  pas  encore 
assez  expéditifs.  Lawrence  fit,  dès  les  premiers  jours  de 
septembre  1758,  envoyer  par  Monckton  «  le  capitaine  Goreham 
qui,  avec  un  faible  détachement  [de  ses  métis],  400,  dit 
J.  Knox,  surprend  un  petit  village  [du  caj)  de  Sable]  et 
s'empare  du  prêtre  Desenclaves  et  de  00  i'i  70  ix-rsonncs  : 
hommes,  femmes  et  enfants  ».  Ainsi,  dit  le  cai)ilaine  John 
Knox  »,  on  empêcha  la  vermine  de  s'écliapper  en  canots  ». 


:olO  LA  TRAGÉDIE 

Les  autres  habitants  prévenus  à  temps  s'étaient,  enfuis  dans 
les  bois  en  compagnie  de  quelques  Micmacs;  mais,  aux  appro- 
ches de  l'hiver,  sans  logements,  sans  vêtements,  sans  vivres,  ils 
en  furent  bientôt  (15  septembre  17.j8)  réduits  par  la  faim  et  le 
froid  à  une  telle  détresse  (ju'ils  adressèrentnon  pas  à  Lawrence 
en  c{ui  ils  n'avaient  aucune  confiance,  mais  au  Gouverneur  du 
Massachusetts,  Thomas  Pownall,  une  émouvante  requête  qui 
montre  bien  leur  naïve  ignorance  : 

«  \'os  pauvres  semblables,  en  leur  détresse,  vous  supplient 
instamment  de  les  accepter  sous  son  gouvernement.  S'il  yous 
plaisait  de  nous  maintenir  en  ce  pays  où  nous  vivons,  nous  nous 
ferions  un  devoir  de  vous  aimer  et  honorer  jusqu'au  dernier 
soupir,  de  faire  de  bon  cœur,  autant  que  possible,  tout  ce  qu'on 
exigerait  de  nous,  de  payer  un  tribut  annuel  à  la  province  du 
Massachusetts...  Noussommesen  tout  environ  40  familles  comp- 
tant environ  150  âmes;les  sauvages  ne  dé{)assent  pas  le  nombre 
de  v'O  hommes;  eux  aussi  consentent  à  se  soumettre  au  même 
gouvernement  que  nous.  Si  par  malheur  notre  humble  requête 
n'est  pas  exaucée,  nous  nous  en  remettrons  à  la  bonté  de  Notre 
Excellence,  pour  qu'elle  nous  accueille  en  Nouvelle  Angleterre 
comme  les  autres  Français  neutres.  [Les  malheureux  !  qui  donc 
les  trompait  ?  quelles  illusions  ils  se  faisaient  sur  l'enfer  de  Bos- 
ton ■?]  S'il  faut  que  nous  partions  d'ici,  nous  le  ferons  pour  obéir 
à  Notre  Excellence,  mais  ce  sera  comme  si  nous  abandonnions 
la  vie  )). 

Pris  de  pitié,  John  l*o\vnall.  l'un  des  rares  hommes  de  cœur 
■égarés  en  ces  colonies  anglaises,  obtint  du  général  Amherst 
la  |)r()messe  que  ces  malheureux  (pii  se  soumettaient  sans 
^•ondiîions  fussent,  du  moins,  transportés  à  Boston  aux  frais 
■<le  la  couronne;  mais  le  Conseil  du  Massachusetts  refusa  de 
les  recevoir,  même  tous  frais  payés  (4  déc.  1758).  Alors  Pownall 
intercéda  pour  eux  auprès  de  Lawrence  :  «  Le  cas  de  ces  pauvres 
.gens,  écrjt-il,  est  tout  i\  l'ail  lamentable  etmérite  toutadoucis- 
sement  possible.  Si  la  politique  permet  de  leur  apporter  quel- 
que secours,  rhunianit('  le  réclame  hautement».  L'humanité 
jfle  Lawren(<' i-onsista  tout  bonnement  ta  s'emparer  en  juin 
759  de  ces  152  victimes  [50  hommes.    IC)  fcnunes,  50  enfants] 


LE  GRAND  DÉRANGEMENT  T)  1  1 

qui,  affamés,  déguenillés,  décimés  par  la  maladie,  se  rendaient 
à  discrétion,  à  les  amener  sur  des  pontons  armés  à  l'Ile 
George  où  ils  furent  détenus  jusqu'en  automne,  et  à  les  expé 
dier  le  10  novembre  en  Angleterre  comme  prisonniers  de  guerre 
décrits  sous  les  plus  noires  couleurs.  De  là.  en  1760,  on  les  fit 
passer  plus  morts  que  vifs  en  France,  particulièrement  à 
Cherbourg.  Et  tout  cela  ne  s'accomplit  pas  sans  cruauté  : 
«C'est  avec  une  joie  inconcevable,  écrit  en  son  Journa/  le  capi- 
taine John  Knox,que  nous  avons  vu  ces  misérables  Français 
et  Indiens  supporter  tout  le  poids  de  notre  juste  ressentiment  »^ 
[Toujours  ces  prétendus  justiciers  auxquels  il  ne  manque  que 
du  cœur].  Le  général  Amherst,  si  endurci  qu'il  fût.  se  sentit 
indigné  :  il  adressa  à  Lawrence  une  lettre  de  blâme,  lui  signala 
comme  principal  coupable  un  certain  capitaine  Hazen.  et 
conclut:  «Je  désapprouverai  toujours  le  faitde  tuer  des  femmes 
et  des  enfants  sans  défense  ».  ÎNIais  à  un  Lawrence,  qu'impor- 
taient les  moyens?  N'avait-il  pas.  par  cette  dernière  prouesse, 
atteint  la  fin  tant  souhaitée?  N'avait-il  pas  «  nettoyé  tout  le 
pays  de  cette  vermine  française  »?  Que  ce  fût  par  la  ruse,  le 
crime  ou  la  mort,n 'avait -il  pas  contribué  à  asseoirsur  le?  mines 
de  la  colonisation  française  la  domination  anglaise  dans  le 
Nouveau  Monde?  Beau  triomphe,  vraiment,  et  singulièrement 
déshonorant  pour  un  peuple  si  fier  ! 

On  peut  avec  l'abbé  de  l'IsIc-Dieu  estim^'r  à  14.' (iO  le 
chiffre  total  de  la  population  acadiennc  en  1755,  tant  dans  les 
Iles  du  Cap  Breton  et  de  Saint-Jean  que  sur  le  continent .  Crlle 
de  la  péninsule  et  de  l'isthme  s'élevait,  d'après  Law- 
rence (11  août  1755),  à  7.000  âmes  environ  [il  avait  une  double 
raison  de  diminuer  le  nombre  :  n'alarmer  ni  la  méintpole  ni 
les  colonies  voisines,  réduire  par  économie  le  nombre  des  trans- 
ports], à  8.000  d'après  Belcher,  à  10.000  (rai)rès  les  plus  rigou- 
reuses approximations  françaises  [12.000  à  13.000  en  171<S. 
puisqu'il  y  avait  «  9.150  communiants;»  mais  bcaucouji  émi- 
grèrent  dans  les  îles].  De  ces  10.000  Acadiens  de  la  terre 
ferme,  environ  3.000  s'enfuirent,  environ  7.000  furent  (b-porlés 


512  LA  TRAGÉDIE 

[dont  1.100  de  Beaubassin.  1.600  de  la  GrandPrée.  1.100  de 
Pigiquid,  582  des  Mine&en  décembre.  1.664  de  Port  Royal  et 
quelques  centaines  d'Halifax  :  députés  et  gens  du  Cap  de 
Sable].  Plus  de  la  moitié  de  peuples  fut  donc  du  premier  coup 
déportée;  pendant  les  trois  années  qui  suivirent  un  autre 
quart  le  fut  encore  et  le  dernier  quart,  toujours  traqué  par 
l'impitoyable  ennemi,  ne- cessa  pendant  des  années  d'errer 
sans  feu  ni  lieu.  Des  2.000  familles  acadiennes,  il  n'y  en  euf 
pas  une  seule  qui  ne  fut  atteinte  par  «  le  grand  dérangement  •). 
De  tous  les  bouleversements  de  peuples,  il  n'en  fut  peut-être 
jamais  de  plus  brutal,  de  plus  radical,  de  plus  mortel.  Quelle 
nationalité  n'eût  pas  succombé  sous  les  coups  d'un  tel 
fléau'? 

On  ne  saurait  mieux  conclure  ce  lugubre  cbapitre  que  par 
ces  deux  jugements  d'Henri  d'Arles  : 

"  N'en  déplaise  aux  historiens  anglais  qui  nous  assurent  cjue 
la  déportation  s'est  accomplie  aussi  humainement  que  possible,., 
il  ressort  avec  évidence  du  Journal  de  Winslow  que  ce 
fait,  condamnable  en  son  principe,  inou'i  dans  les  annales  de 
l'ère  chrétienne,  a  été  exécuté  avec  une  dureté,  une  férocité 
de  moyens  exceptionnels.  «Or.  «  les  Acadiensdepuis  les  quarante 
années  qu'ils  étaient  retenus  sous  le  joug  britannique,  n'avaient 
absolument  rien  commis  qui  méritât  l'ombre  d'un  châtiment. 
Et  cependant,  celui  qu'on  leur  a  infligé  [la  déportation]  est  le 
l)lus  grand^après  la  peine  de  mort;  et  ce  châtiment  a  été  aggra- 
N  é  tie  toutes  les  circonstances  qui  pouvaient  le  rendre  jilus  abo- 
minable... Si  la  sentence  de  mort  n'a  pas  été  prononcée  contre 
eux,  elle  a  été  cependant  pour  des  milliers  d'entre  eux  la  consé- 
quence nécessaire,  l'aboutissement  fatal  des  mauvais  traite- 
ments (|u'ils  ont  endurés  dans  l'exil,  où  la  famine,  les  maladies 
infectieuses,  les  tortures  physiques  et  morales  devaient  les  déci- 
mer a])rés  une  agonie  plus  ou  moins  longue.  »  En  se  plaçant  à  un 
point  de  vue  plus  haut  encore,  notre  auteur  ajoute  :  ^>  11  y 
avait  dans  la  péninsule  de  Nouvelle  Ecosse  une  forme  de  beauté 
morale  qui  naissait  non-seulement  de  la  qualité  des  âmes  qui 
l'haltitaient,  de  la  pureté  de  leurs  mœurs,  de  leurs  vertus  évan- 
géli(iues.  mais  encore  de  l'harmonie  avec  laquelle  la  Providence 
y  avait  répandu  la  prospérité.  Cette  beauté,  les  Anglais  l'ont 
ravagée  à  jamais  ;  ils  ont  ainsi  fait  pleurer  la  beauté  du  monde  ». 


ÉVANGELINE 

d'après  Faed. 


LE        GRAND  DÉRANGEMENT  TÛ'.i 

«  Au  lieu  d'être  transportés  aux  colonies,  dit  cyniquement 
un  mémoire  anglais  du  16  mai  1763,  les  Acadiens  auraient 
pu  être  exécutés  pour  haute  trahison  ».  Eh  bien  !  cette  peine 
capitale,  si  injuste  c{u'elle  fût,  eût  certes  été  moins  cruelle 
pour  eux,  comme  nous  le  verrons,  que  la  déportation  et 
ses  terribles  conséquences. 


Sources  et  autres  références. 

Arr.h.  Nat.  — C'il.  CD   I\',  f.  V22-144.  (Etat    dos  Missions  et  Paroisse* 

de  l'Acadie  en  1753). 
Brilish  Mtiseum.  —  Mss.  Addenda   19.071  (Coll.  A.  Browne). 
Arch.  Canada.  —  Rapport   1894  (doc.  ang.    relat.  à  N.  Ecosse)  pp.  220- 
230 
—       1905,  II,  63-95,  2.36,  366-9 
Canada  français.  —   Doc.    inédits   II.    (Extrait  des   papiers  du  Dr.  A. 

Browne. 
New  Enyland  Regisler  XXX,  p.  17-20  (janvier  1876)   XXXI II,  p.  38.3-7 

(année  1879). 

Th.  Akins.  —  Nova  Scoiia  Piibl.  Doc.  267-314,  410-420 

Ed.  Richard.  —  Acadie.  (éd.  Henri  d'Arles)  Il  397-425  III,  1-93 

B.  MuRDOCH.  • —  Hisl.  0/  Nuva  Scoiia  Ù,  257-299. 

Casgrain.  —   Un  Pèlerinage  au  pays  d'Evangéline,  Paris,   1890. 

Rameau  de  Sai\t-Pf:re.  —  Une  colonie  féodale,  Montréal    1889,     II 
ch.  19. 

Placide  Gaudet.  —  Le  grand  dérangement.  Ottawa,  1921. 

Parkman.   ■ —  A  Half-CenUirg  of   Cunflicl,  op.  cit. 

Haliburton. —  An  hislorical  and  slalislical  Accounl  of  Nova  Scoiia 

vol.    I.    p.    178,    180-2 

Henri  d'Arles.  —  La  Tragédie  aeadienne.  Montréal  (=an,ydate). 
—  —  La  DépnrlaliÀin  di's  Acadiens.   Ibid. 


LArVBItRE    T.    I. 


i 


TABLE  DES  MATIERES 


TOME  PREMIER 

Auanl- Propos ix 

PREMIÈRE   PARTIE.    —  Lcs  Origines 

Chap.  I          —  Pouirincoiirl  {IQ03-IQ18)    5 

Chap.   II         —  Latour  et  Alexander  {1618-1632)    40 

Chap.   m       —  Razilly  et  Aulnaij  (163-2-1650) 59 

Chap.   IV        —  Les  Le  Borgne,  Laiour  et  consorts  {I6b0- 

1670)     87 

Chap.  V         —  Les  gouverneurs  français  {1670-1713) ..  .  123 
Chap.  VI       —  Le  peuple  acadien  : 

I     —  Prospérité  lente,  mais  continue. .  161 

II     —  Développement  colonial 169 

m    —  Mœurs  acadienues 181 

DEUXIÈME  PARTIE.   —  La  Crise 

Chap.  VII      —  Entraves  (1710-1720)    199 

Chap.  VIII     —  /?u.s<?s  (1720-1740)     239 

Chap.   IX       —  Fausse  sécurité  (1740-1748) 283 

Chap.  X         —  Alarmes  (1748-1750)    325 

Chàp.  XI       —  Hostilités  {I7b0-I7b2) 358 

TROISIÈME  PARTIE.  —   La  Tragédie 

Chap.  XII      —  Le  plan  et  ses  promoteurs  {l7D-2-\7^i'i) ..  .  395 

Chap.  XIII    —  Mise  en  scène  judiciaire  {I7bô)    423 

Chap.  XIV    —  Le  grand  dérangement  (1755)    457 


516 


TABLE        DE 


MATIERES 


TOME  SECOND 

Chap.  XV      —  La  curée  (1755-1758)    5 

Chap.  XVI     —  Deux  aiilrcs  Acadies  (1758-1769)    

I  —  L' Ile  Royale 48 

II  —  L' Ile  Saint- Jean 70 

Chap.  XVII  —  7\oiircll(\s  dcporlalions,   nouvelles  Iribii- 

lulions  (1755-1760)     78 

QUATRIÈME     PARTIE.    —    L'Exil 

Chap.   XVIII       ---  En   Ainérifinr.  —  Colonies  anglaises 

(In  Sud  ^  1755- 1765)     lU7 

Chap.  XIX  —  En  Amérique. — -  Nouvelle  Angleterre 

(175-i-1768)   136 

Chap.  XX  —  En    Angleterre  et  en    Eranee  (1755- 

1775)    \li 

Chap.   XXI  —  Aux  colonies  françaises  (1763-1815) 

I  —  En  Guyane     196 

II  —  Aux  Maiouines     ;  203 

III  —  En  Louisiane 205 

IV  —  A  Saint-Pierre  et  Miquclon.  .  .  221 

Chap.   XXII        —  En    Eranee     I771-18-J-2)   : 

I  —  A\  anl  la  Révolution    2  10 

II  —  Après  la  Révolution 253 

Chap.   XXIII      —  Les  grimpes  aeadiens  en  France  : 

I  —  De  Dunkerquf  au  Havre 2(33 

II  —  Chorliourg    . 267 

m  —  SaiuL-Malo,     Saint-Scrvau     et 

environs       275 

IV  —  Morlaix,  Brest  et  le  xMorbilian  280 

V  —  Nantes :  .  .  283 

VI  —  RochcforL  et  la  Rochelle 286 

\II    —  Rordcanx  et  autre  lieux 289 

Chap.   XXIV       —  Jugcmcnls  el  verdicls -293 

CINQUIÈME    PARTIE.    —  La  Renaissance 

Chap.   XXV         —   Un  joiul  des  Ivne'orcs    \lh^-\l{){\)  ...  315 

Chap.   XXVI       ~  E'uube  iVim-V.nV) .  345 

Chap.   XXVII     —  En  Nouvelle  Ecosse 383 


TABLE       DES       MATIÈRES  517 

Chap.  XXVIII    —  Au  Madawaska 402 

Chap.  XXIX      —  Au  Nouveau  Brunswick  (comtes  de 

l'Est) 436 

Chap.  XXX        —  Dans  le  Golfe  du  Samt-Lauvenl  : 

I  —  Au  cap  Bieton    449 

II  —  A  l'Ile  Saint- Jean    469 

III  —  Aux  Iles  de  la  Madeleine  .....  477 
IV   —  Au  Labrador  Laurentien 482 

V     —  A  Anticosti  et  à  Terre-Neuve   .  487 

Chap.   XXXI       ^  Au  Canada 491 

Chap.  XXXII     —  Aux  Etais- Unis  : 

I  —  En  Louisiane 502 

II  —  Aux  Gran'ds  Lacs   506 

III  —  En  Nouvelle  Angleterre 508 

Chap.  XXXIII  —   Trois  fléaux  : 

I  Emigration     532 

II  —  Anglicisation 535 

III  —  Ignorance    541 

Chap.   XXXIV    —    La  youvclle  Acadie    557 

Appendices 581 


TABLE  DES  ILLUSTRATIONS 
DU   TOME   PREMIER 


1.  —  M(jnuiu('iil  du  Sieur  de   .Monts Frontispice 

2.  —  Portrait  de  Samuel  (J,ham|)lain  (1608)     5 

3.  —  Habilation  de  Sainte-Croix,  par  S.  (Jlhaniplain   KiOl  S 

4.  —  Habitation  du  Port  Hoyal.  par  S.Champlain(  1606)  16 

5.  —  Bassin  du  Port  Hoyal,  par  .Marc  Lescarhol  (16n9) .  .  -24 

6.  —  Carte  de  l'Acadie.  par  S.  C.liaiiiiilain  (1613)    :Vl 

7.  —  Carte   de   la    Nou\elle   l'i-aurc.    par   S.    C.lKunplain 

(163-2)      18 


518  TABLE       DES      MATIERES 

8.  —  Grande  Baye  de  Saint-Laurens,  par  le  P.  Em.  Ju- 
meau (1685) 104 

y.  —  Plan  du  Port  Royal,   d'après  le  Sieur  de  Meulles 

(1686)     128 

10.  —  Canseau  et  ses  parages    224 

11.  —  Carte  de  l'Acadie.  par  Nicolas  Beiin  (1742)    256 

12.  —  \'ue  de  Louisbourg  et  de  ?a  rade,  par  Verrier;1731)  272 

13.  —  Carte  de  nie  Saint- Jean  vers  1713    280 

14.  —  Carte  de  l'Ile  Royale  en  1758 288 

15.  —  Vue  d'Halifax 328 

16.  —  Les  Limites  de  lAcadie 376 

1 7.  —  L"isthme  de  l'Acadie  (  1 755)     408 

18.  —  Portrait  de  l'amiral  Boscawen     416 

19.  —  Le  Fort  d'Annapolis   480 

20.  —  Le  camp  de  Winslow » 

21 .  —  Evangéline,  d'après  Faed    488 

22.  —  Le  Cap  Blomidon  (à  l'entrée  du  Bassin  des  Mines)  496 

23.  —  L'Anse  et  la  pointe  des  Gaspareaux    » 


Imp.   J  Bière.  iS-20-22.  rue  du  Peug-ue.  Bordeaux 


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